PAGES PROLETARIENNES

mercredi 12 septembre 2018

LE CAPITALISME PEUT-IL ETRE SAUVE PAR LES MATHEMATIQUES ?


MAGASIN SANS CAISSE A NEW YORK
Depuis 1945, l'économie mathématique est la forme dominante de la dite « science » économique1. Presque tous les lauréats du prix Nobel d'économie, depuis sa création en 1969, sont des économistes-mathématiciens. Ces derniers ont joué depuis cette époque un grand rôle auprès des politiciens de tous bords pour leur donner les clés des marchés financiers du monde entier. Les mathématiques appliquées à l'économie capitaliste ont permis de déceler des possibilités phénoménales de gain sur « le pur et colossal système de jeu de tripotage »2

La privatisation de l’information financière et l’invention de produits financiers de plus en plus sophistiqués qui effacent les pistes et brouillent les messages ont eu raison du mythe de la concurrence libre chère à Friedrich Hayek. Des conséquences désastreuses des explosions ponctuelles et étalées dans le temps de la crise ont pu ainsi être différé, grâce notamment à l’intervention des mathématiciens financiers qui transforment leur profit réalisé en capital-argent de prêt.
Ce n'est jamais que partie remise. Sauvés en 2008 par les États, les spéculateurs se retournent aujourd’hui vers ces mêmes États qui se sont endettés pour que les établissements financiers ne sombrent pas. Le nouveau ralentissement mondial de la croissance rend probable que la crise actuelle débouche sur des désordres de très grande ampleur, lorsque les politiques d’austérité (dites de solidarité intergénérationnelle) imposées partout par les marchés financiers  (et un de leurs petits, le Macron) seront devenues insupportables.
L'utilisation des mathématiques financières a été dénoncée par certains comme responsable de la crise dite des subprimes. Des formations prestigieuses en mathématiques financières (notamment celles de l'École polytechnique et du master de probabilités et finance de l'École polytechnique et de l'université Paris-VI) ont été montrées du doigt : " On apprend aux étudiants les plus brillants à faire des coups en Bourse ". Mais alors : la crise est-elle due à l'introduction de modèles mathématiques complexes dans le monde de la finance ? Pour une part oui.
La crise financière de 2007-2008 a été largement provoquée par la croissance démesurée des obligations adossées à des actifs, nommées titrisation. Le système actuel permet a ceux qui prennent des risques avec l'argent (et les dettes) des autres de s'enrichir à titre personnel infiniment plus que ceux qui les contrôlent. La plupart des spécialistes « matheux » n'ont pourtant rien vu venir, et, comme Daniel Cohen, roulent des mécaniques chaque semaine dans les colonnes de l'Obs. La sous évaluation du risque avait arrangé tout le monde (du moins l'illusion de maîtrise du risque financier): les emprunteurs peu solvables avaient accès au crédit, les banques gonflaient leurs profits et les Etats voyaient une croissance inespérée dans la durée. Avec la même inconscience (mathématique...) le culte du court terme laisse supposer une récidive inévitable.....
Les multiples truquages financiers sont les produits de l’errance politique et sociale des quarante dernières années avec pour toile de fond l’effondrement de la société industrielle, et l’immense difficulté où l’on s’est trouvé de comprendre ce qui était en train de la remplacer avec l chute concomitante de la maison stalinienne. La gauche bourgeoise depuis les années 1960 prônait un capitalisme tempéré. La droite, avec la révolution conservatrice nous avait chanté un retour aux valeurs morales du travail et de l’effort. Les deux fausses alternatives ont sombré, et les populismes ne sont que leurs bâtards. Le capitalisme ne s'est pas régénéré, et il n’est pas devenu moral.

