PAGES PROLETARIENNES

jeudi 5 janvier 2017

LA FABLE DU REVENU UNIVERSEL GARANTI DANS UNE SOCIETE CAPITALISTE EN GUERRE DE CLASSES


J'aime bien le texte qui suit d'un ancien coprésident d'ATAC, un machin réformiste de blablateurs intellos sans consistance, mais ce texte - bien que finalement très illusionniste à la fin sur des arrangements ou une meilleure répartition des allocations de misère, et incapable de penser la nécessaire rupture révolutionnaire violente - démontre l'inanité de cette fable du point de vue marxiste. Ce texte, que certains de mes lecteurs pourront trouver ardu, est à mon avis le meilleur publié contre un engouement petit-bourgeois ancien, c'était en 1970 la théorie de la négation du travail par les crypto-maoïstes de Potere Operaio et ses étudiants qui rêvaient que l'Etat bourgeois leur octroie un salaire à rien foutre. Comment ne pas penser aussi à notre maître Engels raillant Proudhon qui voulait que les ouvriers achètent le capital ! Le revenu universel garanti, ou sous une de ses multiples appelations, c'est la voie ouverte à la clochardisation d'une immense partie de l'humanité!
 
Avec cette fable de revenu universel, défendue tant par les gauchistes (jamais en reste d'adoration de nouveautés « sociale-démocrates » comme les pauvres 35 mais lesquelles avaient encore une consistance pour la classe exploitée, quoique plus pour ses couches supérieures) et par les pires bourgeois libéraux, on voit clairement qu'il s'agit de proposer un gadget pour perpétuer un monde où le travail devient presque un luxe à se procurer (cf. les taxis ubérisés où le travailleur-patron s'auto-exploite). Le travail n'est pas prêt de disparaître comme le dit très bien cet auteur, c'est un mythe à fainéant marginal cette croyance agitée par les médias; il manque tant de bras et de têtes aujourd'hui dans l'éducation, les hôpitaux, etc. Par contre il nous faudra – nous les maximalistes – expliquer que le travail dans le monde futur communiste (si dieu le veut) ne sera pas méprisé ni la valeur aliénée qu'il est dans le monde capitaliste, qu'il existera toujours mais sous sa véritable forme conviviale, ludique, sociétale, et qu'il y aura des activités pour tout le monde. Il sera une normalité sociale pas un péché ni une horreur. Le communisme n'est pas un droit à la paresse, que Lafargue avait campé avec un humour incompris par les marginaux et les curés de toute religion, mais un monde où l'activité des hommes pour leur vie en humanité ne suppose plus l'exploitation de l'homme par l'homme.

Travail collectif, valeur et revenu : l’impossible dissociation

mardi 11 octobre 2016, par Jean-Marie Harribey *

Par certains côtés, on peut se réjouir que, derrière les questions du travail et des revenus, vienne enfin au grand jour celle de la valeur, qui hante l’économie politique depuis ses origines, qui est niée par toute la science économique officielle, mais connaît une nouvelle actualité aujourd’hui. Cela parce que les finalités du travail sont remises en cause par la crise sociale et la crise écologique, parce que les conditions d’exploitation du travail et de la nature arrivent à un point extrême et parce que la répartition des revenus qui résulte de la domination du capital atteint des sommets d’injustice et d’insoutenabilité. L’origine de la valeur et son affectation sont alors sur la sellette. Ce regain d’intérêt mérite d’être approfondi, car les propositions de revenu universel, de salaire à vie et autres mesures de transformation de la protection sociale risquent de nous faire revenir en arrière à cause de leurs présupposés mal assurés. Je repasse en revue ici quelques éléments théoriques et épistémologiques susceptibles d’aider à la discussion : 1) la théorie de la valeur à laquelle je me réfère, 2) l’extension abusive du champ du travail et de la valeur derrière la thèse du salaire à vie, 3) le revenu universel ne peut pas être un revenu primaire.

