PAGES PROLETARIENNES

vendredi 3 février 2017

AUX ORIGINES DE LA RELIGION DANS L'ENTREPRISE EN FRANCE LAIQUE


« Nous avons besoin de l'islam » Giscard d'Estaing (début des années 1970)
« La lutte exemplaire des foyers Sonacotra » (journal Le Prolétaire, 1977)
« La révolution ne viendra pas des immigrés » Marc Chirik (1978)
« Les religions ont un rôle civilisateur » Nicolas Sarkozy (2008)

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UNE LUTTE EXEMPLAIRE ? DES MAOS AUX MOSQUEES...

Dans mon livre sur l'immigration et la religion (musulmane) je faisais remonter l'invention des salles de prière aux usines Renault aux années du gouvernement Jospin . En réalité, c'est dès après 1968 que l'aile droite de la bourgeoisie s'était préoccupée de compléter l'encadrement syndical des prolétaires, par un encadrement religieux des derniers arrivés, immigrés maghrébins en particulier, main d'oeuvre abondamment fournie et accélérée par la politique de décolonisation, et peu glorieuse finalité des libérations « nationales ». Près de quarante années ont passé, et l'heure est venue du bilan de ce qui avait été conçu par certains comme un mouvement libérateur de la vie sociale – la lutte « immigrée » sous la forme de grève des loyers - à côté de l'émancipation féminine, régionale, et accessoirement ouvrière post-68. Après une lutte sur la question du logement, c'est la religion qui s'est "logée" dans l'entreprise. Toute une époque... permissive.
La grève des loyers a toujours été un combat périphérique et marginal dans l'histoire du mouvement ouvrier et ne pouvait receler la force et la cohésion d'une grève classique. Le CCI ne fût jamais emballé par cette grève de loyers, malgré le bruit et l'agitation des maoïstes et des bordiguistes, ces derniers taxant le CCI d'indifférentisme petit bourgeois. Le parti bordiguiste, encore gros d'une centaine de membres en France, ne cachait plus déjà sa préférence immigrée, quoique celle-ci existât en pointillé déjà avec sa théorie évanescente des libérations nationales marchepied de la future (et inéluctable) révolution prolétarienne de l'aristocratie ouvrière occidentale. Je me souviens d'une mini fête de LO organisée par le parti bordiguiste, avec ses grands chefs profs arrogants, à tonalité très folklore maghrébin avec méchoui et musique, sans discours politique autre que charitable et vantant l'exemplarité de la « lutte immigrée » ; toute la « tactique » n'était pas décrite dans les articles de leur journal.
  • « Les résidents Sonacotra... sont un des secteurs les plus combatifs sur le terrain de la lutte » (Le Prolétaire n°243, 7 mai 1977)
  • Le PCI attendait que se dégage une avant-garde : « qui devienne un ferment de lutte et d'organisation... ce problème étant celui de toute la classe ouvrière qui aurait dû assumer les leçons générales de cette lutte » (Le prolétaire n°245, 4 juin 1977).
Bien que n'étant pas la première, en 1975, une « grève des loyers » avait débuté au foyer Romain-Rolland de Saint-Denis. Elle se propagera en 1976 à l'ensemble de la région parisienne puis aux autres régions françaises, rassemblant au plus fort des mobilisations de 20 000 à 30 000 grévistes. Protestant contre la hausse généralisée des loyers qu'ils jugeaient alors indécentes en comparaison avec la vétusté qu'offraient ces foyers, les résidents grévistes dénonçaient également l'état de délabrement précoce des structures ainsi que les méthodes de répression utilisées contre leur mouvement, comme les recours auprès des ambassades de leurs pays d'origine et les expulsions du territoire français.
La lutte perdure jusqu'en 1980, date d'aboutissement des négociations entre les grévistes et la Sonacotra. Les résidents obtiennent alors le changement du personnel d'encadrement et une plus grande consultations des résidents pour les décisions de règlement intérieur ainsi qu'une réglementation des augmentations. Mais cette victoire demeure partielle puisque leur statut de locataires ne sera pas reconnu.