De pieux défenseurs du système capitaliste errant se succèdent en librairie pour nous vendre un capitalisme en possible rénovation. C'est le cas du pigiste au Nouvel Obs, directeur du secteur économique de l'Ecole Normale Supérieure, Daniel Cohen, et conseiller de la banque Lazard (donc pas un émeutier) qui vient nous expliquer un versant de ce capitalisme matheux. Le pote de Picketty vient nous jouer à son tour la sérénade avec son « Il faut dire que les temps changent... », dylanesque digression pour une régénération capitaliste « propre » :
« Un pacte faustien avait été signé durant la société industrielle qui consistait à faire accepter aux gens, au nom de la croissance, une déshumanisation du travail, illustrée par le taylorisme et la chaîne de production. Or, ce pacte-là, nous sommes en train de le signer à nouveau, dans la société algorithmique qui s’annonce, pour renouer avec la croissance perdue. Au travail à la chaîne et à la consommation de masse, on est en train de substituer un nouveau système tout aussi déshumanisant, celui qui nous installe derrière nos tablettes... ». Une seule phrase nous agrée au quatrième de couverture : « Par un formidable retour en arrière, les questions de l'ancien monde sont en train de resurgir au cœur du nouveau ».

Cohen et son pote Thomas Piketty ont fait partie tous les deux des groupies intellectuelles qui ont soutenu Benoît Hamon lors des élections présidentielles de 2017. Il ne souvient plus avoir soutenu la taxation des robots et le Revenu Universel dans sa version maximaliste complètement utopique tant que le capital n'aura pas abouti à une suppression massive du travail. Ces deux compères, malgré leurs colonnes de chiffres et des discours lénifiants, tentent de croire que le capitalisme pourrait s'adoucir, donc ne plus traverser des crises de plus en plus violentes, et se permettent comme tous les universitaires hors des réalités d'ignorer les guerres toujours plus présentes et troubles, comme si le capitalisme pouvait guérir sa maladie gériatrique au seul plan d'une économie mathématique clean. Je n'épiloguerai pas ici sur la nullité politique de ce « grand » économiste3. Des illusions perdues qu'il prête à des masses indistinctes dont il ne connaît rien, ce loufoque professeur se repaît des vieilleries sur les « adieux au prolétariat ». Il a fait partie de tous ces économistes chevronnés qui se sont tous trompés en 2008 et qui faisaient confiance aux... mathématiques. On ne peut pas appliquer les lois de la physique aux humains, à la société humaine même régie par l'échange des marchandises. Notre comportement n'est pas celui des électrons qui tournent autour du noyau.
Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, considère que « les financiers ont failli par incompétence et cupidité » et sont la cause principale de la crise actuelle. Le spécialiste des mathématiques financières, Chritian Walter récuse l'idée que les modèles mathématiques seraient éthiquement neutres, idée : « non seulement totalement fausse dans ses présupposés fondamentaux, mais de plus extrêmement dangereuse (…) Elle est fausse car elle s'appuie sur une conception inexacte et dépassée du rapport entre modèle et monde concret. Elle est dangereuse car elle conduit à reporter sur les seuls usagers la garantie de fiabilité finale du système. Dire qu'un modèle mathématique en finance serait éthiquement neutre et que seul son mauvais usage serait à l'origine des problèmes rencontrés relève d'un positivisme datant de la fin du XIX e siècle, une épistémologie complètement caduque aujourd'hui ».4
Pire le système bancaire international est extrêmement fragile : « La mécanique d'endettement qui engendre une accumulation des liquidités internationales apparaît impossible à maîtriser »5.