Sommaire

1. La valeur est du travail social [1]

L’économie politique nous a légué un matériau communément appelé théorie de la valeur-travail, restée au stade du balbutiement avec un Adam Smith reprenant l’intuition d’Aristote qui distinguait valeur d’usage et valeur d’échange, et laissée bancale par David Ricardo qui faisait du travail une caractéristique interne à la marchandise. Reprise par Marx pour la transformer radicalement, cette théorie reformulée se résume ainsi : la valeur d’usage est une condition de la valeur en tant que forme monétaire du travail socialement validé, laquelle apparaît dans l’échange par le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est mesurée par la quantité de travail nécessaire en moyenne dans la société considérée. Le plus important ici est l’idée de travail socialement validé. Autrement dit, on n’on a pas affaire à l’opposition binaire des économistes classiques (Smith et Ricardo) entre valeur d’usage et valeur d’échange, fondatrice de l’économie politique. On a affaire à un triptyque au cœur duquel se situe la validation sociale, cruciale pour différencier la théorie de la valeur-travail de Ricardo et ladite loi de la valeur de Marx [2].
C’est ce triptyque que j’ai utilisé depuis les années 1990 pour théoriser la problématique de la soutenabilité du développement, dans sa double dimension ; sociale et écologique. Ainsi, on peut définir ce que sont la richesse de la nature et la valeur produite par les humains en utilisant celle-ci, et les différencier : la nature est une richesse, mais n’a ni valeur économique intrinsèque, ni ne crée de valeur, cette dernière étant une catégorie socio-anthropologique et non pas naturelle. On mesure l’importance de la rupture épistémologique opérée par Marx qui a réfuté la croyance en l’existence de lois économiques naturelles pour affirmer avec force qu’il n’y avait que des constructions sociales et historiques en matière d’organisation de la société, de production et de répartition de la valeur créée par la force de travail.
De plus, le triptyque de Marx permet d’apporter une réponse à un problème laissé dans l’obscurité complète par le marxisme orthodoxe ultérieur. Dans une société capitaliste concrète, la force de travail employée par le capital produit de la plus-value (qui est une partie de la valeur) si celui-ci réussit à vendre la marchandise. En ce sens, le travail est dit productif pour le capital. Mais, dans cette société, il existe aussi un pan de l’activité humaine qui produit des services non marchands, qui ne sont donc pas vendus et qui ne procurent aucun profit privé. Le travail utilisé est productif de valeurs d’usage, mais également de valeur qui s’ajoute à la celle produite dans la sphère capitaliste pour constituer le PIB, dont découlera la distribution de revenus. Cela peut sembler étonnant pour les tenants du libéralisme ou du marxisme traditionnel, mais le mystère peut être facilement levé : le marché valide le travail employé pour produire des marchandises, et la collectivité a validé a priori par décision démocratique le fait de produire de l’éducation non marchande, du soin non marchand, etc. Le paiement a posteriori est individuel dans un cas, via le prix, et collectif dans l’autre, via l’impôt ou les prélèvements sociaux. Autrement dit, la validation sociale du travail est une condition sine qua non dans les deux cas : elle résulte soit du marché, soit de la décision politique à un échelon étatique ou local, peu importe. Il s’ensuit d’une part, une double distinction entre le monétaire et le non-monétaire, et entre le monétaire marchand et le monétaire non marchand. D’autre part, la validation sociale est si importante qu’elle est le cœur de la discussion et de la controverse sur le revenu universel ou sur le salaire à vie. [3]
Ajoutons que remettre le travail et sa validation sociale au centre de la discussion permet de prendre ses distances avec le mythe de la fin du travail, ainsi qu’avec les tentations de renvoyer les femmes dans leur foyer [4] et, au final, avec le glissement progressif de pans entiers de la vie humaine dans la sphère de la marchandise.

