PAGES PROLETARIENNES

samedi 4 mars 2017

PROCES BIDON DE RIOM : LES ETONNANTES CONFESSIONS ET JUSTIFICATIONS DE MONSIEUR BLUM


Leurs petits poings levés pour se foutre de la gueule....
Le grand chef réformiste qui est « mis en examen » au Tribunal de Riom en 1942, est magistrat de formation, ce qui peut être un avantage en politique, même pour les chefs révolutionnaires1. On l'a dit courageux dans sa défense, il ne risquait pas grand chose face à ses anciens condisciples de la fac de droit. Il a certes été déporté à Buchenwald mais logé à l'extérieur du camp, plutôt confortablement comme c'était la règle pour les personnages d'importance et les officiers supérieurs français prisonniers. Léon Blum fût très estimé par la haute bourgeoisie, par ses pairs, par Roosevelt, Wilson, et même Hitler et De Gaulle. L'homme a une stature indéniable, très cultivé, brillant orateur autant qu'écrivain de talent, il est probablement le prototype dans l'excellence du meilleur homme d'Etat de l'histoire de la « gauche bourgeoise », pas phraseur comme Jaurès, mais homme d'Etat national sans état d'âme (ce que Jaurès n'eût pas le temps d'être). Ses discours sont des miracles de réformisme pervers ; ils peuvent sembler même marxistes à première oreille pour l'écouteur naïf, mais ils glissent toujours à l'aide d'une évocation misérabiliste du passé sur un mépris complet pour la classe ouvrière ; lorsqu'il déforme Marx c'est à pisser de rire. Il a un côté curé onctueux qui bénit l'auditoire mais tient ses gardes mobiles prêts à tirer. Lorsque la bourgeoisie française l'appelle « au secours » au début de 1936, elle sait qu'il est non seulement un bon pompier social mais qu'elle peut compter sur son chauvinisme. Il a un vrai passif anti-prolétarien. Il a été chef de cabinet du salopard de ministre socialo Marcel Sembat pendant « l'Union sacrée » sanglante. C'est son ENA d'époque, expérience qu'il peaufine en 1916 au Conseil d'Etat. Ce belliciste convaincu fera parler de lui au moment de la scission du Congrès de Tours, prouvant par sa dénonciation de l'Internationale communiste qu'il était bien un produit du chauvinisme français et que ce réformisme national conduisait tout droit au camp bourgeois désormais.(il existe un think tank "cercle Léon Blum" de nos jours avec Finkielkraut...)

Ma découverte en librairie2 de l'ouvrage de 1945 de Blum « L'histoire jugera » est presque un miracle. Le livre est introuvable. Aucun résumé sérieux ni extraits valables ne figurent sur le web. Il
...de la classe ouvrière.
contient le déroulé de son jugement par les juges pétainistes de Riom, juges lâches, comme dit M. Hollande, mais penauds dans la conduite hasardeuse de leur charge légère. Les 83 pages sur ce procès mériteraient seules d'être rééditées.
 La référence à ce fameux procès de Riom, à résonance mondiale à l'époque de l'Occupation, était patente à la fin des années 1970 dans le milieu maximaliste. Nous organisions dans RI des journées d'étude thématiques. Lors d'une journée à Versailles, sur le thème de la montée à la Deuxième Guerre mondiale, une série d'exposés avaient été préparés, avec d'autres camarades j'avais été chargé d'examiner les scissions ou raccommodages entre minorités et fractions dans l'avant-guerre, Camoin avait dûment préparé un exposé sur le groupe de Chazé Union Communiste, et un jeune camarade de la section de Rouen ou Lille, je ne sais plus, avait fourni un exposé sur la crise à la veille de la guerre, avec toute une partie dédiée à expliquer comment l'antifascisme du Front populaire avait préparé les ouvriers à se soumettre à la nouvelle guerre, notamment avec des citations (de seconde main) de l'incroyable procès fait à Léon Blum, qui ne le méritait pas du tout en effet si je puis dire du côté bourgeois. L'exposé avait été brillant, épatant même Marc Chirik pour sa capacité à se servir des « confessions » de monsieur Blum. Vous imaginez mon plaisir près de quarante années après de dénicher l'intégrale !3 Un livre que personne n'oserait publier aujourd'hui tellement il est subversif concernant le mode de gouvernement des dominants. J'imagine qu'il figure en bonne place à Sciences-Po et à l'ENA. Je vous en livre les bonnes feuilles concernant surtout la façon dont la « gauche socialiste au gouvernement » a embobiné la classe ouvrière avec l'aide des syndicats et du parti stalinien. Manque de pot les  discours et le zèle belliciste de Blum n'auront pas évité la plus grande débâcle de l'histoire, il n'y aura – si je puis dire - que 200 000 soldats tués (pas des millions comme en 1914) mais nombre énorme quand même qui explique plus la débâche que la lâcheté des français comme le clame la doxa anglo-saxonne.