Je ne viens pas ici sur le caractère indéniablement ségrégationniste de ce type de logement ni sur la gestion néo-coloniale honteuse par d'anciens militaires pieds-noirs, ni sur les différentes manœuvres des groupes maoïstes où le PCI ne fût que la cinquième roue du carrosse d'une lutte dont les côtés sombres ne nous furent pas visibles à l'époque. Le lecteur peut trouver d'amples descriptions sur le web, hélas en général menteuses et dithyrambiques. Les revendications officielles étaient de trois ou quatre ordres et ne pouvaient que recevoir l'assentiment du public et de la classe ouvrière :
  • baisse des loyers trop élevés par rapport aux équipements et services disponibles
  • mise en cause des règlements intérieurs,
  • reconnaissance des comités de résidents,
  • et, dans de nombreux cas, départ des « gérants racistes ».

Mais il y eût d'autres revendications plus troublantes face à « l'unité ouvrière » exigée et proclamée par tous les groupuscules extra-parlementaires, pas aux plus importants moments de la mobilisation, ce qui échappe manifestement au sociologue Kepel. Les années s'étaient écoulées depuis la fin sans gloire de ce long mouvement pour un logement décent, et on l'oublia. Les petites sectes révolutionnaires ont un grand défaut, assez indélébile, outre celui d'avoir toujours raison et de fonctionner en vase clos (révolutionnaires comme gauchistes) c'est de ne jamais lire vraiment les publications bourgeoises ni de s'intéresser à ce qui sort en librairie. Qu'il nous aurait été profitable vers 1987 que certains d'entre nous lisent le bouquin du jeune Gilles Kepel, à peine âgé de trente ans. C'est ainsi, mais, comme vous allez le voir, un enquêteur, même bourgeois, plus fin, peut voir des choses (quoique partielles et peu perceptibles) que le militant immédiatiste, agité et porté par son propre discours, peut ne pas voir. Comme le fameux Michel Foucauld, de formation maoïste, qui vit un nouveau padre révolutionnaire chez le répugnant Khomeini, avant de se rétracter piteusement.
Dans son ouvrage – Les banlieues de l'islam (Seuil 1987) – Kepel rappelle qu'une première grève avait eu lieu en septembre 1973 au foyer de Bobigny, qui avait durée 45 jours, et qui n'avait cessé qu'après avoir obtenu... « poses de rideaux et ouverture d'une salle de prière ». C'est seulement en 1975 que la société néo-coloniale Sonacotra va développer une « politique de mosquées ». Toute la petite bourgeoisie parisienne accourt en terre de mission :