Daniel Cohen voit partout une diminution de la violence, un monde qui ne cherche que l'amour et, pour redonner jouvence au capitalisme quoi de mieux qu'un recourt à la haute technologie (quoique la France soit bonne dernière en la matière), une pincée de révolution écologique (assez ridicule) dans un monde où : « le logiciel fait accomplir aux consommateurs eux-mêmes les tâches qui étaient hier salariées »6. Il y a en effet une baisse inédite de la part des salaires dans la richesse au profit des revenus du capital. Netflix ou Google peuvent doubler leur chiffre d'affaires sans doubler leur personnel. Cohen voit une confirmation de la nouvelle composition organique du capital (dégraissé en quelque sorte) quand les cent premières entreprises américaines produisent un tiers de la valeur ajoutée globale ; pourtant en note il note, sans y réfléchir, que cela ne profite pas à l'ensemble du capital puisque « les firmes leaders parviennent à bloquer la diffusion de leurs avancées dans le reste de l'économie » !!!!
Le capital ne serait donc pas menacé par ce qu'il nomme l'échec de la révolution informatique :
« La promesse d'une économie à échelle humaine, du « small is beautiful », a été trahie une nouvelle fois. Si l'on compare le trio gagnant d'aujourd'hui – Google, Apple et Amazon – aux leaders d'hier – General Motors et Chrysler au temps de leur splendeur -, ils disposent d'une capitalisation boursière neuf fois supérieure à leurs prédécesseurs, mais avec trois fois moins d'employés ! C'est bien cette évaporation du nombre de travailleurs qui est, à nouveau, au cœur de toutes les peurs ».
Toutes les peurs ne sont pas équivalentes et on aurait aimé que notre économiste en chambre les étaye en particulier du point de vue de la classe ouvrière, à qui Hannah Arendt promettait « la perspective d'une société de travailleurs sans travail ». Robots communiquants sympas, ubérisation forcenée, big data et intelligence artificielle, ringardisent nos meilleurs auteurs de science fiction 'il y a quelques décennies à peine. Ces technologies disruptives existent avant l'usage qui pourra en être fait. Des inquiétudes à l'horizon de ce monde algorithmique et hypertextuel ?
Cohen a raison de noter au passage que ce monde sans âme est le produit de la contre culture des sixties7, et que ses créateurs sont tous d'anciens baba-cool. Tel est pris qui croyait prendre, l'internaute lambda croit qu'il a plusieurs milliers d'amis alors qu'il reste solitaire et coupé de la communication réelle ; et personne n'évalue le taux de suicide des internautes qui atterrissent. Les réseaux sociaux « désocialisent ». Cohen reproduit les croyances simplistes de la bobologie en sociologie sur une hypothétique « génération iphone » : « Ils s'intéressent davantage aux valeurs « extrinsèques » que sont la réussite et l'argent qu'aux valeurs « intrinsèques » celles que procure une activité par elle-même, tels l'art ou l'engagement politique »8. Quelle généralité fumeuse ! Les classes ont-elles disparu dans ce monde algorithmique ? La jeunesse n'est-elle composée que de crétins sans tête ?
Au lieu de développer sur la tare du capitalisme décadent qui suppriment le désir d'activité, le travail n'est pas négatif en soi, l'activité au service d'une humanité libérée ne peut pas être aliénante mais aussi gage de lien social ; c'est avec cette question, l'anéantissement, la suppression de toute activité salariale ou sociale d'une masse croissante de l'humanité, qu'il faut nettement poser l'obsolescence du capitalisme et non pas geindre sur le taux de suicides, l'addiction, le viol ou l'exhibition de l'intimité, ou regretter que « le développement exponentiel des technologies ne crée pas un désir d'avenir ».

Sans être étayé les conclusions ne mettent pas en cause le système dans ses errements algorithmiques et mathématiques. On y sent la même illusion du progrès bourgeois sans limite de la fin du XIX e siècle. Le bâtiment, le textile, l'automobile ne sont plus vecteurs de profit. Le petit bourgeois économiste pense que le recours à la haute technologie nous sauvera de la vie algorithmique minable ; peut-être va-t-on parvenir à nous greffer un iphone nano dans l'oreille ? L'avenir ne sera pas pétrolier mais écolo avec économiseur d'énergie et transparence algorithmique grâce à... l'Etat bourgeois : « L'autorité publique doit rendre des comptes sur les algorithmes qu'elle utilise, et la même méthode doit s'imposer au privé. Tout cela supposera des autorités de contrôle et des contre-pouvoirs efficaces » (…) « réfléchir à une nouvelle régulation sociale » (…) « En démantelant la société fordiste, la société nouvelle a fait disparaître les solidarités de fait qui pouvaient exister entre la femme de ménage et l'ingénieur, aux temps anciens où ils travaillaient pour le même employeur ».

