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samedi 7 mai 2016

Un peu de littérature: Vers la fin du mythe russe

« Le panicaut des steppes »










Le « panicaut des steppes » est une sorte de chardon qui, à maturité, se détache de la tige et, comme un ballon d'enfant, noir, griffu et aérien, s'envole par dessus la steppe, insaisissable... Le mot même est, en russe, un joli mot aérien, ailé et il défie la traduction : « perekati-polié » c'est un peu « déboule-champ », un peu « dévale-steppe ». Tchekhov, dont la poétique est toujours spatiale, ouverte, insaisissable, aimait la steppe, qu'il a chantée et décrite mieux que quiconque et aimait l'étrange et capricieux « panicaut des steppes ». Il en a fait le titre d'un de ses récits, publié en 1887. Là c'est un personnage humain, un de ces pèlerins errants de la Russie, insatisfait, instable à jamais qui évoque pour lui le ballon incongru des steppes. Gorki s'est également comparé au « panicaut des steppes ». Ce nom qui semble lui-même voler à grand coup d'aile évoque pour moi l'instabilité de l'homme russe, de la culture russe. Ce sera un des leitmotive de ce recueil.

La culture russe est jeune. Avant Pouchkine c'est une lourde culture empruntée, soit à Byzance, soit à l’Occident (polonais en particulier). Puis brusquement survient l'aérien, l'insouciant Pouchkine qui nomme tout l'espace russe avec une virtuosité sans appel. Cet insouciant rêvait pourtant de lester la Russie d'une aristocratie indépendante et cultivée, de corps intermédiaires qui auraient fixé l'instable Russie. Son idéal politique (et littéraire aussi) c'était Benjamin Constant. Dans la Fille du capitaine Pouchkine nous fait partager son inquiétude : la Russie est toujours prompte à divaguer... La steppe est le lieu de tempêtes, qui surviennent avec une fantastique rapidité et brouillent pistes et destins humains. Dans le récit « Tempête de neige » il n'en résulte qu'une « comédie des erreurs » que le temps d'ailleurs corrigera galamment. Mais dans La Fille du capitaine la tourmente qui surprend le jeune noble Grinev et lui fait rencontrer un vagabond qui n'est autre que le futur rebelle et imposteur Pougatchev est plus maléfique, elle annonce la « tourmente » dans le destin de Grinev et celui de la Russie. En 1924 Mihail Boulgakov reprend le mythème de la tempête, dans La Garde blanche. Steppe et tempête de neige sont un topo favori de la littérature russe, car c'est le lieu de l'errance et de la divagation qui rend tout révocable. L'hymne final des Âmes mortes est un hymne à l'espace russe et nul mieux que Gogol n'a su dire l'instabilité, l'inachevé, l'inhabité de l'espace russe. Tolstoï reprendra le thème de la steppe et de la tourmente, en particulier dans Le maître et l'ouvrier, où le marchand égoïste et cupide ne recouvrera le sens d'autrui que dans le désarroi de la tempête.

Le « paysage russe », dans la littérature russe, prophétise sans fin. Jusqu'à Soljenitsyne, chantre des forces souterraines de révolte et de courage qui gisent dans la profondeur d'un paysage en apparence morne et quelquefois mièvre dans sa version tourguenévienne (et celle de Levitan en peinture). Cette prophétie de l'espace russe, qui va de Gogol à Blok et de Blok à Soljenitsyne, c'est celle des énergies cachées. Sous la steppe où erre le capricieux panicaut, sous l'espace ouvert, à plein ciel de la steppe gogolienne, sous la morne Russie blokienne, c'est une « Nouvelle Amérique », c'est un continent caché d'énergie qui sommeille. Rares sont ceux qui ne cèdent pas à cette fièvre prophétique. Rares ceux qui ne se mêlent pas à la foule errante des mystiques insatisfaits, rares ceux qui ne fuient pas, tel Gogol, le réel vers un surréel eschatologique. Un de ces rares « sédentaires » du réel, c'est Pouchkine au XIXe siècle, c'est Pasternak au XXe. Un Pasternak qui ne se lasse pas de célébrer la beauté de l'espace russe, de ce qu'il appelle le « Noël russe ». Les neiges russes sont pour lui des carrières ouvertes de beauté et d'extasiement. Dans la tourmente il ne songe qu'à robinsonner, comme le docteur Jivago (« le Vivant ») et Lara, dans la beauté perdue et hivernale de Varykino.

Le nomadisme est le grand thème de la culture russe. À quel prix peut-on sédentariser la Russie et est-ce que cela en vaut la peine ? Le cri de désespoir de Tchaadaev, en 1837, lance la polémique. Elle rebondit de slavophiles en occidentalistes, de populistes en symbolistes. Et en 1920 elle anime la curieuse « correspondance des deux coins » que mènent dans une salle d'hôpital, en pleine guerre civile, à Moscou, le poète symboliste Viatcheslav Ivanov et l'historien Mikhaïl Gerschenzon  V. Ivanov, M. Gerschenzon : Correspondance d'un coin à l'autre, préface par O. Deschartes – Lausanne, 1979.. L'un défend la mémoire, la sagesse écrite dans les strates des cultures (c'est un élève de Mommsen, un brillant latiniste et helléniste), l'autre lui oppose l'ivresse de la « tabula rasa » des révolutions, le rejet des cultures asservissantes. L'un est « égyptien », l'autre « scythe », l'un sédentaire, l'autre nomade, l'un rassasié, l'autre assoiffé. Ivanov redoute le fatal nomadisme culturel russe déjà dénoncé par Tchaadaev en 1837, l'autre en appelle à une « création nouvelle qui n'emmure pas ». C'est un débat fondamental : Ivanov, lesté de culture byzantine et grecque, représente la résistance au « mal russe » de l'anarchisme culturel, si aigu de Gogol à Tolstoï et de Tolstoï à Platonov ; Gerschenzon représente l'abandon à ce « mal russe », l'ivresse de l'errance, la joie de l'oubli. Ou plutôt Gerschenzon, tout en éprouvant lui-même les joies « diurnes » de l'hellénisme ivanovien, ajoute : « Toute révolution est un retour au principe : la monarchie est remplacée par une assemblée unique, le parlementarisme appelé à céder la place à une forme plus ancienne : l'association, et ainsi de suite jusqu'au moment où le point de départ sera atteint ». À quoi Ivanov rétorque : « Nous autres Russes, tant d'entre nous ont été des errants. Nous sommes poussés à fuir, à fuir sans un regard en arrière. Mais il y a en moi une répugnance innée à résoudre les difficultés par la fuite ». Le débat russe sur l'arriération russe (faut-il profiter de notre arriération, de notre « jeunesse » pour court-circuiter le capitalisme ?) devient ici un débat sur la fuite même : faut-il plonger dans le fleuve Léthé pour en ressortir pur et nu ?

Les plus pessimistes des penseurs russes n'ont en tout cas jamais abdiqué un espoir : la langue russe. Cette langue d'une infinie richesse, d'une musicalité antique, d'une souplesse incomparable, héritière du slave byzantin et de la rudesse russe comme de la richesse hellénique. Herzen, Tolstoï, Soljenitsyne partagent une foi dans le salut par la langue russe. (Le pire péché de Lénine, aux yeux de Soljenitsyne, a été l'appauvrissement et la bureaucratisation à l'allemande de la langue). Il n'y a pas eu que le célèbre hymne de Gogol au mot russe, ou le non moins célèbre éloge de la langue russe par Tourguenev. Ce sont tous les grands créateurs de la langue russe qui ont vu dans cette langue l'ultime richesse et dotation du Russe (hormis peut-être Saltykov-Chtchedrine qui affirmait que la langue russe a pour passion le « mentir »). Le nomade russe emporte avec lui une langue qui est un trésor. « La langue russe est une langue hellénistique. En raison de circonstances historiques, les forces vives de la culture grecque, cédant l'Occident aux influences latines et sans s'attarder dans la stérile Byzance, se sont orientées au sein de la langue russe, lui ont communiqué le secret et la maîtrise de soi de la vision hellénistique, le secret de la libre incarnation et c'est pourquoi la langue russe est devenue chair sonore et parlante ». Cette déclaration du poète Ossip Mandelstam date de 1922. Le poète russe le plus clairvoyant et le plus désespéré ne désespérait pas de la langue russe.

La littérature russe a connu plusieurs mythopoïèses axées précisément sur la langue russe. Ces descentes dans la « nuit mythologique » de la langue ont donné Biely et Remizov, Tsvetaeva et Khlebnikov qui est presque un chaman de la langue russe. Mais ces anabases linguistiques n'ont jamais été gratuites. Toutes étaient des entreprises de salut du peuple russe. Et l'on ne saurait comprendre l'entreprise d’Alexandre Soljenitsyne sans voir que lui aussi entend sauver la Russie par la langue russe. C'est, bien entendu, un aspect des choses qu'il est assez malaisé de faire sentir à des lecteurs de traductions. Le russisant se heurte à l'appauvrissement, à la simplification et même à l'élimination de cette profondeur linguistique, de cet héritage proto-slave d'un Khlebnikov ou hellénistique d'un Mandelstam. Dans mon livre sur Soljenitsyne j'ai tenté d'indiquer ce qu’était pour Soljenitsyne l'« écrire russe ».

Un autre et non moindre obstacle pour le russisant, c'est le déchirement intérieur qu'il éprouve. À moins de se cantonner aux régions olympiennes de la philologie, il ne peut pas ne pas se heurter à la dichotomie en Russie et URSS. L'extraordinaire redressement moral incarné par la dissidence russe, l'avènement d'une grande littérature de résistance morale et de reconstruction de l'homme sur le charnier putride du Goulag doit-il le rendre aveugle à l'autre Russie, la « soviétique », qui élabore sa vie quotidienne « en faisant la part du péché », comme on dit en russe ? Or en Occident, et plus particulièrement en France, la « perception » que l'on a de la Russie est parfaitement artificielle, exclusivement idéologique. La grille de lecture exaltée et progressiste a longtemps aveuglé ; une autre lui succède qui fait de la Russie-Soviétie un lieu zéro où tout est laminé par un totalitarisme orwellien. Il arrive même que les deux « grilles » se superposent...