« Appartenant aux damnés de la terre, venu du monde pauvre, l'immigré est un prophète de la révolution, qui doit contraindre le prolétariat embourgeoisé des sociétés industrielles à redécouvrir le caractère radical, inexorable des luttes ouvrières que l'ère de la consommation, de l'automobile et du réfrigérateur a transformées en combats corporatifs pour le maintien du pouvoir d'achat » (p.133).
L'action du Comité de coordination régional, immédiatement mis sur pied par les camarillas gauchistes, qui recrutent bien plus en milieu étudiant maghrébin et africain que les djihadistes de nos jours, court-circuite rapidement les pompiers du PCGT et de l'Amicale des algériens (les trotskiens sont à la traîne et qualifiés de suivistes par les bordiguistes qui, eux, croient rivaliser avec les maoïstes).
Pourtant, un autre mouvement, plus profond et plus discret se dessine à la base, dans les foyers, en deçà des proclamations maoïstes : l'affirmation de l'identité islamique :
« Le langage gauchisant et marxisant utilisé par le comité de coordination a contribué à occulter l'aspect islamique de ce conflit qui, pour n'avoir jamais été souligné par les médias qui n'y auraient de toute façon pas vu, à l'époque, un thème à succès (conjoncture internationale oblige) n'en était pas moins très présent1 (…) Entre 1974 et 1979 où les conflits sont presque ininterrompus, cette revendication de lieu de culte est tellement systématiques qu'elle finit par être devancée par les gestionnaires concernés qui budgètent dans tous les foyers des travaux pour répondre à cette exigence. Il faut aussi tenir compte du fait que, pour les gestionnaires, c'est une des revendications les plus faciles à satisfaire et que sa satisfaction paraît ramener un semblant d'ordre » (p.134).
Des salles de prière existaient déjà avant 1975, jouant un rôle modérateur : « ...gérées par les pratiquants eux-mêmes qui désignent un responsable en leur sein, elles rythment la paix sociale par les appels du muezzin montant du sous-sol cinq fois par jour ». En réalité, Kepel saute là le moment de la lutte et ment par omission, car, pour autant que je m'en souvienne et de par mon suivi aléatoire de ce mouvement, jamais on n'entendit parler de demande de salle de prière dans les AG publiques où j'ai pu me trouver en tout cas, sinon, moi en particulier, je les aurais vigoureusement contestées.
« En 1987, la quasi-totalité des foyers de travailleurs qui hébergent des musulmans est pourvue de salles de prière, que les résidents appellent souvent « mosquées ». Dans ces lieux sur plusieurs dizaines d'années s'est affirmé un processus d'affirmation islamique, bon pour les « opérateurs islamiques » et leur prosélytisme suivant le gang impérialiste auquel ils sont rattachés dans les pays arabes « libérés ».
Un des objectifs de la création des foyers Sonacotra à la fin des années 1950 était, outre de fournir une main d'oeuvre taillable et corvéable à merci (logée à proximité des usines, il en reste encore autour de l'île Seguin) de soustraire ces travailleurs à l'influence du FLN, déjà en s'appuyant sur la religion et de réguler leur arrivée en France. Les foyers qui disposaient de mosquées depuis longtemps sont restés imperméables à la grève de 1975.
Le gouvernement giscardien comprend la nécessité, dans un souci d'intégration communautariste, de favoriser l'accès à la télévision d'une émission musulmane, de la création de cimetière musulman, mais plus particulièrement il est demandé aux patrons de faire un effort. Le secrétaire d'Etat Dijoud adresse une circulaire aux patrons pour les inciter à respecter les trois principales fêtes de l'Aïd al Kébir, à mettre en place des lieux de prière en entreprise correspondant aux heures de ladite prière, de tenir de l'état physique des travailleurs musulmans en aménageant les conditions de travail, enfin, pour les cantines, de permettre le respect des règles coraniques d'alimentation (p.142) ; quoique le journal Le Monde trouve que ce n'est déjà pas assez. Une circulaire du 29 décembre 1976 d'aide à l'implantation définit une liste de règles à vocation d' « encadrement des jeunes immigrés », en tant que « promotion culturelle ». Aucune des circulaires successives n'encourage des temps compensatoires pour toutes les autres religions ou les athées en bonne santé physique et mentale. En 1976 comme en 1926 avait été célébré la création d'une grande mosquée à Paris : « … l'épanouissement éventuel des travailleurs immigrés musulmans par l'affirmation de leur « identité culturelle », et notamment par la pratique de leur culte, est l'un des moyens de parer à des risques sociaux qu'illustre la grève des loyers à la Sonacotra ». On fait appel aux gouvernements des pays d'origine pour qu'ils envoient de la littérature pieuse. Les adhérents du CNPF réagissent moins pieusement quand il leur est proposé de faire des fêtes musulmanes des jours chômés !
Les premières salles de prière dans l'île Seguin seront revendiquées à la suite d'une pétition d'un marabout africain, puis tout s'enchaîne malgré le cambouis (la prière suppose la propreté du corps) : « Au département 74, l'imam est un OS qui, après avoir travaillé à la chaîne pendant quinze ans, a été muté par la direction (avec l'appui de la CGT) sur un poste fixe, afin qu'il gère son temps plus souplement et puisse exercer au mieux ses fonctions de prédicateur. (…) Les mosquées n'ont pu se faire qu'avec l'aval – sinon la bénédiction – de la hiérarchie (…) elles se sont transformées et développées ensuite, avec l'appui du syndicat CGT majoritaire et qui entendait le rester ».

« La mise en place d'une structure islamique à l'intérieur de l'usine présente pour la direction plusieurs avantages, dans la perspective à court terme du maintien de la paix sociale et de la productivité, en attendant que les OS cèdent la place aux robots. Cela renforce l'adhésion des travailleurs musulmans à l'esprit de l'entreprise, à laquelle ils se montrent reconnaissants de leur permettre de pratiquer leur culte, et cela crée un nouveau type d'interlocuteurs, de médiateurs entre direction et ouvriers, ce qui relativise le monopole de la représentation syndicale » (p.151).
Avant 1976 la CGT se refusait à reprendre la revendication de salles de prière : « Par ailleurs la CGT s'est livrée à ce que certains de ses rivaux n'hésitent pas à appeler de la « surenchère islamique ». En effet, elle redoutait que la direction ne fût le principal bénéficiaire de l'émergence d'un islam consensuel. A cette fin, elle a systématiquement mis en avant des syndiqués croyants, organisé un « collectif mosquée », composé d'imams sympathisants encadrés par des leaders pratiquants pour « sauvegarder la mosquée de toute déviation ».