Vous verrez brièvement (grâce aux « aveux » de Blum) comment l'antifascisme a été le carburant de cette nouvelle soumission à la reprise de la guerre mondiale, les 40 heures et les congés payés les chocolats de l'entracte ; vous verrez aussi une démonstration parfaite de l'origine des nationalisations par le brillant Léon Blum, qui lève le voile de cette supercherie mieux que nos meilleures plumes de la « gauche communiste », et plus à fond sur l'hypocrisie de ces nationalisations; et qui culbute de fait toutes les larves du trotskisme qui soutiennent encore et toujours cette mystification nationale en la faisant passer pour "revendication ouvrière".
Blum est malin et n'attaque jamais de front le parti stalinien, il ne rappelle pas que ce croupion payé par Moscou (cela il le glisse tout de même pour le secteur de l'armement) a participé au coup de poignard mondial contre le prolétariat avec le pacte germano-stalinien, et il est même trouble avec son emphase sur le petit Jean-Pierre Timbaud, sans notifier que ce dernier est surtout victime de la politique terroriste échevelée des staliniens pour faire oublier leur compromission initiale avec l'ami « opportuniste » nazi. Sa défense est intelligente, précise, inattaquable du point de vue de base bourgeois, anticipatrice face au règne de Pétain le bref, il sait qu'il y aura un après-nazisme, un après-pétainisme, il sait faire les nuances, ménager les anciens alliés de sa faction gouvernementale. Il ridiculise ses juges et Hitler. Les petits juges de Riom avaient pour tâche, aux ordres de Vichy, de lui faire porter la responsabilité de la défaite de mai 40 en ayant empêché le réarmement de la France par la mise en place de réformes sociales. Blum démontre avec brio que le réarmement n'a jamais aussi intense que sous le Front populaire, au contraire des gouvernements l'ayant précédé, dont un qui eût pour ministre de la Guerre le maréchal Pétain... Hitler fut exaspéré par le coup de boomerang et déclara le 15 mars 1942 : « Ce que nous attendions de Riom, c'est une prise de position sur la responsabilité du fait même de la guerre ! » L'Etat impérialiste allemand fit alors alors pression sur Vichy pour mettre un terme au procès qui finissait par ridiculiser complètement ses cire-pompes vichystes. Le pauvre Mussolini a déclaré en secouant son pompon  : "Ce procès est une farce typique de la démocratie"; ou farce typique des larbins pétainistes? Le 14 avril 1942, après vingt-quatre audiences, le procès est suspendu pour un « supplément d'information », comme le concluent en général les juges quand ils sont ridiculisés. L'affaire est définitivement clôturée le 21 mai 1943. Mais l'ensemble des médias bourgeois actuels (antifas de salon) se gardent bien de rappeler les états de service de monsieur Blum, qui n'a pas démérité de la patrie sanglante et du nationalisme français. Et sans reproduire les extraits si révélateurs que vous allez avoir la chance de découvrir.


lire ici :

AUDIENCE DU 20 FEVRIER 1942

… Qu'on n'allègue pas que cette date de juin 1936, cette date fatidique, corresponde à une période dangereuse des relations franco-allemandes (…) On cherche à faire rejaillir sur le Front Populaire, sur la politique ouvrière et sociale qu'il a pratiquée, et, à travers lui, sur les institutions démocratiques, la responsabilité de la défaite militaire (…). Je montrerai ce qu'a été son œuvre (du FP) dans l'ordre de la paix intérieure, dans l'ordre de la paix internationale, dans l'ordre de la préparation matérielle, morale, politique de la défense du pays. (…) Car le Front Populaire n'a pas été autre chose qu'un réflexe de défense instinctive ! D'une part contre les périls qui menaçaient la République et dont l'agitation des ligues para-militaires et l'émeute du 6 février avaient été un signe frappant. D'autre part, contre la prolongation de la crise économique qui accablait les masses ouvrières, les populations paysannes, la classe moyenne du pays, et qui se traduisait par le marasme des affaires, par la baisse continue des prix agricoles et des salaires, par le chômage, par la misère. Les promoteurs du Front Populaire en tant que mouvement politique – ses parrains – vous serez peut-être surpris de l'apprendre ont été M. Doriot et M. Gaston Bergery (…) Adressez-vous d'autre part aux champions de la parité-or à tout prix et de la déflation à outrance. Ce sont les coupables de cette misère, de cette souffrance, de cette révolte des classes laborieuses dont les élections de mai 1936 ont été l'expression, l'expansion. (…) … nous ne pouvions plus choisir, nous, qu'entre la politique que nous avions pratiquée et la guerre civile. La guerre civile n'était assurément pas le plus sûr moyen d'accélérer les fabrications et ce n'était probablement pas non plus le meilleur moyen d'éviter la guerre étrangère. (…) ce procès est une entreprise politique... vous êtes des juges politiques ».