2. Les champs du travail et de la valeur ne sont pas extensibles à l’infini

Dès lors qu’on a repéré que l’élément déterminant du passage de la simple valeur d’usage à la valeur est la validation sociale, soit par le marché, soit par décision politique, on peut délimiter les frontières de la richesse sociale (l’ensemble des valeurs d’usage disponibles, car produites par les humains ou « données » par la nature) et celles de la valeur au sens économique, bien plus restreintes que les premières. En d’autres termes, tout ce qui est richesse n’est pas valeur. La lumière du soleil est une richesse (et elle sert à produire de la valeur) mais elle n’est pas valeur. Le lien social est une richesse, mais il n’est pas valeur ; a fortiori, il n’est pas valeur monétaire marchande.
La délimitation de la richesse et de la valeur renvoie à la délimitation du travail. Et une première clarification s’impose parce que, trop souvent, le travail est confondu avec le travail salarié et l’emploi avec l’emploi salarié (oubliant le travail indépendant), ou bien le travail est opposé à l’emploi (alors que l’emploi est le cadre juridique dans lequel le travail salarié ou non s’exerce), ou encore le travail est opposé à l’activité (sans que cette dernière soit rapportée à l’exigence de validation sociale pour être créatrice de valeur). [5]
On peut alors se demander si la proposition de salaire à vie de Bernard Friot respecte ces conditions. Nous débattons ensemble depuis environ deux décennies [6] et s’il a cherché comme moi à réexaminer au cours des années passées la théorie de la valeur, nous n’en tirons pas les mêmes enseignements. Il a fait sienne l’idée, que je rappelle brièvement plus haut, selon laquelle le travail productif de valeur dans la société capitaliste actuelle ne se limite pas à la sphère marchande, c’est-à-dire qu’il existe un espace de valorisation qui échappe au capital, mais il ne fixe pas de limite à cette définition. Ainsi, selon lui, le retraité produit la valeur représentée par sa pension, le parent l’allocation familiale et le chômeur son allocation chômage. Il conclut alors en déniant toute pertinence à la notion de transfert social et cela va jusqu’à récuser toute idée de solidarité inter-générationnelle. [7] Or, les prestations sociales formant le « salaire socialisé » sont des transferts sociaux, et non pas un revenu de type primaire. Le critère qui distingue une activité libre (celle du retraité par exemple), productive de valeur d’usage, d’une activité productive de valeur devient décisif : la validation sociale de cette activité n’existe pas par définition pour le retraité, puisqu’elle est libre de toute contrainte sociale.
En réalité, sa thèse souffre, selon moi, d’une contradiction logique, sans même parler des mourants et des grabataires, qui continuent pourtant de recevoir leur pension bien que ne pouvant rien faire : imaginons que tous les salariés des entreprises privées et tous ceux des administrations publiques se mettent en grève générale illimitée pour faire échouer une « contre-réforme » et que cette grève dure longtemps, pourrait-on payer les retraites ? Si oui, puisque, aux dires de Bernard Friot, les retraités créent la valeur qui sert à les rémunérer, que feraient-ils de leur argent puisqu’il n’y aurait plus rien à acheter (marchandises non produites) et plus rien à payer collectivement (services non marchands non produits) ? Sinon, la thèse centrale de Bernard Friot s’effondre.