LE DRAMATIQUE CONFLIT A TABLOT ET LE FOLKORE A AULNAY

En 1982, à l'époque de la « révolution iranienne » où les tchadors commencent à se pointer partout, on se rappelle ces terribles bagarres où les ouvriers se jetaient des pierres les uns sur les autres, et de ces visages hagards et ensanglantés :
« Dans ce dernier établissement la direction poussera très loin le souci d'encadrement du champ religieux en recrutant au Maroc des imams dont la fonction à l'usine sera essentiellement de servir de courroie de transmission au syndicat maison, la CSL, auprès des OS immigrés ».
Dans sa contre-offensive au syndicat-maison la CGT emprunte le langage de l'islam et flatte carrément l'intégrisme musulman: « Les propriétaires de l'organisation CSL veulent exterminer tout musulman pur et notamment celui qui revendique les droits et les intérêts des musulmans (…) ; ils sont le premier microbe qui fait la guerre aux musulmans et à l'islam (..) En fait, qu'est-ce que la CSL ? Il s'agit d'une bande fasciste sioniste qui s'oppose contre tous ceux qui proclament la vérité. Cette bande accuse la CGT d'être contre les musulmans (…) alors que plusieurs de ses responsables mangent publiquement pendant le ramadan ».
En avril 1982, la grève à Aulnay est très médiatisée. En 1980 on avait vu les ouvriers polonais agenouillés en train de prier en AG, cette fois-ci nous voyons des centaines d'ouvriers en bleu de travail avec au dos marqué Citroën, prosternés sur un parking en direction de la Mecque, écoutant un imam-ouvrier. La CGT d'époque a inscrit parmi les revendications spécifiques pour travailleurs immigrés « le droit et les moyens d'exercer son culte ». dans le récit des événements, « L'Humanité » fait à nouveau dans le genre « à chacun son boche » : « ...la provocation (patronale) est allée jusqu'à fournir comme seule nourriture (…) aux délégations syndicales composées de nombreux travailleurs de confession islamique... du porc et du vin ! La direction n'avait pas prévu que ces vivres seraient refusées par tous les syndicalistes français et immigrés ». Question de dignité ! Conclut le journal stalinien.
Depuis « l'identité musulmane » en entreprise a fait son chemin, à EDF, à la RATP où des « frères de classe », sombres barbus comme le père Noël, peuvent refuser de serrer la main à des non-soeurs de classe et jusqu'à l'extérieur de l'entreprise, où dans des boutiques, rue Jean-Pierre Timbaud à Paris par exemple, il vaut mieux savoir parler arabe, ne pas se permettre d'interrompre la conversation entre deux barbus, et, si l'on est une pauvre femme, accepter de se laisser doubler par un homme dans la queue. Ne parlons pas des cafés dans le 9-3 où seuls, les hommes croyants et Benoît Hamon ont le droit d'entrer... (45% de la population du 93 est musulmane d'après le Préfet, cette région est considérée comme le bastion des starts up de l'avenir et un... gisement d'emploi non conflictuel). Une bonne classe ouvrière est une classe musulmane, n'est-ce pas ? C'est à dire soumise corps et âme.


1Kepel ajoute une note savoureuse, à la lecture du « Quotidien du peuple » : « Pour les maoïstes qui s'efforcent d'être « comme des poissons dans l'eau » en milieu immigré, la référence musulmane est instrumentale et doit faciliter leur insertion. Ainsi, ils n'hésitent pas à distribuer à Belleville de stracts intitulés : « Avec les travailleurs immigrés maghrébins fêtons l'Aïd al Kébir » (la fête du mouton) ce qui susciste des réactions horrifiées chez leurs rivaux trotskistes, qui ont la fibre plus « laïque ».

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