AUDIENCE DU 10 MARS 1942

(…) durant ce court gouvernement. J'ai fait autre chose. J'ai déposé un grand projet fiscal, financier et monétaire, voté par la Chambre et rejeté par le Sénat, ce qui a déterminé ma chute. C'est un projet qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement, et qui fait cet effort de réarmement intensif la condition même, l'élément même d'un démarrage industriel et économique définitif. Il sort résolument de l'économie libérale : il se place sur le plan d'une économie de guerre.
(…) Et j'ai eu aussi le sentiment de cette circonstance particulièrement grave : le rétablissement du service de deux ans en Allemagne, était saisi avec un certain empressement comme l'opportunité qui permettrait d'obtenir enfin le vote, longtemps attendu, des crédits nécessaires pour la Défense nationale.
Qu'ai-je répondu à Daladier lorsqu'il est venu me tenir ce langage ? Quand M. le maréchal Pétain s'est présenté devant la Commission de l'Armée du Sénat en mars 1934, et qu'on lui a demandé : « Etes-vous d'avis de rétablir le service de deux ans ? » dont il était probablement partisan à cette époque, il a répondu : « Oui, mais l'état de l'opinion publique ne le permettrait pas ».
(…) J'en reviens maintenant aux circonstances dans lesquelles ont été votées, non seulement la loi de quarante heures, mais les autres lois sociales. Je l'ai déjç dit à la Cour ; cette loi de quarante heures fait partie d'un ensemble politique. Cette politique je n'ai pas eu à la choisir, elle m'a été imposée dans les circonstances où j'ai pris le gouvernement, par une nécessité de droit, et par une nécessité de fait, ayant véritablement le caractère d'un cas de force majeure ».
(…) Des témoins oculaires vous l'ont dit. M.Albert Sarraut l'a dit. M. Frossard l'a dit. La panique, la terreur étaient générales. Je n'étais pas sans rapport moi-même avec les représentants du grand patronat, et je me souviens de ce qu'était leur état d'esprit à cette époque. Je me souviens de ce qu'on me disait ou me faisait dire par des amis communs. « Alors quoi ? C'est la Révolution ? Alors quoi ? Qu'est-ce qu'on va nous prendre ? Qu'est-ce qu'on va nous laisser ? ». Les ouvriers occupaient les usines. Et peut-être, ce qui contribuait le plus à la terreur, c'était cette espèce de tranquillité, cette espèce de majesté calme avec laquelle ils s'étaient installés autour des machines, les surveillant, les entretenant, sans sortir au dehors, sans aucune espèce de signe de violence extérieure. Je suis arrivé à l'Elysée avec mes collaborateurs vers 7 heures du soir. (…) M. Albert Lebrun m'a demandé de rester près de lui et m'a dit ceci : « La situation est terrible. Quand comptez-vous vous présenter devant les Chambres ? (…) M. Lebrun me répondit alors : « Les ouvriers ont confiance en vous. (…) vous allez leur promettre le vote immédiat des lois qu'ils réclament, alors, je vous en prie, dès demain, adressez-vous à eux par la voix de la radio (…) M. Lambert-Ribot avec qui j'avais toujours entretenu des relations amicales, m'a fait toucher par deux amis communs, par deux intermédiaires différents, afin que, le plus tôt possible, sans perdre une minute, je m'efforce d'établir un contrat entre les organisations patronales suprêmes, comme le Comité des Forges et la Confédération générale de la Production, et d'autre part, la Confédération générale du Travail. Sans nul doute, j'aurais tenté moi-même ce qu'on a appelé l'accord Matignon. Mais je dois à la vérité de dire que l'initiative première est venue du grand patronat.
A ce moment, mes engagements vis à vis de la classe ouvrière étaient déjà pris. J'avais parlé à la Radio. Tout le monde savait que j'allais faire voter par la Chambre la loi de quarante heures. Personne
n'y faisait objection, ni résistance. Tout le monde considérait cela comme une chose naturelle, nécessaire, inévitable dans les circonstances où l'on se trouvait. On ne demandait qu'une chose aux Chambres : aller vite, voter vite, afin de liquider cette situation redoutable, cette situation que j'ai qualifiée non pas de révolutionnaire, mais de quasi-révolutionnaire, et qui l'était en effet.
Les usines étaient occupées. Est-ce qu'on avait demandé à mon prédécesseur, est-ce qu'on me demandait à moi de les faire évacuer par la force ? Je vous le répète, on m'a demandé à moi de provoquer une reprise de contact – car il y avait déjà eu un essai sous le gouvernement précédent – avec les organisations corporatives, les organisations centrales et la classe ouvrière pour arriver à un accord. On n'a même pas, comme on l'a fait plus tard, à partir d'octobre, et de novembre, posé comme condition sine qua non, à l'ouverture des conversations entre ouvriers et patrons, l'évacuation préalable des usines. (…) personne n'a jamais demandé qu'on fît usage de la force. Les patrons – M. Sarraut a rappelé leur langage – non seulement ne lui ont pas demandé d'en faire usage, mais ils l'ont adjuré de n'en pas faire usage. Ils lui ont dit : « Dans l'état présent des choses, cela ne pourrait qu'aboutir à un conflit sanglant. Or, nous ne voulons pas reprendre le travail dans des usines ensanglantées, avec des ouvriers dressés contre nous. Nous ne voulons pas non plus courir le risque de la destruction d'un outillage nécessaire à la production nationale ». (…)
La contre-partie, c'était l'évacuation des usines. Dès ce jour-là, les représentants de la C.G.T. Ont dit aux représentants du grand patronat qui étaient à Matignon (…) : « Nous nous engageons à faire tout ce que nous pourrons et nous le ferons. Mais nous vous en avertissons tout de suite. Nous ne sommes pas sûrs d'aboutir. Quand on a affaire à un mouvement comme celui-là, il faut lui laisser le temps de s'étaler . Et puis, c'est maintenant que vous allez peut-être regretter d'avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n'y sont plus. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l'autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres ». Et je vois encore M. Richemont qui était assis à ma gauche, baisser la tête en disant : » C'est vrai, nous avons eu tort ».
(…) dans le monde patronal, on me considérait, on m'attendait, on m'espérait comme un sauveur. (…) Mais qu'est-ce que cela donnait pour l'armement de la France, la guerre civile ? Et même les bagarres ouvrières sanglantes se prolongeant durant des semaines, et entraînant des incendies, des bris de machines, qu'est-ce que cela donnait pour l'exécution des programmes d'armement ?
(…) sur la foi de ma parole, sur la foi des engagements pris vis à vis d'eux et du Parlement républicain, petit à petit, le mouvement s'était apaisé. Il n'y a aucun doute qu'à partir de Matignon la décrudescence ait commencé. Il y avait un millions de grévistes à ce moment-là, et trois semaines après 100.000. A la fin de juillet, on pouvait considérer que le mouvement était terminé ».