Inutile alors de prêcher l'attention sincère et vraie à ce pays ! C'est perdre son temps, nous dit-on. Alors que rien n'est si simple, que les âmes ne sont pas laminées, que n'être pas dissident ne signifie pas forcément être vendu ou être détruit. Une étrange soif spirituelle s'exprime jusque dans la littérature publiée qui compte quelques voix inflexibles et parfaitement authentiques. Le proclame Soljenitsyne lui-même. Mais il est vrai que beaucoup de ses paroles sont mésinterprétées. Son appel au secours pour une nation et une culture russe en danger n'est-il pas travesti en « fascisme russe » — ce qui est parfaitement incompréhensible à mes yeux. Nous n'accordons pas au Russe ce que nous accordons au Breton ou au Kabyle...

L'altérité est, dans l'échange des cultures, l'essence même du plaisir. L'idéologie communiste est venue profondément troubler l'économie de l'échange culturel entre culture française et culture russe. C'était inévitable puisque la « tabula rasa » de 1917 fascinait presque autant les Français que les Russes. Mais nous devons réagir contre la tentation du poker culturel : le tout ou rien. C'est une tentation qui s'évanouit d'elle-même lorsque l'on veut bien prêter attention. La littérature est, en l'occurrence, le meilleur prêt d'une nation à l'autre.

Ce recueil ne prétend nullement couvrir tout l'espace de la culture russe. La plupart des articles ont été écrits à propos de parutions d'ouvrages russes en traductions françaises. D'autres sont des textes écrits pour des colloques. C'est dire que ce livre et partiellement tributaire de la « perception » française des choses russes, avec ses choix arbitraires.

Je ne crois pas que le nomadisme culturel russe soit achevé. Le Leviathan que décrit Zinoviev n'a pas réussi l'assujettissement des âmes russes à la fonction et à l'idéologie. Il y a un jargon soviétique, une vie quotidienne soviétique, un contexte soviétique de la vie (où l'idéologie — minéralisée — fait partir du décor, du « byt » comme disent les Russes), mais je ne crois pas qu'un « homo sovieticus » ait supplanté l'homme russe définitivement. De Soljenitsyne à Astafiev la littérature russe contemporaine nous montre encore assez de ces incorrigibles errants de la vie russe qui sont d'incorrigibles réfractaires à la sédentarisation. Tout n'est pas fixé dans un outre-temps orwellien. Il y a encore des panicauts qui roulent dans la steppe.

(1981)




Première partie

Les fondateurs du mythe




Chapitre I

Gogolgrad :
une ville de liège.


« La pureté et la beauté de l'échec. »
Walter Benjamin.



Gogol avait « l'esprit de l'escalier ». Il ne trouvait le sens de ce qu'il écrivait qu'après publication. Ainsi Le Révizor (1836) fut par lui interprété, complété, annoté après les premières représentations. Ainsi Le Portrait (1835) fut récrit et pourvu d'un épilogue radicalement différent du premier (1843). Ainsi Les Âmes mortes (1842) furent commentées et présentées sous un jour nouveau par leur créateur lui-même dans ses fameux Passages choisis d'une correspondance avec des amis (1847). On peut dire qu'il en fut de même pour les Nouvelles de Pétersbourg. Écrits séparément, sans liaison organique entre eux, les récits ne s'ordonnèrent qu'après coup, pour le tome III des Œuvres complètes de 1843, sous l'enseigne de la ville de Pétersbourg. Gogol, influencé sans doute par la mode, par la lecture de Dickens ou du Ferragus de Balme, et très certainement par les célèbres récits « physiologiques » de Jouy, traduits en russe et très prisés du public, se rend alors compte que les cinq récits La Perspective Nevski, Le Portrait, Le Journal d'un fou, Le Nez et Le Manteau ont un commun dénominateur : la ville nouvelle, la capitale artificielle, brillante et trompeuse de l'Empire, Saint-Pétersbourg. Un mythe va naître : le mythe de Pétersbourg  Sous ce titre Il mito di Pietroburgho, le slavisant italien Ettore Lo Gatto a consacré un livre utile et bien illustré à une revue presque exhaustive de tous les auteurs qui, du XVIIIe siècle au XXe, ont célébré ou décrit la ville fondée par Pierre Ier (Milan, 1960).. Certes Gogol n'est pas le premier à célébrer la ville de Pierre Ier : les poètes officiels du XVIIIe siècle l'ont fait avait lui. Derjavine chante la « Palmyre du Nord » en même temps qu'il encense Catherine. Viazemski et Pouchkine ajoutent leurs odes à celles de leurs prédécesseurs. Mais qu'appréciait-on dans la Ville ? C'étaient les palais de Quarenghi et de Rastrelli, les coupoles de Montferrand, les lourds quais de granit, les colonnes rostrales de l’Amirauté, bref la monumentalité de la ville nouvelle. Pouchkine, dans le fameux prologue au Cavalier de bronze (1833), résume en un seul hymne toute cette tradition :

Je t’aime, création de Pierre,
J'aime ton élégance austère,
Le cours souverain de ton fleuve
Et sa bordure de granit,
Les festons de fonte de tes grilles
Et de tes nuits lourdes de songe
Le clair-obscur...

Chant d'amour à la ville surgie du néant, à Pierre le « thaumaturge » qui créa la Cité comme Dieu créa le Monde... Pouchkine célèbre un symbole : le symbole du rempart contre les éléments. Car, ne l'oublions pas, Le Cavalier de bronze raconte la terrifiante inondation de 1824. Son héros, le petit fonctionnaire Eugène, devient fou en constatant que sa fiancée a péri dans l'inondation. C'est alors qu'il entend gronder derrière lui les sabots de la statue célèbre de Falconet : sous l'effet de la révolte et de l'impuissance du « petit » contre le « Grand », la statue s'est animée et Eugène est devenu fou...

L'image clé de Pétersbourg est, chez Pouchkine, celle de la digue. Digue-rempart contre le flot, contre la rapine, contre l'invasion. Si Pétersbourg est proclamé « fenêtre sur l'Europe », il est surtout, dans la réalité des images, digue contre le flot, c'est-à-dire contre la vague mouvante du peuple et de l'histoire... Eugène a tort. Pierre le Grand reste « grand ». L'Histoire progresse, malgré les « bavures »...

Avec Gogol le mythe se transforme profondément. Pétersbourg n'est plus le rempart russe contre soi-même, mais le lieu de déportation de l'homme russe, le lieu de sa souffrance, l'espace de son aliénation. Les cinq récits de Pétersbourg sont tous les cinq des « exercices de privation ». Privation de son rêve de pureté infligée à Piskariov dans La Perspective Nevski. Privation de la protection sociale dans Le Journal d'un fou, privation de son propre corps dans Le Nez, privation de son propre talent infligée à l'artiste du Portrait, privation de toute compagne de vie dans La Pelisse (Le Manteau).

La ville gruge, mutile, berne, châtre les homoncules qu'elle héberge. Elle prive de sens. Elle déracine au sens propre les bannis qui s'y agglomèrent tant bien que mal.

C'est peut-être parce que Gogol était un « provincial » et même un Petit-Russien que Pétersbourg acquit dans son œuvre ce rôle de bourreau. La ville forme contraste avec le paradis ethnique et folklorique, des Veillées du hameau de Dikanka. La Terre gogolienne est génitrice par excellence. Mais Pétersbourg, lui, est un précipité de rêve et d'eau (le marais finnois) où l'homme ne peut plus s'enkyster dans la glèbe, le chaume, la bonne chère, les dictons et le folklore, bref le terreau sacré des us et coutumes, la Terre. Gogol est « monté » à Pétersbourg de sa lointaine province dans l'hiver 1828-1829, à vingt-trois ans. Il était plein du rêve de « servir » et l’État, et la Russie, et la Science. Tout n'a été qu'échec et le succès est venu accidentellement, adventicement en quelque sorte, avec ses pochades ukrainiennes. C'est dans l'une d'elles, La Nuit de Noël qu'apparaît Pétersbourg pour la première fois : le forgeron Vakoula, à califourchon sur le diable, se rend voir la tsarine pour rapporter une paire de bottines impériales à sa bien-aimée. « Le forgeron volait toujours ; et soudain il aperçut Saint-Pétersbourg qui scintillait, tout ruisselant de feux. » Voici dont la ville des mirages : tout scintille, tonne, crie, se bouscule ; les rues sont festonnées de lumière et les chaussées regorgent de riches pelisses... Mais sitôt la paire de bottines extorquée par supplication à la tsarine, notre forgeron vole de retour auprès de sa Roxane rurale...

En 1836 Pouchkine publia dans sa revue Le Contemporain un article anonyme de Gogol qui, dans le style journalistique de l'époque, compare Pétersbourg à Moscou. « En vérité comment la capitale russe a-t-elle pu se fourvoyer dans ce bout du monde ! Étrange peuple que le russe : il avait une bonne capitale à Kiev — bien au chaud, où il ne gèle presque pas ; il a fallu la déménager à Moscou : eh bien, non, à Moscou il ne gèle encore pas assez : Dieu aidant, ce sera Pétersbourg! Et quel tableau, quelle nature ! l'air est tendu de brouillard ; une terre blafarde, gris verdâtre avec des souches d'arbres à demi brûlées, des sapins, des tertres... » Suit une amusante comparaison entre Moscou la marchande, la rassise, l'économe et Pétersbourg le petit-maître, le fat, le dissipateur... Derrière l'exercice de style nous retrouvons deux catégories qui ordonnent tout l'univers gogolien : les gros et les maigres (dont parle Tchitchikov au chapitre I des Âmes mortes). Les gros accumulent : Moscou ! Les maigres dilapident : Pétersbourg !