Sa construction théorique revient à récuser la distinction valeur d’usage/valeur puisque tout producteur de valeur d’usage est de fait producteur de valeur, et à oublier, bien que se réclamant de Marx, toute la profondeur de la distinction faite par ce dernier entre travail concret et travail abstrait, le passage de l’un à l’autre étant assuré par la vente sur le marché dans le cas des marchandises.
À juste titre, Bernard Friot refuse que la retraite puisse être un revenu tiré de l’épargne individuelle, mais son opposition entre revenu et salaire ne tient pas. Le terme de revenu est un terme générique : dans le capitalisme, trois formes de revenu sont en conflit : le salaire, le profit capitaliste et la rente.
Indépendamment de l’objectif politique louable qui pourrait être de garantir à vie le versement d’un salaire, l’échafaudage théorique pour justifier celui-ci ne peut pas, selon moi, tenir debout, en raison du critère déterminant évoqué ci-dessus : la validation sociale. Bernard Friot confond la validation sociale d’un droit (celui d’un salaire, ou d’un revenu universel diront les partisans de ce dernier) avec la validation sociale du travail qui fournira les biens et services (et donc leur valeur distribuable en revenus) susceptibles de satisfaire ce droit.
Selon Bernard Friot, le produit non marchand serait inclus dans le produit marchand à travers les prix, via les cotisations sociales. Mais, si cela était, on ne pourrait pas considérer que le produit non marchand s’ajoute au produit marchand pour définir le revenu national. Bertrand Bony [8], membre du Réseau salariat, estime que le salaire socialisé est compté deux fois dans le PIB, une première fois dans la valeur ajoutée des entreprises et une seconde fois lorsqu’il sert à faire l’évaluation des services non marchands au coût des facteurs. Or, c’est confondre les opérations de production et les opérations de répartition définies par la comptabilité nationale.
Bernard Friot propose d’étendre le modèle de la cotisation sociale à l’investissement. Il récuse le crédit et pense que l’investissement peut être financé par le prélèvement d’une cotisation économique sur la production courante. Cette extension de la notion de cotisation a le mérite de rappeler la nécessité de maîtriser collectivement l’investissement. Or, puisqu’il s’agit de socialiser celui-ci, il n’est pas besoin de le ramener à du salaire. Si, en termes de valeur, tout provient du travail, tout ne se réduit pas à du salaire. On comprend l’intention légitime de Bernard Friot : réaffirmer l’origine de la valeur et que l’ensemble de la société a vocation à contrôler tout ce qu’elle produit, au lieu d’abandonner cette maîtrise à ceux qui possèdent le capital. Mais cette cotisation économique prélevée sur la production courante rappelle la notion néoclassique d’épargne préalable, qui nie la nécessité d’une création monétaire pour financer l’investissement net à l’échelle macroéconomique, et qui relève d’une conception exogène de la monnaie renvoyant la création de celle-ci entre les mains d’une unique institution centralisée, la banque centrale ou l’État. Cela rejoint l’idée que partagent les partisans du revenu d’existence favorables à de la monnaie « hélicoptère ». [9]
Au-delà de cette théorisation très fragile, Bernard Friot invite à réfléchir sur l’ambivalence du salariat : à la fois aliénation, parce qu’il est le rapport social du capitalisme, et construction politique d’institutions préfigurant ou préparant son dépassement. Il n’est pas l’un ou l’autre exclusivement, il est les deux.