SUR LES QUARANTE HEURES...

« Le réquisitoire affirme que, selon moi, la loi de 40 heures n'aurait pas diminué le rendement de la production française et il ajoute que je peux pas avoir prononcé une pareille affirmation de bonne foi... C'est bien cela l'expression ? Je n'admets pas ce jugement (…) A première vue, cela a l'air d'une contradiction de dire qu'on diminue le temps de travail et que cependant le rendement industriel ne diminue pas. C'est pourtant toute l'histoire de l'industrie en France, en Europe, et dans le monde entier. Depuis plus d'un siècle, toute l'histoire de l'industrie, c'est la diminution continue du temps de travail associée à l'élévation constante de la production, de même que la diminution continue des prix de revient associée à l'élévation continue des salaires. Cela peut sembler un double paradoxe à première vue. Et cependant depuis qu'il y a une grande industrie dans le monde, ces deux phénomènes contradictoires en apparence et qui ont couvert le ministère public de stupéfaction, se sont produits simultanément, parallèlement, et peut-être, mon Dieu ! En y réfléchissant, sont-ils fonction même l'un de l'autre !
Il y a eu une époque, au temps de l'enquête Villermé, au temps des premières lois industrielles en Angleterre, où des enfants de dix ans travaillaient douze heures dans les mines et les filatures. A ce moment, quand on a voulu appliquer les premières lois de protection légale du travail, qui fixaient un maximum légal des heures de travail (ce qui était, paraît-il, attentatoire à la liberté du patron, et même, par un comble d'hypocrisie, à la liberté de l'ouvrier, qui était, disons-le, bien libre de travailler davantage si cela lui convenait).... ils ont dit : »Faites attention, si vous réduisez le travail des enfants dans les mines et les filatures, la production nationale va diminuer ». (…)
Dans ma pensée, la loi de quarante heures devait servir à résorber le chômage au même titre que d'autres mesures. Mais, à mes yeux, elle avait un autre sens ; elle avait une portée beaucoup plus profonde. Nous sortions d'une crise universelle que tout le monde a qualifiée de crise de surproduction. Surproduire ? Produire trop ? Trop relativement à quoi ? Certainement pas relativement aux besoins de l'humanité, mais trop par rapport à la possibilité de consommation, c'est à dire à la faculté d'achat. Et nous sommes arrivés, en effet, à un point, à un état de l'histoire du monde où , par suite du progrès continu de l'industrie et de la technique, par suite aussi d'un mauvais système de répartition des richesses, l'appareil universel de production crée plus de richesses qu'il n'est capable d'en répartir, et que la masses des consommateurs n'est capable d'en absorber. De là ces phénomènes en apparence incompréhensibles, ces destructions de richesses pour lesquelles il existe des besoins ! Quand on brûle des sacs de café ou de blé, ce ne sont pas les besoins qui manquent, mais bien la faculté d'achat qui fait défaut. Le progrès de la civilisation et de la technique, c'est bien pourtant une propriété collective de l'humanité, c'est l'héritage de tout ce que la civilisation nous a légué depuis les premiers tâtonnements de la race humaine. Et nous vivons dans un régime tel que ce qui devrait être le bien commun de l'humanité, ce qui, par conséquent, devrait se répartir, s'étaler en bienfaits, en profits, sur tous les hommes, se traduit au contraire par des profits démesurés pour
Le nouveau salut nationaliste.
certains, et pour la masse des autres par le chômage, la sous-consommation, la baisse des salaires, la misère. Je crois qu'un état de choses comme celui-là cessera. Cette espèce de divorce impie entre la science et la société, entre la nature et la vie, ne durera pas éternellement. Toute la question est de savoir comment, par quels procédés, par quels moyens, il changera. (…)
Eh bien ! La loi de quarante heures avait, et elle a encore à mes yeux, cette importance toute puissante qu'elle représentait, dans le progrès de la civilisation, cette attribution aux travailleurs du petit dividende. Elle représentait des arrhes, un premier profit que les travailleurs pouvaient toucher, qu'ils pouvaient percevoir comme leur part légitime dans un mouvement de la civilisation et du progrès qui appartient à tous les hommes.

AUDIENCE DU 11 MARS 1942

SUR LES CONGES PAYES ET LES NATIONALISATIONS...

« Mais il y a une loi sur laquelle je suis obligé d'insister... C'est la loi sur les congés payés. Cette loi, combinée avec la création d'un sous-secrétariat d'Etat aux loisirs et aux sports, était la base des charges imaginées contre moi. On me reproche d'avoir fait perdre le goût du travail aux ouvriers français, et d'avoir encouragé chez eux ce que des personnages officiels ont appelé l'esprit de jouissance et de facilité (…) On s'est rendu compte que le loisir n'était pas de la paresse, que le loisir est le repos après le travail, et aussi comme une réconciliation avec la vie naturelle dont il est trop souvent séparé et frustré... j'y pense avec beaucoup d'émotion. Je ne suis pas sortit souvent de mon cabinet ministériel pendant la durée de mon ministère, mais chaque fois que j'en suis sorti, que j'ai traversé la grande banlieue parisienne et que j'ai vu les routes couvertes de théories de « tacots », de motos, de tandems, avec ces couples ouvriers vêtus de pull-overs assortis et qui montraient que l'idée de loisir réveillait chez eux une espèce de coquetterie naturelle et simple, j'avais le sentiment d'avoir, malgré tout, apporté une embellie, une éclaircie dans des vies difficiles, obscures. On ne les avait pas seulement arrachés au cabaret, on ne leur avait pas seulement donné plus de facilités pour la vie de famille, mais on leur avait ouvert une perspective d'avenir, on avait créé chez eux un espoir ».