Dans ce même essai « physiologique » sur Pétersbourg nous relevons encore une caractéristique intéressante : Pétersbourg, explique Gogol, est insaisissable il a « quelque chose d'une colonie européano-américaine : tant il y a peu de caractère national, et beaucoup d'amalgame étranger ». Là nous touchons à un point essentiel : Pétersbourg n'est pas russe, ni dans son architecture, ni dans ses mœurs, ni dans sa population hybride... Au fait, le marquis de Custine trouvait lui aussi à la ville impériale une sorte de « laideur américaine », c'était, écrivait-il aussi, une « Laponie badigeonnée »... et Khomiakov — le grand poète slavophile — écrivait de son côté : « ville où tout est de pierre, les maisons, les arbres et les habitants », cependant qu'en 1860 Ivan Aksakov, un autre slavophile notoire, écrira à Dostoïevski : « La première condition pour ranimer en nous le sentiment national, c'est de détester Pétersbourg de toutes nos forces, de toute notre âme et de lui cracher dessus... » À Pétersbourg, conclut Gogol, on ne saurait s'alimenter que de rêve : « Il fait bon mépriser cette vie sédentaire et rêver d'évasion vers d'autres cieux, vers des bosquets méridionaux, des contrées à l'air neuf et frais. Il fait bon entrevoir au bout de l'avenue pétersbourgeoise les hauteurs ennuagées du Caucase ou les lacs d'Helvétie ou l’Italie couronnée de laurier et d'anémone, ou la Grèce somptueuse dans sa nudité... Mais halte-là, ma pensée ! Ne suis-je pas encore tout entouré et écrasé par les bâtisses de Pétersbourg ? »

Apercevoir au bout de la rue pétersbourgeoise le soleil d'Italie ou d'Espagne, c'est ce que feront les personnages des Nouvelles de Pétersbourg ; mais cela les conduira sur le lit de leur agonie ou le grabat de l’asile psychiatrique...

C'est en 1833 que Gogol introduit le thème de Pétersbourg dans son œuvre, et commence à écrire Le Nez et Le Journal d'un fou, puis La Perspective Nevski et Le Portrait première version. Un premier embryon du Manteau date de 1834. Ainsi c'est à Pétersbourg même, dans les années 1833-1834, que sont conçues toutes les nouvelles regroupées pour former le tome III des Œuvres Complètes de 1843. En janvier 1835 il publie un recueil assez ambitieux et très composite, justement intitulé pour cette raison Arabesques. On y trouve à côté de sa leçon inaugurale à l'Université, de plusieurs articles romantiques, d'inspiration schellingienne, sur l'histoire, la géographie et l'esthétique, trois nouvelles : La Perspective Nevski, Le Portrait et Le Journal d'un fou. Le Nez paraîtra en octobre 1836 dans Le Contemporain, avec les Notes sur Pétersbourg que nous avons citées, tandis que Le Manteau (que nous préférons appeler La Pelisse), conçu en 1834, rédigé en 1839, paraît seulement en 1843 dans le tome III des Œuvres complètes. Il peut être amusant et utile de dire un mot de la traduction française de ces nouvelles. C'est Louis Viardot le premier qui en 1845 publia un choix de Nouvelles russes de Gogol. Ignorant la langue de l'original, Viardot déclare s'être fait aider par deux jeunes Russes désignés sous leurs initiales : l'un d'eux, I. T., n'est autre que Tourguéniev. Le Manteau sera traduit en 1856 par Marmier, l'ensemble retraduit par Ernest Charrière dans les années 60. « En France on traduit du russe sans savoir le russe », écrit en 1852 le chroniqueur des Annales de la Patrie. Il n'a pas tort et l'on reste rêveur quand Viardot rappelle la règle que Cervantes donne aux traducteurs : « Ne rien mettre, ne rien omettre. » Dans toutes les traductions françaises de Gogol au XIXe siècle, on ajoute et on omet à l'envi. La situation, ou plutôt les malheurs de Gogol, dans les traductions anglaises de la même époque, ne doivent guère être différents puisque Nabokov écrit à ce sujet qu'il voudrait voir retirer de toutes les bibliothèques publiques et universitaires les traductions anglaises du XIXe siècle... Le résultat est, en tout cas de ce côté-ci de la Manche, une incompréhension patente. Gogol, pour le critique de la Revue des Deux Mondes, Saint-Julien, est surtout « un cœur compatissant, un cœur plein de miséricorde ». Pour Mérimée, qui présente le 1er novembre 1851, dans cette même revue, le recueil de Viardot, Gogol est un « imitateur de Balzac avec un goût décidé pour le laid ». Et n'oublions pas que c'est un Français, le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, qui dans son Roman russe (1886) lança la phrase célèbre qu’il attribue à Dostoïevski : « nous sommes tous sortis du Manteau ». Bref, pour les Français, Gogol se perd dans le détail, se noie dans les laideurs du réel, il est le père de la littérature misérabiliste russe... « Il tient de Téniers et de Callot. Malheureusement, tout absorbé par cette étude minutieuse de détails, M. Gogol néglige un peu trop de les rattacher à une action suivie » (Mérimée).

Sur ce point au moins Prosper Mérimée n'a pas tort. Au demeurant, Gogol a prévenu ses détracteurs : « Non, cela ne tient pas debout, je ne le comprends absolument pas... Mais ce qu'il y a de plus étrange, de plus extraordinaire, c'est qu'un auteur puisse choisir de pareils sujets... Je l'avoue, cela est, pour le coup, absolument inconcevable, c'est comme si... non, non, je renonce à comprendre. Premièrement, cela n'est absolument d'aucune utilité ; deuxièmement... mais deuxièmement non plus, d'aucune utilité ! » (Le Nez). Gogol donc plaide coupable. Car il est conscient que ses Nouvelles de Pétersbourg rompent avec l'unité du récit. Les récits ukrainiens fondés sur le folklore et le féerique faisaient coexister rêve et réel. Les récits pétersbourgeois, fondés sur le fantastique, détruisent le réel, l'abolissent ou l’émiettent. C'est ce qu’André Biely, dans son Art de Gogol  Andrej Belyj : Masterstvo Gogolja, Moscou, 1934., appelle la première et la deuxième phase gogolienne. Première phase : le rythme chantant (la prose rythmée) recrée une communauté légendaire (que ce soit le hameau de Dikanka ou la Setch des Zaporogues) d'où le traître, l'agresseur se fait exclure (le sorcier d'Une terrible vengeance). Deuxième phase : la fable et la communauté sociale se désagrègent. Nous avons affaire à des déracinés, des bâtards sans famille. C'est le règne de l'incognito : incognito des rencontres sur la Perspective Nevski, incognito du fou qui emprunte l'identité du roi d'Espagne  « Je me suis promené incognito sur la Perspective Nevski... Toute la ville a ôté ses bonnets et j'ai fait de même ; pourtant je n'ai nullement laissé voir que j'étais le roi d’Espagne ! » (Le Journal d'un fou)., incognito d’Akaki Akakiévitch détroussé et dépersonnalisé, incognito du « nez » métamorphosé en grand seigneur et incognito de Tchartkov l'artiste transformé en « M'sieur Zéro »...

De l'homogénéité du récit provincial et féerique (encadré dans la fiction rassurante du conteur des « veillées », l'apiculteur Roudi Panko) nous passons à l'hétérogénéité des nouvelles « urbaines » : s'instaurent la déception (le monde est un leurre) et la dissonance (entre le monde rêvé et le monde subi pas d'autre passerelle que l'opium, la folie, l'absurde ou le fantastique). Troisième phase : l'épopée ressoude le monde brisé par la tromperie et la vilenie de l’homme, Tchitchikov rachète sa propre imposture et réoriente sa phénoménale force de filouterie vers le bien de la Russie ; c'est la phase « idéologique » et elle fera long feu... tout en nous donnant les Âmes mortes.

Il vaut la peine de remarquer que seuls les écrits de la deuxième phase sont écrits « sur place » : la musique des Veillées du hameau de Dikanka ne paraît si harmonieuse à Gogol que parce qu'il l'entend de son « exil » à Pétersbourg et la « récupération » idéologique des « âmes mortes » ne peut fonctionner que depuis le « lointain merveilleux » d'un autre exil, l'exil italien... Seuls les récits de la deuxième phase, ces Nouvelles de Pétersbourg, ont-été écrits in situ. Bref tout se passe comme si seule la distance pouvait créer l'homogénéité et la consonance. Gogol, pour créer une fable harmonieuse (pour être heureux), a besoin de l'absence. Vladimir Nabokov l'a excellemment montré dans son petit Gogol  Vladimir Nabokov: Nikolaï Gogol, New York, 1946. Traduction française : La Table Ronde, 1953. : Gogol n'est à l'aise que dans la fuite, y compris la fuite hors du sujet. Jamais il n'eût été un bon élève en France : il ne « traite » pas le sujet (Mérimée le lui fait bien sentir). Les êtres secondaires prolifèrent, brouillent les pistes et s'évanouissent. Le monde « second » des digressions est premier chez Gogol. Le « sujet » existe aussi peu que les « âmes mortes » ou que la vieille redingote d'Akaki Akakiévitch : « Des morceaux, ça se trouvera toujours — répond le tailleur aux supplications du pauvre hère venu apporter les « dépouilles » de la pelisse — mais impossible de les faire tenir là-dessus, c'est usé jusqu'à la corde, voyons ! ça sera en charpie dès que j'y mettrai l'aiguille. »