3. Les externalités au profit du revenu universel prétendument primaire

Le courant de pensée qui est allé le plus loin dans la tentative de mettre en relation les transformations du travail menées par le capitalisme et l’origine de la valeur est le cognitivisme, pour lequel la grande transformation du capitalisme actuel réside dans la place croissante des connaissances dans le processus productif. [10] « Le travail cognitif est une activité qui, quasiment par essence, se développe tant en amont, c’est-à-dire en dehors de l’horaire officiel de travail que durant l’horaire officiel de travail en traversant l’ensemble des temps sociaux et de vie » [11]. Cette évolution qui verrait la valeur naître hors du système productif serait telle qu’elle conduirait soit, selon certains, à éliminer le travail vivant comme source de la valeur, soit, selon d’autres, à englober dans le travail vivant tout instant de la vie, mais, dans les deux cas, elle obligerait à abandonner toute référence à la théorie de la valeur élaborée par l’économie politique, celle de Ricardo de la valeur-travail incorporé et aussi celle de Marx.
Les théoriciens du cognitivisme ne voient pas que, lorsque le travail vivant et la valeur se réduisent à mesure que la productivité du travail progresse, il s’agit d’un même phénomène. En d’autres termes, la dégénérescence de la valeur n’infirme pas la loi de la valeur, elle en est au contraire la stricte application. Et la subsomption de l’ensemble de la vie par le capital ne restreint pas la sphère du travail et de la productivité, mais au contraire l’élargit. Enfin, l’élaboration des connaissances et leur mise en œuvre ne sont pas le fait d’initiatives individuelles, mais résultent d’une construction collective. La relation qu’établissent ces théoriciens entre l’activité autonome comme nouvelle source de la valeur, et l’utilisation des connaissances, supposées nées de cette activité, s’écroule donc.
Ces erreurs reproduisent le fétichisme du capital : « L’indépendance de la sphère financière a été largement analysée comme un ’régime d’accumulation à dominante financière ou patrimoniale’. Ainsi, la valeur émerge de la sphère de la circulation monétaire tandis que la sphère de la production industrielle et l’entreprise perdent le monopole de la création de valeur et donc du travail supposé directement productif » [12]. La conclusion est digne de la théorie néoclassique : « la source de la richesse, c’est la circulation » [13].
Une croyance en une distribution du revenu « préalablement » au travail collectif s’installe progressivement, et qui, de plus, chez d’autres auteurs, confond les notions de flux et de stock, ou encore de revenu et de patrimoine : « Nous proposons […] de reconnaître un droit à un revenu d’existence véritable contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence puisque nous héritons tous de la civilisation » écrit un autre théoricien du revenu d’existence [14]. Or, aucun revenu monétaire ne provient d’un prélèvement sur le patrimoine, car tous les revenus sont engendrés par l’activité courante.
Que penser des thèses qui voient dans la révolution numérique la possibilité de dissoudre encore davantage les frontières du travail et qui disent que les grandes sociétés réussissent aujourd’hui à reléguer au consommateur une partie des tâches de production autrefois assurées par elles ? Tout un pan de littérature est consacré à traiter de la valeur qui serait créée par le consommateur dans le cadre d’une nouvelle économie dite collaborative. [15] Mais Ikea vend des meubles en kit, pour diminuer ses coûts et donc pratiquer des prix concurrentiels car plus bas. On ne peut pas à la fois dire que la valeur des meubles diminue et que l’acheteur a créé de la valeur, quelle que soit l’impression fâcheuse de ce dernier qui peine à assembler l’objet de son désir. En bref, le discours des acteurs ne peut tenir lieu de théorie. Comme le dit Sébastien Broca à propos des communs numériques, « les entreprises cherchent à capter ces ’externalités positives’, en nouant hors du cadre salarial, voire de tout lien contractuel, des alliances avec les ’multitudes’ » [16]. On pourrait ajouter que Keynes, pourtant peu enclin à l’indulgence envers les économistes classiques et Marx, demandait expressément de distinguer le seul facteur de production effectif, le travail, et le cadre environnant dans lequel celui-ci s’inscrivait. [17]
Puisque l’essentiel de la production de valeur se fait selon eux hors de la sphère du travail, les théoriciens du cognitivisme considèrent que le revenu d’existence serait un revenu primaire, rémunérant l’activité autonome des individus, définie comme productive. D’autres encore affirment que le lien social est synonyme de valeur au sens économique. Dans les deux cas, c’est encore confondre valeur d’usage et valeur, ou richesse et valeur. [18] L’identification automatique de la valeur à la valeur d’usage fait l’impasse sur l’indispensable reconnaissance collective politique de l’utilité d’une activité pour la société : par définition, l’utilité sociale ne peut être déclarée par chaque individu isolé, sinon comment prendre en compte la crise écologique qui oblige à redéfinir collectivement les modes de production ? Le « joueur de belote » vanté même sur France culture [19] comme créateur de valeur économique est le comble de l’idéologie en répandant une magistrale erreur de raisonnement économique. Celle-ci consiste à croire que le versement d’un revenu par l’État ou le lâchage de billets par un « hélicoptère » de la banque centrale valideraient les activités individuelles libres.