« J'en viens maintenant aux nationalisations. Ce mot de nationalisation semble avoir, par moments, une vertu horrifique. Dans beaucoup d'esprits, la nationalisation se confond avec la socialisation, avec la collectivisation et, par conséquent, avec la spoliation ! Je voudrais d'abord vous dire, que l'idée de nationalisation n'est pas une idée socialiste. L'origine des nationalisations est dans les doctrines du socialisme réformiste qu'incarnait un homme comme M. Millerand, au temps du programme de Saint-Mandé. Elle est surtout dans les anciens programmes du parti radical, à l'époque de Camille Pelletan. Des nationalisations , on en a fait à propos de beaucoup d'objets, pour des raisons purement fiscales. Le tabac est une nationalisation. On aurait dû en faire pour capter à son origine, à la source, toute catégorie de richesses qui commençait à se créer, qui aurait pu être captée au profit de la collectivité au lieu de devenir une source de profits particuliers. (…) On nationalise lorsqu'on se trouve en présence d'un monopole de fait comme pour la raffinerie de sucre ou de pétrole, ou bien quand on est devant une industrie-clef dont toutes les autres dépendent, comme le crédit. Mais pour les fabrications de guerre, on ne se trouve en présence de rien de pareil. L'industrie de guerre a été de toute éternité une industrie d'Etat, une industrie secrète. On commence à voir apparaître la fabrication privée d'armes au moment où on fabrique des canons en acier. C'est à ce moment que des industries comme Krupp en Allemagne, Schneider en France, du fait qu'ils possèdent seuls les moyens techniques pour traiter les grandes masses d'acier, se mettent à fabriquer des canons.
Quels sont les mobiles qui ont fait inscrire la nationalisation des industries de guerre dans le programme du Front Populaire et ensuite dans le programme ministériel ? Le mouvement s'est formé en France, pendant la guerre de 1914 à 1918 et il est impossible que vous n'en ayez pas gardé le souvenir. Un mouvement public irrésistible contre le profit privé, contre l'idée du bénéfice privé s'est constitué pendant la guerre. (…) On a préféré le système de l'industrie privée en pensant que, pour les patrons, l'appât du profit, et pour les ouvriers la perspective de hauts salaires, amèneraient une production plus intense. Mais pendant la guerre, la protestation s'est élevée à maintes reprises. Des projets de lois tendant à la réquisition générale des industries de guerre ont obtenu à la Chambre des minorités sans cesse croissantes et peu à peu ce sentiment de gêne vis à vis du profit démesuré et illicite... Puis le scandale des profiteurs de guerre et des nouveaux riches aidant, il a pris la forme d'un sentiment public irrésistible.

(…) Il fut un moment où l'on a voulu faire de ce procès le procès du bellicisme. Mais l'industrie privée et le commerce privé sont des industries bellicistes par excellence. Rappelez-vous l'enquête de Nye aux Etats-Unis. Rappelez-vous le mot de Briand à Genève : « C'est dans le même acier que sont taillés le canons et les plumes de ceux qui essaient de déclencher la guerre, en Europe et dans le monde ». Les conséquences du commerce privé des armes, nécessairement lié à l'industrie des armes, on les avait déjà aperçues pendant la guerre de 1914. La Bulgarie était notre ennemie. Les canons bulgares étaient, si je ne m'abuse pas, des canons français. Nous avons vendu à l'Italie, avant cette guerre, du matériel, notamment du matériel Brandt. L'idée que les soldats français puissent être atteints par un matériel fabriqué en France, et dont nos ennemis usent contre eux, est une idée qui a une résonance profonde dans le pays. Souvent – ce n'était pas la cas de l'Italie, mais de la Bulgarie – ces armes fournies par des industriels français étaient payées sur le produit d'emprunts émis et placés en France. Comment tout cela n'aurait-il pas créé un mouvement en faveur de l'idée de la nationalisation de l'industrie et du commerce privé des armes ?
Voilà pourquoi la nationalisation, avant les élections de 1936, et du fait même du réarmement, avait provoqué un mouvement d'opinion si intense. Ce n'est pas une question dont je me sois beaucoup occupé. Je n'étais pas le spécialiste de cette question dans le parti socialiste. (…) J'ai d'ailleurs toujours pensé que dans des programmes de coalition entre le parti socialiste et d'autres partis, il fallait introduire des nationalisations, mais je pensais à des nationalisations d'un autre genre, surtout à la nationalisation des chemins de fer, d'une part, et des assurances d'autre part, c'est à dire de deux monopoles privés. Mais enfin, c'est dans ces conditions que la nationalisation a été inscrite au programme du Front populaire. Pour le ministre de la Défense nationale, cela représentait un intérêt d'un autre ordre, et il vous a dit lequel, l'intérêt de faciliter l'armement de la nation ».
«(...) Croyez-vous qu'il y ait là l'effet d'une pression communiste ? Les communistes étaient tout à fait indifférents aux questions de nationalisation. Ils l'étaient à tel point que quand on a débattu entre partis le programme du Front populaire, les délégués communistes étaient hostiles aux nationalisations. Vous pourriez trouver dans le journal que je dirigeais une polémique sur ce sujet avec un député communiste : Jacques Duclos. Croyez-vous qu'ils s'intéressaient particulièrement à la nationalisation des industries de guerre ? ».
(…) « Les Soviets avaient demandé au Creusot de grosses pièces de marine. On s'occupait beaucoup à ce moment-là de la constitution d'une marine soviétique » (...)« M. de Saint-Sauveur a donc dit à M. Potiemkine : « C'est vrai, nous avons mis beaucoup de mauvaise volonté à vous livrer ces pièces, mais jouons cartes sur table. Si vous le voulez, non seulement nous vous livrerons ce matériel très vite, mais nous exécuterons pour vous tous les autres matériels que vous nous demanderez, et nous travaillerons pour vous comme nous le faisions pour la Russie tzariste. Mais, en échange, il faut que vous nous rendiez un petit service. La loi de nationalisation est votée, mais elle n'est pas encore appliquée. On discute encore, au ministère de la Guerre, sur les établissements qui y seront compris. Nous pourrions probablement nous arranger pour que dans les services techniques du ministère de la Guerre, on n'insistât pas pour la nationalisation du Creusot. Le Creusot échappera à la nationalisation pour peu que vous vouliez bien dire un mot à ce sujet à m. Blum ». Une influence politique s'est ainsi exercée pour que le Creusot échappât à la nationalisation, et cette influence politique était une démarche d'un des administrateurs du Creusot auprès de l'Ambassade des Soviets à Paris.
  1. le Président. - … qui a continué la démarche auprès de vous ?
    M. Léon Blum. - M. Potiemkine a écouté sans mot dire, puis il a répondu que la seule chose qu'il pût faire était de me transmettre purement et simplement cette conversation. Mais je ne peux pas croire qu'il l'aurait fait si le parti communiste en France, qui n'était pas sans liaison avec l'Ambassade soviétique, avait eu vis à vis de la nationalisation des industries de guerre une position bien ardente. »