Le monde de « Pétersbourg » est cette belle loque qui tombe en charpie dès qu'on veut y mettre de l'ordre. La Perspective Nevski est son emblème. L'épilogue poétique de ce récit est resté célèbre : « Tout respire l'imposture. Elle ment à longueur de temps, cette Perspective Nevski, mais surtout lorsque la nuit s'étale sur elle en masse compacte et accuse la blancheur ou le jaune pâle des façades, quand toute la ville devient éclair et tonnerre, quand des myriades d'attelages débouchent des ponts, quand les postillons hurlent sur leurs chevaux lancés au galop, quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu'elles ne sont. » Ce démon est un illusionniste ; ses tours de passe-passe, ses effets de lumière, ses fantasmagories cinétiques font ressembler le « Pétersbourg » de Gogol à un palais du trompe-l’œil. L'art de Gogol s'apparente ici au romantisme baudelairien : kaléidoscope d'impressions créé par le trafic urbain et promiscuité des solitudes sur le trottoir de la métropole. Certes la « scène de boulevard » était à la mode dans la presse de l'époque. Les « nocturnes », les scènes de mœurs de la grande ville, les descriptions des métiers de la rue, les instantanés dans les échoppes sont thèmes fréquents dans les journaux russes des années 30  Voir l'étude sur ce sujet de N. A. Nilsson : Gogol und Petersburg, Stockholm, 1954. – Cf. également Donald Fanger : Dostoevsky and romantic realism, Harvard, 1965.. Des « panoramas » sont fréquemment réclamés aux artistes. Le ton « parlé » de la causerie enthousiaste ou humoristique est de rigueur dans cette littérature à sujet urbain. Si bien que les exclamations, les prises à partie du lecteur, les redondances indignées du narrateur de la Perspective ne doivent pas nous étonner. Gogol, Odoevski et Pouchkine avaient même eu le projet d'une sorte de revue : la « Maison à trois étages » où chacun des trois eût décrit un étage de vie...

Simon Karlinsky fait justement remarquer que même la vision tronquée et quasi cinématographique de la rue chez Gogol : moustaches, chapeaux, paires d'yeux ou de manches se baladant séparément dans une vision constructiviste avant la lettre correspond à une mode : le caricaturiste Granville représenta ainsi le premier la salle de spectacles. Mais l'art de la « poésie urbaine » atteint chez Gogol à un raffinement étonnant. Le défilé de mode sur l'Avenue semble sortir d'un film allemand expressionniste : tantôt au niveau des bottines, tantôt à celui des chapeaux, la caméra de Gogol virevolte et folâtre capricieusement, désarticulant le décor et créant une éblouissante métaphore du mouvement.

Ce mouvement obéit aux lois de l'aimantation sociale. Ce sont des « rangs », des « grades » et des « positions » qui défilent chacun à son heure sur le trottoir de l'avenue, en attendant l'heure crépusculaire où Éros mêle toutes les classes... Au demeurant La Perspective Nevski, tout embrouillée qu'elle paraisse, obéit à une harmonie secrète : le long prologue qui célèbre l’Avenue est suivi de l'épisode central du rêveur tué par son rêve puis de la contrefaçon triviale (et plus courte) de cet épisode central avec l'aventure galante mais avortée du lieutenant Pirogov.

Ces trois parties de La Perspective Nevski — la vie unanimiste sur l'avenue tout au long de la journée, la déception et la mort de l'artiste Piskariov, la « correction » et la résignation du lieutenant Pirogov — obéissent à une proportion précise : 1-3-2. L'opposition du rêveur qui meurt du refus d'adaptation au réel et du réaliste qui encaisse les coups bien peu glorieux d'un réel très terre à terre ne prend sa vraie signification que sur le fond de carrousel des ombres et des lumières de l'Avenue. Pour un rêveur dont tout l’être devient « absence », désir insatiable, « distraction » impénitente, il y a toujours un réaliste trivial qui « entre deux gâteaux feuilletés » s'accommode des avanies du réel. Remarquons que Gogol n'accorde ni à l'un ni à l'autre la rétribution sentimentale et sexuelle à quoi il aspire : la femme poétique que Piskariov poursuit est une putain qui l'éconduit grossièrement, la blonde sémillante aux pas de qui s'attache le lieutenant est une épouse fidèle... Mais l'un se réfugie dans le rêve, l'opium, l'insomnie et la mort, l'autre se satisfait de deux bons « feuilletés ». La gastronomie est le seul remède vraiment gogolien aux difficultés d'être. Encore note-t-il qu'en ville les bouches sont souvent inadaptées aux mets. Tel a une bouche plus large que l'Arc de l'État-major, et rien à y mettre. Tel a un excellent cuisinier mais une bouche en cul-de-poule incapable d'avaler plus de deux bouchées...

La ville ici est responsable de tout : c'est elle qui aguiche le rêveur, elle qui engendre le stupre : « Tout cela ne lui laissa point douter qu'il venait d'entrer dans le repaire infâme où élit domicile la triste débauche qu'enfantent la civilisation de clinquant et l'effroyable entassement humain de la capitale. » De plus le Séducteur est toujours là, sous les traits de l'étranger : le Persan, marchand de tapis et d'opium, propose à l'artiste de lui troquer de la drogue contre le dessin d'une belle femme aux yeux d'olives. Le thème était à la mode depuis le Journal d'un mangeur d'opium de De Quincey (traduit en russe et devenu célèbre) mais on remarquera la présence obsédante dans l'œuvre de Gogol de cet entremetteur louche qui n'est jamais russe, mais persan (ici, ou dans Le Portrait) ou grec (Les Âmes mortes II), ou d'une nationalité indéfinissable : le Malin, sans doute, ne saurait être russe... Dans une lettre à sa mère du 30 avril 1829, Gogol déclarait déjà : « Pétersbourg ne porte aucun caractère ; les étrangers qui s'y sont engraissés ne ressemblent plus à des étrangers, et les Russes à leur tour y sont devenus des sortes d'étrangers et ne sont plus ni l'un ni l'autre... »

Les quatre autres nouvelles pétersbourgeoises développent elles aussi le thème de l'absence et de la privation. La plus romantique est Le Portrait. Gogol y reprend explicitement le thème du pacte avec le diable qu'on voit chez Maturin, Balzac ou dans La Dame de pique de Pouchkine. La première version parue dans le second recueil Arabesques en 1835, fut remaniée à Rome en 1837 et parut dans Le Contemporain en 1842. La première version est ultra-romantique : le portrait surgit miraculeusement chez Tchartkov, l'Antéchrist y est « incarné » et le maléfice s'évanouit cinquante ans plus tard lors d'une vente aux enchères du tableau où assiste le fils du malheureux artiste auteur et victime du démoniaque tableau : l'Antéchrist, vaincu, s'évanouit.

La seconde version est plus « idéologique » : le fantastique a été gommé, le tableau, acheté par Tchartkov, se trouve « naturellement » dans sa chambre et ce qui perd l'artiste c'est à la fois le goût du lucre et l'excès de réalisme : l'artiste doit être un homme de foi autant qu'un artiste (comme Ivanov, le peintre russe dont Gogol a fait la connaissance à Rome, et qui consacre sa vie entière à une « Apparition du Christ au peuple »  Simon Karlinsky, dans un très intéressant ouvrage, révèle qu'Ivanov voulait même faire figurer Gogol dans cette immense fresque. Des études de nu préparatoires représentent Gogol (comme aussi son ami malade le prince Vielgorski). Gogol tenait à l'anonymat et demanda à Ivanov de renoncer au projet lorsque Pogodine, à son insu, eut fait reproduire la première effigie connue de l'écrivain. Cf. Simon Karlinsky, The Sexual Labyrinth of Nikolaï Gogol, Harvard University, 1976.. L'ascétisme est la condition première de l'art et cet ascétisme doit purifier, simplifier, filtrer le réel trop enclin à proliférer... Le Portrait a donc changé de sens. Il est devenu une figure du propre destin de Gogol : car cet excès de réalisme, cette transgression par l'artiste « réaliste » d'un interdit divin, c'est en somme le péché sous le poids duquel geindra l'auteur des Âmes mortes lui-même. Et il est bien curieux de constater que Gogol lui allie le péché de cupidité (si Gogol sut mal gagner sa vie, on sait qu'il s'offrit de substantielles compensations gastronomiques : il aimait la chère d'amour coupable...)

Le Portrait déroule donc son action dans un Pétersbourg romantique : échoppes de vendeurs de gravures, riches intérieurs de l'aristocratie, mansarde noyée de lune du peintre en mal de gloire. Mais il est un épisode important où Gogol s'attarde à une description détaillée du quartier de banlieue de Kolomna. Pouchkine y avait situé son pastiche loufoque de La Maisonnette à Kolomna. Custine, lui, détestait ces alentours informes de la capitale : « La superbe ville créée par Pierre le Grand, embellie par Catherine II, tirée au cordeau par tous les autres souverains, à travers une lande spongieuse et presque toujours submergée, se perd enfin dans un horrible mélange d'échoppes et d'ateliers, amas confus d'édifices sans nom, vastes places sans dessin, et que le désordre naturel et la saleté innée du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s'encombrer de débris de toutes sortes, d'immondices de tous genres » (Voyage en Russie, 1839). Or c'est ce confin informe qui sert de cadre à la deuxième partie du Portrait : « Dès qu'on y pénètre, tout désir, toute ardeur juvénile, vous abandonne. » Kolomna est un dépotoir humain : on y devine vivre « toute une catégorie d'individus qu'on peut qualifier de cendreux, car leur costume, leur visage, leur chevelure, leurs yeux ont un aspect trouble et gris, comme ces journées incertaines, ni orageuses ni ensoleillées, où les contours des objets s'estompent dans la brume ». Ce peuple cendreux, cette marge de la ville, c'est l'espace du Pétersbourg gogolien par excellence. Et c'est là qu'est tapi l'Ennemi, en l'occurrence l'usurier diabolique : « Était-il Hindou, Grec ou Persan ? Nul n'aurait su le dire. Sa taille quasi gigantesque, son visage hâve, noiraud, calciné, d'une couleur hideuse, indescriptible, ses grands yeux, animés d'un feu extraordinaire, ses sourcils touffus le distinguaient nettement des cendreux habitants du quartier. » Une fois de plus voici le « bouc émissaire » gogolien, cet Intrus de nationalité indécise, cet être hybride et autre qui sévit dans la « cendre » sociale de Kolomna...