Dans un débat qui nous a réunis, Carlo Vercellone me demande d’appliquer la thèse de la validation sociale des activités monétaires non marchandes [20] que j’ai élaborée. Or, dans la sphère monétaire non marchande, la validation des activités économiques tient dans une décision politique a priori, dont il résultera travail, production de valeur et distribution de revenu. Par exemple, la décision de l’État d’apprendre à lire et à écrire aux enfants, ou bien celle d’une municipalité d’accueillir les enfants dans une crèche, sont suivies de l’embauche d’enseignants et de puéricultrices, dont le travail est validé par cette décision, et qui produisent des services et donc de la valeur, laquelle permet de verser des salaires. Comme on l’a vu plus haut, une fois le produit national augmenté de ce produit non marchand, l’impôt vient en assurer ex post le paiement collectif.
Quelles que soient les oppositions déclarées publiquement par les partisans des diverses formes de revenu d’existence entre eux ou avec ceux du salaire à vie, la conception de la monnaie exogène, voire monétariste, les conduit tous à la notion de revenu primaire. Mais la contradiction surgit aussitôt : « Une création monétaire perpétuelle, reconduite d’année en année, équivalente à la totalité du montant d’un RSG suffisant, ne serait pas à même d’assurer la stabilité macro-économique de son financement (au risque d’aboutir à terme à une spirale inflationniste) et surtout de l’asseoir sur une véritable transformation du mode de répartition. » Pourquoi y aurait-il inflation puisqu’une production a, paraît-il, eu lieu ? Les auteurs répondent : « Notre approche du RSG débouche nécessairement sur l’idée selon laquelle il ne peut être compris que comme une nouvelle forme de revenu primaire lié directement à la production. En tant que tel, c’est la contrepartie d’une activité créatrice de valeur aujourd’hui encore non reconnue, une forme de salaire social. » [21] Autrement dit, il s’agit de la même erreur que celle commise par le MFRB et par Mylondo, qui pensent que la validation sociale viendrait d’un versement de monnaie. Or, la validation sociale des activités non marchandes qui auront une expression monétaire est une décision de type politique en amont, portant sur ces activités et non sur le versement de monnaie qui en est la conséquence, sinon il s’agirait d’un simple transfert de revenu de certaines catégories à d’autres. [22]
Face aux solutions néolibérales ou socio-libérales, il faudra réenvisager la réduction du temps de travail, non pas celle des petits boulots ni celle consistant à sortir « volontairement » (sic) de l’emploi, mais une répartition sur tous du temps de travail collectif nécessaire [23]. La situation de détresse sociale créée par la violence de la crise capitaliste est telle qu’elle appelle sans aucun doute des mesures d’urgence tant qu’un processus de réduction du temps de travail continu n’a pas produit ses effets bénéfiques sur le plan de l’emploi de tous. Une simplification et une amélioration de la protection sociale pourraient être faites de plusieurs manières. Grâce à une allocation garantie à tout adulte de 18 ans disposant d’un revenu inférieur à un seuil déterminé et qui remplacerait la dizaine d’allocations diverses actuelles, le tout accompagné de la garantie d’accès aux services publics non marchands [24]. On pourrait aussi améliorer grandement le dispositif de RSA en le rendant automatique et le porter à hauteur dudit seuil de pauvreté. Ou encore, on compte en France 8,5 millions de pauvres en dessous du seuil fixé à 60 % du revenu médian. Si l’on versait une allocation de 1000 euros par mois à ces personnes, l’enveloppe annuelle serait de 102 milliards d’euros, soit quatre à sept fois moins qu’un revenu versé à tout le monde, du plus pauvre au plus riche, dans le cadre d’une allocation universelle dont les évaluations vont de 400 à 700 milliards par an.
La négation du travail dans toutes ses dimensions, ravalé au rang de marchandise, et la violence qui lui est infligée, ont pour corollaire le fétichisme qui entoure la production de valeur et qui pousse à croire que toute richesse sociale et naturelle est réductible à de la valeur, c’est-à-dire à une somme de monnaie.
Au final, le revenu inconditionnel renvoie à une conception individualiste de la société antagonique avec l’obligation de valider socialement la valeur susceptible d’être créée et distribuée. À cette aporie théorique s’ajoutent plusieurs risques politiques. Celui de voir le capitalisme en crise se saisir de cette proposition pour libéraliser davantage l’emploi de la force de travail, l’ubérisation sans protection étant le nouveau modèle rêvé par un patronat de combat. Celui de réduire le projet de réduction du temps de travail pour tous à une « sortie de l’emploi » individuelle, le risque étant encore plus grand pour l’autonomie des femmes. Celui de dissoudre un peu plus les collectifs humains, dont les collectifs de travail qui restent un des facteurs de socialisation.

