PAGES PROLETARIENNES

lundi 3 mars 2014

MOURIR POUR KIEV ?



Sigles des groupes cités !
PCI : parti communiste international
TCI : Tendance communiste internationale
CCI : courant communiste international
GIGC : groupe international de la Gauche communiste

En août 2008, l’impérialisme russe s'était lancé dans une guerre de cinq jours contre la Géorgie avec pour prétexte de soutenir deux provinces sécessionnistes, l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie. Avec le problème de l’Ukraine aujourd’hui se reproduit un scénario à l’identique : comme en Géorgie en 2008, la propagande russe fait croire que des minorités «russophones» ont affaire à une prise de pouvoir «fasciste», en réduisant «Maïdan» à ses activistes d'extrême droite, comme hier le très pro-occidental ex-président géorgien Mikhaïl Saakachvili (2004-2013) était présumé être le petit Hitler du Caucase. En 2008, l’impérialisme russe avait également envoyé ses militaires dans une guerre de cinq jours. Le langage « démocratoc » est désormais habité d’Est en Ouest par les mêmes démons du passé.  Il était aussi question de « géopolitique », de la détermination du Kremlin à empêcher une ex-république soviétique de se rapprocher du camp occidental, d'instrumentalisation de minorités ethniques et du séparatisme régional, celui de l'Ossétie du Sud, l'une des deux provinces sécessionnistes géorgiennes avec l'Abkhazie.
L’Europe capitaliste est directement responsable de la situation conflictuelle comme l’écrivait le communiqué du PCI : « Mais avec une économie à genoux, étranglée par une dette à court terme dépassant ses capacités de financement, le gouvernement ukrainien qui refusait, par crainte d'une explosion sociale, de suivre les recommandations du FMI de coupes drastiques dans les avantages sociaux, a cherché à négocier une aide économique parallèlement avec l'U.E. et avec l'URSS. Les négociateurs urkrainiens demandaient entre autres à l'U.E. une compensation financière pour la perte de ses marchés avec la Russie, si le pays signait un accord avec l'Europe. Finalement, les propositions russes étant plus favorables, c'est un accord avec la Russie qui a été signé: cette dernière a promis 15 milliards de dollars sans les lier, à la différence du FMI, «ni à une hausse, ni à une baisse, ni au gel des avantages sociaux, des retraites, des bourses ou des dépenses», selon des déclarations de Poutine lui-même ».

Contrairement aux lamentations hesseliennes du Joffrin du Va-t-en guerre Nouvel Obs sur une prétendue nouvelle indignation pour la « liberté », la réalité des manipulations impérialistes rivales était parfaitement établie par ce même communiqué : « Les différentes puissances impérialistes ont été ces derniers jours à la manoeuvre pour peser sur le cours des événements. Après les massacres du 19 février qui ont fait des dizaines de morts (peut-être 90 dont une dizaine de policiers), un accord était signé entre le gouvernement et les partis d'opposition sous l'égide des ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais et d'un envoyé russe. Mais l'encre de cet accord n'avait pas séché que Ianoukovitch, constatant que ses partisans l'abandonnaient et que la police et l'armée le lâchaient, prenait la fuite; il était peu après destitué par un vote du parlement. Un gouvernement provisoire a été nommé sous la direction du parti de Timochenko, libérée après 2 ans passés en prison.
Les manifestants de Maïdan, initialement surtout des étudiants, se sont recrutés essentiellement parmi les couches moyennes, les petits bourgeois confrontés aux difficultés économiques; s'il y a sans doute eu des prolétaires, ils étaient noyés dans ce rassemblement interclassiste allant «du chômeur au PDG de Microsoft Ukraine» à l'enseigne de la démocratie et du nationalisme ukrainien. Au fur et à mesure que le temps a passé, les partis d'opposition traditionnels ont été de plus en plus discrédités par leurs tentatives de compromis avec le pouvoir tandis que les organisations d'extrême-droite, ultra-nationalistes, chrétiennes et néo-fascistes prenaient de l'importance parmi les manifestants. Ce sont elles qui, organisées de façon paramilitaire, ont pris l'initiative d'occuper différents bâtiments ministériels, tandis que sur la place Maïdan elles faisaient la chasse aux éventuelles organisations de gauche.
La classe ouvrière ukrainienne, qui a pourtant derrière elle une riche histoire de luttes (souvenons-nous seulement des grandes grèves des mineurs du Donbass d'il y a une trentaine d'années) a été en tant que telle absente tout au long de ces dramatiques événements: il n'y a pas eu de grèves dans le pays, ni de manifestations significatives dans les gros centres ouvriers de l'est du pays. Certes, cela est sans doute au moins en partie dû aux divisions régionales attisées par les partis gouvernementaux (l'est avait voté très massivement pour Ianoukovitch contre Timochenko aux élections présidentielles de 2010). Mais il reste que les revendications et perspectives avancées par les forces politiques bourgeoises qui ont été à la tête du mouvement d'opposition n'avaient pas grand chose pour attirer les prolétaires soumis à une dure exploitation ».