En cette « cendre » et cet anonymat est peut-être le salut. Mais le peintre a voulu peindre le « feu extraordinaire » des yeux du Persan et il y a perdu son âme : l'art, lui aussi, devrait être « cendreux », ascétique... Trahi par son désir excessif, Tchartkov devient un « anti-créateur » maudit, rachetant avec l'argent que lui procure son art stipendié les chefs-d'œuvre authentiques qu'il lacère et piétine dans le secret... Comment comprendre Le Portrait ? Kolomna et le maléfique Usurier ne sont-ils pas des figures du combat intime de Gogol entre ascétisme et désir, entre mortification et art ? Le désir — dont l'art est une expression — porte malédiction. Il est présenté comme une transgression et comme une intrusion. « Tu ne créeras point d'effigies. » L'interdit biblique prend ici une signification nouvelle : ne te connais pas toi-même ! Un art trop « enflammé », un art qui trahit trop le désir, qui « regarde » trop profond est un art destructeur et maudit. Le portrait maléfique est la première des condamnations portées par Gogol sur lui-même. Ne désire pas comme Piskariov ! Ne regarde pas comme Tchartkov ! Sois cendre, sois poussière, entre dans le rebut des « laissés-pour-compte » et tu seras sauvé !

Tchartkov ne supportant plus les portraits, rachetant tous les chefs d'œuvre inconnus des jeunes débutants à seule fin de les détruire — voilà, après Piskariov, le deuxième châtiment infligé par la Ville à ses victimes : « Chaque portrait se dédoublait, se quadruplait à ses yeux, tous les murs se tapissaient de ces portraits qui le fixaient de leurs yeux immobiles et vivants ; du plafond au plancher, ce n'étaient que regards effrayants, et, pour en contenir davantage, la pièce s'élargissait, se prolongeait à l'infini. » Dans Le Journal d'un fou, devenu aujourd'hui populaire grâce à la pièce et au film de Coggio, nous assisterons au même élargissement déliriel de l'espace de la ville : la venue pétersbourgeoise, devenue géométrie du désir inavouable, se prolonge jusqu'à l'horizon et surgit alors le paysage de rêve que chaque « cendreux » esclave de la « Mégapolis » cache en son for intime... Notons que, dans toute l'œuvre de Gogol, Le Journal d'un fou est l'unique récit à la première personne.

Le héros du Journal d'un fou est un misérable fonctionnaire. Il appartient à ce petit prolétariat de la bureaucratie russe qui fournira également à Gogol le héros du Manteau et qui entrera dans les stéréotypes de la littérature russe sous l'appellation de « l'homme de petite envergure ». À plusieurs égards il est le plus humain des êtres crées par Gogol : sa révolte et sa fierté de petit fonctionnaire, son rêve d'accéder à 1'amour de Sophie, sa revendication d'un droit à l'existence plénière d'homme en font une exception dans le monde des êtres mutilés de Gogol. Écrasé, Poprichtchine s'enfuit par la porte du délire psychotique. Banni de la « vraie vie », il s'exile vers un Ailleurs qui a nom Espagne (non les châteaux, mais les rois en Espagne...). Toutes les figures de ce délire sont des figures de l'absence : les coqs ont leur « Espagne » (ailleurs...), les cervelles sont exilées sur la mer Caspienne, les nez sont bannis sur la lune... Et la troïka de rêve offre la fuite (comme dans Le Révizor, comme dans Les Âmes mortes). Le « réel » qui fait souffrir Poprichtchine n'est donné qu'indirectement, car la satire sociale n'est nullement le dessein premier de Gogol : que Son Excellence se rengorge infantilement en recevant un ruban nous signale la fatuité et la futilité du monde des grands, mais ce « signal » nous parvient par la médiation de la correspondance des deux chiennes, c'est-à-dire qu'il est intégré dans le délire de Poprichtchine, faisant partie, pour ainsi dire, du tableau « clinique ». Ce qui rend si impérissable cette œuvre de Gogol, c'est l'art de combiner le normal et le pathologique, l'humain et le délire, en un mot l'art de faire souffrir Poprichtchine devant nous. Sans sa mesquinerie, sans son amour-propre, Poprichtchine nous toucherait-il ? Lorsqu'il découvre la correspondance canine et s'indigne que les chiennes écrivent bien qu'elles ne soient pas nobles, nous comprenons que le héros se défend pas à pas, tragiquement, ridiculement et pitoyablement, contre la perte de son privilège d'homme et de son identité même. Gogol a conféré au basculement déliriel une expression particulièrement frappante : le temps se dérègle, annonciateur de la paranoïa. Bientôt voici l'Ennemi : c'est le diable, caché derrière ce gros général que regardent amoureusement les femmes (l'échec sexuel de Poprichtchine trouve donc sa justification) ; et puis ce sont les « Mahométans » qui envahissent tout, c'est-à-dire l'Autre, l'Impur (l'Infidèle... Poprichtchine connaît vaguement l'histoire de l'Espagne). Par saccades la roue du délire tourne : voici l’Espagne (l'hôpital psychiatrique), voici la cérémonie d'adoubement (les coups des infirmiers), voici le Grand Inquisiteur (le docteur-bourreau)... Le délire, c'est tout simplement une autre « lecture » du réel. Dans la ville de Gogol chacun est seul, chacun délire, chacun « lit » le réel à sa façon. Et pourtant il reste encore un cordon, un lien ténu mais qui ne rompt pas avec le temps antérieur : c'est l'ultime cri de souffrance et l'appel à la mère, le retour à la mère, dans l'isba natale, intime, fœtale... Puni d'avoir rêvé, puni d'avoir imaginé la fille de son supérieur en train d'enfiler son bas, puni de n'avoir pas accepté sa case sur le damier social et bureaucratique, puni de s’être révolté, Poprichtchine (le nom veut dire celui qui cherche son « emplacement », sa « carrière ») est banni du réel et, roué de coups, se pelotonne dans la matrice originelle.

Le nez se dit en russe « nos » ; le premier titre de l'œuvre était « son », qui veut dire « rêve ». Cet anagramme signifie-t-il autre chose qu'un jeu de mots (ou d'idées) et devons-nous penser que le héros malgré-lui de cette histoire loufoque subit — le temps du récit — une « inversion » de sexe en perdant son nez ? Quelle fonction joue ici le rêve — qui est si fréquent dans les Nouvelles dont nous parlons (parfois même le rêve dans le rêve, avec « faux » réveil) ? Si Le Nez est un rêve (comme il est dit expressément dans une première rédaction), que veut dire ce rêve ? Qu'il ait une signification sexuelle était une évidence pour les lecteurs bien avant Freud (et avant le professeur Ermakov, auteur d'une étude psychanalytique sur Gogol publiée en 1928, à la veille de l'interdit jeté sur Freud en U.R.S.S.). La « nasologie » était un thème journalistique à la mode, comme l'a montré l'académicien V. V. Vinogradov. La chirurgie des nez commençait et toutes sortes de plaisanteries couraient dans la presse en mal de copie. Ce nez qui a l'air d'un beignet bien cuit, le nez protubérant de l'employé des petites annonces qui « prise » bruyamment sous le nez (absent) de Kovaliov, les allusions aux « faux nez », la satire des médecins soigneurs de nez, tout cela représente des variations sur un thème à la mode mi-sérieux, mi-licencieux. Le diable, plus tard, racontera à Ivan Karamazov une histoire... de nez. Les calembours sur le nez (mener par le bout du nez, faire un pied de nez, etc.) et leur prise au sérieux sont aussi pour Gogol une source de comique. Gogol n'a pas plus inventé le thème du nez que Cyrano ou Sterne. Mais il a su élaborer sur ce thème un récit « grotesque » aussi parfaitement cohérent dans le loufoque que Le Journal d'un fou dans le délire paranoïaque.

En premier lieu le « Nez » est une synecdoque « réalisée ». La partie se substitue au tout. L'homme parlant fait des synecdoques comme M. Jourdain de la prose. Mais Gogol développe et « réalise » cette figure de la rhétorique traditionnelle. Tout l'effort de Kovaliov, le bon et trivial major subitement privé de son appendice, consiste à « remettre à sa place » son nez. La rencontre à la Galerie des Marchands (la censure interdit à Gogol que cette rencontre eût lieu à la cathédrale de Notre-Dame de Kazan) entre le nez « déplacé » et son propriétaire dépossédé donne lieu à une véhémente exhortation au nez d'avoir à « connaître sa place ». Alexeïeff, dans son merveilleux court métrage tiré du Nez, a su parfaitement illustrer la synecdoque gogolienne. Tout le désordre humain commence lorsque les êtres ou les choses ne « connaissent plus leur place ». « En place ! » supplie la victime pitoyable de cette mauvaise aventure. Mais le « nez » d'Alexeïeff avec ses deux naseaux-bajoues, avec son bicorne et son épée de fonctionnaire, se détourne avec dédain du ridicule « sinistré » de la synecdoque ! Où est l'unité du sujet, réclamée par Mérimée, quand même le personnage se découpe en morceaux ?...  Eichenbaum, un des meilleurs formalistes russes, écrivait : « La composition, chez Gogol, n'est pas caractérisée par le sujet ; le sujet est pauvre ou plutôt il est inexistant » (À travers la littérature, 1928).