Notes

[1] Pour approfondir : Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.
[2] C’est ce point qui a fait l’objet de la confrontation entre mon livre cité ci-dessus et celui d’André Orléan, L’empire de la valeur, Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. Voir aussi mon article « La valeur, ni en surplomb, ni hors-sol », Revue de la régulation, n° 10, 2e semestre 2011 ; ainsi que « Du travail à la monnaie, essai de perspective sociale de la valeur,Examen critique de la vision autoréférentielle de la valeur et de la monnaie », Colloque « Institutionnalismes monétaires francophones : bilan perspectives et regards internationaux », Lyon, 1er-3 juin 2016.
[3] Ma thèse a donné lieu à un débat très dense. Voir les discussions que j’ai eues avec notamment Jacques Bidet, Gérard Duménil, Antoine Artous, Michel Zerbato, Christophe Darmangeat.
[4] Voir Rachel Silvera et Anne Eydoux, « De l’allocation universelle au salaire maternel, il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir », dans Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Le bel avenir du contrat de travail, Syros, 2000 ; Stéphanie Treillet, « Revenu d’existence : un danger pour l’autonomie des femmes, Pour une vraie réduction du temps de travail », Commission Genre d’Attac, 2015.
[5] Ces confusions sont la copie conforme des mystifications élaborées pendant les années 1980 à l’OCDE et en France dans les rapports d’Alain Minc (La France de l’an 2000, Rapport du Commissariat général du Plan, Paris, O. Jacob, 1994) et de Jean Boissonnat (Le travail dans vingt ans, Rapport du Commissariat général du Plan, Paris, O. Jacob, 1995) et qui, pour justifier les politiques laissant filer le chômage, prônaient le remplacement de l’emploi par l’activité.
[6] Voir notamment Jean-Marie Harribey, « Du travail et du salaire en temps de crise  », Contretemps, avril 2012 ; « Les retraités créent-ils la valeur monétaire qu’ils reçoivent ? », Revue française de socio-économie, n° 6, second semestre 2010, p. 149-156.
[7] Sur ce point, nous partageons la critique de Pierre Khalfa dans ce même numéro des Possibles. La curiosité est que sa critique est faite au nom des catégories de Marx sur la valeur que lui-même récuse.
[9] L’image de l’hélicoptère est due à Milton Friedman, « The Optimum Quantity of Money », dans The Optimum Quantity of Money and Other Essays, Chicago, Aldine, Publishing Company, 1969. Dans son esprit, il s’agissait de moquer les politiques monétaires cherchant à redynamiser l’économie, parce que, selon lui, cela ne sert à rien. Voir Jean-Marie Harribey, « Ubu prend l’hélicoptère monétaire  », Médiapart, 28 avril 2016.
[10] André Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003. Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier « Le financement du revenu social garanti, approche méthodologique », Mouvements, 2013, n° 1, p. 44-53. Les auteurs disent se référer à un texte célèbre de Karl Marx, Manuscrits de 1957-1958 (« Grundrisse »), Éd. sociales, 1980, tome 2, p. 192-193. Pour une critique de leur interprétation, voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.
[11] Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier, ibid., p. 47.
[12] Yann Moulier Boutang, « Capitalisme cognitif et nouvelles formes de codification du rapport salarial », in Carlo Vercellone (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, La Dispute, 2003, p. 308.
[13] Yann Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, Carnets Nord, 2010, p. 221.
[14] Paul Ariès, La décroissance, Un nouveau projet politique, Golias, 2007, p. 201 et p. 356, souligné par moi.
[15] Voir par exemple Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur, De Mc Do à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte, 2008.
[16] Sébastien Broca, « Les deux critiques du capitalisme numérique », 2015, p. 5.
[17] « Au lieu de dire du capital qu’il est productif il vaut beaucoup mieux en dire qu’il fournit au cours de son existence un rendement supérieur à son coût originel. Car la seule raison pour laquelle on peut attendre d’un bien capital qu’il procure au cours de son existence des services dont la valeur globale soit supérieure à son prix d’offre initial, c’est qu’il est rare  ; et il reste rare parce que le taux d’intérêt rattaché à la monnaie permet à celle-ci de lui faire concurrence. À mesure que le capital devient moins rare, l’excès de son rendement sur son prix d’offre diminue, sans qu’il devienne pour cela moins productif – au moins au sens physique du mot.