SUR LA PAIX ET LA GUERRE...

« Il n'y a pas un peuple en ce moment, même parmi ceux des régimes totalitaires, qu'on puisse entraîner ou maintenir dans la guerre si on ne lui donne pas l'assurance qu'on a tout fait pour préserver la paix. Même les dictateurs s'adressant à leurs peuples sont obligés de tenir ce langage et de dire : « Nous n'avons pas voulu cela, la guerre nous a été imposée, nous avons fait tout au monde pour la prévenir ». Et nous, gouvernement républicain, nous, ministres républicains dans un pays d'opinion alors libre et de suffrage universel, nous y étions tenus encore davantage.
Nous avons ainsi rallié toute l'opinion française et tout le parlement autour des demandes de crédits massifs qui se sont succédé entre 1936 et la guerre, et qui n'ont jamais rencontré l'ombre d'une difficulté dans l'opinion et dans les Chambres. (…) Croyez-moi, c'est moi qui ai raison dans ce débat. Il y avait pour moi deux tâches à réaliser : armer le pays et ne pas renoncer à l'armer tant que la sécurité collective ne serait pas un fait tangible, certain. Mais aussi prouver au peuple qu'on ne renonce à aucune expérience, à aucune tentative qui ait la moindre chance d'être réalisée. C'est la politique nécessaire qu'il convient de suivre pour gagner et viriliser l'esprit public.
(…) Je suis, paraît-il aujourd'hui, un belliciste. J'ai été autrefois, un pacifiste en ce sens que j'ai consacré des années d'efforts et d'études à rechercher le moyen de prévenir la guerre et d'organiser en Europe la sécurité collective (…) alors les hommes qu'on qualifiait injurieusement de pacifistes bêlants, se sont rendu compte que si la paix reposait toujours sur la sécurité collective, la sécurité collective, elle, ne pouvait plus reposer que sur la force des armes. Les pacifistes sont devenus de soi-disant bellicistes sans avoir changé. C'est pour cela que, comme chef de gouvernement, j'ai fait ce que j'ai fait. Mais jamais je n'ai renoncé à l'espoir du désarmement, jamais je ne l'ai laissé se prescrire.
Et si, en septembre 1936, je me suis engagé dans une négociation directe et personnelle avec un représentant du chancelier Hitler, c'est parce qu'un des articles essentiels de la conversation qui s'engageait entre nous était l'accession de l'Allemagne à uen négociation sur la limitation générale des armements, et sur leur contrôle.
Le représentant du chancelier Hitler était le Dr. Schacht. Il est venu me voir à Matignon, pour une conversation directe, en passant par-dessus les intermédiaires officiels, au nom du chef du Reich. J'aurais peut-être pu dire, si j'avais été l'homme qu'on dépeint : « je suis marxiste, je suis juif, je n'entre pas en conversation avec un Etat où l'on a extirpé toutes les organisations socialistes, où l'on persécute les Juifs ». Si j'avais dit cela, j'aurais trahi les devoirs de ma charge. Mais je lui ai dit : « Je suis marxiste, je suis juif, et c'est pour cela que j'ai le désir plus vif encore de voir aboutir la conversation qui s'engage entre nous maintenant ». Il m'a répondu : « Monsieur, cela ne vous fait que plus d'honneur ». Je ne lui demandais pas ce témoignage, mais j'en tire avantage de montrer que, lorsqu'il s'agit de questions de désarmement, que ce fût à Genève, à Paris ou ailleurs, je n'ai eu en vue que les intérêts de notre pays. En même temps, je réalisais des plans d'armement massif à un point tel que personne ne l'avait fait encore. Dans un cas comme dans l'autre, j'ai rempli les devoirs de ma charge, mon devoir de chef de gouvernement. J'ai rempli mon devoir de français ».