C'est que la logique se réfugie ailleurs : le sujet « ne tient pas debout » mais la manière de l'accueillir est parfaitement naturelle. Le barbier et sa femme, le major Kovaliov se comportent dans le loufoque de cette « phantasie » à la Hoffmann comme dans le quotidien le plus trivial : c'est-à-dire avec couardise, petitesse d'esprit, prudence, crédulité... Kovaliov se défend en énumérant ses « relations », mais le nez réfute tout d'un seul argument : son grade supérieur !

Le Nez est, de tous les récits qui nous occupent, le plus riche en « scènes de genre » : l'échoppe du barbier, le pandore qui guette le barbier sur le pont, le bureau des petites annonces, le panorama social de ces mêmes petites annonces, la confiserie-refuge du major, les breloques et les espoirs de dot du sieur Kovaliov, la famille du gendarme surgissant au grand complet, le diafoirus local avec ses favoris noirs, sa manie du récurage des dents et sa philosophie des honoraires... Le Nez est une greffe d'absurde sur du trivial. Plus l'absurde est absurde, plus le quotidien doit être trivial : alors transparaît mieux l'homme, cet homme gogolien peureux et jouisseur, qui toussote et tapote ses amulettes avant d'aborder « l'inexplicable ». Mieux que jamais apparaît, éclate le talent de mime de Gogol. Le mime fait surgir la scène, le geste, l'homme du néant. Exactement comme Gogol, en mimant avec son extraordinaire observation du détail infime les gestes précautionneux du barbier autour du nez retrouvé de Kovaliov, « compose » devant nous ce nez, le rend présent, ou absent, ce qui revient au même. Au cœur de la pantomime humaine : ce vide, ce fiasco, cette peur triviale et grotesque... La ville avec ses avenues, ses « grades », sa hiérarchie, ses confiseries et, « du pont de la Police au pont Anitchkov, le flot des dames s'écoulant le long du trottoir comme une cascade de fleurs », est le jeu constant de la rumeur ; la Ville est le lieu même de ce vide, de cette absence. Elle « meuble ». Tragiquement ou grotesquement. Elle « meuble » notre vide... comme elle meuble l'appartement du chef de la police chez qui se rend Kovaliov « de hautes piles de pains de sucre offertes à lui par les marchands en toute amitié », ainsi qu'il est dit dans la première rédaction du Nez. (La flagornerie et la corruption poussées à l'absurde composent ce palais de sucre qui ne signifie plus rien...)

De tous les récits de Pétersbourg, c'est Le Nez qui annonce le mieux Les Âmes mortes : les héros du récit appartiennent au type trivial, non au type romantique. Ce qui, avec Pirogov, n'était qu'esquissé dans La Perspective Nevski devient ici essentiel : l'homme trivial, « courant », s'enkyste dans n'importe quel matériau. La Ville a beau lui jouer les tours les plus pendables, le berner ou le châtrer momentanément, ce personnage caméléonesque et in-signifiant ne renonce jamais à s'incruster, à s'enraciner fût-ce dans l'inexistant. Le barbier n'a pas de nom de famille, mais quelle obstination à lutter contre l'absurde, à survivre à l'absurde ! Toute l'étoffe du réel se découd, mais le fonctionnaire gogolien restera chatouilleux sur son « grade » et ses prérogatives bureaucratiques jusqu'à dissolution complète dans le non-être. Tchekhov, pour ses premiers récits, a dû trouver ici son inspiration : cet homme retors dans l'insignifiant et insignifiant dans l'essentiel, cette marionnette sociale, mais marionnette capricieuse et rusée, c'est aussi l'homme tchékhovien, l’homunculus timoré et têtu confronté à un réel implacable, « absurde »... Inchangé, il réapparaîtra chez un Kafka.

N'oublions pas que tous les réveils en cascade de ces homoncules gogoliens, ces yeux qui se frottent dans ce qui est un deuxième rêve (où donc est la véritable « veille » de l'homme ?), c'est aussi ce qu'a vécu Gogol. Nulle part « chez lui », il n'éprouva enfin le sentiment d'être dans sa vraie patrie qu'en Italie, c'est-à-dire à l'étranger. « L'Italie ! Elle est mienne !... La Russie, Pétersbourg, les neiges, les sacripants, les ministères, la chaire à l'Université, le théâtre — tout cela n'a été qu'un rêve. Voici que je me suis enfin éveillé dans ma patrie... La patrie de l'âme, où mon âme a vécu avant moi, avant ma venue au monde... »

Voici donc l'aveu... Quel sera le dernier réveil dans tous ces réveils en cascades ? Et puisque qui dit rêve (« son ») dit nez (« nos »), quel sera le dernier pied de nez ? Gogol ne marche qu'à reculons, hors d'un réel ténu comme le rêve dans un autre réel rêvé... Seuls comptent la saccade de la main du rêveur, le soubresaut de celui qui se réveille à l'improviste, ou plutôt croit se réveiller, mais tombe d'étage en étage dans ce curieux échafaudage qu'est la vie... avec, tout au bout de ces chutes successives, la patrie d'avant la naissance, Poprichtchine pelotonné dans la matrice... et la verrue sous l'énorme nez du dey d'Alger (seule preuve que tout existe quand même...).

Cette régression hors du vivant, cette « inversion » des forces vives de la vie, cette progressive immobilisation et « diminutio vitae », c'est toute la trame, tout le drame de La Pelisse (mais l'usage, hélas, nous oblige à dire Le Manteau). Le copiste Akaki Akakiévitch est un être « cendreux » par excellence, un typique homoncule fabriqué, malmené et finalement dissous par la Ville. D'origine, il n'a point. Même sa naissance onomastique fut laborieuse : voyez la kyrielle de prénoms impossibles qui fut présentée à la pauvre accouchée. Pour finir il sera Acace (Akaki) comme son père. Que dit d'Acace le Martyrologe romain de Grégoire XIII ? « Le 28 juillet. À Milet, en Carie, saint Acace martyr. Sous l'empereur Licinius, il fut, après divers tourments, jeté dans une fournaise où le secours de Dieu le conserva sain et sauf : décapité enfin il acheva son martyre  Martyrologe romain, Traduction par Dom Baudot et Dom Gilbert, revue par Dom Schmitt. Castermann, Paris-Tournai, 1953.. » Pauvre Acace qui n'est préservé dans la fournaise que pour pouvoir mieux achever son martyre sous la hache ! Gogol, le pieux Gogol, confit en dévotion et assiégé de dames en mal de religion aurait-il choisi ce saint au hasard ? Bien sûr que non ! Acace c'est aussi, en grec, celui qui ne connaît pas le mal. Akaki l'innocent subira le double martyre que lui infligera la ville, et se retirera de l'existence sur la pointe des pieds. Mais il est vrai aussi que le nom sonne bizarrement en russe : ce redoublement presque onomatopéique fait rire, d'autant plus qu'une association incongrue se fait avec « obkakat’ » (conchier). Ne voyons-nous pas le pauvre innocent Akaki traverser la rue comme dans un rêve (c'est un rêve, il marche sur les portées de sa copie, il est jambage de « cursive », il est liaison de « bâtarde » et court dans la ville-copie, la ville-circulaire) et se faire barbouiller par le fumiste puis blanchir par le plâtrier ? Avec son habit de suie et son bonnet de chaux, il est vraiment Acace, Acace le saint innocent, Acace le vilipendé, le « souillé »...

Il en est du récit comme du vieux manteau : rapiécé, couleur du temps qui passe, la vieille pelisse « part » de partout tandis que la nouvelle s'évanouira dès le premier soir. Le crime d’Akaki Akakiévitch sera d'avoir désiré. La concupiscence était cachée chez ce saint homme : voyez l'amour coupable qu'il met à préférer certaines lettres à d'autres, la jouissance qu'il retire de son humble copie. Et ce redoublement d'ascèse pour mieux économiser l'argent de la nouvelle pelisse, n'est-ce pas aussi une ruse du désir ? Serait-ce « la tentation de saint Acace » ? Effectivement l'idée de la nouvelle pelisse inocule à notre homme des idées folles, des virus de libertinage. Lui si timoré, qui bredouille devant n'importe quelle idée à exprimer, que le tailleur terrorise rien qu'en émettant des « gros chiffres » (comme des « gros mots »), le voici même qui tombe en arrêt devant une échoppe de vendeur de gravures. Tiens, cette femme qui enlève son soulier l'intéresse, l'aguiche du fond de la vitrine ? Et dans l'émoi qui s'ensuit Akaki ébauche même une poursuite amoureuse... Aurait-il au fond de lui-même cette chose « pour laquelle chacun conserve du flair », comme l'écrit l'auteur ?

Notre homme donc s'éveille. Il joue même au « sybarite » (oh, si peu !) mais la punition va fondre sur lui. Le poing du voleur « gros comme la tête d'un fonctionnaire » remet tout à sa place : Acace, tu n'as pas droit au désir, reprends ta vieille pelisse, ta compagne usée, frigide, inexistante... Akaki se met en colère, une fois unique dans sa vie, mais le réel a vite fait de retourner les choses. C'est lui le suspect, bientôt le coupable ! L'« important personnage », descendu de la tabatière de Pétrovitch où il figurait (un général avec le visage enfoncé), « exerce » son autorité sur le pauvre hère. Commencés devant le miroir, les exercices d'autorité se déchaînent devant Akaki : roulades et arpèges de cris, de remontrances, d'indignations offusquées : « Comment osez-vous ? »

Dans le délire d'Acace mourant la pelisse devient un piège, une chausse-trape... Le malheureux se retire des vivants en laissant pour tout héritage ses plumes à écrire et sans même avoir droit à l'attention que portent aux mouches les naturalistes...

Le vent et l'immensité informe de la banlieue pétersbourgeoise jouent ici le principal rôle d'accompagnement : c'est l'immense place ventée qui sert de complice au voleur, c'est tout Pétersbourg qui persécute et punit Akaki. Il est vrai que Pétersbourg lui offre une revanche posthume, cette légende du fonctionnaire arrachant les pelisses aux épaules des messieurs bien emmitouflés... Revanche par le fantastique, la rumeur... et la délinquance urbaine, car, bien entendu, c'est le voleur qui continue à sévir...

Tout est grotesque, rapide, saccadé dans cet épilogue. On dirait un muet de Charlot : le détrousseur fantastique sévit inopinément, un cochon renverse un flic, et — grand triomphateur — le froid pince les dos de messieurs les conseillers tandis que la cité policière est la proie d'une panique comique — « Attraper le mort, mort ou vif » est l'ordre lancé. Mais l'éternuement du fantôme met en déroute toute une maréchaussée et tout se résume à un remue-ménage de marionnettes qui détalent...

Tel est le martyre d'Akaki Akakiévitch : une vie de traîne-misère, illuminée un instant par « l'idée éternelle de la future pelisse » et brutalement écrasée après ce modeste embrasement du désir. Akaki n'avait pas d'existence à lui, il était un humble rouage bureaucratique, une ombre dans la Ville, sa mort n'est qu'un épisode administratif. Fausse entrée dans la vie, fausse sortie. Il était, avec son cou branlant comme celui des chats en plâtre, et la carapace d'ordure que la ville lui jetait dessus, le souffre-douleur de Pétersbourg. Mais un souffre-douleur automate, quasi « idiot ». Il n'avait, nous dit Gogol, ni marotte, ni dada, ni impulsion quelconque. Il était « copie » du monde. Seul le cheval soufflant sur sa joue au moment où il va se faire écraser dans la rue le fait, un instant, sortir de son monde majusculaire et minusculaire, de sa Scribopolis...

Depuis la parution du Manteau, les interprétations de ce petit récit n'ont pas manqué. La génération de Biélinski a salué l'humanisme de Gogol (la larme fameuse versée par un collègue d'Akaki, le « je suis ton frère ») sans s'attarder sur l'idiotie d'Akaki Akakiévitch, qui aurait pu être, quand même, une victime sociale plus sympathique (qu'on compare avec les Contes de Noël de Dickens, parus la même année, avec le père Scrooge devenu en une nuit un brave homme). Gogol fut proclamé père de l'« école naturaliste » et reste jusqu'à aujourd'hui, dans les manuels soviétiques, le meilleur exemple du « réalisme critique ». Ce malentendu entretenu par le prosélytisme idéologique fut entrevu par Dostoïevski dès ses débuts. Diévouchkine, le héros des Pauvres Gens, proteste contre les mauvais traitements infligés par Gogol à son Akaki Akakiévitch. Diévouchkine est, comme le héros du Manteau, un être dérisoire et frustré, mais lui, au moins, prétend sentir et aimer comme un homme. La hargne de Gogol envers son personnage l'indigne. Et il écrit à Varvara, dans sa lettre du 8 juillet, que les Akaki Akakiévitch n'existent pas : Gogol a perversement inventé ce pauvre « idiot ».

Au XXe siècle interprétations et adaptations cinématographiques n'ont pas manqué : Eichenbaum, dans un texte paradigmatique du formalisme russe  Cf. Théorie de la Littérature, textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov. Le Seuil, Paris, 1965., démontre que Le Manteau est une combinaison de procédés, une « pantomime » stylistique qui permet à Gogol de déployer à l'intérieur d'un monde fantastiquement réduit un jeu d'hyperboles grotesques (l’ongle du tailleur gros comme une carapace de tortue, le poing du voleur gros comme une tête de fonctionnaire). Alternance de styles contradictoires (bureaucratique, pseudo-épique, faussement sentimental, populaire, rhétorique...), Le Manteau nous fait rire parce qu'il est un manteau d'arlequin : ce sont les sutures entre les pièces qui déclenchent le comique... L'analyse d'Eichenbaum reste un morceau de critique insurpassé. Mais s'il nous dit « comment fut fait Le Manteau », nous dit-il ce que signifie Le Manteau ?

Les freudiens soviétiques des années 20  La Bibliothèque psychoanalytique » publia des ouvrages traduits et originaux, sous la direction de I. Ermakov, de 1923 à 1928. s'y sont essayés : symbole du sexe féminin, le manteau représente le désir sexuel inavoué, réprimé d'Akaki Akakiévitch, qui le sublime en une « idée éternelle de la future pelisse »... Un grand théologien orthodoxe, Paul Evdokimov  Cf. Paul Evdokimov : Gogol et Dostoïevski. Desclée de Brouwer, Paris, 1961., reprit quant à lui l'idée de Merejkovski (dans Gogol et le diable) en l'adaptant au Manteau : le récit porterait sur la tentation d'Acace le pur par le Diable — (habillé en tailleur) : le Malin s'y prend par les petites autant que par les grandes séductions... « On reconnaît ici, écrit Evdokimov, l'influence de la lecture attentive des écrits ascétiques sur l'emprise et la possession qu'exercent les passions sur l'âme humaine. » « Akaki est un être minuscule et en même temps il appartient au type des grands amants pour qui l'amour est plus fort que la mort. »

Tszizewskij, un grand russisant allemand, a, de son côté, montré que Le Manteau était fait d'un flux hyperbolique de parler courant, s'entassant absurdement jusqu'à ce que la tension créée se résolve en une bagatelle. L'emphase se dissout en insignifiance, éveillant chez le lecteur l'angoisse sur le sens du vivant...

Dans son ouvrage Dans l'ombre de Gogol  Abram Tertz (André Siniavski) : Dans l'ombre de Gogol. Le Seuil, Paris, 1978., André Siniavski ne parle pas explicitement du Manteau, mais son interprétation du rire gogolien s'y applique fort bien : « Le rire s'apparente au goût russe du miracle, au penchant pour Dieu, l'éternel, le maximalisme. Tout ce qui n'est pas absolu est passible du rire. » Ce rire gogolien, qui paraît si cruel à Dostoïevski, serait une voie de recherche de Dieu, une variante éminemment russe, mêlant le sacrilège au sacré, approche de l'éternel...

Reste l'interprétation « sexuelle » proposée par Simon Karlinsky. Les six héros des Nouvelles de Pétersbourg sont des hommes célibataires, seuls dans la ville et en quête d'une « compagne ». Tchartkov (dans Le Portrait) a vingt-deux ans, Piskariov et Pirogov (dans La Perspective Nevski) ont dans les vingt-cinq ans, Kovaliov (dans Le Nez) a trente-sept ans, Poprichtchine (dans Le Journal d'un fou) a la quarantaine, Akaki Akakiévitch a la cinquantaine. Ce sont tous des hommes seuls, tous torturés par la recherche de la femme : la prostituée de Piskariov, la belle Allemande de Pirogov, la fille du général dans Le Journal d'un fou, Mme Podtotchine pour le major Kovaliov (elle essaie de le prendre aux rets du mariage), la « pelisse » pour Akaki Akakiévitch (« ne seriez-vous pas allé dans une mauvaise maison » lui demande d'un air soupçonneux le policier...). Seul Tchartkov le peintre n'a pas de femme précise en vue mais ce sont des portraits mondains de jeunes femmes qui le perdent...

Inutile d'insister : relisons Hyménée, ou encore Chponka et sa tante, partout chez Gogol ce ne sont que fuites des fiancés devant les femmes nubiles, retraits, abandons, désarrois du sexe mâle... La thèse de Karlinsky reprend l'hypothèse (romanesque) de Dominique Fernandez dans Les Enfants de Gogol. Gogol homosexuel luttait contre son « anormalité » et aurait confessé son « secret » au père Matthieu à la fin de sa vie : d'où la pénitence sévère infligée par celui-ci et la dure agonie de Gogol. Karlinsky écrit : « La correspondance et les autres documents biographiques de Gogol nous disent que les années pétersbourgeoises de Gogol furent une période de fiévreuse activité sociale et littéraire, un moment particulièrement heureux de sa création artistique. Est-il possible que la discipline qu'il dut s'imposer pour se priver de la seule espèce de contact humain affectif dont il était capable ait déjà commencé à sévir en lui, engendrant les sentiments de solitude, de frustration et d'aliénation qui sont si manifestes durant la dernière décennie de sa vie ? Une telle hypothèse expliquerait en grande partie la situation désespérée des hommes seuls dans les récits de Pétersbourg et la décision ultérieure de s'installer à Rome. »

Que l'homosexualité refoulée de Gogol explique de nombreux aspects de son œuvre nous paraît démontré. Mais il n'en reste pas moins que ces cinq récits pétersbourgeois sont aussi et surtout des récits sur la cruauté de la ville. Pétersbourg, catalyseur de l'aliénation de Gogol, lui offrait une parfaite occasion de « transfert » de sa névrose. Pétersbourg ville artificielle, ressentie comme un lieu de déportation pour les hommes et pour l'histoire russes, devient avec Gogol le chevalet de la souffrance russe au XIXe siècle. Sans Gogol nous n'aurions pas eu l'extraordinaire Pétersbourg de Crime et châtiment ou de L'Adolescent, ni celui des symbolistes russes, celui d'Alexandre Blok et plus encore d'André Biely. Il y a dans ce Pétersbourg gogolien, dans cette cité que Dostoïevski proclamera dans L'Adolescent « la plus fantastique du monde », une fondamentale souffrance d'inadaptation. On voit sur une des gravures d'Alexeïeff qui illustrent Le Journal d'un fou  N. Gogol, Le Journal d'un fou, gravures d'Alexeïeff, traduction de Boris de Schloezer et Jacques Schiffrin. Paris, 1927. un Poprichtchine à genoux, désarticulé en trois morceaux, avec une grande tête blanche et vide découpée sur un ciel noir où dansent de petites isbas. Alexeïeff a bien senti que Pétersbourg est un exil d'où la Russie est absente. Absente et présente comme dit Vladimir Weidlé. Absente parce que tout y est artificiel, importé, inadapté, que l'être russe y boite et y souffre. Présente parce que sans le rêve russe qui habite les fous et les monomanes de Pétersbourg, Pétersbourg ne serait pas... « Point d'hommes sur la Perspective Nevski ! Mais un myriapode rampant et hurlant. L'espace humide déversait une cacophonie de voix, une cacophonie de mots ; et tous ces mots, après s'être emmêlés, s'assemblaient en une phrase. Cette phrase paraissait absurde, elle s'élevait au-dessus de la Perspective Nevski et elle stagnait, nuage noir d'ineptie » (André Biely, Pétersbourg  Le roman de Biely date de 1916. Sa traduction française a paru à Lausanne en 1967..

Le Pétersbourg de Biely, bouche de l'absurde, point de rencontre de la terre et de la quatrième dimension, espace « circulatoire » véhiculant les hallucinations de la Russie, patrie des ombres et des névroses, brèche dans le mur de la Russie, a véritablement été engendré par Gogol. Dostoïevski l'a enrichi des cauchemars de Raskolnikov, de ce frisson de fièvre et de complicité que communique la ville en chaleur à l'assassin-idéologique : par toutes ses bouches anonymes la ville chuchote à l'étudiant en délire : tue, tue, affirme et tue !...

Ce Pétersbourg maléfique, c'est-à-dire porteur de la malédiction de la Russie, c'est véritablement Gogol qui l'a « inventé », c'est-à-dire qui l'a vu le premier. Il est un lieu proprement fantastique, c'est-à-dire où l'homme habite mal. Ce n'est ni le Londres cruel et tendre de Dickens, ni le Paris étincelant et sordide de Balzac : c'est la cité russe de la « non-russité », c'est l'écran artificiel où se projettent les rêves avortés de l'homme russe. Par les fenêtres allumées de ce Pétersbourg-là on voit la carte d'Espagne où dévale le cabriolet de Poprichtchine et la steppe russe où navigue l'imposteur Tchitchikov. Mais on ne voit pas Pétersbourg : il n'a pas d'âme, il est un artifice, un mirage, un leurre optique, un « pointillé » comme dira le Doudkine de Biely. Il est parent du Prague de Kafka, du Berlin de Benjamin.

Le fantastique sous-entend toujours une déchirure du réel et Pétersbourg a été la déchirure par où Gogol a exprimé son angoisse de vivre. Il y a logé deux types opposés de solitaires : l'un appartient au type des minus gogoliens : la ville l'élime et le malmène sans relâche, il finit par quitter l'espace sur la pointe des pieds, méconnu de tous et c'est Piskariov ou Akaki. L'autre est un célibataire replet, trivial, couard mais increvable, il annonce Tchitchikov, il s'appelle ici Pirogov ou Kovaliov, il boit tous les affronts, il retombe toujours sur ses pieds, il colmate sans fin et sans vergogne la brèche... L'un s'efface, l'autre se dilate, l'un est un « maigre », l'autre est un « gros ». Tous deux se promènent dans l'espace circulatoire de la Perspective Nevski. Tous deux souffrent de la ville. L'un en meurt, l'autre encaisse les coups et va manger « deux gâteaux feuilletés ». Mais aucun des deux n'est installé dans l'espace « réel » de la ville. L'un fuit par la brèche dans l'espace « lointain » de son imaginaire ou de sa souffrance. L'autre se réfugie dans l'espace « immédiat » du détail, du quotidien le plus trivial, du « gâteau feuilleté ». Comme un œil détraqué, Gogol ne sait pas « accommoder » et entre ces deux espaces « clos » et « ouvert », « proche » et « lointain » (dont le structuraliste soviétique Lotman a excellemment fait l'analyse), il n'y a que le vide, l'absence, le brouillard. La vie est un trompe-l’œil. « Dieu sait quelles billevesées ont lieu dans le monde ! » La ville est cette communauté de rêve et de tromperie qui seule relie les êtres humains. Dans le Petersbourg de Gogol il n'y a ni palais, ni balustres de fonte, ni revues militaires au Champ-de-Mars. Tout y est froidure, vent et inconsistance. « Les hommes s'imaginent que le cerveau se trouve dans la tête. Pas du tout : c'est le vent qui souffle de la mer Caspienne qui nous l'apporte. » À l'histoire monumentale, du Pétersbourg de Pierre le Grand, Gogol oppose le caquetage inconsistant des automates humains, et ce bagne solitaire où tout éros avorte, où toute autonomie comporte son autopunition... Est-ce parce que le lecteur d'aujourd'hui vit dans un monde où rien n'est « en place », où Kafka, Beckett et Soljenitsyne nous ont bannis de notre confort, où la vue normale et bien « accommodée » du monde semble moins vraie que toute autre — il nous semble que Gogol ne fait que « gagner » avec le temps. Magritte ou Chirico semblent des prolongements de sa vision « absurde » du monde. Le premier il nous a fait entendre le bruit mat de nos peurs : « Allons, allons! remets-toi en place, animal ! lui disait Kovaliov, mais le nez semblait sourd et retombait chaque fois sur la table en émettant un son étrange, comme s'il eût été de liège. » Comme s'il eût été de liège... De liège...




Première partie
Les fondateurs du mythe




Chapitre II

Le « grand jeu » russe





« Il nous regarde jouer » disent d'Herman les autres joueurs. C'est qu'Herman ne vit pas, il veut vivre, il s'apprête à vivre, ce qui est tout autre chose. Entre la « vie vivante » comme dira Dostoïevski en 1863 et le désir de vivre, la littérature russe — avec la Dame de Pique — instaure cette distance, cette frontière spéculaire qui dure jusqu'à aujourd'hui. Herman donc regarde les autres jouer. Les autres sont russes, russes sans problèmes et dilapident sans arrière-pensée le patrimoine. Herman est un Russe allemand. Loin de dilapider, il amasse, au moins en imagination (et son imagination est capable d'une concentration frénétique). Ses trois cartes sont « économie, tempérance et travail » mais ce sont des cartes, précisément. C'est-à-dire qu'il mise sur un comportement de sagesse, mais cette mise est accompagnée par l'investissement passionnel des plus grand joueurs. Il ne joue pas encore, mais quand il jouera ce sera avec délire. Herman, ce Russe pas tout à fait russe, ce monomane du désir de vivre, ce voyeur déliriel, c'est l'intelligent russe. Avec lui naît l'extraordinaire guérilla que le poète Alexandre Blok baptisa à la veille de la Révolution la guerre de Koulikovo. Koulikovo — ou le Champ des Bécasses — c'est en 1380 la victoire du prince Dmtri Donskoï sur la Horde et ses alliés (traîtres) russes. La Russie, selon Blok, mène continuellement la lutte contre cet envahisseur de l'intérieur, ce Tatare russifié qu'elle porte en elle, cet étranger qu'elle nourrit de son lait l'intelligent (l'intellectuel).

« La passion du jeu est la plus puissante de toutes les passions » déclare Pouchkine. La Dame de Pique est sans doute l'œuvre la plus populaire, la plus trans-nationale de Pouchkine précisément parce quelle met en œuvre cette passion qui dévore l'Europe dès la fin du XVIIIe siècle et a laissé en chacun de nous son vestige : le tapis vert ne sévit plus comme avant, mais il remue encore le tréfonds et l'on n'entre pas dans un « casino » sans éprouver un peu ce qui remue Herman en pénétrant chez Tchekalinsky. L'opéra de Tchaïkovski — cet « opéra de la peur » comme a dit le poète Kuzmin — est venu surajouter ses ondes frémissantes, le halètement des voix et des cordes qui confèrent à la fable de Pouchkine une vibration anxieuse que celle-ci n'avait pas. De Hoffmann à Balzac, de Pouchkine à Lermontov le thème des cartes, du hasard, de la vie jouée comme une partie de pharaon ou de poker exprime, dans la première moitié du siècle, après le trouble révolutionnaire et l'audacieux « banco » napoléonien l'insatisfaction et le désarroi de l'Europe. L'année qui suit la Dame de Pique, Lermontov écrit son drame le plus sombre, Mascarade, où l'homme apparaît tantôt comme un joueur frénétique et perdant, tantôt comme un bretteur désespéré. À vrai dire duel et jeu de hasard font partie de la même conception mondaine, désœuvrée et tragique du monde. Ils sont les deux défis jetés au hasard, promu souverain dieu des existences humaines. Ce sont deux hypostases du combat, mais d'un combat entre hommes et dieux.

Celui-ci est enflammé... celui-là –
Plus pâle qu'un mort dans son caveau.
Assoyons-nous... le combat s'enfièvre !
L'âme est toute traversée
Par une légion de passions et de frissons,
Et souvent une pensée géante
Monte alors le ressort de l'esprit agité.
Si tu mets à genoux l'adversaire,
Forçant à plier devant toi le destin –
Napoléon alors te semblera
Un nain pitoyable et mesquin.
(Mascarade)

On le voit, le profil du Corse hante les tables de jeux, la mèche célèbre se retrouve chez Herman, comme plus tard chez Raskolnikov : c'est que Bonaparte a donné l'exemple du plus effréné coup de « pharaon ». Le héros de Lermontov, celui de Pouchkine, ne font-ils pas qu'appliquer les règles « napoléoniennes » de la recherche du succès, des règles qui furent données à l'Europe dans un bréviaire poétique du cynisme : Le Rouge et le Noir de Stendhal,

Le monde est pour moi un paquet de cartes,

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