Nos préférences vont par conséquent à la doctrine pré-classique que c’est le travail qui produit toute chose, avec l’aide de l’art comme on disait autrefois ou de la technique comme on dit maintenant, avec l’aide des ressources naturelles, qui sont libres ou grevées d’une rente selon qu’elles sont abondantes ou rares, avec l’aide enfin des résultats passés incorporés dans les biens capitaux, qui eux aussi rapportent un prix variable selon leur rareté ou leur abondance. Il est préférable de considérer le travail, y compris bien entendu les services personnels de l’entrepreneur et de ses assistants, comme le seul facteur de production ; la technique, les ressources naturelles, l’équipement et la demande effective constituant le cadre déterminé où ce facteur opère. Ceci explique en partie pourquoi nous avons pu adopter l’unité de travail comme la seule unité physique qui fût nécessaire dans notre système économique en dehors des unités de monnaie et de temps. » John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223.
[18] On lira avec ahurissement que « jouer à la belote au troquet du coin, lire un livre, regarder un film, faire une partie de jeu vidéo […] toutes ces activités concourent à l’enrichissement de la société, participent de l’utilité sociale, et, à ce titre, doivent être considérés comme des travaux », donc créant de la valeur économique (Baptiste Mylondo, « Qui n’a droit à rien ? En défense de l’inconditionnalité, réponses à Attac », 2015). À la question : « Mais comment fait-on pour évaluer la valeur d’une partie de cartes ? », il répond qu’elle a une valeur d’usage non nulle qu’il faut évaluer par son coût (Baptiste Mylondo, Entretien, L’Âge de faire, n° 110, été, 2016). Or, d’une part, quand on joue aux cartes avec des amis, cela n’a aucun coût, et, d’autre part, cela renvoie la validation au niveau individuel. Pour approfondir voir Jean-Marie Harribey, « Le revenu d’existence : un piège néolibéral », Économie et politique, dossier « Revenu de base ? », n° 744-745, juillet-août 2016, p. 39-43 ; « Repenser le travail, la valeur et les revenus », in Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Éd. Lux, à paraître octobre 2016.
[19] France culture, « Pourquoi le revenu de base n’existe toujours pas ?  », 3 juin 2016.
[20] Carlo Vercellone, « Quelle place pour le travail ? », Débat entre Jean-Marie Harribey et Carlo Vercellone, L’Économie politique, « Faut-il défendre le revenu de base ? », n° 67, juillet 2015, p. 62-75.
[21] Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier, op. cit., p. 49 et 51.
[22] Distinguons bien un transfert de revenu (par exemple les retraites, qui vont des travailleurs actifs vers les retraités, ou un éventuel revenu d’existence) d’un transfert en nature (par exemple le service éducation qui bénéficie même à ceux qui ne paient pas d’impôt sur le revenu).
[23] Voir aussi Michel Husson M., Stéphanie Treillet, « La réduction du temps de travail : un combat central et d’actualité », Contretemps, 2014, n° 20 ; Fondation Copernic (P. Khalfa, coord.), Le plein-emploi, c’est possible ! Éléments pour une politique de gauche, Syllepse, 2016.
[24] C’est le principe du scénario 3 retenu par le rapport Sirugue, malgré ses hésitations sur le revenu universel, Rapport de Christophe Sirugue, « Repenser les minimas sociaux, Vers une couverture sociale commune », Rapport au Premier ministre 2016.

À propos de l'auteur

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

1 commentaire:

  1. Bonjour, camarade

    Voici une autre approche du problème, autour du "projet Hamon":

    https://tribunemlreypa.wordpress.com/2017/01/08/hamon-fillon-de-gauche-ou-lincroyable-arnaque-du-revenu-universel/

    Les articles de J-M Harribey sont effectivement un bon point de départ pour une réflexion sur le sujet, si l'on arrive à distinguer l'essentiel analytique du propos réformiste qui revient par dessus.

    Luniterre

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