LEON BLUM a-t-il été mou avec les grévistes et fait prendre des risques à la bourgeoisie ?

  1. le Président – Le troisième élément relevé contre vous par l'acte d'accusation, c'est d'avoir par votre faiblesse devant l'agitation révolutionnaire, spécialement en tolérant des occupations et neutralisations d'usines, amené une diminution considérable de la production : le tout évidemment en ce qui concerne les produits utiles à la Défense nationale ».
(…) Le ressentiment qu'aurait laissé dans la classe ouvrière, même vaincue, une politique de sanctions impitoyables et de répression n'aurait pas été moins grave, je suppose.
Il ne suffit pas de dire à un homme : vous avez trahi les devoirs de votre charge ; il faut lui dire quels étaient ces devoirs. J'espère qu'on me le dira. J'espère qu'il existe dans l'esprit de la Cour ou du parquet une sorte de code des devoirs d'un homme politique. Quand vous jugez un meurtrier, c'est tout simple, vous avez l'article du code. Il a tué. Le code dit : on ne doit pas tuer. Il n'y a pas de code écrit pour les hommes politiques, les ministres, les anciens ministres. Il faut que vous en établissiez un dans votre esprit avant de l'appliquer. Il ne suffit pas de dire à moi ou à l'un de ceux qui sont sur ces bancs : vous avez trahi les devoirs de votre charge. Il faudra me dire auquel de ces devoirs j'ai manqué. Il faudra définir mon devoir (.. .) Non, je ne me suis pas trompé. Mon devoir était clair, impérieux. Il était d'épargner à la France, à la suite de la guerre civile, la guerre étrangère, de ne pas provoquer entre patrons et ouvriers ce que les ouvriers redoutaient alors le plus, cette espèce de division morale qui est plus grave et plus pernicieuse que tout, dans un pays et dans une démocratie. Mon devoir était de ne pas provoquer de semblables convulsions civiles. En tout cas, que j'aie eu tort ou raison, mon parti était pris : je n'aurais pas moi, employé la force ; je n'aurais pas fait marcher d'abord la garde mobile et ensuite l'armée, dont ce n'était pas la mission. Je n'aurais pas fait cela. Si je n'avais pas pu, par la persuasion et la conciliation entre ouvriers et patrons, ramener ce que j'ai appelé l'ordre civique, l'ordre républicain, j'aurais renoncé à mon mandat et peut-être à ma vie d'homme politique. Un souvenir est resté pour moi plus cruel que tous les autres : c'est celui du soir de Clichy (…) Vous me parliez, hier, M. le Président, des patrons qui, de leur cabinet, venaient téléphoner au commissariat de police pour qu'on les protège. Ceux-là ne voyaient la situation que de leur point de vue personnel, local. Les organisations patronales qui voyaient, elles, la situation dans son ensemble, qui savaient ce qui existait partout et à quel degré, n'ont rien demandé de pareil.
Plus tard la situation n'a plus eu que ce caractère.
On pouvait faire respecter la loi sans courir de pareils risques. La hiérarchie des devoirs, à partir de ce moment-là, a changé. Nous n'avons pas hésité. Nous avons fait respecter le droit de propriété . Par exemple, au commencement d'octobre, une grève de restaurateurs et d'hôteliers a éclaté juste au moment du salon de l'automobile. Nous avons fait évacuer les restaurants par la police. J'ai trouvé tout à fait par hasard une note à ce sujet ces jours derniers. Le soir du jour de cette opération, qui s'est faite avec un plein succès, le journal le Temps me reprochait d'avoir fait procéder à cette évacuation trop doucement. Le résultat avait été obtenu ; les grévistes avaient été mis hors des locaux qu'ils occupaient ; le droit de propriété était respecté. (…) Nous avons fait la même opération le mois suivant, en novembre, dans les grèves de la chocolaterie (…) Nous avons recommencé dans le Nord à propos des neutralisations. Une fois le principe de l'arbitrage accepté par les patrons, nous avons fait évacuer les usines. (…) C'est par la conciliation, c'est par l'accord, c'est par l'entente que j'ai essayé de régler toutes les difficultés de cette « explosion sociale », qui était venue frapper au visage mon gouvernement dès son arrivée.
(…) A aucun moment, je n'ai cédé. Il est possible qu'il n'ait pas désiré que mon gouvernement se prolongeât, qu'il ne m'ait pas toujours servi, si je puis dire, sans arrière-pensée, mais j'étais convaincu, et je suis encore convaincu, qu'il est impossible de défendre en France les libertés républicaines en excluant de cet effort les masses ouvrières et la fraction de l'élite ouvrière encore groupée autour de la conception communiste. Et je pensais surtout que c'était un immense résultat et un immense service rendu que d'avoir ramené ces masses et cette élite à l'amour et au sentiment du devoir envers la Patrie.
(…) Je n'oublie pas que, dans la zone occupée, le Parti communiste fournit pour sa part, sa très large part, d'otages et de victimes. J'ai lu l'autre jour dans une liste d'otages donnée par un journal, le nom du petit Timbaud. J'ai très bien connu le petit Timbaud : c'était un secrétaire de l'Union des Syndicats métallurgistes de la région parisienne. Il était à la conversation du 15 mars. Je l'ai vu souvent, j'ai été bien souvent en bataille avec lui. Seulement, il a été fusillé et il est mort en chantant cette Marseillaise que, malgré tout, nous avions réappris aux ouvriers à chanter, peut-être pas la Marseillaise officielle, peut-être pas la Marseillaise des cortèges officiels et des quais de gare, mais la Marseillaise de Rouget de L'Isle et des volontaires de l'An II, la Marseillaise du groupe de Rude, la Marseillaise de Hugo « ailée et volant dans les balles ». C'est comme cela qu'est mort le petit Timbaud et que sont morts beaucoup d'autres ».