Le monde réformé que nous proposent ces économistes à la noix ressemble plus au big brother d'Orwell qu'à une société humaine et nous donne au contraire une envie furieuse de communisme, car c'est la classe ouvrière (même en partie éjectée de la production et du profit considérable) qui reste le siège principal de la conscience émancipatrice en vue de changer véritablement un monde en perdition.
Ces mathématiciens financiers sont décidément hors des réalités de la nécessaire révolution anti-étatique, surtout quand on pense qu'ils imaginent qu'il y a une solidarité entre monsieur l'ingénieur et sa femme de ménage ! Ah Ah ! Pauvre pitre, simple second couteau des financiers et de leurs exécutants politiques, les Hollande et Macron, et prédécesseurs ou successeurs.

PS: https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0302247232937-dix-ans-apres-lehman-les-nouveaux-desequilibres-de-la-finance-mondiale-2205155.php


NOTES

1Marx avait ébauché celle-ci en se passionnant pour les mathématiques à la fin de sa vie, mais sans anticiper toutes les filouteries de nos financiers modernes. lire http://alain.alcouffe.free.fr/Marx-maths/chap1.pdf.
Son explication de la crise finale reste pourtant d'actualité. Marx considérait que l'accumulation du capital de son temps s'accompagnait d'une augmentation de la part des machines par rapport à celle du travail (afin d'accroître la productivité) ; mais, comme la plus-value ne provient que du seul usage de la force de travail, le taux de profit rémunérant le capital (rapport entre la plus-value et le capital engagé) tend à diminuer. Ce processus peut être freiné par la baisse des salaires (mais ils ne peuvent être inférieurs au niveau de subsistance) ou par des gains de productivité (mais ceux-ci provoquent aussi la baisse de la valeur des marchandises produites, puisqu'elles nécessitent moins de temps de travail). Cette « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » condamne à terme le capitalisme, car les entrepreneurs finiront par ne plus investir si le taux de profit devient trop faible, et la société devrait être disloquée par le conflit des classes. Nos économistes-mathématiciens imaginent de nos jours que la composition organique du capital ne devrait pas être bouleversée, même par une suppression massive de l'emploi, en supposant qu'un capital algorithmique, ou mathématique, pourrait perpétuer la domination bourgeoise.
2Marx qualifiant la Bourse.
3A la question d'un de ses collègues chroniqueurs de l'hebdo de l'élite de la gauche caviar, concernant ces « classes populaires » devenues « xénophobes », le simplisme et la bêtise de l'explication du directeur sont confondants : « Dans les années 1960, le monde ouvrier votait majoritairement communiste. Le communisme était la religion laïque de la société industrielle. Les gauchistes reprochaient aux communistes d’avoir renoncé à la révolution mais, finalement, ils adhéraient au même idéal, celui d’une société sans classes, où les besoins matériels seraient satisfaits. Les regards étaient tournés vers l’avenir. Tout a basculé depuis. Le monde s’inquiète du futur. Le populisme a remplacé le gauchisme comme porte-voix de la population ouvrière... ». Dans le livre superficiel, sur les diverses questions qui fâchent ou servent de morale ad hoc à l'Etat, islam, folie migratoire et xénophobie, ne défilent que les pires clichés creux de la bonne bourgeoisie rive gauche, hors sol.

4Christian Walter, « Le pouvoir démiurgique des mathématiques financières », article dans Libération du 21 mai 2012
5Michel Lelart, « Le système monétaire international », p.95.
6Page 186.
7Et je préciserai de la noria gauchiste jusqu'aux marginaux de Hara Kiri, la bande à Cavanna, qui ont lancé la mode des théories communautaires puis les fixettes sur les sujets sociétaux (xénophobie, sexisme, etc) en lieu et place du combat politique des classes.
8Page 203.

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