Dans son article du 9 janvier le CCI ne disait pas autre chose : « Ce remake n'est cependant pas une simple copie (de la révolution orange). Si la contestation des élections archi-truquées  de novembre 2004 avait alors mis le feu aux poudres, aujourd'hui, le rejet de l'accord d'association proposé par l'UE par le président Viktor Ianoukovitch est à l'origine de la crise. Ce pied de nez à l'UE, une semaine avant la date prévue de la signature, a aussitôt déclenché une violente offensive des différentes fractions pro-européennes de la bourgeoisie ukrainienne contre le gouvernement, criant à la "haute trahison" et demandant la destitution du président Ianoukovitch. Suite aux appels à "l'ensemble du peuple à réagir à cela comme il le ferait à un coup d’État, c'est-à-dire : descendre dans les rues," les manifestants ont occupé le centre-ville de Kiev et la place de l'Indépendance, lieu symbolique de la révolution orange. La répression brutale, les affrontements et les nombreux blessés permirent au premier Ministre, Mykola Azarov, de déclarer : "Ce qui se passe présente tous les signes d'un coup d’État" et d'organiser des contre-manifestations.  Comme en 2004, les  médias des grands pays démocratiques ont monté au pinacle cette « volonté du peuple ukrainien » de se "libérer" de la clique inféodée à Moscou. En revanche, les photos et les reportages n'ont pas vraiment mis en avant la perspective démocratique mais plutôt la dictature et la violence des répressions de la fraction pro-russe, les mensonges de la Russie et les diktats de Poutine. Contrairement à 2004, l'espoir d'une vie meilleure et plus libre n'est plus étayé par la perspective d'une victoire électorale de l'opposition, aujourd'hui en minorité, contrairement à 2004,  ou Victor Iouchtchenko était assuré de la victoire ».
L’article ajoutait, faisant primer une provocation russe : « La grande différence avec cette situation en 2004 provient de l'affaiblissement de la puissance américaine  qui s'est accéléré avec ses aventures guerrières, notamment au Moyen-Orient. Le recul de la Russie sur la scène internationale va alors s'atténuer, notamment avec la guerre Russo-Géorgienne en 2008. Ce conflit renverse la tendance au rapprochement avec l'OTAN de la Géorgie auquel l'Ukraine aspirait également. Ainsi, tandis que la première "révolution" était une offensive américaine contre la Russie, la deuxième est de toute évidence une contre-offensive de la Russie. C'est en effet le président Viktor Ianoukovitch qui a lancé les hostilités en annulant  l'accord d'association avec l'UE au profit d'une "commission tripartite" incluant l'UE et la Russie. L'accord initialement prévu aurait permis d'établir une zone de libre-échange permettant à l'Ukraine d'entrer par la petite porte dans l'UE et ainsi de se rapprocher de l'OTAN. Bien sûr, ces tentatives de rapprochement avec l'UE sont perçues par Moscou comme des provocations puisqu'il s'agit d'arracher l'Ukraine à son influence. La situation en Ukraine est donc essentiellement déterminée par les conflits impérialistes ».
L’article du CCI s’illusionnait sur les possibilités de la classe ouvrière dans ce capharnaüm impérialiste  sans voir une classe noyée sous les couches agitées de la petite bourgeoisie mécontente: « L’Ukraine et tous les requins qui gravitent autour d'elle expriment la réalité d'un système capitaliste à bout de souffle. La classe ouvrière est la seule classe radicalement opposée à ce système. Elle doit avant tout défendre sa propre perspective historique et combattre les campagnes de recrutement qui visent à l'embrigader dans les combats que se livrent les cliques bourgeoises concurrentes toutes plus dans l'impasse les unes que les autres. La révolution prolétarienne ne s'opposera non pas à une clique bourgeoise particulière au profit d'une autre, mais à leur système : le capitalisme ».
Le GIGC lui s’illusionnait à son tour sur les possibilités de la classe prolétarienne contre « l’impasse nationaliste » : « La voie à suivre pour les travailleurs d'Ukraine ? Celle là même qu'ont prise ces derniers temps leurs frères de classe de Bosnie et de l'ancienne Yougoslavie, qui avaient connu, eux-aussi, l'impuissance dramatique devant les massacres sanglants provoquées par la guerre nationaliste yougoslave dans les années 1990. Aujourd'hui, ils relèvent la tête et combattent, tous ensemble par delà les nationalités, comme classe ouvrière unie, l'exploitation et la misère capitaliste, face aux ravages de la crise et contre des gouvernements "démocratiques" et nationalistes ! Telle est la seule voie ! ».

Le GIGC a publié ensuite la prise de position de la TCI aussi correcte sur la nature du mouvement manipulé par les impérialismes en lice avec les mêmes simplismes antifascistes des gauchistes : « Bref, il y a des éléments répugnants des deux côtés de ce conflit. Il est donc risible de lire les commentaires de sites web trotskistes décrivant les manifestants comme "d'extrême droite", comme si le régime de Ianoukovich ne l'était pas. Nous nous retrouvons avec une Ukraine inondée sous l'idéologie nationaliste avec deux fractions de droite qui sont également à combattre. Si le "Right Sector" a fait les titres jusqu'au 16 janvier, son influence tend aujourd'hui à se réduire. De plus en plus de protestataires se sont joints aux manifestations pour s'opposer à l'aggravation du contrôle autoritaire. Nombre d'entre eux sont indifférents au nationalisme et ne sont pas attirés par l'UE. Certains d'entre eux ont commencé à suggérer que le "Right Sector" était en fait complice du régime du fait que ses provocations étaient un prétexte pour développer plus de répression ».
Dans le même cadre d’analyse que le PCI, la TCI soulignait la difficulté pour la classe ouvrière : « Tout au long de ces événements, la classe ouvrière a été largement absente. Elle a certainement manqué comme force de classe. Sous le contrôle formel de la Fédération des syndicats ukrainiens, elle est restée passive. Elle avait de bonnes raisons de l'être. Aucune des factions en lutte actuellement ne défend ses intérêts. De façon immédiate, ce n'est pas pire avec Ianoukovich puisque tout accord avec l'UE (et le FMI) signifie des "réformes" et tous les travailleurs du monde savent aujourd'hui ce que cela veut dire. Cela signifie une plus grande précarité de l'emploi, des salaires en baisse, moins de sécurité sociale et des retraites diminuées. Le long terme, lui, est un capitalisme global en crise avec une Ukraine comme un de ses cas les plus dramatiques. Les "réformes", nécessaires pour que le capitalisme puisse continuer à fonctionner en Ukraine, portent toutes sur les attaques aux conditions de vie des travailleurs comme il en va partout dans le monde. Et l'Ukraine n'est pas le seul pays qui voit une montée de la droite radicale et même néo-fasciste ».

Dans la dramatique situation actuelle la TCI propose une perspective de classe qui peut paraître néanmoins fort utopique pour l’heure dans le charivari ukrainien sous les sirènes nationalistes tonitruantes et adoubées par les médias: « En Ukraine, cette tâche peut apparaître décourageante. Former un mouvement de la classe ouvrière autonome et indépendant dans les circonstances présentes n'est pas facile. Cependant les quelques éléments prolétariens qui ont comme pespective la révolution, doivent chercher à coopérer et à travailler pour des objectifs communs. En premier lieu, il ne faut accorder aucun soutien à une des factions bourgeoises qui ne représentent que des aspects différents de l'exploitation et de l'oppression. En même temps, une véritable organisation politique de classe pourra apporter son appui sur les lieux de travail, dans les quartiers et dans les occupations à toute initiative visant à développer la solidarité de classe et la confiance en elle-même. De même, il faut développer la propagande politique contre toutes les factions bourgeoises et diffuser l'idée que la lutte des travailleurs ukrainiens n'est pas isolée et qu'elle fait partie de la résistance globale à l'exploitation capitaliste. Le chemin est encore long mais cela pourrait fournir un point de départ. Enfin, les ouvriers d'Ukraine doivent se joindre aux bataillons de la classe ouvrière mondiale dans le but de construire un mouvement international et internationaliste afin de détruire un système qui a depuis longtemps montré sa propre inutilité ».

Hormis le fait que l’on chercherait en vain des « bataillons » organisés de la classe ouvrière mondiale, on peut
s’interroger sur les possibilités, sans grèves ni luttes sociales d’envergure, de la classe ouvrière en Ukraine de s’organiser sur une base de classe autour des usines ou dans les quartiers pour faire front à tant d’ennemis. On peut même conjecturer d’une vision ouvriériste passéiste comme levain contre la guerre, si l’on se rapporte au communiqué du PCI qui estimait que le gouvernement ukrainien du dictateur évincé avait tourné le dos à l’Europe peu fiable et austère pour « éviter une explosion sociale » en prétextant de l’aide financière russe. Le plombier ukrainien peut aller se rhabiller s’il croit que l’Europe va l’employer. De même il est significatif de l’ornière où sont placées les masses ukrainiennes que nombre de commentaires de la rue ukrainienne ou du web créditent Poutine de bonnes intentions sociales. De la Géorgie à l'Ukraine, Poutine poursuit son grand objectif : replacer la Russie sur le devant de la scène internationale et recréer pour ce faire une sphère d'influence autour d'elle. Poutine n’est pas un grand tacticien et ne dispose pourtant pas d’une marge de manœuvre comparable à un Brejnev et l’empire russe est totalement inféodé désormais aux Bourses mondiales ainsi qu’en témoigne le plongeon de la Bourse de Moscou. Poutine peut bien déplorer l’effondrement de l’URSS, celle-ci ne retrouvera jamais son zénith. De la Géorgie à l'Ukraine, il poursuit son grand objectif: replacer la Russie sur le devant de la scène internationale et recréer pour ce faire une sphère d'influence autour d'elle, mais la Russie n’arrive toujours pas aux chevilles de la puissance américaine, même si celle-ci joue profil bas.
En 2008, la Géorgie avait eu le tort de s'être trop rapprochée de l'Otan. Dmitri Medvedev l'a d'ailleurs reconnu en novembre 2011, lors d'une visite à Tskhinvali, la capitale d'Ossétie du Sud, lorsqu'il a dit que sans la guerre de 2008 «l'arrangement géopolitique serait différent aujourd'hui et nombre de pays que l'on a tenté artificiellement de faire glisser dans l'Alliance de l'Atlantique Nord en seraient déjà membres». En 2013, les manifestants de Maïdan ont eu le tort de refuser la décision d'un seul homme, leur président, de renoncer à signer l'accord d'association avec l'Europe.
En suscitant et entretenant des conflits séparatistes, «Poutine essaie de se créer des leviers pour peser sur les gouvernements d'ex-républiques soviétiques afin qu'ils demeurent pro-russes», explique Thorniké Gordadzé. Moscou cherche moins l'indépendance de la Crimée, ou son rattachement à la Russie, qu'à entretenir une instabilité permanente en Ukraine, comme elle le fait en Géorgie depuis son indépendance en 1991, pour être certaine qu'elle ne rejoindra pas le camp occidental.
Le nouveau Premier ministre ukrainien de transition, Arseni Iatseniouk, a dénoncé l'«agression» dont son pays est victime de la part des Russes et répété que la Crimée restait un territoire ukrainien, pour mieux favoriser la montée d’une union nationale au service des désidératas occidentaux : «Nos voisins russes ont commis une agression injustifiée sur notre territoire national sans raison (mais) la république autonome de Crimée était, est et reste un territoire ukrainien», a-t-il déclaré. Aussi corrompu que la fausse blonde Timochenko,  Mikhaïl Khodorkovski, libéré en décembre dernier après 10 ans de prison, a  proposé ses bons offices  «Nous nous trouvons aujourd’hui aux portes d’être impliqués dans une guerre civile en Ukraine», dit l’ex-oligarque dans un communiqué, en ajoutant qu’il se «déclare prêt» à de rendre «à tout moment en Ukraine, à l’invitation de tout acteur civil responsable, de façon à aider ceux qui souhaitent éviter un bain de sang».
En vérité il n’existe aucun risque de politique intérieure de la part d’une classe ouvrière atomisée et noyée dans les agitations dispersées de la petite bourgeoisie. En revanche, les risques économiques sont très forts pour la Russie. L'Ukraine est le 5e partenaire commercial de la Russie ; les banques et compagnies russes sont exposées à hauteur de 35 milliards de dollars [25 milliards d'euros] en Ukraine et la Russie a donc plus à perdre que les Européens et les Américains d'un effondrement économique de l'Ukraine. Les risques sont aussi importants pour les clients européens des matières premières russes (gaz) et ukrainiennes ; c’est pourquoi le principal interlocuteur de Poutine reste la chancelière allemande Merckel.
Ce qui laisse entrevoir des possibilités de négociation possible avec une Russie acculée. Le coup de force de Poutine en Crimée n'est pas une fin en soi ni une inconsciente volonté d’aller à la guerre mondiale (l’alliance avec la Chine est encore une supputation hasardeuse) mais s'inscrit dans une volonté de grand marchandage autour de la question ukrainienne. Poutine peut se tourner vers le client chinois quoique celui-ci ne soit pas fiable. Sous la menace d’une guerre civile autrement plus grave qu’en Géorgie, les classes dominantes ont intérêt à éviter une guerre sanglante qui ne se limiterait pas au seul territoire, comme en Syrie, qui ne se résoudrait pas comme répétition de la partition yougoslave mais poserait le risque d’une insurrection du prolétariat aux frontières de l’Europe et pas une simple occupation des entreprises. Ce qui ne serait pas pour nous déplaire au moment de l’anniversaire de la Première boucherie impérialiste du XXe siècle.

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