(…) Le 6 février, le gouvernement avait empêché l'émeute de renverser de renverser à main armée les institutions républicaines. Il avait accompli son devoir strict. (…) les hommes qui ont exploité avec férocité contre le gouvernement de ce temps le malaise profond de l'opinion, cette horreur du sang répandu qui est au fond, je le répète, de la sensibilité française, ces mêmes hommes étaient précisément ceux qui avaient préparé l'émeute par leurs provocations. Et ce sont encore ceux qui me reprochent le plus âprement aujourd'hui d'avoir, par faiblesse et par complaisance, ménagé le sang des ouvriers, le sang du peuple. Comme s'il y avait deux espèces de sang en France : le sang bourgeois, et quand, par malheur, on le répand, on est un criminel, on est un « fusilleur », on est un « galopin sanglant » et le sang ouvrier, et celui-là quand on l'épargne, on est un politicien débile, misérable, qui pervertit le pays par sa faiblesse et qui a trahi son devoir.
(…) Le gouvernement peut user de la force lorsque l'essence du régime est mise en cause, lorsqu'un intérêt vital de la patrie est menacé, mais alors seulement. Dans les troubles auxquels on pense et où l'on m'accuse d'avoir été si criminellement débile, ni l'essence du régime, ni l'intérêt vital du pays n'étaient menacés. Son intérêt aurait bien autrement souffert d'une conduite contraire. Ce qui était menacé, je le répète, c'était certaines formes du respect dû à la propriété et à l'autorité patronales.
Messieurs, je vous assure que je suis bien là au cœur de la question ; j'y ai bien réfléchi. Le fond de la question est bien là, car si l'on recherche les causes de cette émotion, de cette « grande peur » de juin 1936, on se rend compte que ce qui effrayait le plus peut-être les représentants intelligents et prévoyants de la bourgeoisie, c'était la modération même de ce mouvement. C'était le respect même de l'ordre physique, de l'ordre matériel à l'intérieur des usines. Je vous l'ai dit : les ouvriers étaient installés autour des machines, tranquilles, disciplinés, montant la garde, entretenant le matériel, désignant les corvées pour cet entretien. Ils étaient là aussi comme des gardiens, c'est à dire comme des surveillants, et aussi, dans un certain sens, comme des copropriétaires. Le sens de leur travail, on le sentait bien quand on réfléchissait du côté patronal, c'est que, dans leur conviction, quelque chose de leur travail s'était incorporé à ces machines qu'ils avaient si longtemps maniées.(...) Et cette idée, il ne faut pas vous imaginer qu'elle était toxique, qu'elle faisait courir dans les veines de la classe ouvrière ce poison mortel dont les effets se feraient sentir après tant d'années. Si vous envisagez des sentiments de ce genre avec gravité et sans prévention, vous vous rendrez compte, au contraire, qu'ils ne peuvent que coopérer à un sentiment d'unité entre les différentes classes qui composent la nation.
(…) Karl Marx a dit que le prolétaire n'a pas de patrie, et en cela il était d'accord avec toutes les législations anciennes, car en Grèce ou à Rome, le prolétaire n'était pas soldat, pour la raison qu'il n'avait pas de bien à défendre. Mais Jaurès a dit que si le prolétaire n'avait pas de patrie, le progrès républicain, peu à peu, lui en faisait une, et que c'est à mesure qu'on crée peu à peu pour les ouvriers une co-propriété de la patrie qu'on leur enseigne à défendre cette patrie.
Cette espèce d'accord unanime qu'on a trouvé en France au moment de la mobilisation était un peu la conséquence de tout cela, et par conséquent, était un peu notre œuvre. Rappelez-vous les incidents qui ont précédé la guerre de 1914, cette guerre que la République, ce régime républicain tant honni, tant décrié, a pourtant gagnée ; rappelez-vous le syndicalisme révolutionnaire ; rappelez-vous l'hervéisme, rappelez-vous les mutineries de 1913 ; rappelez-vous l'avant-veille de la mobilisation l'assassinat de Jaurès ; rappelez-vous quelle angoisse on pouvait éprouver alors sur ce que serait l'attitude de la masse des ouvriers vis à vis de l'ordre de mobilisation. Vous n'aviez rien de pareil tant que ce sont les influences nationales qui ont joué, vous n'avez trouvé aucune exception à cette unanimité ».


1Marc Ferro, après avoir remarqué que de nombreux chefs révolutionnaires de Robespierre à Lénine, étaient avocats, explique cela comme une qualité supérieure par rapport aux politiciens moyens, cette profession est plus au courant des vrais problèmes du peuple ou du prolétariat.
2Que Patrick de la librairie Le point du jour, rue Gay-Lussac, soit ici remercié, dans son capharnaüm on trouve tant de pépites.
3Mes archives contenant ces journées d'étude ont été dérobées dans ma maison de campagne j'imagine par des policiers qui avaient besoin d'approfondir leur culture pauvre et limitée des sources d'analyse du mouvement révolutionnaire moderne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire