PAGES PROLETARIENNES

vendredi 1 avril 2016

MARX ET LA RUSSIE


par Roger Dangeville (1967) (*)

La Russie, les Etats-Unis et le « Capital »

La chronique nous rapporte que le plus souvent le général (Engels) était satisfait. Son ami, Karl Marx, avait du génie et élaborait essentiellement la théorie en se livrant aux recherches fondamentales et en laissant à ceux qui avaient simplement du talent le soin des questions secondaires et des recherches moins ardues sur l'histoire et l'actualité, la politique et la politique immédiate du parti.
Mais, il arrivait, paraît-il, que l'auteur du « Capital » délaissât les sentiers escarpés qui mènent aux sommets lumineux de la science pour se disperser dans les détails et le quotidien. Ainsi perdrait-il son temps, pendant des années, à préparer des interventions et des rapports détaillés et minutieux pour un petit cercle d'ouvriers plus ou moins instruits (comité central de la Ire Internationale), ou bien il dévorait et annotait des milliers d'ouvrages traitant des sujets les plus disparates. Il allait même jusqu'à faire ces travaux dans le plus grand secret, et on assure qu'Engels fut surpris lorsqu'il recensa l'héritage littéraire de Marx, car il écrivit à Sorge : « Il y a aussi 3 ou 4 cahiers de mathématiques. J'ai eu l'occasion de montrer à ton fils un exemplaire sur les bases nouvelles du calcul différentiel. S'il n'y avait pas eu l'énorme matériel sur l'évolution de la Russie et des Etats-Unis (plus de deux mètres cubes rien qu'en matériel et statistiques russes), le deuxième livre du « Capital » serait depuis longtemps à l'impression. Les études de détail ont accaparé Marx pendant des années. Comme toujours, il tenait à ce que tout soit parfaitement tenu à jour, et maintenant tout est anéanti, à l'exception de ces extraits ».
Il arrivait alors, poursuit la chronique, que le général s'impatientait et entrait dans des colères noires. Mais, ici, elle devient mauvaise langue et insinue que certains travaux sont accessoires, voire inutiles dans l'oeuvre de Marx. Qui plus est, elle en appelle à l'autorité d'Engels. En réalité, comme nous allons le voir, ces travaux « secondaires » illustrent le mieux les desseins de Marx : ne portent-ils pas sur des événements qui, après la mort de Marx, ont bouleversé la vie de millions d'êtres humains et de générations entières ?
Pourtant Engels avait bien pris soin de lever toute équivoque. Sur la tombe même de Marx, il
précisait que les recherches de son ami ne s'expliquaient pas seulement par son goût pour les études, mais par ses desseins révolutionnaires. Engels ne disait là que la stricte vérité, mais il heurtait le bon sens même, car on ne tient pas les hommes politiques pour des hommes de science. Il avait beau expliquer que la révolution ne se fait pas en agitant des idées et en travaillant les esprits, mais en aillant une connaissance profonde de ce phénomène matériel, inscrit dans le développement même de la société. Certes, c'était comme un ouragan qui se déchaîne soudainement, mais, en fait, les condensations qui engendrent des formations sociales nouvelles et plus développées s'accumulent plus lentement et progressivement à partir des contradictions sociales de toute l'époque précédente et sont donc parfaitement connaissables. Et justement il s'agit de ne pas se laisser surprendre par l'orage, car alors il est trop tard pour mener à bonne fin les transformations sociales qui sont possibles dans les périodes de bouleversement.
En effet, l'expérience historique de plusieurs révolutions manquées avait révélé que si l'on voulait éviter qu'à l'heure de la décision le prolétariat hésite, louvoie ou renouvelle les errements qui lui avaient fait lâcher prise si souvent, il fallait qu'un parti révolutionnaire enregistre les expériences faites dans le passé et prévoie le déroulement des phases successives de la révolution. Engels rappelle ainsi qu'en 1849 il avait écrit....

lire la suite ici :http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1967_num_5_1_3084

(*) Cher lecteur, après mon exhumation régulière du grand mémorialiste du maximalisme marxiste, le postier Lucien Laugier (compagnon de combat à Marseille, et ami proche de Bordiga) tu vas imaginer : 1. que le bordiguisme fût une solide école de formation marxiste moderne, 2. que les militants d'importance du parti bordiguien (comme Dangeville et Camate dans les fifties, Laugier dans les sixties) ne sont jamais aussi bons dans leurs contributions théoriques au futur mouvement prolétarien - bon excepté Camate le papy des modernistes - que lorsqu'ils ont quitté le parti "invariant", et tu auras raison.

Mais c'est la "branche italienne" du maximalisme révolutionnaire international dont il ne faut pas oublier l'apport fondamental et pas seulement par sa branche bordiguiste; j'en profite mon fidèle lecteur et ami pour te fournir cet extrait d'un vieil article de PU consacré à Angelo Tasca, le papa de la ministre socialeuse.

"...Aucune étude n’a été consacrée au nombre considérable de théoriciens produits par ce mouvement transalpin, incomparablement supérieurs à ce qui a éclot dans tant d’autres pays pour tout le XXe siècle. Pis encore les rares défricheurs puis militants de cette école ont souvent eux aussi, en privilégiant tel ou tel personnage d’envergure parmi les fondateurs du premier parti communiste d’Italie, contribué à édulcorer la richesse de l’ensemble de ces acteurs de la lutte de classe, les uns privilégiant Bordiga comme le summum de la pensée bolchevique appliquée à l’Europe occidentale, d’autres son concurrent Damen, d’autres encore les théoriciens de la revue en Belgique Bilan, avec Vercesi pendant la Seconde Guerre mondiale. Ont été systématiquement rejeté dans l’ombre ceux dits de « l’aile droite » comme Angelo Tasca, au même titre que Boukharine en Russie (du fait de son alliance opportuniste et malheureuse avec Staline) tout comme Gramsci. Or, ces théoriciens dits de « l’aile droite » ont des choses à nous apprendre, même dans leurs reniements; ils ont été partie prenante des multiples débats dont le contenu ne peut être dissous en qualifiant « l’aile gauche » maximaliste d’infaillible et pour continuer à oublier les objections et contributions de « l’aile droite » taxée de minimalisme et d’opportunisme, où toute la problématique oscille entre les diverses fractions sans toujours présenter des délimitations claires et en se fixant sur la trajectoire d’un tel ou de tel autre.
 La négligence historique des petits cercles révolutionnaires est comparable à la méthode anarchiste qui rejette toute la IIème Internationale comme intégralement bureaucratique bourgeoise, quand l’on sait, pour qui a pris connaissance des débats dans cette Internationale, que de l’affrontement des points de vue opposés, où chacun n’a pas entièrement tort et où apparaissent de lumineuses idées, est née la configuration des partis les plus marquants du début du XXème siècle. Les historiens pipoles ont pour leur part cadenassé la réflexion et la prise de connaissance des clivages par une fixation rigide sur  la fracture de 1920 et les 21 conditions de l’Internationale communiste. L’ossification de la théorie bolchevique en stalinisme a tendu à simplifier outrageusement les questions essentielles, en gommant ou en stigmatisant comme bourgeoises et dépassées les objections des perdants de « l’aile droite », comme s’ils avaient toujours été des fourriers du capitalisme et des réformistes intrinsèques.
Or la pensée communiste ne peut se laisser enfermer dans les carcans ou aléas de l’histoire des partis successifs. Une tâche immense reste pour des historiens conséquents de rétablir certaines vérités qui ont résistées à l’usure du temps. Il est de notoriété publique désormais que Bernstein et Kautsky n’ont pas dit que des âneries ; un Lénine conseillait même de relire leurs vieux écrits. Pour illustrer ce début d’investigation je me propose de réhabiliter le « droitier » Angelo Tasca. Contrairement à la plupart des autres initiateurs du courant maximaliste[2], Tasca a fait œuvre d’historien avec plusieurs livres de référence à son actif.
Tasca n’est pas n’importe qui, il a été lui aussi un des fondateurs du PC d’Italie de l’époque héroïque. Jeune étudiant socialiste il s’est fait remarquer en 1912 lors du débat dans la Jeunesse socialiste avec l’autre jeune marquant Amadeo Bordiga  sur la question des socialistes face à la culture et à l’éducation. Tasca, pas encore proche de Gramsci, défendait des thèses favorables à l’assimilation de la culture bourgeoise par les jeunes socialistes et s’opposait à l’orientation antimilitariste, anticléricale et anti-réformiste de la presse socialiste des jeunes. Bordiga défendait une orientation de la presse comme organe politique et non culturel de la lutte de classes et s’opposait à sa transformation en un périodique culturel. Par rapport à l’éducation, Tasca proposait une réforme du système éducatif italien dans le sens laïc et démocratique. Bordiga contestait que cette réforme puisse changer le caractère bourgeois et anti-socialiste de cette éducation. Bordiga caractérisait la culture et l’éducation bourgeoises d’anti-solidaire, compétitive, individualiste et darwiniste. La politique socialiste se devait d’être solidaire et altruiste et ne pouvait se développer que comme négation de la culture dominante, dans la pratique de la lutte de classes.  Amadeo Bordiga fût considéré comme vainqueur de la polémique. Dans la dynamique vers la création du parti communiste, les barrières des différents groupements sont mouvantes. On assiste dans la section de Turin à une fusion d’une partie des  abstentionnistes (Parodi, Boero), des communistes électoralistes (Togliatti, Tasca, Terracini) et du groupe «éducation communiste» (Gramsci, Bianco). Les partisans de la fondation du parti communiste en Italie se réunissent en une Conférence nationale de la Fraction communiste du PSI à Imola. Y participent les abstentionnistes, les deux groupes ordinovistes, des maximalistes de gauche et la Jeunesse socialiste. On prépare une motion pour fonder le parti communiste lors du prochain congrès du PSI. Les ordinovistes ont alors abandonné leurs thèses conseillistes[3]. Tasca semble avoir été fustigé par le centre maximaliste et la gauche bordiguiste parce qu’il souhaitait le rattachement des conseils ouvriers aux syndicats existants[4]. Il aurait été abonné à Bilan, après son exclusion de l’IC stalinisée, la revue de la fraction italienne de gauche en exil à Bruxelles mais aucunement dans une démarche d’approfondissement des principes de classe ; les anciens exclus s’observent toujours du coin de l’œil [5]!

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Dans le PC qui succède au parti socialiste – parti qui avait de beaux restes puisqu’il avait été le seul parti avec le PS russe à refuser de participer à la guerre – on retrouve les mêmes clivages avec une direction « maximaliste » qui signifie alors une mixture d’idéalisme radical et de réformisme dans les actes. Sans entrer dans les détails de la configuration classique – centre (groupe dirigeant maximaliste), gauche (les dits abstentionnistes et Bordiga) et droite (Gramsci et Tasca) – il faut considérer que les clivages sont mouvants[6]. Ainsi en 1920 Tasca rompt avec Gramsci, lequel reste isolé quand le vieux socialiste Terracini et Togliatti (encore plus ou moins abstentionniste et futur caïd stalinien) se rapprochent de la direction maximaliste. En 1924, au cours de la Conférence clandestine du PCI à Como,  la Gauche du PCI obtient la majorité mais surgissent trois fractions : Droite (Tasca), Centre (Gramsci), Gauche  (Bordiga)[7]. La gauche avec Bordiga se réclamera plus tard d’un maximalisme conséquent et non pas de sa première variété sentimentalo-réformiste.

BORDIGA EMPORTE A NOUVEAU LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS D’USINE

Après échec de la grève des aiguillles en 1920 Gramsci s’était rapproché des positions de Bordiga.  Dans le n°1 d’Il Soviet Bordiga avait mis tout le monde d’accord et marqué une leçon indélébile d’histoire pour les positions de principe :
« Avec le développement de la révolution, avec l’élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques mais dans un premier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier plan. Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste. Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin, qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique »[8].
C’est clair et net, et la force du raisonnement de Bordiga découle des leçons issues du long travail polémique de la IIème Internationale. Cette analyse place non seulement la gauche en tête du jeune parti communiste mais en fait un digne rejeton de l’expérience en Russie. Mais les choses vont se compliquer avec l’apparition du fascisme dont Bordiga est chargé de décrire la nature par les instances de l’Internationale communiste, et il le fait brillamment ; la résolution de l’IC de 1923 caractérise à sa suite le fascisme comme « phénomène de décadence »[9] . Ce n’est pas l’objet de cet article de revenir sur les diverses interprétations du fascisme et son utilisation comme diable moderne n°1 et éternel pour la bourgeoisie mondiale actuelle.
Il nous fallait réexaminer, à côté des rabachages des textes « intangibles » de la gauche par les minorités maximalistes contemporaines, la contribution plus argumentée et sociologique de Tasca, que beaucoup n’ont d’ailleurs jamais lu. Tasca écrit son livre en 1938, près de dix ans après avoir été exclu de l’IC stalinisée. Il s’est éloigné du credo communiste et tente une approche plus culturelle mais qui reste néanmoins solidement reliée aux analyses marxistes, et fidèle à son brillant discours au congrès du PCF à Marseille en 1922 (cf. ma note 7). Il estime que la victoire du fascisme a été plus due aux divisions du mouvement communiste et socialiste qu’au fascisme lui-même, plus force policière que rival politique ; la bourgeoisie italienne disposait de forces policières en trop faible nombre[10]. Il tombe dans l’œcuménisme de la théorie du « front unique » qui aurait pu soi-disant éviter au fascisme de triompher, ce qui est totalement erroné, comme il le démontre d’ailleurs souvent par devers lui : des fronts uniques ont été mis en place, cartels de partis impuissants à rallier l’ensemble de la classe ouvrière ou même au niveau activiste militaire des Arditi del popolo. Bordiga défendait lui aussi l’idée de front unique mais des masses ouvrières socialistes et communistes. Tasca se contredit en analysant près de deux décennies plus tard tour à tour les principales raisons, d’abord le soutien de la police bourgeoise aux bandes fascistes, la dispersion puis le désarroi du prolétariat lui-même, duquel il finit par dire qu’il était vaincu déjà depuis l’échec des grèves de 1920, avec une analyse pertinente comme on le verra de la gréviculture  anarcho-communiste, voire maximaliste et de ses insuffisances[11].
L’ambivalence du fascisme italien à ses débuts prête à sourire quand on le compare avec les mesures anti-ouvrières que prend l’actuel « gouvernement socialiste » en France, et à ses souteneurs comme la vice-présidente du Sénat Caroline Tasca, fille d’Angelo. Les faisceaux de combat défendent initialement un programme à faire rougir les supporteurs du programme commun français des années 1970 et leur tonton Mitterrand : « Suppression du Sénat (…) Création de Conseils nationaux techniques (comme ceux de Kurt Eisner en Bavière), journée légale de huit heures, Retraite pour les vieux travailleurs à 55 ans, remplacement de l’armée permanente par une milice nationale, expropriation partielle de toutes les richesses, confiscation des biens de toutes les congrégations, révision de tous les marchés de guerre avec prélèvement de 85 % sur le bénéfice ». Même nos pauvres gauchistes et anarchistes, avec leur slogan thorézien « faire payer les riches » font figure de pâles réformistes démagogiques face à ce « maximalisme fasciste » ! Sans oublier l’origine mussolinienne du concept altermondialiste des nations du sud face aux riches du nord ; pour Mussolini la SDN était un piège tendu par les nations riches aux « nations prolétariennes » ![12]
Un thème est récurrent dans l’ouvrage de Tasca, c’est sa critique et moquerie du maximalisme, et de ses expressions successives (alors qu’à la fin de sa carrière il vantera le réformisme spécieux de Gramsci). Il en réfère en 1919 au parti socialiste, alors que n’a pas encore eu lieu la scission, parti oscillant, dominé par la fraction maximaliste (les centristes pas encore la gauche avec Bordiga, encore qu’on ne voit pas en quoi il aurait été hostile dans la forme au Manifeste qui suit), qui publie en août ledit manifeste :
« L’instauration de la Société socialiste ne peut s’accomplir par décret ou par décision d’un Parlement ou d’une Constituante. Les formes hybrides de collaboration entre Parlement et Conseils ouvriers devront également être condamnées et rejetées. Il faut au contraire pousser le prolétariat à la conquête violente du pouvoir politique et économique, qui devra être entièrement et exclusivement confié aux Conseils des Ouvriers et des Paysans, avec des fonctions en même temps législatives et exécutives »[13]. Mais en même temps ce maximalisme radical en apparence prône de lutter « sur le terrain électoral et dans les institutions de l’Etat bourgeois » ! Tasca a raison de taxer ce maximalisme de « réformisme honteux ». A ceux qui pourraient sourire de l’aspect radical du manifeste d’août, il est compréhensible pour Tasca qui rappelle la gravité de la situation sociale: « entre octobre 1919 et mai 1920 quelques centaines d’ouvriers et de paysans ont été tués ou blessés dans toutes les régions d’Italie ».
Là où Tasca devient passionnant dans son témoignage c’est lorsqu’il sort des généralités maximalistes ultérieures (à la Bordiga qui font fi des nuances en parlant en général du prolétariat), en rentrant dans le détail des grèves orchestrée par l’aristocratie syndicaliste sous la manœuvre bourgeoise :
« Au cours de la grève des cheminots, en janvier 1920, les syndicats « blancs » avaient donné l’ordre de continuer le travail, et la grève non seulement s’était terminée par un accord signé avec la seule organisation « rouge » qui l’avait déclenchée mais le ministre des Travaux avait livré aux représailles du Syndicat des cheminots les membres de l’organisation catholique qui n’avait pas suivi ses ordres »[14]. L’épidémie de grèves « sévit et atteint son maximum en 1920, en Italie comme ailleurs : elle tombera partout sous la douche froide de la crise économique (…) C’est une énorme dispersion d’énergies, une cascade de mouvements qui arrivent à paralyser, dans certaines zones rurales, la production pendant de longues semaines et des mois, mais dont le coefficient politique reste nul »[15]. Ces mouvements débordent le parti socialiste et les syndicats mais : « On traite cette hypersensibilité des masses par une sorte de douche écossaise, en leur recommandant le calme et ne leur promettant la révolution (…) derrière ce bavardage il n’y avait absolument rien ».
1920 n’est pas 1910 : « Le parti socialiste et la CGL ne sont plus les organisations d’une « aristocratie » ouvrière : des masses nouvelles sont entrées en mouvement ; pour les guider il faut autre chose que les expédients et les recettes d’autrefois (…) Une bourgeoisie de plus en plus intelligente » (suite dans l’extrait en fin de cet article). Ce même parti socialiste se dédouane de l’échec du mouvement en rejetant ses flous tactiques sur « l’apathie des masses », tout comme il se permet de mépriser les anciens combattants, les laissant ainsi dans les bras des cliques fascistes.

LE FASCISME UN SIMPLE PARASITE DE LA CONTRE-REVOLUTION

Tasca, comme Trotsky et Bordiga, n’estime pas la montée résistible du fascisme comme la contre-révolution, son chapitre VII s’intitule : « La contre-révolution posthume et préventive ». En postface il combat la légende selon laquelle « le fascisme aurait sauvé l’Italie du « bolchevisme » : « Le fascisme a utilisé un changement qui s’est produit dans la situation italienne par réaction contre les erreurs des socialistes et l’échec de leur « révolution » ; il a été le parasite et non l’agent de cette mutation. Le maximalisme « bolchevique » s’est détruit de lui-même, succombant à sa sottise et à son impuissance » (p.382)[16].
A la fin de 1920, le fascisme généralise ses « expéditions punitives » criminelles. En 1921, les bandes fascistes exploitent les rancoeurs contre  les « allogènes », les « slaves » et les « communistes ». Ils finissent par détruire toutes les Bourses du travail, les syndicats et coopératives. Ils essaiment dans les régions où le prolétariat agricole est moins nombreux, avec l’aide vengeresse des commerçants et des agrariens.
Selon Tasca 20 ans après son discours de Marseille et moins sûr de ce qu’il défendait à l’époque, l’infériorité dans laquelle finit par se trouver la classe ouvrière ne s’explique pas par le simple écroulement des idéaux socialistes (faiblesse des chefs et d’une partie des masses) mais dans « le caractère militaire de l’offensive fasciste » ; on voit là la contradiction de Tasca qui regrettait une forme idéale du « front unique » puisqu’il révèle a posteriori que la répression fascisto-policière est bien l’élément déterminant et aussi in fine une faiblesse historique de la classe ouvrière italienne, pas la simple politique aléatoire du parti socialiste.
Puis il ajoute une autre explication plus profonde encore qui expliquerait mieux la dispersion du mouvement socialiste face à la réaction fasciste : « Le manque d’une conscience nationale achevée, le cloisonnement municipal ont constitué un très grave handicap pour le socialisme italien ». C’est le même type d’explication qui fût celui des révolutionnaires allemands après la défaite länder par länder à la même époque dans cette Allemagne aussi tardivement unifiée ! Sans rejoindre la thèse d’Arno Mayer sur un fascisme aux sources aristocratiques – pour Bordiga le fascisme n’est nullement un retour au féodalisme[17] - il faut bien reconnaître que la faible centralisation bourgeoise lui a été d’un grand secours et nous permet de comprendre de nos jours l’invention de la « communauté européenne » avec ses « régionalisations européennes », arme typiquement anti-prolétarienne, qui découpent les nations en morceaux beaucoup plus contrôlables !
Tasca rectifie encore son point de vue en manière de résumé, et il semble là bien proche de l’analyse de Bordiga : « du milieu de 1921 à octobre 1922 (…) l’infériorité militaire de la classe ouvrière italienne a été la conséquence d’une infériorité politique, due à l’atmosphère « maximaliste » dans laquelle elle était plongée (…) Or, le maximalisme italien était un maximalisme de foules inarticulées, chaotiques, sans cohésion d’esprit ni de perspectives (…) C’était la fourmilière à la merci de la légion » ; « Dans la classe ouvrière, paralysée par la scission politique et par la crise économique, le recul est évident ». Ce recul se traduit au niveau électoral par l’affirmation du parti fasciste dont les « communistes » ont favorisé l’ascension en s’attaquant principalement à leur ancien parti socialiste en mai 1921 : « Le « bolchevisme » italien était désormais bien peu dangereux, puisqu’on pouvait confier, fin mai 1921, des arsenaux et des fabriques d’armes à cette même Fédération métallurgique qui avait, huit mois auparavant, décidé l’occupation des usines »[18].
Pourtant, là encore Tasca est contradictoire, il vient apporter une autre explication que la simple division électorale des partis qui se réclament chefs du mouvement ouvrier. Le ministre Giolitti opère à une grande manœuvre avec les commissions parlementaires en faisant approuver de nouveaux tarifs douaniers pour « défendre l’industrie et l’agriculture nationale ». Montebourg était d’accord avec Giolitti.
« Dirigeants de la CGL et dirigeants industriels sont d’accord à ce sujet, car cette mesure va « créer du travail » et permettre à nouveau un certain partage des surprofits entre capitalistes et ouvriers syndiqués du Nord ». Pas de pot le gouvernement Giolitti est renversé cinq jours après, mais le chemin est encore long pour Mussolini et ses bandes. Tasca vante une renaissance du « front unique » gênante pour Mussolini alors qu’il s’agit en fait surtout de réactions dispersées certes mais extrêmement violentes du prolétariat, créant ses propres groupes armés jusque dans les campagnes, qui rend encore coup pour coup aux exactions fascistes » (cf. les Arditi del Popolo).
Tasca se prend à rêver en postface, écrire une histoire du socialisme qui : « … amènerait à juger d’une façon moins négative le maximalisme lui-même, cette avitaminose, cette « maladie infantile » du socialisme italien. Le maximalisme trahit certes une grave absence de maturité politique (il vise aussi le maximalisme ultérieur de la gauche avec Bordiga, classés dans les « infantiles » par Lénine soi-même, ndr); il permet tous les alibis, naïfs ou calculés, en face des problèmes qui commandent l’action. Mais il tire sa force de sentiments élémentaires et sains, de cette primauté des facteurs moraux que Roberto Michels avait remarquée il y a longtemps déjà dans notre mouvement socialiste. Il existe un maximalisme des masses dont les premiers élans furent l’expression d’un idéalisme militant qui subsiste même dans ses tâtonnements. C’est de là que sont partis les socialistes dignes de ce nom pour provoquer, accélérer la formation au sein de la classe ouvrière et autour d’elle, d’une conscience politique adéquate ; c’est de là qu’il faudrait encore partir pour reprendre leur œuvre. Ces sentiments élémentaires sont aujourd’hui exploités pour empêcher le développement d’une véritable conscience ; la chose est possible parce qu’ils n’ont pas été fixés en doctrine et, par conséquent, subissent ou alimentent des schèmes mentaux qui les corrompent ou les trahissent. Les communistes qui ont liquidé dans leur camp le maximalisme trotskiste, utilisent sans scrupules les poussées du « maximalisme des masses » pour une politique et à des fins où le socialisme perd, en même temps que sa sève la meilleure, sa propre raison d’être ».
Par le terme « communistes », utilisé ici par Tasca, il faut entendre à l’époque de cet écrit les « staliniens » évidemment puisque les vrais communistes italiens ou autres sont en prison au goulag ou chez Mussolini, et que le « communiste Tasca » a été parmi les premiers exclus. Tasca incrimine aussi la « découvert » tardive du marxisme par certains intellectuels italiens. On a vu qu’au congrès du PCF à Marseille en 1922, Tasca, délégué du PC d’Italie, avait expliqué dans un français très correct, que l’échec de 1920 avait été dû à l’absence d’un parti politique fortement organisé, quand vingt après il ne défendra plus cette vision de type trotskiste et bordiguiste, car comme la poule et l’œuf, le prolétariat italien dispersé et sans fortes traditions n’avait pas pu pondre le parti adéquat à la sensation de révolution qui était dans tous les esprits.

pas mal non?

jeudi 31 mars 2016

En défense de Pannekoek: L'ANTIKAPEDISME DU PCI


par Lucien Laugier
 « Il est largement temps d’en finir avec les immenses abus faits avec les termes. Le capitalisme est trop intéressé à présenter tout mouvement violent, toute action de force, et surtout toute lutte armée, sous le terme de révolution, pour mieux dénaturer et déformer l’idée de révolution sociale, afin de mieux la confondre et aussi mystifier les idées et la conscience de classe du prolétariat. Il est d’autant plus déplorable de voir ces abus de langage et la confusion qui en résulte pénétrer jusqu’à l’intérieur du mouvement révolutionnaire » . MARC CHIRIC
(Défense du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre, réponse à un camarade, Venezuela, novembre 1965, in Tome II p.21 et suiv.).

 
Une certaine ignorance des faits et conditions historiques décrits au chapitre précédent explique, pour une bonne part, l'acceptation, par les membres du PCI du schéma transmis par la Gauche italienne concernant les vicissitudes de la IIIe Internationale en général, son rôle face à la révolution allemande en particulier. La crédibilité de ce schéma passe pourtant par une ignorance plus grande encore de la signifcation et de la portée du travail critique accompli par la gauche allemande. C’est précisément sur cette ignorance que la polémique à titre posthume menée par la presse du PCI contre le KAPD spécule d’une façon aussi édifiante que triviale ; pour cette raison, il est doublement utile d’en faire la critique : c'est d'abord mettre en évidence la mauvaise foi obligatoire dans les procédés critiques du PCI ; c'est ensuite découvrir, dans l'ambiguïté de la gauche italienne à l'égard de la gauche allemande, l'origine de cette perplexité à laquelle le PCI ne peut échapper qu'en multipliant les entorses à la vérité. Par ailleurs cette polémique antikapédiste s’inscrit dans la dernière "crise" du PCI comme une nécessité significative en elle-même. La logique de la solution apportée à cette "crise" exigeait que la direction du parti, après avoir provisoirement réglé la discussion de la tactique syndicale[1], se retourne, avec une virulence accrue, contre la source idéologique présumée des contestations qui s'étaient élevées dans le PCI en 1970-71 : les positions de la Gauche allemande et, plus particulièrement, celles de ses "théoriciens", Pannekoek et Gorter.
Cette offensive fut déclenchée lors de la réunion générale de Milan en février 1972, en contrepartie inévitable du "redressement" opéré sur le plan syndical : pour faire accepter au volontarisme, en ce domaine, "l'autocritique" qu'on lui administrait, il ne fallait rien moins qu'évoquer devant le parti le spectre d'une désagrégation dont on brûla en effigie le symbole : le "kapédisme".
Inutile de décrire par le menu cette manœuvre, dont il faut bien reconnaître que le "centre" du parti beaucoup mieux que nous percevait la nécessité impérative en tant que moyen de conjurer l ‘écroulement de tout l'édifice théorique du PCI. Rappelons seulement, pour ne pas quitter l'angle de vue essentiellement expérimental que nous respectons tout au long de cette étude, les conditions dans lesquelles les éléments ou sections en désaccord avec la ligne du parti durent renoncer à tout espoir, non pas seulement de faire prévaloir leurs vues, mais même de les exposer dans un climat qui ne fut pas empoisonné par une hostilité fanatique. Les sections "nordiques", dont on a suivi plus haut la controverse par voie épistolaire avec le "centre", se convainquirent, sur la fin de l'année 71, de l'inutilité de poursuivre une discussion qu'elles n'auraient voulue ne fonder que sur le seul terrain des faits historiques : il apparaissait de façon indubitable que le PCI ne pouvait les y suivre parce qu'étant lié, en tant que position de principe, à une interprétation déterminée et irréfrangible des mêmes faits. Le "scandale" provoqué par le numéro 114 du "Prolétaire" survint à peu près à la même époque. Dès lors que le "centre" exigeait, au nom de la discipline, le "retour du journal dans la ligne juste" - et donc une autocritique, par les auteurs, des trois articles incriminés dont nous avons parlé au début - il était clair que toute discussion "sereine" (selon le terme qu'affectionnait le "centre") devenait impossible. Le ton s'était d'autant plus passionné que les tenants les plus résolus de l'infaillibilité du parti - précisément ceux qui, dans toutes les sections, avaient ignoré le plus longtemps les incartades volontaristes du "centre syndical''- retournaient, selon un réflexe classique, leur mécontentement tardif à l'égard de l'USC contre ceux qui, par leurs protestations à l'adresse de ce dernier, avaient effectivement déclenché la "crise". Dans ces conditions, il n'était que trop prévisible que la réunion générale de Milan (initialement prévue pour le début de l'année) reproduirait en plus grand, sans aucune utilité, les empoignades aussi ridicules que véhémentes dont certaines sections du PCI avaient déjà été le théâtre. Les sections et membres "dissidents" du parti refusèrent donc de se rendre à cette réunion, estimant non sans raison que ceux qui y participeraient dans ce contexte prouveraient par la même accepter sans réagir de franchir un nouveau pas dans la dégradation du PCI.
On pourra en effet vérifier, au travers des textes que nous allons examiner, à quel niveau d'agressivité le PCI, dans les mois qui suivirent, éleva les vieilles divergences entre la gauche italienne et la gauche allemande, entre lesquelles le contraste politique et idéologique n'avait jamais atteint un tel paroxysme. C'est une véritable campagne de presse que le PCI déclencha contre le spectre du KAPD, soulageant en un seul coup, une incroyable accumulation de mesquinerie et de présomptions concurrentielles au moment de la confrontation, longtemps différée et inconsciemment refoulée, avec la fin tragique du mouvement ouvrier dont toute une génération avait cultivé le fantôme. Si le PCI, près de 50 après la disparition de la gauche allemande, s'en prit à celle-ci avec la virulence et le mépris que nous pourrons constater, c'est qu'il s'agissait bien pour lui d'une échéance historique désormais impossible à éviter.
En ruinant définitivement les arguments de 1920 contre "l'infantilisme de gauche", c'est au mythe de l'infaillibilité de la gauche italienne que ce nouveau "dialogue avec les morts" porte un coup sévère[2]. Mais les conséquences n'en seraient peut-être pas aussi irrémédiables pour le PCI, si celui-ci continuant à théoriser doctement le ralliement de Bordiga à Lénine et à ses indéfendables raisons, n'y était poussé par une force en dernière analyse bien plus importante que la seule fidélité à la tradition, et qui, finalement, reste la seule inspiratrice de cette fidélité.
Si la tendance qui s'est fait jour durant la dernière décennie, tant dans les luttes sociales effectives que dans la réflexion théorique, a voulu exhumer le "message" de la gauche allemande, c’est qu'elle y a vu le symbole de la lutte contre l'implantation, dans le mouvement ouvrier, des "valeurs" idéologiques qui ont frayé la voie à la forme moderne de domination du capital. La lutte du KAPD contre la IIIe Internationale, comme nous l'avons vu, est surtout édifiante en tant que révélation du contenu de répression idéologique du léninisme. C’est à ce titre qu’elle a suscité un indéniable mouvement d'intérêt dans le cadre des perspectives que symbolise mai 1968. Face au conflit désormais ouvert contre l'arme idéologique qui fut le paravent de la contre-révolution, le PCI, en recourant à l'amalgame et à la manipulation des textes pour dénaturer le "kapédisme", avoue le camp qu'il a choisi et dont, pour notre gouverne, nous avions déjà le pressentiment à la lumière de divers détails de la vie du parti. Ce qu'il défend ainsi, toutes griffes dehors, c'est moins Lénine comme moment historique de la révolution que le léninisme en tant qu'idéologie. Ce qui le fait sortir de ses gongs, ce n'est pas tant la sanction que les faits historiques infligent au bien-fondé de la position passée de la gauche italienne que ce qu'il découvre de précaire et de fragile dans cette tradition lorsqu'il veut s'en faire un bouclier contre la bourrasque qui a ébranlé un demi-siècle d'inhibition politique contre-révolutionnaire.
Dans la polémique contre le KAPD, apparaît, dès le début, le refus du PCI de se placer sur le terrain historique, celui où toute appréciation politique se juge d'après la vérification ou l'infirmation des prévisions qu'elle contient. Ce refus du "jugement de l'histoire", dans le texte du PCI, est plus significatif que le jugement lui-même. Dès 1920, les "kapédistes" ont prévu que, si l'I.C. poursuivait dans la voie adoptée au Second congrès, la révolution d'Octobre resterait une révolution bourgeoise, la forme-parti, au contact de la profonde mutation des structures capitalistes, deviendrait l'instrument de l'asservissement du prolétariat, tandis que la classe ouvrière subirait jusqu'au bout le processus déjà en actes de sa réduction à une "catégorie du capital". A la confirmation historique de cette perspective, le PCI ne peut rétrospectivement n'opposer que celle que soutenait encore Bordiga en 1926 : le processus de la contre-révolution stalinienne n'était pas fatal.
L'hypothèse de Bordiga à cette époque est très clairement résumée dans ce commentaire de "Programme communiste" à la lettre de Korsch (dans laquelle Bordiga expose la position ci-dessus) : "Aussi longtemps que dans une double révolution, le pouvoir prolétarien n'est pas définitivement liquidé, on ne peut parler de pure et simple révolution bourgeoise". L'hypothèse Bordiga n'a évidemment plus de sens aujourd'hui. Même si on fait abstraction de son élimination historique, l'affirmation de "Programme communiste" se réduit à une pure tautologie, puisqu'il s'agit de déterminer le moment historique où le pouvoir bolchevique, en raison du rôle joué sur le plan international où il s'opposait aux conditions du dépassement socialiste de la révolution russe, cessait, par ce fait même, de mériter l'adjectif prolétarien. L'affirmation selon laquelle, en 1926, des bouleversements sociaux internes à la Russie pouvaient encore remettre en cause la situation intérieure et la politique internationale de la Russie stalinisée, n'infirme en rien l'existence bien antérieure des symptômes contre-révolutionnaires sur lesquels la Gauche allemande fondait sa condamnation théorique et politique du bolchevisme. Or c'est la valeur de ces symptômes et leur signification générale qui sont en cause dans la polémique du PCI contre le KAPD.
On peut discuter indéfiniment sur les chances de réussite que recelait la "gageure bolchevique", qui représentait un défi à toute une série de conditions internes et externes défavorables au communisme. Ce défi - quoi qu'insinue "Il programma comunista"[3] - aucune des critiques sérieuses faites au bolchevisme sur sa gauche - et moins que toutes celle du KAPD - n'a contesté qu'il fallait le lancer. Ce qui demeurait déjà acquis, dès après ces critiques, ne créait qu'une telle gageure ne pouvait plus se présenter historiquement comme chance du communisme. La prétention de détruire mondialement le capital grâce à un mouvement - au sens le plus large du terme - forgé par l'implantation par voie révolutionnaire, du capital en "aire arriérée", n'a pas seulement été ruinée par l'évolution historique : en s'écroulant elle a entraîné dans sa chute tout un corps de notions et de principe dont le développement et la généralisation se sont confondus avec l'essor du bolchevisme.
Dans l'apparition tardive de cette certitude, l'apport spécifique de la gauche allemande n'est pas négligeable, bien qu'il se ressente des limites propres au mouvement historique dont cette gauche est elle aussi le produit. Mais le PCI ne peut aborder sous ce jour sa propre critique du KAPD. Il lui faut en disqualifier la base sociale et la genèse politique, lui nier l'appartenance originelle à la même souche que celle des autres courants de l'I.C., en somme accumuler contre lui les "antécédents défavorables" afin de déprécier à l'avance tout ce que sa critique du bolchevisme peut contenir de fonder. Dans cette méthode, l'usage du faux lui-même est encore plus révélateur que le faux lui-même. C'est pourquoi, même au risque de lasser, il nous faut, en ce qui concerne Pannekoek et Gorter rétablir les vérités de fait avant de tenter de porter sur eux un jugement que nous voudrions aussi pauvre d'indulgence a priori que celui du PCI est riche d’animosité partisane.
La question de la nature et de la fonction du syndicat
Dans le flot d’arguments mobilisés par le PCI contre les positions de Pannekoek et Gorter, il est normal d’examiner en premier lieu ceux qui concernent leur tactique à l'égard des syndicats. Cette question fut la manifestation la plus spectaculaire de la divergence entre la gauche allemande et la gauche italienne ; "question syndicale", "question allemande", la relation est aussi étroite aujourd'hui qu'il y a 50 ans. Aujourd'hui, comme l'Internationale à cette époque, le PCI reproche à Pannekoek et à Gorter d'avoir "lancé le mot d'ordre sortir des syndicats traditionnels, considérés comme des organismes bureaucratiques, donc contre-révolutionnaires par nature" (le "Prolétaire" ; numéro 136, 16 au 29/10/72).
En réalité, Pannekoek et Gorter n'affirment pas que les syndicats sont contre-révolutionnaires parce que bureaucratiques, mais exactement l'inverse : les ouvriers ne peuvent y faire entendre réellement leur voix parce que l'évolution historique du capital impose à ces organismes une fonction de conservation sociale qui ne peut se concilier avec la volonté et les aspirations de leurs membres.
Les positions successives de Pannekoek, avant, pendant et après la guerre de 1914-18 reflètent fidèlement son analyse de cette évolution. Au début du siècle, Pannekoek défend la position classique de toutes les tendances révolutionnaires de la Seconde Internationale : le mouvement syndical unifie les luttes immédiates auxquelles seule la social-démocratie donne le caractère de lutte politique généralisée (Not Pan 21).

De façon toute classique également, Pannekoek définit la nature et la fonction d'un organisme qui lutte contre les capitalistes afin que la marchandise-force-de-travail ne soit pas vendue au-dessous de sa valeur mais qui, lorsqu'il y parvient, ne fait qu'imposer au capital le respect de sa propre loi d'échange des équivalents (Not Pan 24). Les syndicats - souligne Pannekoek - "ne se posent nullement en adversaires du capitalisme, mais se situent sur le même terrain que lui". "Leurs taches ne débordent donc pas le cadre du capitalisme, ils ne vont pas au-delà" (Not Pan 24). Ceci ne les empêche pourtant pas d'être "un élément de transformation révolutionnaire de la société". Ils brisent l'isolement du travailleur, lui donnent le sentiment de la solidarité, etc.". L'énorme travail d'éducation morale, nécessaire à transformer le faible ouvrier en vainqueur du capitalisme, voilà l'œuvre des syndicats, voilà en quoi consiste leur importance pour la révolution.
Il est donc visible qu'à cette époque Pannekoek ne soupçonne pas le phénomène dont il théorisera plus tard les indices : l'unification du prolétariat grâce aux revendications économiques et de réforme de l'Etat, mais comme catégorie du capital.
C'est l'apparition des symptômes révolutionnaires succédant à la première guerre mondiale qui modifie la position de Pannekoek. Le processus dont il a décrit les prémisses avant l'éclatement du conflit se confirme à ses yeux. L'inféodation du syndicat aux forces contre-révolutionnaires durant la guerre le conduit à caractériser la fonction de cet organisme dans la phase moderne de la domination du capital : celle d'un obstacle à la lutte révolutionnaire. L'énorme appareil syndical, avec tous ses fonctionnaires peu soucieux d'affronter la prison, a capitulé tout comme le parti social-démocrate devant la guerre du capital et il a géré les "affaires sociales" de ce dernier durant tout le conflit. Il ne peut désormais que s'opposer à toute révolte ouvrière (Not Pan 77). Le mot d'ordre "sortir des syndicats" n'est, en 1919-20, que la déduction logique de cette analyse.
La question du parlementarisme
Sur ce point, le journal du PCI malmène les faits avec la même désinvolture. "Pour Pannekoek et Gorter -écrit-il dans son numéro 138 - (l'abstentionnisme) a la valeur d'un principe comme pour les anarchistes (souligné par nous, NDR) et au même titre que la négation de l'autorité" pour ces derniers. Pour nous au contraire, l'abstentionnisme est une solution tactique en rapport avec une phase donnée du capitalisme et de la lutte prolétarienne".(Souligné dans l'original, NDR).
L'affirmation de "l'abstentionnisme de principe" de Pannekoek est un double faux : parce que Pannekoek, dans "une phase donnée du capitalisme" a admis la tactique parlementaire des socialistes et parce que, lorsqu’il l’a rejetée, c'est pour des raisons sensiblement identiques à celles de la gauche italienne.
En 1909 (texte "Divergences tactiques au sein du mouvement ouvrier" ; Bricianer ; pp 74-75) Pannekoek pose cette question : le parlementarisme étant la forme de domination politique normale de la bourgeoisie, "pourquoi les ouvriers mènent-ils la lutte parlementaire ?". Et il répond : parce que cette lutte "a pour effet d'éclairer les travailleurs sur leur situation de classe", parce que, de cette façon, "ils acquièrent l'intelligence politique qui leur est nécessaire" et tendent à devenir "une classe consciente et organisée apte à la lutte". La valeur du parlementarisme, conclut-il, réside en cela "et non dans l'illusion selon laquelle le système électoral pourrait conduire notre nef (celle des marxistes révolutionnaires, NDR,) par des voies pacifiques, sans tempête, jusqu'au port de l'Etat de l'avenir. Pannekoek, en 1909, voit donc dans l'utilisation par les marxistes de la tribune parlementaire - grâce à laquelle "la voix des représentants du prolétariat au Parlement retentit jusque dans les lieux les plus éloignés" - un moyen d'aider à la lutte de classe des ouvriers.
Mais il est vrai qu'immédiatement après Pannekoek s'en prend à ceux qui veulent en faire un but. Sous le titre "parlementarisme seul", il critique vivement les révisionnistes pour qui "la lutte parlementaire constitue non pas un moyen d'accroître la puissance du prolétariat" mais "la lutte pour le pouvoir elle-même".(Bricianer, p 76). Il n'est pas discutable que Pannekoek, dans cette critique des révisionnistes, insiste sur la séparation qui tend à se créer dans la social-démocratie (allemande notamment) entre les ouvriers du parti et les députés du parti ; ces derniers étant évidemment choisis en fonction de leurs chances d'être élus, de leur éloquence et de leur culture, des subtiles concessions qu'ils savent faire à leurs "collègues" du Parlement. En raison de cette insistance de Pannekoek à mettre en évidence les aspects les plus marquants de la corruption parlementaire (à une époque où cette dénonciation ne vibrait pas tellement dans l'Internationale), "Le Prolétaire" se croit autorisé à écrire que Pannekoek substitue "à l'antagonisme des classes l'antithèse masses-chefs". En fait, Pannekoek signale seulement, dans la social-démocratie, les premiers symptômes de cet antagonisme tel qu'il apparaît dans la hiérarchie interne du parti. La méthode du "Prolétaire" consiste à isoler les formules de leur contexte afin de se dispenser d'examiner ce qu'elles recouvrent : la divergence entre la gauche allemande et le bolchevisme est bien autrement vaste sur cette question du parlementarisme lorsque la IIIe Internationale, bien après cette critique de Pannekoek, réclamera le contrôle, par les partis communistes, de leurs élus au Parlement. Elle ne visera à rien d'autre que prévenir le phénomène de corruption dont Pannekoek, l'un des premiers, avait dénoncé l'existence dans la vieille social-démocratie.
Mais chez Pannekoek, les effets corrupteurs du parlementarisme ont une importance encore plus grande en ce qui concerne les masses qu'en ce qui concerne le parti. Si Pannekoek insiste sur le fait que la "tactique parlementaire" confine les ouvriers dans une attitude passive, c'est selon lui parce que cette influence, toujours aussi puissante lorsque la situation est révolutionnaire que lorsqu'elle ne l'est pas, devient dans le premier cas un obstacle considérable à la révolution. N'en déplaise au "Prolétaire", la défiance de Pannekoek à l'égard de la tactique parlementaire de l'I.C. est identique à celle la gauche italienne qui, en 1919-1920, redoutait que cette tactique parvînt à détourner les masses de la lutte directe contre l'Etat bourgeois. Ceci ressort très nettement d'un autre texte de Pannekoek : "Révolution mondiale et tactique communiste" ; 1920. Non seulement il y explique dans quel cadre historique le prolétariat peut utiliser le Parlement (tout autre chose donc, qu'un a priori de principe) et dans quel cadre il ne le peut plus, mais encore il précise la nature du danger qui se présenterait dans ce second cas : les illusions que la pratique parlementaire entretient parmi les catégories exploitées (Not Pan 73 & 74).
C'est exactement le même danger qu'évoquait la gauche italienne lorsqu'elle faisait état à l'appui de sa thèse abstentionniste de l'influence néfaste, en Occident, de plus d'un siècle de démocratie bourgeoise. Où réside donc la principale force contre-révolutionnaire de l'idéologie démocratique, sinon dans le fait qu'elle abuse la classe ouvrière quant aux vertus de la délégation d'initiative et de volonté qu'elle consent au profit des députés, ceux des partis adverses bien sûr, mais aussi ceux de son parti ? Pannekoek a longuement expérimenté l'étendue de cette illusion durant les années de l'avant-guerre. Elle ne se manifeste pas seulement dans la "vie extérieure" de l'ouvrier, c'est-à-dire dans ses dispositions d'esprit à l'égard du pouvoir et de l'ordre bourgeois. Elle imprègne son comportement le plus intime, jusqu'au sein de ses propres organisations, c'est-à-dire - en ce qui concerne la social-démocratie - vis-à-vis de ses propres dirigeants embourgeoisés. Pannekoek prolonge la critique de la démocratie bourgeoise jusque dans les rapports organisationnels qui, au cœur du mouvement ouvrier lui-même ont calqué les formes et l'idéologie du capital. Cette infection idéologique du prolétaire dans le cadre historico-social où il vit, Pannekoek en poursuit I'analyse jusque dans la structure mentale de ce prolétaire, telle que ce cadre l'a modelée.
Qu'il soit donné acte que, sous cet aspect au moins, la "dichotomie masses-chefs" que le PCI tourne en dérision chez Pannekoek est la traduction indiscutable de l'analyse de l'aliénation idéologique des ouvriers.
Classe et conscience révolutionnaire
"Le Prolétaire" (numéro 137) réunit contre Pannekoek les griefs suivants :
1°) Assimiler le processus révolutionnaire à une "prise de conscience collective par les exploités de la voie et du but révolutionnaire" ; en faire le "préalable de leur action révolutionnaire" ;
2°) Concevoir le communisme comme le produit "d'un homme nouveau, auto-conscient et auto-agissant", et donc vouloir "révolutionner l'esprit" pour que la révolution soit possible ;
3°) Poser à cette révolution la condition suivante : "que le prolétariat les masses mêmes (en) discerne clairement les voies et les buts".
Décidément le simple sens commun est la chose la moins bien partagée dans le PCI qui reproche à un marxiste d'attendre de la classe qui fait la révolution... qu'elle ait une conscience révolutionnaire ! Mais en réalité, ce grief du PCI n'est ni une naïveté ni une aberration, mais une méthode jésuitique de critique. La thèse que "Le Prolétaire" veut accréditer est la suivante : Pannekoek concevrait la révolution, non comme le produit de chocs sociaux matériels, mais comme le résultat d'une victoire remportée par certaines idées !
Pour tirer au clair ce qu'en pense effectivement Pannekoek, deux choses doivent être examinées : d’abord la vision claire des "voies et buts" de la révolution en tant que condition même de son succès ; ensuite qui possède cette vision à un moment historique déterminé du processus, quand et comment elle peut se généraliser dans les larges masses. Il ne peut être exorbitant d'attendre d'une crise sociale susceptible de conduire à une révolution qu'elle se développe au rythme même d'une claire vision, toujours plus large et répandue, des "buts et voies" de cette révolution. S'il existe, entre la gauche italienne et la gauche allemande, une seule concordance de vues, c'est bien en ce qui concerne ce mécanisme du mouvement révolutionnaire, en tant que "ionisation" de multitudes d'énergies précédemment détournées de ces voies et buts. Bordiga, au congrès de Lyon de 1926, invoque exactement la condition ci-dessus lorsqu'il déclare : "la bonne tactique est celle que tous ont comprise et choisie à partir des lignes fondamentales du programme".
Pour Bordiga, cette condition concerne le parti avant la classe, mais il n'aurait su concevoir une perspective de développement révolutionnaire si ces deux facteurs devaient demeurer séparés, étanches : même dans l'acception léniniste la plus orthodoxe, la révolution prolétarienne ne peut vaincre si la classe ne se hisse pas au niveau de la clairvoyance du parti. Bordiga, pour partisan qu'il soit du parti en tant que seul dépositaire de la conscience de classe ne dit-il pas également "qu'une véritable discipline (... ) doit se développer à partir de quelque chose de spontané surgissant des créations immédiates de la lutte de classes" ?
Soit dit au passage, nous ne songeons pas à annexer Bordiga à Pannekoek, où vice-versa, mais seulement montrer qu'une même conception générique anime cette génération de révolutionnaires, pour âpres que soient leurs divergences. Ces divergences, dans le cas précis qui concerne Pannekoek, reflètent avant tout des conditions politiques différentes, liées aux particularités de cadres historico-géographiques distincts. La conception de Pannekoek exprime la direction réelle du mouvement des masses en Allemagne au moment où la lutte sociale se radicalise face à l'offensive de Noske et des corps francs. On a vu qu'en présence de cette radicalisation, l'éventail des "partis ouvriers". des Indépendants jusqu'aux "spartakistes" majoritaires dans le KPD, répugne à se détacher des conceptions tactiques de la phase historique précédente, tandis que la IIIe Internationale et ses partisans en Allemagne procèdent dans la contradiction et l'incohérence lorsqu'ils tentent de greffer sur ces conceptions dépassées une volonté révolutionnaire.
S'il existait pourtant à cette époque, en Allemagne, une formation embryonnaire au moins dont l'orientation ne s'inscrivait pas en faux contre la tâche du parti selon la définition de Bordiga que nous avons donnée plus haut, c'était bien le KAPD : à partir de 1920 il fut combattu par l'I.C. précisément parce qu'il se refusait à admettre, contre l'avis de l’Internationale, que cette tâche de parti révolutionnaire put être assumé par les autres formations politiques issues du vieux mouvement ouvrier. "Discipliner, canaliser et utiliser des forces en voie de développement", faire que "les nouvelles expériences deviennent le patrimoine du parti". strictement selon la formule de Bordiga[4], c'est se donner pour tâche ce que le KAPD s'efforçait de faire contre l'USPD et le KPD (S) animés d'une profonde défiance à l'égard de ces "forces" et "expériences".
Il est inutile de répéter ce que nous avons dit dans les chapitres précédents concernant les raisons pour lesquelles le KAPD se considéra en 1920, comme l'ultime expression historique possible (et à quelles conditions) de la forme-parti. Ici nous voulons seulement souligner la cécité volontaire du "Prolétaire" à cet égard. Dans l'Allemagne des années 1920, il est clair que le conformisme social, le "respect superstitieux de l'Etat", tous les éléments psychologiques propres à entretenir la passivité et l'abrutissement des masses, sont distillés méthodiquement par les grandes organisations qui revendiquent (bien que ne les possédant pas toujours) ces qualités de centralisme et de discipline que Lénine y admirait tant. La situation matérielle des masses et leur état d'esprit se prêtait naturellement à l'hégémonie de ces organisations : "Nul prolétariat au monde, et donc le prolétariat allemand lui aussi - écrivait Rosa Luxembourg en décembre 1918 - ne peut réduire en fumée, du jour au lendemain, les traces d'un servage séculaire". Ce fait venait notamment de se vérifier dans la démission de tout pouvoir par les Conseils issus de la révolution de novembre 1918.
Pourtant à plusieurs reprises, la chronologie que nous avons reproduite montre que des fractions plus ou moins importantes (mais quelquefois considérables) des masses manifestaient des réactions violentes contre l'ordre établi, et souvent empreintes de la plus grande audace[5] ; et ce dans un pays où régnait quasiment la dictature militaire. C'est dans ces réactions que Pannekoek voyait une première perception claire des "voies et buts de la révolution", c'est-à-dire une circonstance objective favorable à la prise de conscience révolutionnaire. Lorsqu'il pose comme but des communistes "la transformation de fond en comble de la mentalité, de la nature du prolétaire", il ne s'agit donc nullement, comme le prétend le "Prolétaire" (Not Pan 42), d'une sorte d'opération mystique ou d'une "illumination" quelconque, mais d'un phénomène réellement possible : l'ouvrier qui accomplit un acte de rébellion ou même simplement celui qui s'empare de l'argent de la caisse syndicale pour le distribuer aux chômeurs est entraîné par une détermination matérielle capable de surmonter l'inhibition incrustée par le "servage séculaire". Dans de telles déterminations, Pannekoek avait vu, dès avant la guerre, les prémisses d'une tactique nouvelle propre à tirer les masses de leur passivité antérieure.
Bien après les défaites de 1920-21, et sous l'effet même de ces défaites, les "conseillistes" et Pannekoek lui-même croiront avoir découvert dans cette tactique, des formes d'organisation plus aptes que toutes les précédentes à provoquer la victoire du prolétariat. Mais ceci est une autre histoire. Jusqu'à la guerre, et plus encore en 1920, Pannekoek s'intéresse à ces formes nouvelles parce qu'il pense qu'elles sont réellement propices à la métamorphose révolutionnaire du travailleur salarié (Not Pan 42). En présence de cette position, la méthode du "Prolétaire" relève à la fois de la confusion et du faux. La confusion consiste à assimiler conscience révolutionnaire et culture ; le faux réside dans la conception "éducationniste" prêtée aux conseillistes. "Le Prolétaire" écrit :
"Ces prétendus marxistes n'avaient jamais compris et ne comprendront jamais que la classe ne pourra arriver" à la conscience du mouvement réel qu'après avoir agi en détruisant l'appareil de son exploitation économique et sociale, c'est-à-dire après s'être émancipée aussi d'un esclavage intellectuel qui, de toute façon, sera la dernière de ses chaînes à être brisée" (numéro 137, 30/10/72-12/11/72)
Pour la classe exploitée, la conscience du mouvement réel ne peut être que la conscience de la nécessité et de la possibilité de la révolution : sans l'apparition, sous une forme ou sous une autre, de cette conscience, il est fou de seulement rêver de révolution. La privation de moyens intellectuels peut être un obstacle à une démarche intellectuelle supposée capable de conduire à la conscience révolutionnaire, mais elle n'est pas un obstacle au fait massif et brutal de l'acte révolutionnaire qui est tout à la fois, de façon indissociable, action et conscience. "Le Prolétaire" a le droit de contester cette simultanéité "conscience-action" (nous reparlerons de cette question à propos de la position de Lukacs) ; ce qu'il n'a pas le droit de faire c'est de prêter à Pannekoek, qui se fonde sur cette simultanéité, l'idée que la conscience révolutionnaire passe par l'acquisition des "moyens intellectuels" dont la diffusion massive, non seulement ne peut être conçue que par la victoire révolutionnaire, mais exige un révolutionnement du contenu de ces moyens.
En fait, c'est le PCI qui est "culturaliste", non pour la masse mais pour le parti ; c'est ce qui perce dans un autre passage du n° 137 de son journal, lorsqu'il reproche aux kapédistes de réduire le rôle du parti à éclairer la masse, ou plutôt à les aider de prendre conscience d'elles-mêmes, "à redécouvrir cette science qu'est le marxisme". L'idée cachée du PCI se trouve dans le corps de phrase que nous avons souligné : la conscience révolutionnaire est produite par l'analyse scientifique de l'exploitation capitaliste. Suivant cette acception, il est bien évident que des millions d'individus ne peuvent, sans un bouleversement total de la société, disposer des moyens théoriques et pratiques indispensables à l'acquisition d'une telle science. Mais ce n'est nullement de cela qu'il s'agit chez Pannekoek. Sans nous occuper encore de la question de la "science" marxiste, nous notons qu'il faut une bonne dose d'aveuglement ou de mauvaise foi pour prêter à Pannekoek cette idée saugrenue qu'il attendrait des actes de révolte sociale sur lesquels il axe sa conception de la conscience de classe la révélation aux prolétaires de ce que la "science" marxiste aurait seule découverte de l'énigme du système du capital. Il faut être sot pour croire que Pannekoek aurait la sottise d'imaginer que l'ouvrier, par le seul fait qu'il a pris les armes contre l'Etat du capital, a compris ipso facto "la loi tendancielle de la baisse du taux de profit" dont des générations de marxistes ont fait leur credo.
Le comble de la méthode du PCI c'est que, pour convaincre Pannekoek "d'idéalisme", il lui oppose la formule fameuse - et par trop galvaudée - selon laquelle "l'action précède la conscience". Pannekoek, en réalité, s'inspire du même principe. Toute conscience est conscience de quelque chose. Pannekoek postule que, dans certaines circonstances, la conscience de certains actes, de certaines décisions, déclenche dans les catégories sociales exploitées une transformation subjective brutale, une sorte de perception fulgurante de ce qu'est, globalement, la société qui les exploite ; et ceci parce que, au moins momentanément l'idéologie - c'est-à-dire une représentation fausse, mystificatrice, de cette société - a été battue en brèche par l'action elle-même.
Un autre aspect de la question illustre les méthodes du PCI et son absence de répugnance devant le faux pur et simple. Pour appuyer cette assertion que, chez Pannekoek, "une des conditions de la révolution serait la révolution des idées" et pour soutenir que sa formule à l'égard des ouvriers est : "'éduquez-vous et votre sort changera", ou encore que, pour Pannekoek, "l'éducation socialiste est un préalable de la révolution", la revue trimestrielle du PCI[6] cite un passage d'un texte de Bordiga de 1946 ("Force, violence et dictature dans la lutte de classe") :
"On doit même affirmer qu'une révolution est vraiment mûre lorsque l'exigence de destruction du système de production devient un fait REEL et PHYSIQUE[7], de sorte que ce système entre en contradiction avec les intérêts matériels non seulement de la classe opprimée mais même de larges couches de la classe privilégiée.(...) Depuis des années on nous reproche de vouloir une révolution d'inconscients.( ... ) Pourvu que la révolution balaye l'amas d’infamies accumulé par le régime bourgeois... ; cela ne nous gêne pas beaucoup que les coups soient portés à fond par des hommes non-encore conscients[8] de l'issue de la lutte".
Que pense donc Pannekoek des conditions objectives de la révolution et de la conscience de ceux qu'elle propulse dans la bataille ? Il écrit que cette révolution "ne peut se produire que dans la mesure où ces contradictions (celles du capitalisme, NDR) sont ressenties par les hommes comme des contraintes intolérables"[9]. Il ajoute, à propos des mouvements révolutionnaires :
"Certes, il ne s’agit pas d'actions obéissant à un dessein global, une volonté claire ... (mais qui, NDR) ... dans leur ensemble, ont un résultat qui, comparé à celui des actions individuelles prises isolément, fait figure de puissance extra humaine... à la façon d'une force naturelle, inflexible, intolérable" (Not Pan 9).
Pannekoek écrit également :"Le socialisme ne se réalisera donc pas du fait que tous les hommes auront admis sa supériorité sur le capitalisme et ses aberrations. Les hommes, n'obéissant qu'à leurs intérêts de classe immédiats, force est de reconnaître qu'en ce qui concerne le contrôle conscient de leur condition sociale, ils forment une masse inconsciente"[10] (Not Pan 11).
Quand on connaît cette position nette et tranchante, il y a de quoi rougir de la façon dont le PCI utilise les arguments de Bordiga à qui il faut en outre rendre cette justice, à propos de sa formule de "révolution d'inconscients", qu'elle est essentiellement une riposte polémique aux sociaux-démocrates de son temps qui reprochaient aux communistes de dédaigner la "culture socialiste" supérieure de l'Occident, par rapport à celle des Russes. D'ailleurs la réaction de Pannekoek participe d'un esprit identique à la riposte de Bordiga lorsqu'il fait sienne la réponse entendue à la conférence d'Amsterdam dans la bouche d'un délégué anglais (février 1920) : "Il se peut que les Russes soient ignorants, mais les ouvriers anglais sont tellement bourrés de préjugés que la propagande parmi eux est beaucoup plus difficile" (Not Pan 64).
En fait le PCI veut faire de Pannekoek un idéaliste, un "éducationniste" et un "culturaliste" afin d'ignorer de quelle façon il concevait le rapport des facteurs objectifs et subjectifs dans une situation de tension révolutionnaire. Il s'agit pour Pannekoek, non d'inculquer aux masses des "idées" de socialisme, mais de découvrir les conditions dans lesquelles les masses peuvent s'approprier ces idées, irréelles ou inacceptables à leurs yeux aussi longtemps que ceux-ci sont cillés par l'idéologie. L'idéologie, dans les masses allemandes, est représentée essentiellement par la tradition. Mais pour Pannekoek, "la tradition doit céder devant la puissance des réalités nouvelles, qui, à tout instant, la battent en brèche". Ce n'est donc pas, pour Pannekoek les idées qui modifient les conditions matérielles de la lutte sociale, mais bien l'inverse. La tradition, constate-t-il, "a cet effet sur le développement social qu'au lieu de permettre un ajustement graduel des idées et constitutions, correspondant aux nécessités changées, ces dernières, quand elles se trouvent en contradiction trop vive avec les vieilles institutions, provoquent des explosions, des transformations révolutionnaires, entraînent avec elles les esprits attardés qui se voient ainsi révolutionnés"[11] (Not Pan 3).
Organisation parti
Sur ce point, nous nous arrêterons en premier lieu sur la méthode qu'observe le PCI dans sa polémique. Le KAPD, comme nous l'avons vu dans la chronologie allemande, aboutit, au terme de son évolution, à une condamnation radicale de la forme-parti. Nous aurons plus loin à situer cette démarche dans son cadre d'ensemble et dans ses rapports avec le déclin historique du mouvement prolétarien. Pour l'instant, il nous faut examiner les fondements d'une assertion, platement empruntés à Lénine et selon laquelle la répulsion de la gauche allemande à l'égard de l'organisation-parti se résoudrait à une banale résurgence de l'idéologie anarchiste. Reprenant cette affirmation, "Le Prolétaire" est pourtant amené à reconnaître que cette hostilité, chez Gorter et Pannekoek par exemple, n'était nullement de principe. Le journal du PCI, après avoir écrit que, selon le KAPD, "le parti n'a plus pour tâche que de conseiller, d'éduquer, d'éclairer les masses, ou plutôt de les aider à prendre conscience d'elles-mêmes", doit ajouter, feignant l'étonnement, que "ni Pannekoek, ni Gorter ne nient que l'idée "bolchevique", autrement dit l'idée marxiste, notre idée[12] ait une justification". Mais, ajoute "Le Prolétaire pour eux elle correspond à la situation historique de la Russie, engagée dans une révolution double, mi-prolétarienne, mi-bourgeoise".
C'est donc cette dernière acception qu'il conviendra de discuter, ce que nous ferons en lieu opportun, dans tout son contexte. Rétablissons d'abord l'exactitude des termes dans lesquels Pannekoek, lorsqu'il reconnaissait la nécessité du parti, soutenait celle-ci. Il est faux que Pannekoek ait contesté a priori la nécessité de cette organisation en tant que médiation entre les masses et la théorie révolutionnaire. Mais il a constaté que cette médiation avait manqué à un moment crucial du développement de la crise sociale en Allemagne et qu'on a voulu ensuite la créer artificiellement et, pis encore, dans des formes et sous le contrôle de forces politiques opposées à ce développement.
L'absence d'idées préconçues contre la forme-parti, on la trouve, chez Pannekoek, tout au long de sa justification de la politique suivie par les bolcheviks ; justification qu'à la différence de Rosa Luxemburg, il étend, comme on le verra plus loin, jusqu'à l'approbation de la tactique à l'égard des paysans. Mais il pousse jusqu'à ses ultimes conséquences l'affirmation de différences considérables entre les deux "aires" - russe et occidentale - qu'il analyse dans le cadre d'une vision extrêmement lucide de la décomposition du "mouvement ouvrier" allemand en tant que tel et de son "inversion" de rôle dans les années 20 ; or la croyance en la force et en la maturité de ce mouvement était précisément l'illusion maîtresse de Lénine qui croyait pouvoir y greffer un "révolutionnarisme" de marque bolchevique. Divers indices sur lesquels nous reviendrons engageaient d'autre part Pannekoek dans la voie d'un raisonnement tendant à "spécifier" le "modèle russe" du parti et à borner son utilité historique aux conditions dans lesquelles son efficacité s'était vérifiée.
En ce qui concerne la nécessité de la médiation dont il est question plus haut et de son absence à un tournant décisif de la révolution allemande, le passage où Pannekoek affirme explicitement les conséquences de cette carence est particulièrement probant. En 1918, l'Allemagne craque, dit en substance Pannekoek. Mais les conseils d'ouvriers et de soldats qui surgissent tombent immédiatement sous la coupe de "toute une couche, presque une classe de permanents" ... "la classe ouvrière ayant été disciplinée par une longue éducation social-démocrate et syndicale". En outre, ajoute-t-il, " il manque un parti animé d'une conscience révolutionnaire, si petit soit-il[13]... partout de petits groupes s'organisent spontanément ... mais il n'existe ni programme ni cohésion, les ouvriers révolutionnaires sont vaincus après des combats acharnés et leurs dirigeants assassinés. Dès lors commence le déclin de la révolution."[14]
Il y a dans ce passage, en sous-entendu, une hypothèse historique nous ne voulons examiner que plus loin, mais il en ressort par ailleurs que la nécessité, pour le triomphe de la révolution, d'un organe central lucide et écouté n'est aucunement contestée par Pannekoek et qu'il faut beaucoup de sottise ou de mauvaise foi pour soutenir contre lui l'accusation "d'anarchiste". Le refus ultérieur de Pannekoek de conférer au parti ce pouvoir dans la révolution que lui assigne la conception bolchevique n'est rien d'autre qu'un résultat expérimental, au terme d'une période particulièrement édifiante à ce sujet. Cette ultime position de Pannekoek repose tout entière sur la recherche d'une garantie - d'ailleurs illusoire - contre l'intrusion (que l'I.C. ne cherche pas à nier) de forces contre-révolutionnaires dans l'essor du mouvement prolétarien chaque fois que la situation chaotique allemande ranime cet essor. C'est du moins dans ce seul sens-là que l'apport de Pannekoek peut être intégré utilement dans le bilan général de cette période historique. Il s'agit moins d'évaluer cet apport d'après la valeur révolutionnaire des formes que préconise Pannekoek qu'en raison de sa lucidité à identifier les forces contre-révolutionnaires qu'il veut combattre. Hors de cette voie d'investigation, il ne reste que la méthode scolastique du PCI et les distorsions qu'elle entraîne.
Contre l'affirmation du "Prolétaire" (numéro 136) selon qui "l'immédiatisme" du KAPD aggravait la fragmentation objective du mouvement en la théorisant, il est facile d'invoquer les positions de principe de Pannekoek en faveur de la discipline et de l'organisation de la classe ouvrière en tant que conditions de succès de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Pannekoek énumère de la façon suivante les trois facteurs qui confèrent sa force sociale à la classe ouvrière : le nombre et l'importance économique, la conscience et le savoir, l'organisation et la discipline (Not Pan 12, 13, 14).
L'affirmation du "Prolétaire" n'est pas seulement un faux, c'est une absurdité : Pannekoek ne pouvait pas "théoriser" la fragmentation, pas plus qu'il ne pouvait combattre la nécessité du groupement, de la coordination et de l'unification du mouvement révolutionnaire. Les conceptions théoriques doivent être expliquées à partir de leur support historique et social. L'anti-centralisme des anarchistes était l'expression des catégories petites-bourgeoises de l'artisanat et des "petits métiers" en même temps que de l'absence expérimentale de luttes sociales de grande envergure. La défiance de Pannekoek à l'égard d'une perspective déterminée de centralisation dans des circonstances déterminées est d'une nature toute différente : contre les kapédistes, la "discipline" et la "centralisation" étaient invoquées, de Lénine à l'USPD, pour défendre la discipline et l'organisation du vieux mouvement ouvrier qui avait démontré sa nature contre-révolutionnaire. C'est ce que ne peut comprendre le PCI, tellement s'est incrusté chez ses membres l'habitude de faire de ces deux termes des valeurs en soi.

Conseils et Unions, Etat et dictature du prolétariat
Sous cette rubrique, "Le Prolétaire" critique trois des positions des gauches allemands : 1°) leur refus des exigences draconiennes de la dictature du prolétariat ; 2°) leur liquidation de la conception du parti au profit d'une "vague démocratie ouvrière" ; 3°) leur théorisation des Unions comme "formes révolutionnaires en soi".
"Le Prolétaire" écrit que les tendances constituant le KAPD, bien qu'ayant lutté parallèlement à Lénine à Zimmerwald, "ne pouvaient pas", "devant les réalités de la dictature prolétarienne", "ne pas être rejetées de l'autre côté de la barricade."[15]
Renvoyant à un autre paragraphe la question de la "lutte parallèle" à celle de Lénine, nous ne pouvons laisser passer l'ignominie qui situe "de l'autre côté de la barricade" la seule tendance révolutionnaire du mouvement communiste allemand. L'usage d'une telle expression contre le KAPD démontre que le PCI actuel revendique le pire aspect du léninisme : celui que nous avons vu se déchaîner au 3e congrès de L'I.C. contre "gauchisme" et "anarchisme", considérés, non plus comme "maladie infantile" du communisme, mais comme son mal mortel.
Le "refus des exigences draconiennes" de la dictature prolétarienne, c'est visiblement, dans l'esprit des rédacteurs du "Prolétaire", l'attitude du KAPD au 3e congrès lorsqu'il se solidarisa avec l'Opposition ouvrière de Kollontaï - on a vu d'ailleurs en quels termes empreints de mesure et de correction. C'est donc un sujet à traiter dans son cadre historique précis et non sur le plan des accords ou désaccords formels avec des principes abstraits : de "bonnes intentions programmatiques", l'enfer manœuvrier de la IIIe Internationale fut continuellement pavé !
Avant d'aborder la "question de principe", c'est-à-dire la nature du pouvoir révolutionnaire prolétarien nous soulignerons à quel arsenal le PCI emprunte les armes pour critiquer le "kapédisme" : il juge ce parti en fonction de la position qu'il a prise à l'égard des "tâches sombres" de l'histoire du pouvoir bolchevique et en fondant son excommunication idéologique du KAPD sur le refus de ce dernier d'accepter une politique répressive que la gauche italienne, sans pouvoir la désavouer, a subi comme une nécessité jugée inéluctable, mais qu'elle n'a jamais eu l'impudence d'exalter sur le ton de pathologie mentale du PCI !
Patiemment on doit remettre les choses à leur place. Pannekoek n'a jamais biffé d'un trait de plume "de principe" les "exigences draconiennes" qui s'imposèrent effectivement dans la gestion d'un pays ruiné par deux guerres. Ce que les kapédistes et lui refusèrent - les débats du 3e congrès le démontrèrent clairement - c'est l'ensemble (politique interne russe et tactique internationale) de l'orientation de l'I.C. bolchevisée et jugée par eux à ce moment-là irréversible et sans "récupération révolutionnaire" possible. Par contre, avant cette date, Pannekoek fut dans la gauche kapédiste - et cela le "Prolétaire" le dissimule soigneusement à ses lecteurs - celui qui défendit le plus loin et dans les sens les plus divers, la politique intérieure des bolcheviks. Alors que Rosa Luxembourg critiquait Lénine pour avoir partagé la terre et dissout la Constituante[16], Pannekoek, dans "Bolchevisme et démocratie", défendit les positions bolcheviques sur ces deux points, tandis qu'à l'appui du système des Soviets, il développa - dans la même brochure - des arguments identiques à ceux que Lénine opposait à Kautsky (Not Pan 50).
En règle donc quant à la question de rendre au pouvoir soviétique ce qui lui était dû (la réalisation du maximum de transformation révolutionnaire, compatibles avec les limites de l'économie russe), Pannekoek, sur la question de principe, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, développe la conception classique marxiste qui est un "modèle" exigeant des conditions historiques bien supérieures à celles de la Révolution d'octobre : un fort prolétariat victorieux dans un pays capitaliste développé. Cette conception est patrimoine commun à tous les révolutionnaires de cette génération, c'est-à-dire à tous ceux pour qui l'avènement du socialisme passe par la destruction de l'Etat existant et la dictature du prolétariat en tant que classe. Les divergences survenues ultérieurement entre ces révolutionnaires sont des développements d'école - sinon des superfétations - liés à des interprétations différentes de la praxis postérieure à 1917 ; nous y reviendrons en lieu opportun.
Il ne faut donc pas jouer sur les mots quand Lénine vulgarise sa conception de la "dictature prolétarienne" par l'image fameuse de "la cuisinière apte à gérer les affaires de l'Etat", il développe les conceptions mêmes que Pannekoek défend à propos des conseils ouvriers. Il illustre cette "transparence" des rapports sociaux qu'on impute à crime à Pannekoek ! Soit dit en passant, la critique, par la gauche italienne, du terme "démocratie" - y compris lorsqu'on y accole l'adjectif "d'ouvrière" - constitue l'un des principaux apports de ce courant à l'analyse théorique de la contre-révolution. Mais il conviendra de revenir sur l'usage trivial qu'en fait le PCI dans sa polémique contre le kapédisme et qui procède du même esprit scolastique qu'il démontre lorsqu'il s'agit des apports propres au léninisme.
Pannekoek justifiait d'ailleurs la nécessité en Russie de formes de transition, d'une "bureaucratie nouvelle", d'une spécialisation du travail que ne pourrait surmonter qu'un développement économique encore à venir (Not Pan 82). C'est à propos de cette dernière question que commencent à diverger les diverses appréciations de la politique bolchevique. Tous les révolutionnaires de l'époque étaient d'accord sur le caractère inévitablement non-socialiste, non-prolétarien des mesures que la Russie soviétique était obligée d'adopter. Entre l'acceptation impérieuse de cette donnée de fait et la justification de toutes ses conséquences politiques se situe une marge d’appréciations étroitement liées à la définition du rôle politique assumé par l'Etat et le parti russes face au capital comme entité générique et puissance universelle. A ce moment-là, toutes les divergences possibles dans l'aile révolutionnaire de la IIIe Internationale lorsque celle-ci commence à "dégénérer" s'orientent suivant deux axes : 1) la définition d'une période suffisamment précise au-delà de laquelle les concessions faites par le pouvoir bolchevique aux forces capitalistes internes et externes ont une portée générale inversée par rapport à leurs intentions originelles ; 2) le recensement, en conséquence, de ce qu'on peut "revendiquer" de la praxis bolchevique, particulièrement en ce qui concerne la répression exercée en raison directe de l'impossibilité, en Russie, d'atteindre un degré déterminé d'émancipation sociale en direction de la nouvelle société communiste.
La chronologie qui occupe le chapitre précédent nous a montré que la thèse de l'unité théorique sans fissure de Marx à Lénine et à la gauche Italienne conduisait le PCI à théoriser tout le passif de la praxis bolchevique. En vertu de quoi le PCI est incapable d'aller au-delà de l'interprétation péjorative de Lénine concernant les gauches allemandes et il lui est impossible de comprendre le sens de leur adhésion au mouvement des conseils. Ce dogmatisme apparaît notamment quand le PCI, reprochant au KAPD "la liquidation du parti" ou l'appréciation des conseils comme "formes révolutionnaires en soi", fait totalement abstraction de la genèse même de ces conceptions. D'où un conflit de principe délié de tout rapport avec les événements historiques : il est visible que, dans ce combat fantomatique le PCI se plaise à affronter, non la praxis effective de ses adversaires, mais les termes généraux au travers desquels ils l'ont justifiée. En tant que partisan passionné des conseils, Pannekoek n'exalte pas tellement une forme d'organisation qu'un mouvement, c'est-à-dire une série d'actions collectives dirigées dans un même sens ; et c'est comme telles qu'il les oppose à un autre mouvement, ce qui, effectivement, réunit tous les partis se réclamant de la révolution lorsque l'unité KPD et USPD de gauche est réalisée.
Conceptions et théories ne naissent pas des seuls cerveaux. Il nous importe plus de les comprendre en tant qu'expressions déterminées de moments historiques - et c'est sous cet angle-là que nous tenons compte de l'apport de la gauche allemande - que comme principes formels. "Le Prolétaire", en exhibant quelques formules "infantiles" du KAPD, se croit autorisé à les tourner en dérision sans seulement s'interroger sur leur contenu réel. "Opposition masses-chefs", "partis de masse et partis de chefs", c'était pourtant, dans la plus froide réalité, sous ces aspects-là qu'apparaissaient, en 1920, les deux mouvements antagoniques dont nous parlons plus haut. D'une part, dès mars de cette même année, une fraction combattive d'ouvriers s'insurge littéralement contre tous les appareils constitués (partis et syndicats), et "Le prolétaire" est obligé d'en donner acte. D'autre part s'alignent, outre la social-démocratie, qui dispose du pouvoir et de l'armée, l'USPD (créé, dit Broué, "pour être un parti de parlementaires et de dirigeants") et qui, après le congrès de Halle, investit le fragile KPD(S), s'emparant de toute sa presse et de ses organismes permanents, et enfin l'Exécutif de l'I.C. et Lénine lui-même. (Ce dernier, au nom de la belle théorie selon laquelle "on ne peut se passer de chefs", impose les plus pourris au prolétariat allemand).
Il est bien vrai que, de ces deux mouvements, celui des Unions dans lequel le KAPD place ses espoirs est imprécis, discontinu, sporadique et, comme on l'a vu par ailleurs, il s'éteindra début 1921. Mais le mouvement adverse a lui, des contours précis, une orientation catégorique et des forces considérables à sa disposition. L'alternative n'est pas "principielle", flottant quelque part dans le nirvana "théorique", où s'affrontent, immanent le marxisme authentique et ses déviations. C'est un partage matériel des forces, un conflit physique entre deux groupes humains. Il était fatal que les gauches allemands, échaudés par vingt années de pratique social-démocrate crapuleuse, traduisent ce conflit sous des tournures formelles parce que ce partage des forces, en une répartition rigoureuse, opposait les formes nouvelles, effectivement vagues, mais subversives, aux formes anciennes dont la précision, l'organisation, la discipline se coagulaient en un cours contre-révolutionnaire.
Ce que nous avons rapporté du congrès d'Heidelberg permet de comprendre l'appel lancé par ceux qu'il avait exclus et qui répudie les ordres donnés "d'en haut" par une "ligue secrète de chefs". C'est à la réalité la plus prosaïque que cet appel fait allusion : aux méthodes de l'I.C., dont le représentant en Allemagne, Radek, est tout autant habilité à procéder aux négociations secrètes avec les représentants de l'Etat capitaliste qu'à l'établissement de rapports confidentiels sur les dirigeants communistes ; à la pratique de Lénine lui-même qui, comme on le verra après l'action de mars, approuvée par l'Exécutif, s'est hâté de circonscrire Kamenev et Trotsky pour disposer démocratiquement de la majorité du comité central du PC russe et, ainsi, renverser la vapeur par rapport à cette même action de mars. L'essentiel des rouages de l'I.C. concernait la diplomatie politique et l'espionnage organisationnel interne : n'étaient donc pas les plus "infantiles" ceux qui, dès 1920, osaient identifier la nature de cet appareil aux méthodes qu'il employait !
Un autre aspect de la situation de l'époque confirme que la position de Pannekoek en faveur des Unions ne saurait se ramener à un "choix" simpliste entre deux formes d'organisation. Pannekoek avait l'intuition de l'alternative que nous avons précédemment caractérisée comme l'ultime résistance du mouvement historique du prolétariat à la tendance qui voulait l'intégrer dans le mouvement du capital. Le principal grief de Lénine à l'égard des gauches allemands c'était qu'ils ne savaient pas attendre les conditions favorables à la révolution. Trotsky en d'autres circonstances (après 1905) consacra le terme "d'immédiatisme" pour désigner toute "impatience révolutionnaire" de ce type ; "Le Prolétaire" reprend cette appellation péjorative en titrant l'un des paragraphes de son texte : "L'immédiatisme du KAPD". Or le fait capital, dans ce que ce journal appelle "le drame du prolétariat allemand", c'est que, dans l'hypothèse où la révolution prolétarienne avait une chance de vaincre en raison de la crise sociale sévissant dans ce pays, "l'attente" n'a fait que compromettre cette chance. Les kapédistes et Pannekoek l'avaient compris dès 1920, lorsque ce dernier, prenant le strict contre-pied de la formule "conquête des « masses » chère à Zinoviev, écrivait que, dans les circonstances du moment, "le monde ne pouvait attendre" que cette conquête soit achevée et qu'il fallait au contraire que les masses "interviennent le plus vite possible" (Note Pan 61).
Il n'est pas discutable que cette intervention, que Pannekoek attendait des "forces déterminantes" constituées par "les facteurs psychologiques profondément enfouis dans le subconscient des masses", a avorté de manière tellement précoce que l'historiographie léniniste parvint même à dissimuler son existence. Mais avorta tout autant, avec les conséquences catastrophiques que nous avons vu, la tentative, encouragée par les bolcheviks, de "radicaliser" le mouvement majoritaire en le noyautant. La façon dont s'entremêlent, dans la chronologie que nous avons retracée, les calomnies de l'I.C. contre la gauche allemande et les impératifs de sa tactique d'alliance avec le centrisme, suffirait à montrer l'indécence d'une exécution du KAPD révolutionnaire, à l'aide même des principes que les recrues "communistes" dans l'USPD déployèrent pour masquer leur propre jeu.
En ce qui concerne les "formes révolutionnaires en soi", Pannekoek avait déjà dû affronter une objection identique lors d'une réunion du PC en Allemagne. Si la révolution c'est l'intervention révolutionnaire des masses, avait-il riposté en substance toute forme d'organisation qui ne permet pas cette intervention est contre-révolutionnaire (Not Pan 78). Les termes mêmes de la critique faite à Pannekoek - concevoir la révolution comme "une question de formes d'organisation" - constituent une dérobade devant cette réalité de fait que toutes les grandes organisations du mouvement allemand - les syndicats comme les partis - étaient à cette époque aux mains d'agents conscients ou de complices involontaires du capital. Leurs supériorité "organisationnelle" était donc annulée par leur fonction politique ; dans ces conditions prendre cette supériorité en considération sous un jour favorable, ce n'était pas seulement se mouvoir selon le critère reproché à Pannekoek, celui des formes d'organisation, c'était implicitement admettre qu'il valait mieux courtiser l'organisation centralisée et disciplinée, mais aux mains des ennemis ou de leurs auxiliaires, que d'appuyer la véritable action révolutionnaire... "désordonnée" !
Nous devons souligner à nouveau que Pannekoek à cette époque-là, considère avant tout la dynamique des "nouvelles formes" en tant que mouvements de lutte orientés et comme produits organiques de cette lutte) (Not Pan 78). Nous avons dit "à cette époque là", parce que Pannekoek, et plus encore ses adeptes ultérieurs, en théorisant les conseils et Unions, donnèrent par la suite la priorité à la forme sur le mouvement qui l'avait un moment englobée.
Il ne fait pas de doute cependant qu'en l920 Pannekoek est déjà nettement engagé sur la route qui le conduire à la condamnation définitive de la "forme-parti". L'offensive posthume du PCI s'en fait un tremplin dans le but de l'expulser, avec tous les gauches allemands, de la "famille marxiste". Mais "Le Prolétaire" ne se soucie nullement de prouver que Pannekoek, uniformément considéré comme "bon marxiste" avant 1920, peut, après cette date, être convaincu de ne jamais l'avoir été. Il n'y réussit surtout pas lorsqu'il veut appuyer son assertion sur des faits. Ce journal écrit (numéro 138) que "le poids écrasant des traditions démocratiques, les racines profondes de l'opportunisme (..), exigeait que l'expérience bolchevique de la liquidation de toute alliance politique du parti communiste avec d'autres partis et d'autres troupes, et de l'abandon de tactiques comme celle du parlementarisme, même dans une période non-révolutionnaire, soit poussée jusqu'à ses ultimes conséquences[17]. Gorter et Pannekoek AU CONTRAIRE en tiraient une conclusion OPPOSEE : la nécessité de liquider le parti au profit d’une vague démocratie ouvrière"[18]
Dans cette citation, les mots que nous avons reproduits en capitales constituent un chef d'œuvre de mauvaise foi. Ils insinuent que, dans cette "vague démocratie ouvrière" conçue par Gorter et Pannekoek, ces derniers auraient admis les centristes et les opportunistes ... dont ils combattaient l'intrusion dans le mouvement réel de lutte révolutionnaire ! On peut certes taxer d'utopisme tous les critères avancés par les kapédistes pour faire obstacle à cette intrusion ; mais on ne peut ignorer qu'ils furent les premiers, sinon les seuls, à mener une lutte impitoyable contre les "groupes et partis" à l'égard desquels le PCI affirme qu'il y avait nécessité absolue de rupture. S'il existait, dans l'Allemagne de 1920 quelque tendance résolue à conduire cette rupture jusqu'à "ses ultimes conséquences", c'est bien celle sur laquelle s'acharne le PCI!
De la présentation tendancieuse au faux pur et simple, il n'y a qu'un pas. "Le Prolétaire" le franchit allégrement en écrivant à propos des Unions : "Idéalisant la grève générale, elles la considéraient toutes comme l'arme décisive de la lutte de classe, indépendamment OU PLUTOT A L'EXCLUSION DE L'INSURRECTION ARMEE"[19]. Belle impudence ! Les Unions, particulièrement celles où le KAPD avait le plus d'influence furent le fer de lance des principales luttes armées déclenchées lors du refus de céder les armes et de se plier aux accords de Bielefeld ! Mais ceci illustre bien la méthode de brouillage et d'amalgame du PCI. Il y eut effectivement lors de l'action de mars 1921, attitude négative de la part des fractions unionistes influencées par le courant de Rühle qui, dans cette action, dénonçait - comme on l'a vu antérieurement - le caractère de diversion donnée par l'I.C. afin de faire contrepoids aux événements de Cronstadt. L'hypothèse n'est peut-être pas confirmée, mais elle fait ressortir le paradoxe des "thèses" du PCI : L'I.C., elle aussi, a finalement condamné I'initiative de mars 1921 en Allemagne. La pauvreté de l'argumentation du PCI apparaît lorsqu'on la compare avec l'appréciation bien claire que donne le KAPD de cette action, en situant les causes de son échec dans la politique de girouette du KPD, passant en quelques mois de la tactique de "I'opposition loyale" à celle de la lutte armée.
La position "parallèle" à celle de Lénine et l'analyse de la social-démocratie
L'objectif de la diatribe du PCI contre les kapédistes apparaît dès le début de leur texte : il s'agit de justifier l'attitude prise par l'I.C. à leur égard et de soutenir que, s'ils furent du "bon côté révolutionnaire" pendant la guerre et l'éclatement de la révolution d'Octobre, ce ne fut, en fin de compte, que par pur accident. Les divergences de principes entre le KAPD et la Gauche italienne, dit en substance "Le Prolétaire" (numéro 137) n'avaient pas empêché les premiers nommés "de mener contre le kautskysme une lutte parallèle à celle de Lénine"[20].
La désinvolture devient ici stupéfiante. De la nature et de la fonction de la social-démocratie (allemande en particulier) Pannekoek eût une perception autrement vive et précoce que celle de Lénine. Pour être conforme à la vérité, la phrase du PCI devrait être écrite de la façon suivante : les illusions de Lénine sur la social-démocratie et sur Kautsky ne l'empêchèrent pas de s'engager à son tour sur la voie de la dure critique où Pannekoek mais aussi Rosa Luxembourg, l'avaient précédé.
Ces critiques successives de la social-démocratie ne sont pas seulement séparées dans le temps, elles le sont plus encore par leurs méthodes et objets respectifs. Leurs différences sur ces points ne pouvaient qu'agrandir le fossé séparant les gauches allemands des bolcheviks ; les premiers opposant au matérialisme vulgaire des seconds (thèse de "l'aristocratie ouvrière") une analyse s'efforçant de rendre compte de la force déterminante exercée par le facteur subjectif (idéologie) et percevant bien plus nettement qu'eux la fonction de sauvetage du capitalisme échue à la social-démocratie.
C'est par pure commodité que nous séparerons en deux tranches différentes la dénonciation d'un seul tenant de Pannekoek, des tares de la social-démocratie. Avant 1914 cette dénonciation culmine dans les polémiques répétées contre Kautsky, représentant incontesté de la Seconde Internationale et "maître à penser" des socialistes de tous les pays. Défenseur de l'action légale et parlementaire, imbu des vertus intrinsèques de "l'organisation", hostile à l'action directe et à la grève générale, Kautsky est durement attaqué par les gauches du parti au moment ou une reprise internationale des luttes violentes révèle ouvertement le rôle temporisateur, et en définitive de sabotage de ces luttes, assumé par la social-démocratie. Selon Bricianer, les attaques de Pannekoek contre Kautsky auraient été plus efficaces que celles de Rosa Luxembourg dans la dénonciation de ce rôle (Not Pan 34). Il est intéressant de constater, parce que cela explique l'évolution ultérieure de Pannekoek, que s'il n'est certainement pas le seul à souligner le caractère nouveau des luttes sociales, et à le lier à l'avènement de ce qu'on appelle alors l'impérialisme, il est peut-être celui qui perce le mieux le "secret" de la neutralisation du prolétariat en tant que facteur révolutionnaire : sa sujétion à l'idéologie du capital par les soins de la social-démocratie (Not Pan 35).
On doit également à Pannekoek d’apprendre que les arguments contre la "spontanéité ouvrière" n'ont guère varié depuis Kautsky : tout comme ce dernier - qui brandissait Engels contre "l'action des rues" et les "barricades" - les staliniens se servirent de l'argument, durant et après 1968, contre les gauchistes. De même le PCI, à 50 ans de distance, jette a Pannekoek le grief que formulait déjà contre lui Kautsky lorsqu'il lui reprochait de "spiritualiser l'organisation". Il n'est pas jusqu'au terme de "syndicaliste-révolutionnaire", dont Pannekoek dit que Kautsky use contre lui "parce qu'il est antipathique aux camarades", qui ne lui soit servi aujourd'hui par "Le Prolétaire" ; lequel l'emploie toujours dans le même but : attirer sur le kapédiste, dans le PCI, un discrédit identique à celui d'hier. A ce titre, la réaction de l'orthodoxie kautskienne contre Pannekoek apparaît avec le recul de 3/4 de siècle, avoir déjà eu - toute proportion gardée - le même caractère significatif que la micro réaction récente du PCI. Dans des conditions toutes différentes, "l’époussetage des cerveaux" dans un cas comme dans l'autre exprime un aspect du réveil de la révolte sociale qui aux yeux de "l'orthodoxie" est atypique et scandaleux.
Toutefois il est inutile de rappeler que le parallèle s’arrête là entre la reprise des luttes sociales au début du siècle et celle à laquelle on a assisté sur la fin des années 60. L'utilisation massive de la grève générale et l'apparition des conseils, pour la première fois en 1905, appartient encore à la sphère historique du mouvement prolétarien dans les termes décrits par Marx, en un mot appartenait encore au XIXe siècle. Aussi l'appui de Pannekoek aux luttes de cette époque, bien que sollicitant une optique tout à fait nouvelle par rapport à celle de la social-démocratie, s'intégrait-il parfaitement dans la démarche des gauches de cette même social-démocratie. Pannekoek n'a donc nullement besoin de modifier la critique qu'il a déjà faite ; bien au contraire, il est amené à la poursuivre jusqu'à ses conclusions les plus catégoriques. Ce sera pour lui la source d'une conviction croissante en faveur des possibilités de la nouvelle lutte d'arracher les masses à la résignation et au légalisme (Not Pan 43).
Dès cette époque, Pannekoek, dans sa définition du mouvement prolétarien, oppose ses aspects dynamiques à ses aspects statiques, y donne la priorité au contenu sur la forme, salue la révolte sociale qui doit transformer la psychologie passive des exploités et dénonce l'obstacle que cette transformation rencontre dans la routine des vieux regroupements. Pour qui prend la peine de lire Pannekoek, il ne peut être question de le reconnaître dans la caricature qu'en donne le PCI, sous les traits d'un spontanéiste forcené. Même dans ses écrits de 1937, à l'époque où sa pensée se fige sur le mérite absolu de la "forme-conseil", il conserve une vision générale qui tient le plus grand compte de l'incidence primordiale des conditions matérielles sur la conscience sociale : celle-ci, qui n'évolue guère durant les longues phases de stagnation historique, est littéralement "révolutionnée" avec la précipitation des luttes de classe (Not Pan 3).
Mais cette idée maîtresse que la lutte peut seule ébranler l’idéologie est déjà présente dans sa polémique contre Kautsky. C'est le porte-parole de l'idéologie que Pannekoek dénonce dans la personne du théoricien casuistique s'opposant à la lutte réelle en invoquant le salut de "l'organisation" et la sauvegarde des "conquêtes sociales" déjà acquises, c'est-à-dire des formes concrètes, politiques et économiques de la sujétion du mouvement ouvrier à la dictature du capital (Not Pan 42).

Les termes de la polémique Kautsky-Pannekoek dénudent les racines historiques d'une grande divergence dont le PCI s'obstine à nier qu'elle oppose deux courants de pensée tous deux également issus du marxisme. La filiation politique entre Kautsky et Lénine d'une part, entre Pannekoek et les gauches allemands de l'autre, est visible. Nous reviendrons plus loin sur l'assertion qui tire entre ces deux "lignes" la frontière infranchissable séparant le matérialisme et l'idéalisme. Non infirmons seulement d'ores et déjà les prémisses de cette assertion en nous référant à l'incidence de l'idéologie sur les luttes sociales et en montrant que, pour Pannekoek, cette incidence est le produit elle-même de conditions bien réelles et matérielles. Mais il faut souligner que - comme aime à le dire le PCI - "tout se tient" dans les questions abordées au long de ces pages ; l'idéologie, dans cette acception, ne peut être véritablement identifiée et dénoncée qu'au travers d'une vision totale du mode de domination du capital et auprès de laquelle les formules communément en usage dans le mouvement ouvrier sont de plus en plus insuffisantes.
Parmi ces formules, celle de "l'aristocratie ouvrière" en tant qu'explication du phénomène appelé "opportunisme", est la meilleure production théorique de cette politique de l'autruche pratiquée par la social-démocratie à l'égard du phénomène dit "réformiste". L'usage de cette notion bien au-delà du cadre historique plausible s'explique par le refus d'examiner la véritable direction du mouvement ouvrier, telle qu’elle se détermine dans la dynamique même du capital. Les termes "aristocratie ouvrière" impliquent de façon paradoxale une barrière à la fois rigide et imprécise entre la partie jugée "saine" du prolétariat et celle qui, ayant franchi un seuil d'ailleurs tout à fait indéterminé dans l'amélioration de ses conditions matérielles de vie, est pour cette raison, plus vulnérable à l'influence des classes ennemies. Cette conception, valable comme genèse du "réformisme" dans des conditions historiques précisées comme celle de l'Angleterre du XIXe siècle, ne rend pas compte de l'ampleur du phénomène sur lequel Pannekoek, parmi les tout premiers, se penchait[21].
A ce point apparaissent les démarches radicalement divergentes des révolutionnaires formés à "l'école" allemande et à celle du léninisme. Pannekoek en vint rapidement à bannir de son vocabulaire politique les termes "d'aristocratie ouvrière" parce qu'à propos de la corruption idéologique du prolétariat, ils contenaient l'idée d'un phénomène partiel, minoritaire ; tandis qu'implicitement pour cette même raison, Lénine continuait à l'utiliser.
Les deux "écoles" sont issues de la même base marxiste selon laquelle le moteur des luttes sociales se trouve dans les déterminations matérielles de l'action des masses exploitées. Mais alors que Pannekoek intègre dans ces déterminations les produits abstraits de la vie de la société capitaliste (spirituels dans sa terminologie ou celle de ses traducteurs), Lénine prend essentiellement en considération les conditions économiques, en limitant l’influence de l’idéologie dominante à l’action des partis ou fractions de partis déterminées. Pannekoek justifie en droit et en fait cette influence idéologique par son adéquation antérieure aux conditions matérielles du stade précédent (Not Pan 1). C'est pour cette raison qu'on ne peut honnêtement lui reprocher, à la façon du "Prolétaire", de les prendre comme agents purement subjectifs.
Pannekoek, en présence de la généralisation des rapports économiques et sociaux spécifiques de la société du capital, conclut donc à une généralisation parallèle de son idéologie : la corruption idéologique du prolétariat est donc pour lui la règle, la prise de conscience de sa mission révolutionnaire, l'exception. Pour Lénine, si les masses ne sont pas révolutionnaires c'est qu'elles sont "spontanément réformistes". Mais ce réformisme n'est pas obligatoirement la contre-révolution ; c'est un stade intermédiaire et la corruption idéologique réelle ne concerne véritablement que cette minorité "d'aristocratie ouvrière" qui a ses représentants dans la droite de la social-démocratie[22].
Cette différence de perception se traduit nécessairement par des nuances importantes dans l'attitude commune des deux hommes face à l'éclatement de la première guerre mondiale. Alors que la rage de Lénine à la nouvelle de la capitulation sans combat des socialistes allemands et autrichiens devant la politique du Kaiser traduit sa surprise devant l'événement, Pannekoek possède déjà, au même moment, tous les éléments d'explication de "l'Union sacrée". Non seulement il ne s'étonne pas de la faillite de la social-démocratie, mais il la déclare inscrite à l'avance dans les faits. Non seulement il explique la trahison des chefs, mais il comprend la passivité des masses (Not Pan 44). Sa dénonciation de la social-démocratie n'est donc pas "parallèle" à celle de Lénine ; elle la devance largement dans le temps, la déborde totalement en étendue. Son analyse antérieure de cet "Etat dans l'Etat" qu'était la social-démocratie allemande, de même que sa verte critique de l'attitude théorique et politique de Kautsky et consorts contenait en effet la prévision de leur rôle futur : assurer le sauvetage du capital lorsque les masses se dresseraient contre la guerre (Not Pan 46).
Nous devons naturellement ne pas ignorer une certaine propension de Pannekoek à surestimer le facteur "volonté et action de masse", sa principale faiblesse de théoricien. Mais cette faiblesse ne le déterminera à des erreurs que dans le futur et non pas en ces années 20. A cette date, il ne se trompe pas lorsqu'il fait du facteur ci-dessus la condition sine qua non de la rupture du prolétariat à l'égard de son propre passé - rupture à laquelle toute efficacité révolutionnaire est elle-même subordonnée. Il se trompe lorsque, avec un optimisme qu'il partage avec toute la gauche allemande, il considère le flux et l'impulsion profonde qui déterminent cette volonté et cette action comme des produits définitifs et constants de l'histoire moderne.

On ne doit pas perdre de vue cet optimisme de Pannekoek lorsqu'on étudie sa critique de la social-démocratie, à propos de laquelle un autre texte du PCI, déjà cité, accumule la mauvaise foi et l'incompréhension[23]. On aura pu constater, à la faveur de ce résumé et des notes auxquelles il renvoie que Pannekoek, lorsqu'il traite des organisations de la classe ouvrière, leur accorde toujours plus d'importance en tant que produits des conditions passées qu'en tant que facteur des conditions à venir. Conformément à la grande intuition historique de toute la gauche allemande, il cherche le moteur des grands événements historiques, davantage dans les mouvements sociaux que dans l'organisation qui les incarne. Celle-ci est le plus souvent "l'accident" dont l'impuissance ou les erreurs proviennent du rôle de médiateur que joue l'organisation entre la tendance profonde du mouvement historique et l'action des masses humaines, interprètes maladroites de cette tendance, forces timorées et vulnérables aux fléchissements et débandades que provoque l'échec. Magnifiant la "forme-conseil", Pannekoek pense que cette forme peut supprimer la médiation et donc fondre en un tout les masses et le mouvement qui les propulse. A cette ambition, on peut opposer la brutalité de son échec historique en Allemagne particulièrement, mais l'éliminer d'un point de vue de principe est une façon hypocrite et dissimulée de juger indécente la prétention d'une révolution de classe à être le fait de la classe elle-même.
"Programme communiste" prend pour cible l'idée suivante de Pannekoek : entre social-démocratie et communisme "la différence fondamentale tient dans l'idée qu'ils se forment des moyens et organes par lesquels le prolétariat prendra le pouvoir"[24]. La revue du PCI, dans cette phrase fait un sort au mot "idée" : "Les idées de la social-démocratie - écrit-elle - étaient bonnes sauf celle qui concernait le rôle de direction du parti. Il suffisait "donc" de faire de la propagande contre cette idée tout en gardant les autres"[25]
Il est une façon plus intelligente et surtout plus utile de lire Pannekoek. Son intérêt actuel n'a rien à voir avec un jugement qui lui décernerait ou lui refuserait un brevet de "bon marxiste" et si nous n'avons pas reculé devant la tâche fastidieuse de la "réhabilitation" de Pannekoek sur ce terrain-là, c'est uniquement pour faire ressortir les faux auxquels le PCI a recours. Mais l'aspect le plus important de l'œuvre du Hollandais consiste dans ce qu'il a perçu de particulièrement significatif dans la situation de son époque. C'est cela qui sollicite ici notre attention, et non les conclusions sur lesquelles le PCI se fait les griffes.


Dans la phrase incriminée plus haut, il suffit de remplacer le mot "idée" par celui de "conception" et tout devient clair : la "différence fondamentale" entre la social-démocratie et le communisme tient dans la façon dont ils conçoivent respectivement la prise prolétarienne du pouvoir. On s'épargnera la banalité bien connue : la Seconde Internationale entendait parvenir à la direction de l'Etat existant, la Troisième voulait détruire celui-ci.


Avant de critiquer Pannekoek sur ce point, il faut donc s'efforcer de comprendre pourquoi il fait si peu de cas des autres différences entre social-démocratie et communisme alors qu'il s'arrête sur ce qu'il trouve de commune à leurs organisations respectives : la conception du pouvoir révolutionnaire comme pouvoir de parti. Aux autres caractères distinctifs il accorde si peu d'importance qu'il va même jusqu’à affirmer qu'ils sont interchangeables : les communistes ne répugnent pas à l'utilisation du Parlement et à la revendication de réformes, les social-démocrates "prévoient eux aussi la possibilité d'une lutte puissance contre puissance, classe contre classe". Cette dernière affirmation mérite une attention particulière parce qu'elle illustre un des cas où l'intuition s'avère plus percutante que la docte analyse.


Pannekoek a la ferme conviction que le prestige de la social-démocratie repose sur la perspective qu'elle affiche de sa venue au pouvoir en Allemagne. Cette perspective n'est pas banale ambition de chefs ; elle découle d'une part de la dynamique sociale que la social-démocratie incarne et de la place qu'elle a prise dans la société capitaliste moderne (Not Pan 46), d'autre part de l'anachronisme des structures politiques et administratives de l'impérialisme allemand et qui se sont littéralement écroulées en 1918. Sur cette conviction, Pannekoek fonde l'éventualité d'une lutte social-démocrate pour le pouvoir (ce qui suppose évidemment son aptitude à la lutte tout court) et, en même temps, constate l'incapacité de la social-démocratie à mener cette lutte. Là où "Programme communiste" croit voir une contradiction dans les définitions politiques de Pannekoek, c'est le processus historique qui est lui-même contradictoire[26].


Le mouvement ouvrier allemand (au sens large du terme, c'est-à-dire englobant les Indépendants, complices et "Couverture de gauche" de la social-démocratie et le réseau des "hommes de confiance" et délégués d'usines, couverture de gauche des Indépendants) représente aux côtés de l'armée - instrument purement répressif - la seule force organisée capable de contrôler et policer les actes de la population travailleuse. Sa superstructure social-démocrate est donc appelée à colmater les brèches ouvertes dans le dispositif purement bourgeois par l'écroulement des organismes traditionnels (ce que Pannekoek appelle les "éléments de force" de la bourgeoisie). Et c'est sous ce jour de prétendant au pouvoir que la social-démocratie se campe devant les masses (et que l'I.C.prétend exploiter sous le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier"). Mais par ailleurs, les structures, l'idéologie, l'attitude purement velléitaire des cadres de la social-démocratie interdisent à celle-ci de manifester l'autonomie d'une force sociale réelle. Elle ne peut que fournir des ministres et des hommes d'Etat s'appuyant sur l'armée ; son véritable rôle n'est positif pour le capital que parce qu'il est négatif pour la révolution et elle l'accomplit dans les syndicats et les conseils où elle combat toute velléité de subversivité. Mais cela, la superstructure social-démocrate ne le fait pas toute seule : elle dispose de toutes les ramifications, directes ou indirectes, qui soudent à elle la grande majorité des ouvriers.


En dépit de l'ironie c'est ce phénomène que Pannekoek a parfaitement senti : celui d'une classe ouvrière appuyant les directions politiques liées à l'œuvre de répression qu'elle subit. La définition de la social-démocratie selon Pannekoek délimite la fonction et les limites de celle-ci en tant qu'organisation hostile à l'insurrection prolétarienne, elle est cependant apte à coiffer le mouvement des masses et à l'orienter vers la défense de l'Etat démocratique bourgeois lorsque celui-ci représente la meilleure garantie du pouvoir du capital (Cf. putsch de Kapp). Elle manifestera même une velléité d'héroïsme, bien plus tard, lorsqu'en Autriche elle mènera une ultime et éphémère résistance armée aux commandos de Dolfüs. Pannekoek donne donc une image correcte et vigoureuse du mouvement ouvrier en Allemagne qui, par peur et haine de la révolution bolchevique œuvrera sans discontinuer à cette "reconstruction" idéologique et sociale qui permit ultérieurement au fascisme hitlérien de réaliser les conditions de la domination réelle du capital.


Le mérite de Pannekoek sur ce point est d'avoir tiré le maximum de ce qui se passait sous ses yeux. S'il a négligé, en ce qui concerne les différences entre le communisme et la social-démocratie, tout ce qui se rapportait au but final affirmé tant par l'un que par l'autre, c'est parce que ces différences, à l'époque où il écrit, ont déjà pris, chez les communistes "officiels" - c’est-à-dire agréés par Moscou - un tour purement verbal. Ces derniers ne se gênent aucunement pour couvrir d'insultes les sociaux démocrates majoritaires, mais ils courtisent les Indépendants - leurs cousins et complices - et les acceptent même dans leur propre parti, en attendant de s'aligner sur leurs mots d'ordre et leurs idéologies. Pour Pannekoek, il ne peut y avoir qu'une seule différence véritable entre les deux mouvements : celle du comportement, légaliste ou révolutionnaire, à l'égard de l'Etat Capitaliste ; question donc des moyens à utiliser pour abattre cet Etat et non du but affirmé, qui, de toute façon, est déterminé par ces moyens.


Les raisons qui détournent le PCI d'une telle lecture de Pannekoek sont faciles à deviner. Nous avons déjà indiqué où se situe pour lui la question épineuse : le moment historique où l'on doit situer le retour, non pas formel mais réel, de la IIIe Internationale au bercail de la Seconde. Sur ce point l’appréciation donnée en son temps par la Gauche italienne est pour le PCI un lien paralysant: quels que soient ses arguments et motifs de l'époque, elle a fixé à ce retour une date bien ultérieure à celle que la gauche allemande lui a assignée.


La période qui sépare des deux dates est précisément celle durant laquelle la IIIe Internationale affirme un but révolutionnaire tout en pratiquant une politique qui s'éloigne de plus en plus de la révolution. Cette période donne donc pleinement raison à l'opinion de Pannekoek selon qui l'affirmation, comme but, de la prise du pouvoir ne suffit plus à distinguer le communisme de la social-démocratie et qu'il y faut l'adhésion à des moyens spécifiques d'action, tels que ceux qu'il a lui-même définis.


Compte tenu des conceptions politiques dominant alors le mouvement international de cette époque, assimiler la IIIe Internationale à la Seconde, et précisément sur le point où celle-ci s'affirmait en opposition irréductible à sa rivale, était en 1920 une véritable audace théorique ; ce qui montre que l'intuition révolutionnaire peut toucher juste en dépit de l'étroitesse des bases de départ de sa critique : dans ce cas le bureaucratisme constaté dans la social-démocratie allemande. Mais la portée suggestive de cette intuition fut occultée durant tout l'entre-deux guerres par l'insertion, dans le jeu politique mondial du rôle équivoque de la Russie soviétique : officiellement favorable à des insurrections armées, en Occident d'abord, en Orient ensuite, et pourvu qu'elles soient conciliables avec la stratégie d'Etat de Moscou, elle rendait impossible toute rupture sociale révolutionnaire, pourtant condition préalable du succès de telles insurrections[27].


La critique de Pannekoek par le PCI est en un certain sens victime de ses propres procédés de facilité. Ces procédés consistent à dédaigner toute la trame du raisonnement de Pannekoek parce que ce dernier procède sur la base de la dénonciation de la forme-parti. Mais comme cette dénonciation, ainsi que nous l'avons vu, ne part pas d'une position a priori, mais d'une déduction historique expérimentale, le PCI, en opérant à ce propos dans le cercle fermé de ses principes, soustrait purement et simplement ces derniers à l'épreuve historique qui leur a été fatale. Pire encore, il lui faut appeler à la rescousse des arguments fondés sur une aberration bien antérieure à cette épreuve[28].
Le moindre coup d'œil donné au chapitre précédent permet de mesurer à quel point, dans l’Allemagne de 1920, toutes les forces politiques organisées sous la forme-parti - hormis la "secte" kapédiste - firent directement ou indirectement obstacle à l'usage des moyens qui, selon Pannekoek, caractérisent le mouvement communiste. Même les velléités "gauchistes" de l’I.C. - qui tentait d’attiser les révoltes successives et désespérées imposées au prolétariat allemand par la répression féroce de Noske et des corps francs – revenaient en force, après chaque échec de ces révoltes, à l'appui aux Indépendants et à leur politique, c’est-à-dire au sabotage préalable de la révolte suivante. Cette réalité historique suffit à montrer que ce que nous devons aujourd’hui prendre en considération des divergences entre le KAPD et l’I.C. réside dans leur opposition concernant la perspective du mouvement et non ce que les successeurs de Pannekoek en ont tiré pour leur "théorie des conseils". Mais c’est précisément parce que le PCI se garde comme de la peste d'un tel examen qu'il se déchaîne contre l’œuvre du Hollandais mort il y a dix ans.


On serait d'ailleurs curieux de savoir ce que le lecteur habituel du PCI, s'il est familiarisé avec les thèmes de "Programme communiste" peut bien y comprendre, notamment lorsqu’il parvient à cette question particulièrement épineuse des scissions dans la Seconde Internationale. La revue du PCI, à ce propos, reproche à la gauche allemande de "réclamer des scissions plus à gauche parce qu'elle veut des "partis"-sectes capables de remplir le rôle que l'idéalisme "révolutionnaire" leur attribut : élaborer la théorie, le programme et les mots d'ordre qui puissent "éclairer" les masses le moment venu ce qui serait impossible si des "impurs" entraient dans ce "parti", ("Programme communiste" ; p 39)


Ce reproche se fonde sur une douzaine de lignes de Pannekoek et dont nous ne citerons ici que la conclusion plus particulièrement mise en cause : "Edulcorer les Principes afin de pouvoir former au préalable un parti plus grand, a l'aide de coalitions et de concessions, c’est laisser à des éléments confus la possibilité d’acquérir, en temps de révolution, une méprise dont les masses n’arrivent pas à se débarrasser de leurs carences"[29]. Ce oui, pour nous, veut dire tout simplement qu’il ne faut pas, sous prétexte de créer de grands partis communistes, y accepter des non-communistes dont l’influence peut-être désastreuse au moment crucial de la lutte révolutionnaire. Mais "Programme communiste", qui ne l'entend pas ainsi, admoneste : "La véritable critique des scissions trop à droite ... fut faite par la gauche italienne sur d'autres bases et pour un tout autre but: ... le parti mondial ne peut pas se constituer et se développer organiquement sur des greffes de courants hétérogènes ayant des programmes, des traditions, des conceptions politiques différentes"[30]


Les "éléments confus" dont parle Pannekoek ont nécessairement "des programmes, traditions, conceptions ... hétérogènes" et nous serions disposé à parier gros que "Programme communiste » dit seulement d'une façon plus précise ce qu'énonce Pannekoek. Le seul reproche qu'on peut faire à Pannekoek à ce propos convient aussi bien à Bordiga : c'est la modération de leurs expressions respectives concernant l’intrusion d’éléments non-révolutionnaires dans l'Internationale. Modération qu'explicite cependant la nécessité pour la gauche italienne comme pour la gauche allemande, d’affronter cette Internationale du Second congrès où il aurait été de mauvais ton d'appeler un chat un chat et Marcel Cachin une fripouille) !


En tout cas, s'il existe une tradition non-hétérogène des pratiques léninistes, on la trouve dans le style du PCI qui traduit "confus" par "impurs": de la même façon Lénine, voulant ridiculiser les critiques des deux gauches, allemande et italienne, voulait voir un jugement moral là où il y avait un jugement politique et considérait comme répulsion éthique ce qui était intransigeance révolutionnaire!


Le ton docte qu’adopte "Programme communiste" cache mal les difficultés, déjà exposées, que rencontre le PCI lorsqu'il s’agit d'ériger en principe marxiste le pur manoeuvrisme du Second congrès. Si vouloir éliminer de l’organisation du prolétariat tous les non-révolutionnaires, comme le désirait Pannekoek, c'est "vouloir des partis-sectes", comment faut-il appeler le parti que la Gauche italienne entendait créer en fermant la porte à tous les opportunistes et à tous ses transfuges ?


On en arrive maintenant à l'argument massue du PCI qui, se moquant de "l’idéalisme" de la gauche allemande (laquelle " ... élève l'idéologie social-démocrate au rang de cause d’esclavage du prolétariat et de la puissance delà bourgeoisie") et constatant, qu'on pourrait en faire autant de l'idéologie stalinienne, s’exclame - "Voilà donc des idées ou des puissances spirituelles élevées au rang d’agents de l'histoire ou des causes de périodes de contre-révolution"[31]. A croire que la presse du PCI n’est lue que par des attardés. Ou pas lu du tout. En effet, immédiatement après avoir énoncé ce qui précède "Programme communiste" n'est nullement gêné pour citer une critique formulée par la gauche italienne au second congrès et qui donne à l’idéologie, dans le conditionnement des masses sociales, exactement la même importance que lui confère Pannekoek : " actuellement - dit cette critique - la tâche des communistes est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et préjugés répandus dans ses rangs... profondément ancré(s) dans les habitudes des masses, dans leur mentalité ... tache (qui) revêt une importance particulière et vient au premier rang du problème de la préparation révolutionnaire"[32]
Dans le même style "Programme communiste" découvre cette belle différence entre la gauche allemande et la gauche italienne - "Bien que les courants culturalistes - sociaux-démocrates anarchistes, gauche allemande - (NDR,.-l’amalgame ne nous émeut plus !) se réclament de la vision catastrophique qui est celle de la révolution prolétarienne, résultait d'une part du système bourgeois et de l'autre de la maturité et de la force du prolétariat, pour ces courants, cette condition se mesure à l’extension de la "conscience socialiste" (NDR.- rectification : il s’agit de la conscience révolutionnaire prolétarienne ; le distinguo a une certaine importance) dans les masses, tandis que pour le matérialisme marxiste, elle se mesure au degré d'influence du parti communiste sur le mouvement social, c’est-à-dire au degré de constitution du prolétariat en classe''. Même pour des léninistes convaincus, ne s’agit-il pas en fait, dans les deux cas de la même chose ? A moins que le PCI imagine que l'influence du parti communiste puisse croître alors que la conscience révolutionnaire des masses décroît...
"Marxisme occidental" et bolchevisme
Nous voici maintenant en prise directe sur les questions historiques et théoriques capitales. Aux kapédistes le PCI a dû donner acte plus haut qu'ils reconnaissaient la nécessité de la forme-parti réalisée par les bolcheviks mais ne l’acceptaient valable que dans les "conditions russes". Pour eux, précise le PCI, cette nécessité de la forme-parti "correspond à la situation historique de la Russie, engagée dans une révolution double, mi-prolétarienne, mi-bourgeoise : soit que la masse inerte de la paysannerie ait besoin d’être dirigée (d’où la nécessité d’un nouveau "blanquisme") soit que l'existence conjointe de deux poussées révolutionnaires différentes rende nécessaire l’art de la manœuvre privilège des chefs. Cette idée du parti (selon les kapédistes, NDR) ne serait pas applicable en Occident où "Ie prolétariat est seul contre toutes les autres classes" et où "devant faire une révolution tout seul sans aucune aide, il doit s’élever spirituellement et intellectuellement à une grande hauteur, en se débarrassant des chefs, des partis politiques au sens courant du terme, des syndicats de métier et, pour la même raison, des institutions parlementaires".
La position de Pannekoek évoquée dans ce passage condense la grande thèse qui caractérise toute la gauche allemande : l’existence des partis, des chefs, des formes traditionnelles du mouvement ouvrier appartient aux phases historiques dans lesquelles la seule révolution possible est la révolution bourgeoise.
Nous avons précédemment suivi les grandes lignes de la genèse historique de cette position dont les conclusions furent en quelque sorte "précipitées" par l’évolution rapide de la situation réelle des années 20: à cette époque se dessinent les premières approches de la future coalition entre les forces politiques dirigeant la Russie soviétique et la toute-puissante social-démocratie allemande. Ce qui présente aujourd'hui un certain intérêt dans la position kapédiste ce n'est pas ce qu'au vu de la diplomatie politique des bolcheviks, elle en déduit en ce qui concerne la transformation sociale alors en Russie (c'est-à-dire son dosage de révolution prolétarienne et de révolution bourgeoise) (La gauche italienne fixa elle aussi un moment, quoique plus tardif, à partir duquel on ne pouvait plus parler de cette révolution que comme révolution capitaliste) Ce sont les prémices respectives de cette conclusion commune (bien que "décalée) qui sont désormais importantes. Aujourd'hui encore le PCI opère avec les catégories classiques du marxisme du début du siècle[33], alors que le KAPD, il y a cinquante ans, tout en partant des mêmes catégories, tendait déjà à les faire éclater. En dépit de sa faiblesse spécifique, l'hypothèse kapédiste de la "bureaucratie" comme substitut de la bourgeoisie dans son rôle historique de promotion du capital, a contribué à la compréhension ultérieure du contenu, par rapport à cette promotion, de la dernière "geste" du mouvement prolétarien : la lutte de classe marxistement définie comme moment de l'histoire du capital. Cette "voie", on doit constater que le KAPD l'entrevit, même s'il le fit dans les termes, rapidement devenus insoutenables, d'une révolution du prolétariat "frustré" par son propre appareil.
Dans le cadre qui nous préoccupe pour l'immédiat, il faut souligner que les limites mêmes de la critique de Pannekoek interdisent qu’on impute cette critique à des concepts « anti-marxistes ». Ou encore qu’on décrète étrangère à la vision des marxistes révolutionnaires occidentaux de son époque son analyse des rôles différents que jouent à cette époque les médiations bureaucratiques qui dominent le mouvement social et sa tendance à l'Est et à l'Ouest de l'Europe. Pannekoek écrit qu'au regard du mouvement général de la société devant qui s'ouvre, depuis la révolution d’Octobre, la perspective d'un essor capitaliste de tout le continent asiatique (dont l’URSS n’est que la "péninsule"), "l’inévitable" bureaucratie soviétique, qui gère l ‘économie russe sur la voie de développement du capital, n’a pas la fonction réactionnaire de la "bureaucratie ouvrière" de l'Ouest qui n'est que "la ligne de repli ultime ... de la bourgeoisie cherchant à interrompre sa chute" (Not Pan 83). Il y a donc, selon Pannekoek, deux mondes que le mouvement prolétarien international, à travers l'IC, met en contact et qui, représentant deux stades historiques différents du parcours du capital, ouvrent deux voies différentes du point de vue des intérêts du prolétariat mondial et de la révolution. Si les forces capitalistes dominants à l'Ouest sont détruites, le mouvement social de l’Est, bien qu’il n'ait pas dépassé le stade de l'économie marchande, peut constituer un renforcement du prolétariat mondial dépassant et bousculant les limites de son "secteur arriéré". Dans le cas contraire, ce "secteur arriéré" sauvera le vieux capitalisme.


A qui connaît l'essentiel des Positions de la gauche italienne sur cette même question, il suffit d'un peu de bonne foi pour retrouver, sous une terminologie différente, une idée centrale identique à celle que Pannekoek exprime : si la révolution prolétarienne ne triomphe pas dans l’aire du capitalisme développé, en premier lieu en Allemagne, la révolution d'octobre n'échappera pas au sort que lui réservent l’arriération économique et l'isolement politique de la Russie. Tenant compte de cette convergence et au lieu de s’arrêter sur la terminologie de Pannekoek, et notamment de sa référence à la "bureaucratie ouvrière", il vaut donc mieux essayer de comprendre toute sa vision. Le reproche qu'on pourrait aujourd'hui lui faire, ce serait plutôt d’avoir été trop proche de la position italienne dans la mesure où, comme celle-ci, il laissait trop de place à la possibilité, pour la révolution contre le capital, de dominer la poursuite mondiale de l’extension du capital. L’attitude la plus critique, dans le camp de la pensée marxiste a cette époque, appartenait encore à une phase historique de développement de cette pensée à l’égard de laquelle l’hypothèse d’une rupture inévitable ne s’est posée que ces toutes dernières années. Dans le cadre de ce chapitre, nous devons nous en tenir à montrer l’importance de l'analyse de Pannekoek en tant que réponse directe à l'affirmation, implicite ou explicite, de Lénine qui, d’une relance de l’économie allemande, attendaient un regain de force et de dynamisme du prolétariat de ce pays. A cette illusion, Pannekoek s’oppose, non seulement sur le plan de la froide perspective historique, mais encore sur celui du contenu politique et idéologique qu'il pressent sous la perspective en fait condamnée. D'une part, il écrit : "Cependant que l’Europe occidentale se débat péniblement pour se dégager de son passé bourgeois, la stagnation stérilise ses forces matérielles, réduit les capacités productives de sa population".(Bricianer, p.192). D’autre part il remarque que le prolétariat "n’a pas pris immédiatement conscience de sa tâche avec une vision nette et une volonté unanime" (et que) "il faudra des dizaines d’années pour en finir avec l'influence sur le prolétariat de la culture bourgeoise, facteur d’infection et de paralysie".


Ainsi Pannekoek pensait que si la production capitaliste finissait par retrouver en Allemagne son rythme d’expansion (et il semble le pressentir lorsqu’il rejette la thèse d’autres gauches allemands sur la "crise finale" du capital, d’autre part lorsqu'il prévoit l’effet salutaire, pour l'économie ouest-européenne, des accords commerciaux avec l'URSS), ce ne serait pas au profit du mouvement prolétarien, mais au profit de la contre-révolution. Or, dès le second congrès - derrière le rideau de fumée des 21 conditions (jamais observées) – l’I.C. pactise avec les fractions centristes de la social-démocratie, c'est-à-dire amorce la manœuvre qui aboutira à la coalition des "deux bureaucraties ouvrières" : celle de l'Est dont la fonction géographiquement nécessaire, cohabite, contradictoirement, avec l'intention politique des bolcheviks d’en dépasser, internationalement, le stade de développement ; celle de l'Ouest dont le rôle est intégralement contre-révolutionnaire. Par sa tactique de rapprochement à l’égard des Indépendants (charnière entre la social-démocratie et les communistes), par sa tactique syndicale - qui rétrograde, idéologiquement encore plus que pratiquement, de la revendication révolutionnaire à la revendication immédiate - le KPD (S), fortement impulsé par l’exécutif au travers d'invraisemblables zigzags et tournants, agit de telle sorte qu’il fait crédit à la reprise du développement capitaliste occidental pour y retrouver les forces d’un assaut révolutionnaire renvoyé dans le futur[34].


"Le Prolétaire" répugne à discuter Pannekoek sur ce terrain-là, qui est celui des faits. Bien plus à l'aise lorsqu’il s'agit de jouter sur le terrain doctrinal, il conclut qu'il "n’existe pas de "marxisme occidental", opposé au marxisme léniniste ou  "central" ... (mais) un marxisme qui rassemble sur la même ligne de la doctrine et des principes les bolcheviks et nous, et un para-marxisme ou extra marxisme, qui rassemblait le KAPD et, par exemple, l’Ordine Nuovo … "


Un tel raisonnement ne se renforce aucunement par la critique de Pannekoek par le PCI puisqu'il affirme comme prémisse ce qu’il s'agirait de démontrer : l'authenticité marxiste de la "ligne" bolchevique. Sur ce point, la manifestation triviale de la divergence entre la gauche allemande et la gauche italienne apparaît en toute lumière. Pannekoek remet en cause Lénine au travers de la totalité de sa pensée et de son action. Le PCI, lui, sépare le bon grain "théorique" de l'ivraie "tactique" et se sert de l'autorité du nom pour foudroyer toute critique. Ce type d'excommunication est en faveur, même dans la revue théorique du parti: "Programme communiste" (op. cité ; p. 56) se croit autorisé a assimiler Pannekoek à Bakounine parce qu'il a écrit que "l'échec des divers partis est dû ... à la contradiction fondamentale existant entre l'émancipation de la classe, dans son ensemble et par ses propres forces, et la réduction au néant de l'activité des masses par un nouveau pouvoir pro-ouvrier" (Not Pan 114).


Précisons au passage que cette phrase est tirée d’un texte écrit en 1936. Pannekoek critiquait à cette date les tendances qui prétendaient alors "reconstruire le parti révolutionnaire" après n’avoir tiré -souligne Pannekoek – "qu'à moitié les leçons du passe". Ceci marque déjà une certaine différence entre Pannekoek et les anarchistes pour qui le parti a toujours été une invention de Satan. D’ailleurs la suite du passage indique bien à quoi s’en prend l'auteur : à l’activisme qui imagine entraîner les masses alors "qu’elles n’arrivent pas encore à discerner la voie du combat, de l'unité de classe".


L’appréciation de la révolution russe et, au travers d’elle, le jugement sur le bolchevisme, sont bien évidemment au centre des divergences entre la gauche allemande et la gauche italienne. De cette divergence découle un faisceau tellement large de conceptions opposées que nous avons dû les égrener avant d’en venir au point central. Nous y voici enfin après avoir suffisamment rétabli les positions réelles de Pannekoek pour pouvoir rejeter la méthode qui lui impute l'a priori de positions antérieures non-marxistes. Toutefois la question ne saurait se résoudre à discerner un certificat de bon et vrai marxisme à telle ou telle fraction du mouvement communiste international[35]. Ces fractions sont toutes issues de la même souche doctrinale originelle au sein de laquelle la première guerre mondiale introduit chirurgicalement la grande division entre "réformistes" et révolutionnaires ; ces derniers se scindant ultérieurement et au gré d’événements politiques dramatiques en partisans plus ou moins inconditionnels de la politique bolchevique et en adversaires qui la critique sur sa gauche. En fait, au terme d'un examen de cette scission, se profile une conclusion qu’on ne peut éviter : le marxisme, dans l'acception du PCI, c’est-à-dire comme corps unitaire de doctrine et praxis révolutionnaire, extériorise par les misères de la IIIe Internationale l’existence d'une désagrégation théorique antérieure que la brièveté de la phase révolutionnaire d'après-guerre ne lui a pas permis de surmonter. Avant d’en venir aux termes de cette désagrégation, il convient de préciser les "divergences d'école" qui ont laissé percevoir son existence.
Divergences quant au rôle de la théorie

C’est dans la position adoptée à l’égard de la théorie révolutionnaire que réside le principal trait distinctif de la gauche allemande et il n’est pas fortuit que le PCI, au lieu de l’affronter sur ce terrain-là, préfère l’attaquer en la bombardant d'arguments purement doctrinaux.
L’œuvre de Lukacs et de Korsch traite également les thèmes généraux du KAPD, mais davantage sous l'angle historique (dans leurs rapports avec les conflits internes de l’I.C.) et philosophique (en les confrontant au marxisme de la Seconde Internationale). Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons cependant aux arguments de Pannekoek : d’une part, cela nous est imposé par la teneur des griefs du PCI à son égard ; d’autre part la position de Pannekoek est liée d’une façon plus directe à la substance du mouvement ouvrier des années 20.
Pour Pannekoek, la théorie marxiste, "guide et instrument parfait pour comprendre et interpréter les événements"  est "une théorie vivante dont la croissance est liée à celle du prolétariat et aux tâches comme aux fins de la lutte"[36] (Bricianer, p 240). Pannekoek expose comment la classe ouvrière durant la phase historique de l’essor de la bourgeoisie, a adhéré au matérialisme bourgeois parce qu'à cette époque-là "le mouvement ouvrier n’allait pas au-delà du cadre capitaliste" (idem, p 241) et qu'il voyait "dans les mots d'ordre démocratiques du mouvement bourgeois du passé des mots d'ordre également valables pour la classe ouvrière" (id p 242, Not Pan 111) "La compréhension pleine et entière du marxisme - écrit Pannekoek - n'est possible cependant qu’en liaison avec une pratique révolutionnaire"[37] (p 246, not Pan 111).
En ces quelques mots tient la spécificité de la position de la gauche allemande en matière de rapport entre théorie et praxis et sur la base de l'expérience critique de la Seconde Internationale : la théorie de Marx est l’expression d’une praxis révolutionnaire ; en l'érigeant en dogme justificatif d’une praxis non-révolutionnaire, la social-démocratie l'a ravalée au rang d'idéologie. En tant qu’idéologie, le marxisme de la Seconde Internationale était utilisable par un autre mouvement que celui du prolétariat, pour une révolution autre que la sienne. C'est tout le drame de la révolution d’Octobre qui s’inscrit en filigrane derrière cette éventualité offerte par l’histoire. Pannekoek en expose longuement les prémisses dans son livre "Lénine philosophe" où il montre que, de Plekhanov à Lénine, le produit fini de cette "fraude" historique apparaît comme "un mélange « qui puise ses principes philosophiques dans le matérialisme bourgeois et sa théorie de la lutte des classes dans l’évolutionnisme prolétarien"[38].


Sans pouvoir reproduire ici l’argumentation de Pannekoek, nous devons tenter de préciser sa méthode qui tranche avec celle de toutes les "écoles" du bolchevisme. Pannekoek observe à l'égard du marxisme les critères que ce dernier applique aux théories sociales qui l'ont précédé. Produit de la première affirmation révolutionnaire du prolétariat dans l'histoire, le marxisme devient - avec la stabilisation des structures et de la vie économique et sociale du capital - la doctrine d'une pratique politique et syndicale qui contribue de plus en plus à cette stabilisation. Ce sont les prémices d'une nouvelle crise du capital qui mettent ce fait en évidence en même temps qu'elles annoncent un nouveau mouvement révolutionnaire dont Pannekoek approuve sans restriction les intentions et les formes.


Ce qui mérite d’être retenu dans cette position de Pannekoek c’est sa perception aiguë du fait suivant : de même que la théorie du prolétariat séparée de la praxis révolutionnaire se mue en idéologie, de même les formes d'organisations déterminées par une praxis réformiste deviennent des obstacles à la praxis révolutionnaire. Briser l’organisation réformiste est donc pour les prolétaires, tout à la fois le facteur et le produit de leur émancipation à l’égard de l’idéologie. En bref la théorie révolutionnaire surgie de l'histoire ne peut s’y maintenir intacte toute seule, il lui faut le secours du mouvement révolutionnaire.


Sur ce point, il n'y a pas, au fond, de véritable divergence entre Pannekoek et Bordiga, puisque ce dernier tient compte de la même nécessité dans le cadre du raisonnement qui lui est propre : il dit que sans situation révolutionnaire, il ne peut exister de parti révolutionnaire[39]. La différence apparaît dans la place du parti dans la théorie du prolétariat. Bordiga, à la suite de Lénine et de la plupart des marxistes, affirme que la notion de parti est inséparable de la théorie de Marx. Pannekoek bien qu’il ait "admis" la nécessité de la forme-parti dans une période historique déterminée n’y voit qu’une forme d'organisation dont il définit la nature d'après sa fonction effective, fidèle en ceci à son grand principe : identifier toute expression sociale d’après le mouvement qu'elle représente.


Cette divergence sur la question du parti englobe toutes les autres qui culminent dans la question du rapport entre la théorie révolutionnaire et l'action de masse. Pour Pannekoek la célèbre formule de Marx sur "la théorie qui s'empare des masses" n’est pas une simple figure de style. L’intelligence du mécanisme de la lutte des classes fait tout un, chez lui, avec l'explication matérialiste du mouvement du prolétariat. Mais ce mouvement est réalisé par le prolétariat lui-même, par son intervention consciente en vue d’un but défini. Le savoir, la conscience, l’expérience - ces trois éléments que Pannekoek considère comme composant la force du prolétariat - sont bien entendues nécessaires à ce dernier, mais ils servent à lui révéler la nature et la signification historique dans laquelle ses impulsions immédiates l'engagent. Aider les masses à prendre conscience de ce fait, tel est, pour Pannekoek, le rôle du "parti" ou de « l’avant-garde », c’est-à-dire d’un groupe d’individus mieux instruits de la théorie révolutionnaire, plus sensibles à ce que cette théorie représente comme prolongement et possibilité des luttes et qui, dans les moments de repli de ces luttes, n’en oublient pas les enseignements. La grande différence entre cette conception et celle qui domine dans la Seconde Internationale d'abord, dans la Troisième ensuite – c’est qu’elle implique qu’il n’existe aucune action - à plus forte raison imprimée à la classe de l’extérieur - qui puisse conduire celle-ci à réaliser la théorie si sa situation propre et l’ensemble des circonstances en un moment donné ne l’y portent pas.


Bordiga, par contre, sans nier pour autant la nécessité de la condition ci-dessus, trace un schéma beaucoup plus rigoureux du processus de la "constitution du prolétariat en classe". Pour Pannekoek, si le parti ou "l'avant-garde", peut révéler la masse à elle-même, c'est parce que le mouvement de celle-ci en direction de cette constitution en classe vient de se produire sous l'effet de circonstances et conditions historiques déterminées (ceci avec "l'arrière-pensée" que ce mouvement est spontané parce qu'en rupture avec l’activité antérieure des organisations ouvrières). Pour Bordiga, le processus, le mouvement lui-même, sont conditionnés par une intervention du parti à un niveau beaucoup plus élémentaire, et cette intervention, seule, donne au mouvement son caractère prolétarien. En somme le parti seul incarne la classe en se battant pour défendre sa doctrine dans les moments de fléchissement de la lutte sociale, en prenant la tête des masses dans les moments de montée révolutionnaire.


Il semble, en rapportant ainsi cette divergence, qu'on joue seulement sur les mots. Dans les deux cas, l'insertion d’une « avant-garde » est nécessaire pour révéler le mouvement prolétarien à lui-même. Mais en réalité les développements respectifs des positions de Bordiga et de Pannekoek peuvent être expliqués par les expériences historiques différentes qui sont à leur origine : pour Pannekoek, la praxis de la social-démocratie allemande ne laisse aucune place à une activité révolutionnaire sinon par une rupture décisive avec tout son corps d'organisation ; cette activité, impliquant donc le passage à la critique théorique de ce corps. Pour Bordiga, face à une social-démocratie moins compromise dans les taches de gestion du capital, une fraction de gauche a pu opérer dans le cadre organisatif social-démocrate sans avoir, ni à baisser son drapeau, ni à en passer au crible les structures.


Mais ces deux expériences divergentes relèvent cependant du même mouvement ouvrier occidental. Chez Lénine, l’expérience a des bases sensiblement différentes. Dans sa conception demeurée célèbre, la classe ouvrière, sous l'effet de ses motivations immédiates, ne peut parvenir qu'à une "conscience trade-unioniste" et non à la conscience de ses intérêts face à tout le processus historique du capital. Cette affirmation est liée à une façon bien précise de concevoir le rôle de la théorie révolutionnaire : le déterminisme rigoureux qui préside aux motivations "économiques" des travailleurs perd de sa rigidité au-delà de ce cadre immédiat. Les ouvriers sont poussés à revendiquer par le "besoin" qui résulte des exigences de leur survie, mais aucun autre besoin plus général et les "éclairant" sur la négation humaine qu'implique cette survie ne les pousse vers cette "conscience" si les militants du parti marxiste, disséminés dans leurs rangs, ne la leur suggère, ne la leur importe. Une telle représentation peut effectivement correspondre à un stade historique de développement du capital, et même receler un ferment révolutionnaire par le seul fait que le stade ultérieur de ce développement, dans son ordre juridico-social, doit être conquis sur des structures étatiques archaïques. Telle fut la situation n du prolétariat russe face aux taches de la révolution démocratique-bourgeoise dans ce pays. Mais seul le stade ultérieur du capital crée ce besoin général latent qui implique la critique de tout le système et, dès lors, conditionne la normalisation du besoin immédiat.


Dans la théorisation du "stade russe", le déterminisme agit sur les masses au niveau « économique », mais non pas au niveau politique où il laisse la place à un déterminisme plus subtil, celui que reflète la lutte d'influence entre les partis. On verra au paragraphe suivant que, pour Pannekoek un tel schéma peut rendre compte d'un type déterminé de révolution. Retenons pour l'instant que, dans cette acception, le parti justifie son existence par l’affirmation d’un monopole théorique et conscienciel dont il a exclu par principe les masses.


L’aspect qui nous intéresse ici par priorité est celui qui concerne la théorie révolutionnaire. Autant on conteste à la masse son aptitude à réaliser concrètement la théorie, autant on doit affirmer comme indiscutable l’expression abstraite et anticipée que le parti conçoit pour cette réalisation. Plus l’enchaînement déterministe de la réalité est nié en ce qui concerne la dynamique de comportement des masses, plus cet enchaînement doit être revendiqué et ce déterminisme affirmé dans l’expression doctrinaire qu'en donne le parti. La propagande du PCI l’exprime naïvement : les masses ne peuvent pas, livrées à elles-mêmes, découvrir les voies de la lutte révolutionnaire ; mais, lorsque les circonstances, deviendront favorables à cette lutte, ces mêmes masses devront "retrouver" les voies que le parti a déjà tracées pour elles.


Bien entendu, ceci est l'expression la plus triviale de la conception léniniste du parti. Mais à la base de cette version vulgaire, il y a le fondement doctrinal qui, chez Bordiga, suppose définitivement établi le trajet passé, présent et futur du mouvement prolétarien, "l'arc-en-ciel" qui doit relier la première manifestation historique du prolétariat à son triomphe définitif sur le capital.


Laissons pour l'instant de côté cet aspect-là et ne revenons pas sur les raisons politico-historiques de l'attachement de la Gauche italienne à cette conviction, maintenue littéralement à bout de bras tout au long des années les plus noires de la contre-révolution. Examinons par contre les incidences de cette rigidité doctrinale sur le plan théorique. Sous un déluge de dénonciations violentes et d'indignation sincère à l'égard de la "trahison social-démocrate d'août 14", elle a eu pour effet d'accréditer une version limitée des causes de la dégénérescence de la Seconde Internationale. La portée et l'origine véritables de cette version se vérifient en fin de compte sur le terrain historique où il s'agit de définir ce que représente cette dégénérescence non pas seulement à l'égard du mouvement ouvrier, mais plus encore à l'égard de la dynamique de développement du capital. Nous avons déjà situé le problème dans ses rapports avec la "crise" du PCI. La critique de Pannekoek - souvent intuitive, mais pour cette raison même plus profonde que la critique "officialisée" par l'I.C.- prend tout son relief à la lueur de la résurgence "stalinienne" du phénomène, laquelle, dans ses caractéristiques criantes d'après la Libération, avait déjà porté un rude coup à la "construction théorique" héritée par le PCI de la gauche italienne. On se bornera donc à montrer ici que, même dans la sobre conception de Bordiga, une concession énorme est faite à l'illusion du caractère "malgré tout prolétarien" de la Seconde Internationale.


La fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie - selon la remarquable formule même de Bordiga - a été historiquement révélée par sa politique d’union sacrée lors de l'éclatement de la première guerre mondiale. Pannekoek et Bordiga - avec tous les révolutionnaires de l'époque - se rencontrent sur cette constatation : la manifestation violente de la première crise de l'impérialisme rend caduques toutes les conceptions et tactiques de la Seconde Internationale. C'est l'enseignement qu’ils tirent respectivement de cette constatation qui s'oriente suivant deux directions nettement opposées.


Pannekoek "re-parcourt" en quelque sorte toute la tranche d'histoire couverte par l'activité de la Seconde Internationale et vérifiant ses critiques antérieures (Cf. sa polémique contre Kautsky) établit qu'elle a joué un rôle contre-révolutionnaire bien avant 1914 et ce, précisément, parce qu'elle affirmait et développait, socialement et structurellement, les catégories salariées dans un contexte historique où cette affirmation et ce développement, tout en présentant la réponse à une nécessité objective pour les travailleurs, ne pouvait constituer un facteur antagonique du capital.


D’où la conclusion de Pannekoek sur le terrain théorique : il ne peut y avoir, dans la phase impérialiste, d'actions et d'organisations du prolétariat qui ne soient révolutionnaires. Pannekoek récuse donc - au moins implicitement - ce qu’il a précédemment admis, sur le plan de la tactique comme sur celui de l'organisation, parce qu’il n’existait pas alors d’autre voie possible sur la ligne de développement historique de la classe ouvrière. C’est strictement en ce cas, selon lui, que la doctrine, la tactique et l'organisation de la social-démocratie étaient plausibles. On ne pouvait, ni deviner le moment historique où la tactique révolutionnaire s’imposerait à nouveau, ni concevoir sous quelles formes elle le ferait. On observait une ligne politique déterminée parce qu'en l’état du développement général économique et social, on n'en voyait pas s’en dessiner d’autre[40]. Mais la perception, relativement tardive de la caducité de cette ligne, non seulement n'enlève rien au fait qu'elle était, bien avant, déjà erronée - par rapport à la mission révolutionnaire du prolétariat - mais encore elle impose de tirer de ce fait toutes ses conséquences.


Il semble bien que cette plausibilité de la ligne politique d'avant 14, toute relative chez Pannekoek, soit chez Bordiga absolue ; c'est -à dire qu'il n'y ait pas lieu de la condamner, rétroactivement, dans tout son contexte. Ce qui nous autorise du moins à le croire c’est tout un passage du "Tracciato d'impostazione"(1946) ; texte d’importance capitale puisque inséré dans le premier numéro d'après-guerre de la revue du PCI- "Prometeo", il traçait toute la perspective théorique pour le parti[41].


Dans ce passage, Bordiga écrit que les faits ont confirmé la position des gauches révolutionnaires de la Seconde Internationale sans toutefois qu'on puisse définir l'action de la droite comme mouvement conformiste (cf. note). Lorsque "l'histoire"- s'il est permis d'appeler ainsi le jugement de la critique révolutionnaire portant sur les espoirs d'un passé démenti - donne raison, dans cette acception à qui que ce soit, elle ne le fait jamais à moitié. Elle ne s'est donc pas bornée à confirmer la gauche révolutionnaire parce qu'elle combattait la droite ; elle a aussi, rétroactivement, "donné tort", dans cette gauche, à ceux qui ne voulaient considérer la droite que comme l'incarnation d'une divergence survenue au sein d'un mouvement ouvrier présumé représenter les intérêts du prolétariat. Ce dernier désaveu ne concerne les hommes que pour autant que leur nom est lié à un corps de positions bien définies ; il porte en réalité sur la validité de la notion suivant laquelle droite et gauche auraient "normalement" coexisté dans la même organisation. Ceci ne présente évidemment guère d'intérêt en tant que jugement a posteriori sur les militants politiques de l'époque ; mais c'est par contre d'une importance considérable dans la répudiation plus ou moins complète du social-démocratisme : la "normalité" de la coexistence de la gauche et de la droite dans la Seconde Internationale ménage, dans l'héritage idéologique de la social-démocratie, la partie théorico-doctrinaire du marxisme que la Troisième Internationale n'a pas su ou voulu répudier.


Bordiga dit que les Bebel, Jaurès et Turati ne voulaient pas faire tourner à l’envers la « roue de l’histoire » mais duquel trajet historique la formule est ambigu, puisqu'il ne saurait s’agir, dans un jugement porté par des révolutionnaires, d’admettre comme trajet historique possible, un processus d’amélioration continue de la démocratie bourgeoise s'épanouissant en "socialisme", voie empruntée par la droite mais en dissimulant sous un langage humanitaire l’évolution totalitaire indiscutable de la société capitaliste. Mais si l'on entend dénoncer cette fonction véritable de la social-démocratie, on ne peut dire qu’elle voulait faire tourner la roue de l’histoire à l'envers puisqu’elle l'impulsait au contraire vers l’avenir, mais celui-ci découvert après-coup comme forme totale de domination du capital. Sous quelque angle qu'on l’aborde, et abstraction faite de la bonne volonté subjective de ses chefs, le mouvement social-démocrate ne peut être défini ni "réformiste", ni "conformiste", mais comme il s'est révélé être dans la réalité -fut-elle tardivement perçue – c’est-à-dire comme instrument de la contre-révolution.


D'une façon lapidaire, les résultats respectifs de cette divergence entre Pannekoek et Bordiga, sur le plan des rapports avec la théorie, peuvent s’énoncer ainsi : la critique lucide de Pannekoek concernant le caractère étriqué du "marxisme" de Lénine et de la Seconde Internationale ne se conclut pas chez lui par un dépassement théorique du mouvement avorté du prolétariat allemand ; celles de Bordiga, qui prend pour cible les limites de ce mouvement, occulte par là la critique théorique, tout aussi bien à l’égard de la Seconde internationale qu’à l'égard de son "disciple" Lénine.
Une affirmation téméraire du PCI
Quand "Le Prolétaire" écrit que le seul marxisme digne de ce nom est celui qui va de Marx - Engels à Lénine et à la Gauche italienne c'est là une affirmation qui ne peut être soutenue qu’à l'appui d'une conception obscure et métaphysique dés rapports réels entre l’histoire et la théorie de Marx. Indépendamment des véritables mobiles actuels qui, dans le PCI, maintiennent "en vie" cette conception, elle ne résiste pas à la critique qu’autorisent et imposent tant le matériel peu connu - ou pas connu du tout - exhumé récemment des archives historiques, que la nette indication contenue dans les prémisses du "changement de cours" survenue au cours de la récent décennie.
Nous avons déjà fait état du caractère déflagrateur de ces "révélations", même incomplètes, touchant aux événements de l'Allemagne des années 20 ; nous délaisserons un instant les écrits de Pannekoek qui, pour des raisons de filiation politique, ont été les premiers exhumés de l'oubli dans lequel l’histoire, activement aidée par les "léninismes" de toutes sortes, les avait ensevelis. Comme nous l’avons déjà indiqué, son chaud témoignage, peut-être irremplaçable, de la teneur du conflit entre l'IC et le KAPD, s'efface derrière celui de Korsch lorsqu'il s'agit de réfuter l’affirmation ci-dessus du PCI,qui ne concerne pas seulement la qualité de "marxiste" reconnue ou contestée à la gauche allemande, mais l'existence même d'une acception de cette doctrine autre que celle transmise par Lénine et Kautsky.


Il est clair qu’aujourd'hui on ne peut pas ne pas s'interroger sur le contenu le plus profond d'une théorie qui, dans le prolétariat moderne, a identifié la possibilité historique de désaliéner ce que Marx appelle "être social", dont le développement historique antérieur a développé le concept en même temps qu’il lui niait de plus en plus l’existence, En ce qui concerne les rapports de cette théorie avec la praxis révolutionnaire, trois groupes de données se sont confirmées. Ce sont d’abord celles qui ont trait à l'ampleur de la vision de Marx qui est irréductible aux dimensions d'une seule catégorie sociale qu’on pourrait emprisonner dans la situation contingente de l'époque de sa plus brutale exploitation. Viennent ensuite tous les faits qui démontrent l’indiscutable défiguration de la théorie de Marx par la longue période historique qui, sous l’hypocrite référence formelle au marxisme, a vu l’adaptation du prolétariat industriel aux exigences de toutes sortes du capital. Enfin, en dernier lieu, percent diverses certitudes concernant le mode présent de domination du capital et qui exigent une autre approche du problème théorique.


Ici, c’est à l’altération historique de la théorie de Marx que nous devons encore nous en tenir. Avant d’aller outre, il s’agit de réfuter une unicité et une continuité "marxistes" qui, le plus clair de ce qu’en affirme le PCI est le fruit de ce qu’on a appelé "la passion du communisme" chez Bordiga, qu’à ce titre, non seulement nous respectons, mais considérons comme un moment de la lutte historique révolutionnaire, sans que cela autorise de respecter les limites dans lesquelles le même Bordiga enfermait cette lutte.


En ce qui concerne la critique de la Seconde Internationale aussi bien que celle de la troisième, le livre de Korsch, mieux que l’œuvre de Bordiga, rétablit la réalité historique. Sa thèse, écrite dans le feu d’une défense non moins dramatique et désespérée que celle de Bordiga contre l’offensive de la clique de bureaucrates moscovites, peut se résumer de cette façon : jamais la social-démocratie n’a réellement et intégralement adhéré à la théorie de Marx ; jamais la Troisième Internationale n’a condamné, dans son intégralité le faux marxisme de la Seconde ; pis encore, dès le reflux de la révolution internationale, elle a repris à son compte les éléments de doctrine qui, dans la social-démocratie allemande, consignaient le plus nettement sa séparation avec la théorie de Marx.
Quelques citations peuvent illustrer la portée de cette démonstration qui intéresse, non seulement l’histoire de la théorie, mais aussi la théorie de l’histoire.


"Le mouvement socialiste du dernier tiers du XIX siècle – écrit Korsch – n’a jamais adopté le marxisme dans son entier"[42]. L’auteur, embrassant tout à la fois les aspects « philosophiques », politiques et sociaux de cette non-adoption démontre que l’évolution de la social-démocratie en direction du positivisme bourgeois lui interdisait de comprendre l’évolution du mouvement ouvrier en rapport avec celle du capitalisme. De plus ses structures organisatives et sa doctrine s’étaient forgées "au point même où l’orientation pratique du mouvement était au plus haut point révolutionnaire"[43] mais alors que sa théorie "était surtout démocratique au sens du "parti populaire", lassalienne, dürhinguienne » (ouvrage cité, p 32).


Korsch souligne ensuite l’importance de la conjoncture politico-historique dans laquelle s’est effectuée, pour la social-démocratie, l’adhésion formelle au marxisme intégral : vers 1890 ; lorsque la bourgeoisie s’est orientée en direction d’un certain libéralisme politique (non-reconduction de la loi contre les socialistes en Allemagne). Dans ces conditions, "le "marxisme" de la Seconde Internationale, développement positif selon eux[44] de la théorie première de Marx et d’Engels, est en réalité une forme historique nouvelle de la théorie prolétarienne de classe".


Si quelque membre du PCI, fortuitement, tombe un jour sur de telles « révélations » qui moisissent depuis un demi-siècle dans les archives de l’histoire du mouvement ouvrier, il ne pourra honnêtement nous contredire lorsque nous affirmerons que, dans le PCI, on n’a jamais parlé de cet aspect-là de la dégénérescence de la Seconde Internationale, qu’on se bornait à stigmatiser dans sa "trahison d’août 1914".


Korsch, polémiquant avec les "orthodoxes" de service de l’I.C., se défend du reproche que ceux-ci lui font d’avoir une "prédilection" pour la "forme primitive" des écrits de Marx. Ce qu’il englobe dans la première période de la théorie marxiste, ce ne sont pas les écrits de jeunesse de Marx[45] mais l'œuvre qui débute avec la "Critique de la philosophie du droit de Hegel". La seconde période commence à ses yeux dans les années 1850, au moment de l'essor capitaliste et de l'écrasement des organisations et courants révolutionnaires (ouv. cité. p 25) et elle dure jusqu’à la fin du siècle. En ce qui concerne la troisième période, Korsch avertit le lecteur : cette délimitation a un caractère extrêmement global ; il faudrait l’analyser en détail, la scinder aux grands changements qui - notamment sous rapport de la théorie révolutionnaire avec la philosophie - ont affecté simultanément la pensée bourgeoise et la pensée socialiste. Mais le résultat final de cette troisième période n'est pas discutable, c’est le triomphe du « kautskysme » en tant qu’adaptation dogmatique d'une théorie révolutionnaire à une praxis non-révolutionnaire (ouv. cité. p. 25).


Il devient banal de produire "ces "banalités de base » qui depuis quelques années, sont tombées dans le domaine public. Mais on ne peut aborder les vicissitudes de la IIIe Internationale sans tenir compte du témoignage de la gauche allemande et vice-versa. La nature réelle de la social-démocratie telle qu'elle apparaît dans la genèse qu'en retrace Korsch fait jaillir avec autant de force la précarité de la direction russe du mouvement communiste international que l'incidence décisive, sur la praxis révolutionnaire de l'Allemagne des années 19-20, de ce tout historico-politico-social forgé par la social-démocratie comme force d’inertie et de conservatisme devant laquelle fut vaincue la velléité subversive prolétarienne en ce pays.


Il apparaît clairement, à l'examen du contexte politique dans le cadre duquel, à l’époque où Korsch écrit, les dirigeants les plus en vue de l’I.C. revendiquent "l'apport positif" du marxisme de la Seconde Internationale, que cet "apport" concerne en premier lieu ce qui peut justifier la tactique manœuvrière et frontiste dans laquelle la IIIe Internationale à cette date, est définitivement enlisée. Les détails et citations fournis par Korsch concernant la vive polémique engagée par Moscou contre Lukacs et lui prouvent bien "la totale solidarité théorique de la nouvelle orthodoxie communiste avec l'ancienne orthodoxie social-démocrate" (p. 30). Ce que défend l'I.C. contre Lukacs et Korsch, c'est ce "marxisme de la Seconde Internationale"... « dont Lénine et les siens n'ont jamais récusé l'héritage spirituel en dépit des paroles qu'ils ont pu prononcer dans l’ardeur du combat". Or la prétention de la Seconde Internationale à la "totalité marxiste" est doublement démentie : 1°) par le caractère prioritaire et absolu qu'elle a donné à "certaines théories économiques, politiques et sociales dont la signification générale est déjà altérée du fait qu'elles sont isolées de la perspective révolutionnaire de Marx, mais qui sont en outre mutilées et faussées dans leur contenu même" (p 32). 2°) parce que l'adhésion formelle de la Seconde Internationale au marxisme ne s’est pas affirmée au moment où le mouvement ouvrier, dans sa praxis, se rapprochait le plus des positions de Marx et d’Engels, mais dans la période postérieure où l’emportaient déjà dans la praxis syndicale et politique, les tendances nouvelles qui trouvèrent par la suite leur expression idéologique dans ce qu'on appelle le "révisionnisme".


Un peu plus loin, Korsch donne une analyse qui explique en même temps le triomphe final des conditions défavorables à la révolution dans les années 19-21 et l'impossibilité de dégager du tronc social-démocrate une vision cohérente et lucide de toute la situation. Il relève à ce sujet une déclaration de Rosa Luxembourg, selon laquelle le marxisme « piétinerait », serait "au point mort" en raison du fait que la social-démocratie devancée par la pensée de Marx, serait devenue incapable de mettre cette pensée à profit.
"Il faut comprendre tout autrement - écrit Korsch - le décalage entre la théorie marxiste révolutionnaire, hautement développée, et une praxis qui reste loin derrière elle et, en partie, la contredit directement" (p. 34-35).
Ce décalage, dit Korsch, provient : "... tout simplement de ce que, dès le début, dans cette phase historique, le "marxisme" n'a pas été pour le mouvement ouvrier qui l'avait adopté de façon toute formelle une véritable "théorie" , c'est-à-dire "expression générale, et rien d’autre, du mouvement historique réel" (Marx) mais n’a jamais été qu'une "idéologie" que l’on prend toute armée "à l'extérieur".


Vu sous cet angle la théorie de l’extériorité de la conscience, pierre angulaire de tous les léninismes. ne recèle plus aucun mystère. Mélange de "science économique", apanage des seuls intellectuels et des lieux communs démocratiques accessibles à tout un chacun, la doctrine social-démocrate doit effectivement être inculquée. Mais le produit de cette "importation de la conscience" ne réalise en aucune façon la théorie, c’est-à-dire le mouvement révolutionnaire :


"Ayant adopté de façon purement formelle le marxisme comme idéologie, le mouvement ouvrier d’alors (1890-1914, NDR) était resté dans sa praxis sur sa nouvelle base bien en dessous du développement général (et théorique en particulier) qu'avaient déjà atteint sur la base plus étroite d’autrefois, le mouvement révolutionnaire tout entier, et avec lui la lutte de classe du prolétariat, au milieu du XIXe siècle quand touchait à sa fin le premier cycle de développement capitaliste"[46]
Ce qui explique, poursuit Korsch :"…que le mouvement ouvrier, qui s’est réveillé, depuis le dernier tiers du XIXème siècle, soit dans l'impossibilité totale d’adhérer de façon non plus seulement formelle mais effective, à cette théorie si hautement développée".
Dans l'histoire de la théorie marxiste, les praxis de la Seconde puis de la Troisième Internationale interviennent donc de façon déterminante ; outre le fait que Marx et Engels eux-mêmes en des périodes successives en développèrent par priorité, sinon de façon exclusive, tel ou tel aspect[47].
Face à cette réalité, au sujet de laquelle textes et faits concordent, la continuité marxiste dont parle "Le Prolétaire" n'est qu'une autre expression du mythe léniniste qu'il faut maintenant examiner.
Le bolchevisme "valable pour la seule Russie"
Nous pouvons maintenant revenir à Pannekoek (et à Gorter) à propos du grief que leur fait le PCI de "justifier le bolchevisme seulement par les conditions existant en Russie". Ici la polémique du PCI n'a pas besoin d’aller jusqu'à l’interprétation péjorative, voire même la déformation des positions du KAPD : celles-ci s'avèrent à ses yeux suffisamment hérétiques pour qu'il soit superflu d’en rajouter. "Le Prolétaire" énumère donc consciencieusement les arguments de Pannekoek et Gorter : les conditions justifiant le bolchevisme en Russie s'effacent en Europe occidentale "où le prolétariat est seul et doit faire la révolution seul contre les autres classes" ; la spécificité de la révolution d'octobre vient de ce qu'elle est "double, mi-bourgeoise, mi-prolétarienne", que son principal facteur social, la classe paysanne, est dépourvue d'initiative politique et a "besoin d’être dirigé", ce qui explique, pour les bolcheviks, "la nécessité de la manœuvre entre deux poussées révolutionnaires différentes" et l'importance, dans la conception bolchevique de l’organisation prolétarienne et de ses tâches, du rôle des chefs, de leur "diplomatie", etc.


L'origine et la genèse des conceptions kapédistes a déjà été évoquée dans la partie consacrée à la chronologie ; il reste donc à exposer intérêt qu'elles peuvent présenter aujourd’hui et plus particulièrement, le fait que l'évolution socio-politique de la dernière décennie a actualisé toute la portée critique de l'apport de la Gauche allemande : cet apport représente, pour la révolution avortée d'hier, la révolte contre le subi à l'encoure des courants "traditionnels" qui, comme le PCI, défendent ce subi comme le nécessaire et l'inévitable dans la révolution de demain.
La position de Pannekoek, tout en résumant sa lutte politique d’avant et pendant la guerre, est directement déterminée par l’expérience des années 192l, sur le plan allemand et international[48]. Son jugement sur le bolchevisme découle en très grande partie des positions prises par l’I.C. dans la question allemande et de la conjonction politique (par ailleurs dénoncée par Korsch sur le plan idéo-théorique, cf. plus haut ) apparue entre la IIIe Internationale et les Indépendants[49]. Sans nous y étendre ici, il faut directement confronter ce jugement avec les événements ultérieurs et avec la présentation de ces événements selon l'optique de la Gauche italienne. Car c'est évidemment là que le bât blesse pour "Le Prolétaire". Unique ou non, authentique ou pas, le marxisme, selon l’acception du PCI, passe intégralement par la praxis bolchevique, l’englobe et en sort renforcé. Pannekoek au contraire, après avoir admis un moment la possibilité d’une issue communiste internationale de la révolution d'Octobre, considère, au terme de son expérience dans l’I.C., que la praxis bolchevique est celle d’une révolution bourgeoise et rien que cela. Par la bouche de Bordiga, la gauche italienne, tout à l’opposé, affirme que cette praxis était irréprochable dans le cadre d'un lent cheminement de la Russie vers le socialisme et si la révolution communiste avait vaincu à l'Ouest. Pannekoek et Bordiga ne sont donc d’accord que sur un seul point : l’impossibilité du socialisme en Russie sans la victoire internationale du prolétariat. En l'absence de cette condition le premier conteste au bolchevisme sa prétention au marxisme, le second la lui reconnaît, et à titre exclusif.
Pour Bordiga la révolution d'octobre reste socialiste en dépit de son sort ultérieur. Son argument est le suivant : la Commune prolétarienne d'octobre fut l'appel au prolétariat mondial et l’exemple de la rébellion générale dont dépendait l'émancipation de la société[50]. Enfermé dans la perspective nourrie de 1917 à 1920 par tous les révolutionnaires du monde, cet argument tombe sous le sens et on a déjà vu qu’il n'était aucunement contesté par la gauche allemande et Pannekoek en particulier. Il convient de rappeler à ce sujet que d’une part l’écho international rencontré par l’appel du prolétariat russe se limita aux tendances et aux mouvements à l’égard desquels l’I.C. adopta bien vite une attitude critique, pour d’autres l’imitation de l’exemple russe fut en grande partie artificielle (mimétisme à l’égard de la forme soviet) avec cette particularité que les plus enthousiastes à en défendre l’esprit, ce furent les kapédistes, également bientôt considérés par la IIIe Internationale comme des ennemis (Lénine au IIIe congrès de l’I.C.). Ceci n’est évidemment pas étranger au fait que la remise en cause du qualificatif de socialiste pour la révolution russe fût pour la gauche allemande, la conséquence logique de l’évolution de l’I.C. A partir du moment où celle-ci (par USPD interposée) acceptait de composer avec la social-démocratie allemande – ce puissant rouleau compresseur au service de la contre-révolution – elle changeait totalement de rôle en tant que facteur politique international, d’exemple de la révolution devenant obstacle à son développement[51]. Il s’imposait donc aux Pannekoek, Bordiga, Gorter et autres, de tenter d’identifier la force historico-sociale qui, à l’intérieur de la dynamique même de la révolution russe, provoquait ce "tournant" de l’I.C.


Force est de constater que, sur ce point, « l’idéaliste » Pannekoek ("Le prolétaire dixit")est plus matérialiste que Bordiga qui, lui, centre l’explication du phénomène – en ce qui concerne les bolcheviks – sur le plan subjectif de leurs "erreurs d’appréciation"[52]. Nous disons plus matérialiste sans pour autant ignorer qu’aux yeux de Bordiga, il ne s’agit pas simplement de convaincre les Trosky, Lénine, Zinoviev, etc. ; c’est le comportement des sections communistes d’Occident qui aurait dû opérer cette "conviction"[53]. Il n’en demeure pas moins que Bordiga semble conférer aux forces politiques dominantes dans les PC de l’Ouest, une volonté subjective révolutionnaire, alors que cette volonté n’est que le masque de leur rôle objectif contre-révolutionnaire comme telles et, pour expliquer l’appui résolu que leur apporte le bolchevisme, tente d’identifier celui-ci comme totalité et expression globale du mouvement révolutionnaire en Russie en s’attachant particulièrement à la façon dont ce mouvement a adopté – et adapté – la théorie de Marx.


Bien entendu, Pannekoek y procède en s’appuyant sur sa propre démarche théorique et, notamment sur sa sévère critique antérieure de la social-démocratie « kautskienne ». Mais cette démarche et cette critique, si on les examine à leur tour dans leur genèse historique, apparaissent - non pas comme cette « déviation anarchiste » ou « anarchiste », ou encore comme cet « extra-marxisme » que « Le prolétaire » traite par le mépris – mais comme le produit du travail d’une « école » critique qui s’est attachée, contre le révisionnisme  effectif de toute la Seconde Internationale, à retrouver le Marx de la "première période".


Ce n’est donc nullement par hasard ou aberration que l’âpre polémique menée par cette école contre le « marxisme de la Seconde Internationale » induit ses auteurs, après le reflux des années 20, à poursuivre leur analyse de la « sinistre parabole de la révolution tronquée » jusqu’à l’autopsie complète de son mouvement initial[54]. L’écho que le mouvement international donne de la révolution d’Octobre se manifeste moins en effet comme adoption de la rupture profonde que cette révolution incarne par rapport à l’ancien cours que comme illusion d’une conciliation possible entre cet ancien cours et les conditions nouvelles. Dans l’acceptation qui prévaut, tant comme psychologie sociale de la classe ouvrière que comme ligne stratégique de ses organisations, le communisme ne se distingue du réformisme social-démocrate que comme tactique politique : en Allemagne notamment, une combinaison de la socialisation des moyens de production incontestablement puisée dans l'héritage réformiste, et de l'art de l'insurrection, tout droit importé de Russie. Il est clair que, pour Pannekoek et toute la gauche allemande, l'incarnation sous forme doctrinale de cette combinaison, celle qui est soutenue par les meilleurs théoriciens et publicistes de l’I.C., et toute auréolée de la victoire d’octobre, c'est le bolchevisme. Avec cohérence, ils combattent donc cette conciliation contre-nature, entre deux mouvements historiques diamétralement opposés, et dirigent le plus fermement leur critique contre son expression la plus achevée et la plus éloquente.


Il faut sans cesse rappeler sous quel angle précis cette critique est encore aujourd'hui importante. Suspendre la victoire mondiale du communisme à une victoire (qu'on espère limitée dans le temps et dans l'espace) du mode de production que le communisme doit éliminer est une gageure que la contre-révolution a définitivement balayée. Si nous faisons abstraction d'un autre effet de cette contre-révolution -le changement fondamental de nature de la domination du capital - nous prenons conscience du retard de la pensée critique révolutionnaire qui, il y a cinquante ans déjà, aurait dû percevoir la contradiction insoluble contenue dans la "gageure" ci-dessus : éliminée de l'histoire, celle-ci aurait dû l’être aussi de la théorie, sous peine d'une errance sans fin entre le déterminisme et la fatalité.(Nous avons déjà vu, à propos de la plausibilité d'un certain degré de développement du capitalisme comme condition du socialisme futur, combien les deux termes pouvaient se mêler de façon trouble). Pour en revenir au KAPD, la récupération des révolutions ouvrières par le capitalisme qu’il avait prévue est un fait historique confirmé trop après-coup par tout le développement afro-asiatique succédant à la seconde guerre mondiale. La pensée révolutionnaire commence à peine en effet à l'enregistrer dans son seul sens positif, c'est-à-dire comme répudiation de toutes les constructions a posteriori engendrées par "l'espoir" trompé des années à propos de l'avenir de la Russie, et qui ne sont plus aujourd'hui des "solutions" que pour le capital. Le refus ou la répugnance à procéder à cette répudiation constitue l'ultime forme, d'autant plus puissante qu'abstraite dans le subconscient collectif, de la prétention contre-révolutionnaire à mieux gérer le capital qu'il ne se gère lui-même et dont les partisans, à l'image de leurs prédécesseurs d’il y a cinquante ans, ont été par là, selon la belle formule "d'Invariance" : les "géniteurs de la fatalité".


C’est parce que Pannekoek et les autres gauches allemands ont dégagé du concept de « double révolution » appliqué à la Russie d’Octobre les forces et les tendances objectives telles qu’elles ont finalement prévalu à l’échelle mondiale[55] qu’il est aujourd’hui possible de comprendre comment et pourquoi le terme de prolétarien et communiste dans ce double caractère d’Octobre était lui-même mal dégagé de la gangue idéologique du passé, non seulement sur le plan de la tactique internationale de cette "double révolution", mais en raison d'un héritage théorique commun à tout le mouvement ouvrier : le "marxisme" de la Seconde Internationale. Aussi importe-t-il peu - même si "Le Prolétaire" en fait ses gorgées chaudes - que le schéma sur lequel Pannekoek s’appuie pour soutenir le caractère exclusivement bourgeois de la révolution russe présente diverses faiblesses. Pas davantage ne doit arrêter le fait que les facteurs contre-révolutionnaires identifiés par lui et Gorter dans toute la praxis historique internationale, ne se soient pas rigoureusement démontrés sous le jour où on les décrivait (par exemple celui de la rechute de la société russe dans une sorte de capitalisme colonisé par l'Europe occidentale, ou encore du retour de formes traditionnelles "libérales" du capital avec la NEP). Ce qui chez Pannekoek est aujourd’hui encore utile, c'est sa façon, toute différente de celle de "l’école" léniniste, de définir les rapports entre la théorie révolutionnaire et le mouvement historique ; c’est l'importance de la brèche ouverte par cette méthode dans l'illusion idéologique, notamment celle perpétuée par le PCI et selon laquelle la théorie révolutionnaire serait parvenue à une telle maîtrise du mouvement historique qu’elle pourrait, sinon donner à celui-ci des ordres, du moins lui assigner une voie et une seule. Plus précisément, cette brèche dans le marxisme figé à l'état d’idéologie porte sur l’épreuve à laquelle l'expérience russe a soumis les limites théoriques du mouvement révolutionnaire correspondant à la seconde phase de l'histoire de la théorie de Marx. Au travers de la praxis bolchevique du pouvoir considérée, répétons-le, dans son contexte international - la base théorique commune à tout ce mouvement n'affronte plus seulement, comme sous la Seconde Internationale, la tentation de partager le pouvoir avec la bourgeoisie dans une tâche de gestion du capital, elle affronte les suggestions de la réalité même de cette gestion dans des conditions sociales exclusives de toute participation de la bourgeoisie.
En ce sens, l'analyse de Pannekoek participe d'une critique générale des moyens et médiations à l'aide desquels le mouvement prolétarien a tenté, et tente encore en 1917, de révolutionner la société. Il n’est pas discutable que ces moyens et médiations sont empruntés au passé historique ; y compris bien entendu, le passé bourgeois, celui des révolutions qui tendaient objectivement à réaliser toutes les conditions du triomphe du capital. Ici apparaît, par comparaison avec la méthode de Pannekoek, le caractère partiel de celle de Bordiga qui, dans les moyens et médiations empruntés par le prolétariat, critique impitoyablement ceux qui projettent dans le mouvement ouvrier des modes économiques d’association (proud'honnisme, syndicalisme, « socialisme d’entreprise ») mais non ceux qui y reflètent des modes politiques (Etat, dictature qui, chez Lénine, se revendiquent ouvertement du modèle jacobin). Cette critique, Pannekoek ne se doute probablement pas qu'elle rejaillit sur Marx lui-même dans la mesure où ce dernier a reconduit, dans ses textes politiques ("Manifeste" de 1848) l'emprunt inévitable aux formes politiques des révolutions passées. Mais la délimitation de la "paternité" réelle de Marx en ce domaine relève d'une étude qui déborde du cadre du présent chapitre. Ce qui apparaît clairement dans le cadre qui nous concerne ici c’est le prestige de succès révolutionnaire que le léninisme a apporté au vieux kautskisme ; mais ce prestige est celui de l’également vieille révolution. La révolution russe, hormis le stade bref de son appel au prolétariat international, passe donc à l'histoire comme révolution bourgeoise ; non seulement en raison des limites de la transformation sociale qu’elle ne pouvait matériellement dépasser, mais par la nature des conceptions politiques qu’elle a implantées dans le mouvement communiste international. Sans l’introduction de la catégorie totale de "révolution bourgeoise" pour caractériser tous les aspects de l'involution russe, on ne peut surmonter la contradiction qu'elle ne cesse de manifester dès le début entre la portée objective - subjective de son mouvement à l'échelle internationale et la ligne politique qu’elle poursuit avec opiniâtreté. On ne peut surtout pas opposer sa tactique et ses principes puisque sa caractéristique principale fut l'élasticité. Vue sous cet angle, le succès insurrectionnel du bolchevisme n’entraîne pas nécessairement l'infaillibilité de sa doctrine. En un certain sens, par le truchement de l'influence déterminante et incontestée de la section russe dans la IIIéme Internationale, ce succès a finalement servi de caution à l'idéologie dont le prolétariat européen, pour pouvoir imiter le prolétariat russe, aurait dû se libérer.