PAGES PROLETARIENNES

mardi 18 juin 2013

UN FRANÇAIS ANTI-MARXISTE MINISTRE AU PAYS DES SOVIETS (1920) ET SA CODIFICATION PEU UTOPIQUE DU SOCIALISME



Lucien Deslinières (1857-1937)

Drôle de bonhomme ce Lucien Deslinières, militant du parti ouvrier français de Guesde, franc-maçon puis social-patriote en 14, et enfin carrément ministre du gouvernement bolchevique en Ukraine (commissaire du peuple à l’agriculture) en 1920. Cette trajectoire était l’aboutissement d’un persévérant « chercheur de socialisme », animé par la volonté de fixer des cadres précis et concrets à la société qui devait succéder au capitalisme. Malgré certaines propositions datées ou incongrues – il était pour ôter tout travail aux femmes et contre le travail et les aides aux immigrés – il est pour le moins superficiel, comme le font Jean Imbert et Guy Thuillier, de qualifier cet homme d’ « inventeur du socialisme bureaucratique » même s’il a fini apôtre du capitalisme d’Etat national.
J’avais découvert l’existence de Deslinières en 1991 lors de mes travaux pour mon livre « Programmes et perspective communiste », auquel C.Bitot avait répondu indirectement par son « Le communisme n’a pas encore commencé ». Depuis nous avons continué tous deux sur deux trajectoires différentes, lui vers toujours plus de remise en cause du marxisme et de la nature du prolétariat, moi le contraire. Deslinières, malgré des aspects dépassés ou maniaque de la comptabilité, me paraît bien plus utile à une réflexion moderne sur la question de la réorganisation de la société après une révolution globale que la croyance au miracle d’un effondrement soudain du capital. Il est déjà honorable pour s’être mis au service de l’expérience en Russie, pour laquelle il a gardé un grand respect, malgré son antimarxisme. Il est de plus intéressant de savoir que, contrairement à certaine légende plutôt monolithique, version stalinienne ou bordiguiste, le parti n’était pas seul avec ses « purs militants » à gérer l’Etat, et qu’il a eu recours à des ingénieurs comme Krassine ou à des originaux comme Deslinières qui ne se concevaient pas comme purs marxistes ni des bureaucrates mais s’efforcèrent de contribuer à la « remise en route d’une société centralisée » par un Etat … pas vraiment transitoire. « Comment expliquer qu’un théoricien de cette valeur ait pu rester méconnu », écrit Marc-Py en 1923 : « Socialiste inflexible, il condamnait les faiblesses des réformistes, en même temps qu’homme de raison, il dédaignait le verbalisme déclamatoire des révolutionnaires. En opposition avec le marxisme dominant, il ne cessait de préconiser l’étude de la préparation des institutions de la société future… ». Marc-Py oublie que le projet final codifié de Deslinières n’était plus du tout révolutionnaire ni une voie vers la communisme, mais n’anticipons pas.

Double enterrement de l’effort de Deslinières avec sa caricature comme prétendu membre de la cohorte des inventeurs modernes de la bureaucratie d’Etat par son biographe superficiel Thuillier. Triple enterrement par le même qui a essayé de l’annexer au PS bourgeois français comme possible ancêtre de l’idéologie collaboratrice du « programme commun » des bandes à Mitterrand et Marchais[1]. Deslinières mérite mieux comme postérité, celle du réexamen par le courant maximaliste de ses projections, intuitions et mises en garde contre toute « rapidité » de la transformation sociale révolutionnaire.
Natif de Vierzon le 7 décembre 1857, il est le fils d’un fier républicain cheminot. Il interrompt ses études à 16 ans et devient journaliste. Vers 1880 il publie une première brochure « L’impôt unique » : « Prenant dans tous des inspirations, mais ne pouvant se rallier sans réserve à aucun système, j’en étais arrivé, vers l’âge de vingt et un ans, à la conception d’une société dans laquelle une étroite et complète solidarité  couvrait chaque membre de toutes les pertes accidentelles ; sur cette question spéciale j’avais écrit une brochure, publiée en 1880. Quant à la propriété, je ne m’imaginais pas qu’on pût raisonnablement en changer la nature et je la conservais sous sa forme actuelle »[2]. Journaliste radical, républicain et donc pas au sens commun utilisé de nos jours, il fonde en 1883 la Loge Union et Solidarité à Montluçon. Il fonde par après La Démocratie bourbonnaise et se présente aux élections en 1889 contre le candidat bonapartiste et le candidat socialiste. Il ne sera jamais élu. En 1891 il surprend tout son monde en virant socialiste. Il croise la route d’un autre théoricien du passage au socialisme, Eugène Fournière. Déçu par l’opportunisme du parti républicain il tente l’aventure entrepreneuriale, puis la viticulture algérienne. Il reste un militant socialiste isolé mais est considéré par les prima donna du parti à l’époque. Jaurès préface en 1898 « L’application du système collectiviste ». Ses « Entretiens socialistes » ont quelque succès en 1901, mais dans les loges maçonniques. Il publie une brève revue intitulée « La Société future ». A la veille de la guerre de 1914 il publie son principal ouvrage : « Projet de Code socialiste » (3 volumes), pratiquement sans écho. Renouant avec les utopies fouriéristes, il voulait appliquer ses préceptes collectivistes en fondant des colonies agricoles au Maroc. Ce projet n’est pas pris en considération par le parti socialiste. Il publie en 1912 « Le Maroc socialiste ». En 1914 il est dans la majorité social-patriote du parti avec Jules Guesde. La guerre n’est pas finie qu’il publie en 1917 : « Organisons-nous. Solution des problèmes d’après-guerre. Organisation, compétence, responsabilité ». En 1919, de plus en plus séduit par ce qui se passe en Russie, il publie « Comment se réalisera le socialisme ? ». Obstiné chercheur de socialisme à concrétiser, il tente de passer de Suède en Russie mais échoue en janvier 1919. Il reprochait au parti bolchevique, encore socialiste, comme aux partis socialistes d’Occident d’avoir négligé la préparation de la société nouvelle, et prétendait combler ce vide. 

Tous ses projets de réforme de l’administration en France ayant échoué pendant la guerre, il avait déjà commencé dès 1917 à tenter sa chance vers la Russie. En août, il se fait recommander par Albert Thomas auprès de Tchernov, ministre de l’Agriculture du gouvernement Kerenski ; mais ce dernier, vite éliminé de la scène par la marche à pas forcés de la révolution, n’eût pas le temps de se pencher sur la requête de Deslinières. Il échoue de la même manière auprès du bref ministère Tseretelli en Georgie. Avec la consolidation du pouvoir bolchevique, Deslinières fonce à nouveau. Il va rencontrer Litvinov à Stockholm mais ne peut passer en Finlande. Retour en France. Au printemps 1920 il passe par Berlin, Stettin et finit par atterrir à Petrograd puis Moscou où il retrouve Cachin, Frossard et Jacques Sadoul. Le « capitaine » Sadoul présente Deslinières à Lénine. Notre voyageur impénitent à la poursuite du socialisme se décrit comme technicien de la construction socialiste et réussit à intéresser apparemment  Lénine puisque celui-ci l’envoie à un poste de haute responsabilité en Ukraine[3]. Là-bas, Rakowski, président du Soviet des commissaires du peuple (avec ce paradoxe que les institutions gouvernementales se paraient du terme Soviet, forme prolétarienne qui avait été vidée de son contenu en moins de six mois après l’insurrection) en fait son commissaire du peuple à l’Agriculture. Plus tard Deslinières sera chargé de diriger l’enseignement agricole. A son poste de ministre « prolétarien », il préconisa un regroupement des terres délaissées et mal gérées en unités d’environ cinq mille hectares. Chaque unité, autonome, devait constituer une entité démographique et administrative urbanisée, dotée de services publics et sociaux, en même temps qu’une cellule économique qui, à l’exploitation savante du sol, devrait adjoindre des activités artisanales et industrielles. La valeur économique et humaine de l’exemple attirerait les paysans individualistes qui, sans contrainte, rejoindraient l’entreprise collective. Il comptait aussi sur la formation de la jeunesse paysanne, pour laquelle il rédigea un manuel traduit en ukrainien. La guerre civile, l’intervention militaire étrangère, les difficultés économiques contrarièrent ces projets. Après la fin victorieuse de la guerre civile, Deslinières se rendit à Moscou en quête des accords nécessaires pour l’action de son commissariat (= ministère en sabir bolchevique) à Kiev. Famine puis agitation paysanne ne permirent pas de lui donner le feu vert. Il fût envoyé au Turkestan où le président de la branche locale du gouvernement bolchevique (appelé elle aussi Soviet) fût intéressé par ses plans de réorganisation de la culture cotonnière, mais Deslinières avaient déjà fait ses valises pour retourner en France à cause de ses problèmes d’artériosclérose.
Il considéra que  « le désordre de l’époque le condamnait à l’échec », mais il ne se mit pas à mépriser l’expérience en Russie. Lorsque Rakowski est nommé ambassadeur à Paris, il va le trouver pour lui remettre son « Projet d’introduction graduelle d’une organisation communiste dans l’économie de l’Union soviétique », qu’il fait parvenir également à Trotsky. J.R. qui a rédigé la bio pour le Maitron, en a le dentier qui tombe par terre : « Comment… Lucien Deslinières, petit bourgeois français, journaliste provincial de la République opportuniste, aurait-il pu compter, ne fût-ce qu’un moment, parmi les acteurs d’une révolution qui ébranlait le monde ? ». Mais oui il en avait fait partie si l’on écarte la bêtise doctrinale de J.R. Deslinières restait un honnête homme : « Aujourd’hui encore, écrivait-il à soixante-dix ans, à l’adresse des maîtres de la Russie, tout en déplorant leurs erreurs et en combattant leur politique parce qu’elle s’écarte de plus en plus du socialisme, je sens que quelque chose de mon cœur est resté avec eux » (cf. Le Socialisme reconstructeur).
Même dans son ouvrage de 1922 « Délivrons-nous du marxisme », il reste plus « marxiste » que les adorateurs du stalinisme qui vient alors : « L’auteur de ce livre  vécu près d’un an dans la Russie soviétique ; il y a rempli des fonctions importantes qui l’ont mis à même de tout voir. N’ayant eu qu’à se louer de l’accueil qu’il a reçu de ses frères d’idéal, il conserve d’eux, avec un affectueux souvenir, une vive admiration pour leur foi, leur abnégation, leur indomptable courage. Il sait que si leurs actes n’ont pas toujours été heureux, leurs intentions étaient pures : c’est pour l’affranchissement de l’humanité qu’ils se sont jetés dans la fournaise où tant ont déjà péri, où tant d’autres, peut-être, périront à leur tour. Aucune comparaison n’est possible entre des caractères d’une telle attitude et les misérables profiteurs qui dominent le reste du monde pour s’engraisser de sa misère. Mais d’autre part, ils ont compromis leur œuvre par d’énormes fautes, et comme on nous donne en exemple leurs pires erreurs, c’est un devoir impérieux de rétablir la vérité, pour épargner à notre pays, si cruellement atteint lui-même, les épreuves de la malheureuse Russie »[4].
Deslinières n’a pas tort de souligner les effets néfastes d’une brutale réorganisation étatique :
« La supériorité de l’entreprise collective sur les entreprises individuelles est considérable ; mais, tandis que ces dernières fonctionnent isolément tant bien que mal dans un milieu anarchique, l’entreprise collective ne porte tous ses fruits qu’avec une forte organisation d’ensemble. Il était donc élémentaire de ne supprimer les entreprises individuelles que graduellement, au fur et à mesure que l’entreprise nationale était prête à prendre leur place. Au lieu de procéder avec cette prudence, les communistes détruisirent brutalement les organismes privés ; et les administrations improvisées qu’ils installèrent pour leur succéder étaient tellement défectueuses, tellement insuffisantes que la production et les échanges furent presque complètement arrêtés. Dans toutes les administrations soviétiques, le chef responsable qui jadis avait autorité pour diriger le service, fut remplacé par des Comités où la responsabilité, partagée, devenait nulle pour chaque membre. Dans ces comités, on passait le temps à d’éternelles discussions et on ne décidait jamais rien. Et si, par exception, on prenait une décision ferme, son exécution était neuf fois sur dix paralysée par un Comité voisin dont les attributions, mal définies, empiétaient sur celles du premier ».
Il traite d’enfantillage la planification selon Lénine :
« Lénine, à qui l’idée de l’électrification fut suggérée, s’en engoua et ne vit plus qu’elle. Toutes les questions économiques se condensèrent en son esprit dans ce mot magique : électrification. Ce fut sa grande pensée et il semble qu’il ait voulu, en en poursuivant l’exécution, affirmer son génie économique dont certains doutaient. Il alla même, selon la presse communiste russe, jusqu’à prononcer dans un Congrès cette parole d’une absurdité totale : « Le communisme, c’est le régime des Soviets, plus l’électrification !... Et pendant que les champs restaient incultes, que les mines n’étaient pas remises en état de production, que les usines chômaient presque complètement, une légion d’ingénieurs dressaient des plans d’électrification générale. Des milliers d’ouvriers travaillaient à la création de stations électrique dans les tourbières des environs de Moscou. La principale fut détruite par un incendie, et, dans l’ensemble, ce projet mal venu, on pourrait dire cet enfantillage, fut abandonné devant des préoccupations plus urgentes ».
Subtil observateur de la bureaucratie naturelle et en expansion du syndicalisme, Deslinières démontre – contrairement aux théories fumeuses des syndicalistes révolutionnaires et de leurs héritiers anars contemporains – que le syndicalisme est un obstacle et une hérésie pour une société en voie vers le communisme :
« L’élément le plus nuisible à la bonne marche de l’administration soviétique fut peut-être le syndicalisme. Obligés de s’appuyer sur les masses ouvrières, les chefs communistes devaient compter avec lui et subir ses exigences. Il introduisit partout l’esprit démagogique dont il était imprégné. Ce fut lui notamment qui, contre l’avis des communistes purs, mieux avisés, fit remplacer par des Comités ouvriers les anciens directeurs d’usines, qui écarta également par des mesures vexatoires les ingénieurs et les techniciens, ce qui désorganisa la production industrielle ».

CONTRE LE MYTHE BORDELIQUE DE L’AUTOGESTION

Deslinières défend mordicus le principe de la centralisation contre le système électif dit autogestionnaire. Il s’opposait à la conception de Jaurès avant guerre « à savoir qu’au lieu de prendre lui-même la direction de la production, l’Etat la délèguerait à des groupes ouvriers corporatifs et autonomes, élisant librement leurs chefs et à peu près affranchis de toute tutelle administrative ». Thuillier en déduit que Deslinières soutenait que l’ouvrier n’était pas capable de cette gestion autonome, or là n’était pas le problème pour lui[5]. Le souci de Deslinières va au-delà de la capacité gestionnaire de tel ou tel ouvrier, ce qu’il signifie (et en cela il est très bordiguiste plus que conseilliste façon CCI sur le sujet) est que la conception autonomiste de corporations n’aboutit qu’au morcellement de la collectivité. Sous une autre forme ce n’est que la reconstitution de la production privée, artisanale, chère aux arriérés anarchistes. L’organisation des ouvriers en partis et en conseils politiques autonomes n’est valable que pour l’époque de la lutte contre le capital et pour préparer la révolution. Mais après le triomphe de la révolution, qu’est-ce qui peut justifier que ces organismes deviennent des organismes gestionnaires puisqu’ils, les ouvriers « n’auront pas à se défendre contre l’Etat nouveau qui sera une émanation d’eux-mêmes » ? Certes Deslinières est à ce moment sur la position bolchevique classique de « l’Etat prolétarien », mais parce qu’il ne voit pas d’autre solution à la lutte contre la bureaucratisation. N’y a-t-il pas le risque que les corporations d’ouvriers (toujours des minorités claniques), arcboutées sur des positions de pouvoir « cherchent à obtenir pour leurs membres des privilèges spéciaux ? », et se fichent complètement de l’ensemble de la collectivité ? En dénonçant ces « concepts libertaires abstraits », Deslinières s’avère être en réalité le premier vrai critique du stalinisme qui commençait à développer l’ouvriérisme fumiste en s’appuyant en effet sur le personnel syndicaliste ; même est déjà sur les rails de la théorie capitaliste d’Etat avec son « tout Etat », avec ses écrits d’avant 14. Il désigne parmi les premiers une engeance qui va faire les gorges chaudes tout au long du XXe siècle concernant le faux communisme cosaque : « La paperasse soviétique s’est rendue célèbre dans le monde entier, et en effet nulle ne l’égale. La quantité de démarches à faire, de signatures et de cachets à obtenir pour l’objet le plus simple dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Sauf à Moscou, où règne un ordre relatif, personne ne travaille dans la bureaucratie soviétique : chaque employé, pour toucher plusieurs traitements et plusieurs payoks (rations), exerce des fonctions dans plusieurs services à la fois ; il ne fait dans tous que de courtes apparitions et réduit sa besogne à un minimum très rapproché du néant ».

MARX N’A JAMAIS ABORDE LE PROBLEME DE LA RECONSTRUCTION D’UNE AUTRE SOCIETE…

En 1927, dans Le Socialisme reconstructeur il revient sur les carences présumées de Marx : « l’expérience (en Russie 1920) a été malheureuse, mais dans les conditions où elle a été faite, elle ne saurait conclure contre le principe socialiste » ; l’échec est dû à l’épuisement de l’économie à la fin de la guerre, aux difficultés nées de la guerre civile, au blocus, à la sécheresse exceptionnelle entrainant la famine. Il rappelle aussi que « les révolutionnaires russes n’étaient pas seulement des hommes d’opposition, habitués à conspirer et par conséquent peu aptes à gouverner ; ils étaient avant tout et exclusivement de purs marxistes. Du socialisme, ils ne connaissaient que ce que Marx en avait dit. Et Marx s’étant toujours tenu sur le terrain de la critique du capital, sans jamais aborder celui de la reconstruction, ses adeptes russes n’étaient en aucune façon préparés à la tâche redoutable qui leur incombait. Non seulement ils ignoraient tout de l’économie socialiste, mais ils ne savaient pas qu’il en existait une. Fatalement, ils devaient donc tomber dans les plus grossières erreurs. Le socialisme[6] qu’ils essayaient de mettre debout n’était qu’une caricature du socialisme véritable. Ceci ne peut être encore bien compris des lecteurs, même socialistes, car tous les socialistes du monde entier sont plus ou moins imprégnés de culture marxiste et ils ne sont, en général, pas mieux renseignés que les bolcheviques sur l’économie socialiste dont Marx n’a jamais dit un mot et sur laquelle nul n’a rien écrit, sauf l’auteur de ce livre ».
Jaurès, qui avait préfacé « L’application du système collectiviste » avait été très emballé : « Dès maintenant, il faut que tous les hommes de science, tous les techniciens qui acceptent l’idée socialiste, les ingénieurs, les agronomes, les chimistes, les statisticiens entrent dans la voie que M. Deslinières vient d’ouvrir (…) le parti socialiste peut être surpris par les événements s’il ne s’habitue pas à se demander : Que ferait le prolétariat si demain il était le maître ? (…) Depuis bien des années, sous prétexte de ne pas verser dans le socialisme « utopique », les socialistes s’interdisaient la description précise de la société future. Et à coup sûr, il est impossible d’en dessiner le détail exactement. La vie sociale est trop complexe aujourd’hui, et l’ordre socialiste de demain enveloppera trop de rapports, pour qu’il soit possible de les prévoir minutieusement. Seules les directions générales nous apparaissent : seuls les grands traits se laissent fixer (…). Toute description du régime socialiste est doublement une hypothèse, d’abord parce que l’extraordinaire complication des rapports sociaux dépasse la force de prévision de l’entendement humain, ensuite parce que la forme précise de l’ordre socialiste est subordonnée au moment précis de son apparition (…) En France, esquisser l’Etat de l’avenir, est nécessairement suspect d’utopisme, et les socialistes « scientifiques » ne veulent pas qu’on évoque dans le détail l’ordre nouveau »[7].   Or Jaurès s’est laissé berner par le projet ambitieux de Deslinières qui va nous entraîner finalement non seulement vers un projet niais qui  ne peut même pas être comparé à l’utopisme initial.
Mais dans une Codification aride et décevante qui sera en réalité plus utile aux fossoyeurs de l’esprit bolchevique. Il va nous révéler qu’il est au fond un fabricant de système réactionnaire pour une gestion centralisée et planifiée du capital national, à l’imagination étroite, sans aucune vision mondiale et universelle.

LE PROJET DE CODE SOCIALISTE

« Or précisément ce qui nous a coûté plusieurs décennies de travail et de peine énormes pour balayer hors de l'esprit des ouvriers allemands et ce qui leur donnait un poids théorique (et donc pratique aussi) supérieur à celui des Français et des Anglais, à savoir le socialisme utopique et les jeux d'imagination sur les constructions futures de la société, c'est ce qui s'étale de nouveau, et dans sa forme la plus creuse, si on la compare non seulement à celle des grands utopistes français et anglais, mais même à celle de Weitling. Il est évident que l'utopisme qui, avant le temps du socialisme matérialiste et critique, renfermait ce dernier en germe, ne peut plus être, s'il revient par la suite, que niais, insipide et de fond en comble réactionnaire ».
ENGELS et MARX

Le projet de Deslinières en 3 volumes s’avère être un très long projet de loi en 1294 articles, véritable délire réglementaire qui n’a pour cadre que la nation :
(3 FONDEMENTS : NATIONALISATION – TRAVAIL OBLIGATOIRE – PLANIFICATION)
-          Nationalisation : « agriculture et industrie sont la propriété collective de la nation »
-          Il faut deux parlements, un deuxième pour contrôler l’autre (mais le Sénat n’existait-il pas déjà!?)
-          Obligation au travail pour tous : « Toutes les personnes de nationalité française, non comprises dans les exceptions portées à l’article 20 ci-après, ont le droit de participer au travail social. Cette participation est la condition de leur droit à une part des produits. Le chômage involontaire qu’elles peuvent subir, quelle qu’en soit la durée, ne diminue en rien la part qui leur revient ».
-          « Sont exceptées du travail obligatoire : les femmes mariées, veuves ou divorcées chargées d’enfants. Une liste des dispensés du travail est établie par commune. Tous ceux qui ne sont pas portés sur la liste sont exclus du groupe social » (Article 123).
-          Les étrangers n’ont pas droit au travail (article 125), n’ont pas droit aux secours sociaux (article 1150) et ceux qui sont sans ressource doivent être rapatriés!
-          Les personnes qui ne veulent pas travailler doivent être enfermées dans des dépôts et n’auront droit à aucun des secours sociaux.
-          Ceux qui se livreraient à la mendicité seront transportés dans une colonie au régime sec.
-          Comme un certain nombre de professions sont supprimées (cela concerne beaucoup de fonctionnaires) il faut être inscrit sur une liste de travail qui suppose un reclassement forcé de la main d’œuvre(art 133) : « si la surabondance de la main d’œuvre dans certaines professions oblige temporairement à en supprimer ou à en restreindre le recrutement, les jeunes gens seront invités à faire le choix d’une autre carrière »; l’article 136 est loin du batifolage de Marx berger et musicien à ses heures, çà rigole pas dans la reconstruction à Deslinières : « Chacun aura le droit de changer de profession aussi souvent qu’il le jugera à propos, à la condition de justifier d’aptitudes suffisantes et de trouver du travail dans sa profession nouvelle ».
-          Tous les emplois doivent être fonctionnarisés et strictement hiérarchisés.
-          Concernant les toutes petites entreprises, bêtes noires pour Bordiga et tous les maximalistes qui veulent les voir disparaître : « Article 941 : Ne sont pas considérées comme appartenant à l’industrie les petits établissements destinés à satisfaire les besoins locaux : pose, réparations, entretien, soins à la personne et généralement toutes les petites productions à faire sur place avec un personnel restreint et un outillage principalement manuel. Ces petits établissements sont rattachés soit au service du commerce, soit aux autres services auxquels ils appartiennent le plus naturellement. La classification en est faite par décret ».[8]

En effet donc Deslinières a concrétisé une reconstruction, mais ni une construction approchant des critères classiques du socialisme révolutionnaire ni une orientation vers une société libérée du capitalisme. La plupart de ses codifications ont d’ailleurs été appliquées dans les économies de guerre et pendant la Seconde Guerre mondiale. Et à force de tout vouloir codifier il finit par justifier l’émergence du capitalisme d’Etat.  Deslinières invente paradoxalement  le contrôle des changes dans un monde où tout internationalisme a disparu – on se souvient pourtant de comment il se moquait de la bureaucratie soviétique – qui rappelle la longue existence du Mur de Berlin : « il sera établi aux ports et aux gares frontières des bureaux de change où, sur production d’une carte d’identité (sic!) prévue à l’article précédent (resic!), tout citoyen désireux de voyager à l’étranger pourra échanger contre de la monnaie étrangère une quantité de papier monnaie français représentant au plus le triple de son salaire mensuel, et dont le montant sera porté sur la carte d’identité ». Ouh le beau socialisme de caserne!
Inutile de conclure qu’il faut encore répondre avec Rosa Luxemburg, contre tous les aspirants codificateurs pas marrants de la société de l’avenir qu’il faut faire confiance à l’énergie et à la capacité d’imagination des masses elles-mêmes.




ANNEXE. Lucien Deslinières : éléments  sur le site de La Bataille socialiste :
Militant du P.O.F. à partir de 1891, franc-maçon, suit le virage social-patriote de 1914 avec la majorité du parti socialiste. Travaille comme conseiller pour les bolcheviks en 1920, (commissaire du peuple à l’agriculture en Ukraine) mais rentre dès 1921, souffrant d’artériosclériose. Dans une brochure de poche comme Entretiens socialistes, on lit clairement que le socialisme qu’il propose est un collectivisme qui maintient le salariat (et même la hiérarchie des salaires).
TEXTES:









[1] Par son biographe partiel et partial d’ailleurs : Aux origines du Programme commun: Lucien Deslinières et le projet de code socialiste (1907-1912) Guy THUILLIER La Revue administrative 30e Année, No. 180 (NOVEMBRE DÉCEMBRE 1977), pp. 572-582Published by: Presses Universitaires de FranceArticle Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40767747


[2] Toutes les citations et la base de mon résumé sont basés sur l’ouvrage de Guy THUILLIER. Bureaucratie et bureaucrates en France au XIXe siècle. Genève, Droz, 1980. In-8°, XIX-672 pages (Centre de recherches d'histoire et de philologie de la IVe section de l'Ecole pratique des hautes études. V : Hautes études médiévales et modernes.) 

[3] Le site La Bataille socialiste qui ne fournit qu’une brève notice sur Deslinières a fait un excellent boulot en fournissant les PDF de plusieurs de ses ouvrages (cf. mon annexe). Un correspondant russe, qui a eu accès à des correspondances internes à l’Etat bolchevique signale la méfiance de Lénine concernant Deslinières, pour des raisons plus « patriotiques » que personnelles : « Mikhail Engelgardt dit: Deslinières était hautement apprécié par les SR russes. Lénine n’avait pas de confiance en Deslinières (bien que membre de la rédaction de l’ "Internationale Communiste" et commissaire du peuple pour l’agriculture en Ukraine). La biochronique de Lénine (en russe), v.X, 11 fev. 1921: Lénine écrit a Krassine (commissaire pour le commerce extérieur) de ne pas laisser Deslinières aller à l’étranger dans la délégation car il y a l’information confidentielle qu’il n’est pas sûr (son appartenance aux franc-macs ? JLR). Après avoir réussi de sortir de la Russie soviétique, Deslinières a pris les positions antimarxistes (son livre de 1923 "Délivrons-nous de marxisme" ainsi que ses livres de 1927-31).M.E. (Leningrad, ex-URSS)

[4] Moins la limitation nationale, ces constats ne sont-ils pas les mêmes que ceux du courant maximaliste de la Gauche communiste internationale à l’époque ? (du KAPD aux fractions dites italiennes)
[5] Quand bien même il est très lucide sur le succès de la démagogie syndicaliste qui n’était plus l’étape préparatoire mais un regroupement des ouvriers sur une conception simpliste de la lutte de classes, de plus en plus adaptée à l’ordre du capital national.
[6] Dans son ouvrage « Projet de Code socialiste », Deslinières écrivait, prémonitoire : « Il est évident que moins nous aurons préparé notre organisation avant de prendre le pouvoir et moins nous serons en état d’appliquer nos principes. Or, nous n’aurons pas même la possibilité de gagner du temps en continuant à administrer avec la législation actuelle, car le capital, qui restera, dans cette période transitoire, le moteur indispensable de l’activité humaine, se sentant sous le coup d’une dépossession imminente, fera grève et nous laissera toute la production sur les bras ».
[7] Deslinières considéra toujours Marx comme un intellectuel métaphysicien, ce qui n’est pas faux : « Je suis venu au collectivisme de mon propre mouvement et suivant mon propre raisonnement et sans avoir subi l’influence de Karl Marx, ni de ses continuateurs, ni d’aucune autre école. J’ai pris un chemin différent pour arriver au même but. Positiviste renforcé, la théorie pure m’impressionne peu, même quand elle est déduite de faits logiquement certains : j’y trouve toujours une part de cette métaphysique haïssable qui a causé toutes les grandes erreurs de l’humanité ».
[8] Il ne faudrait pas se moquer du souci de Deslinières (n’y voir que « manie réglementaire » comme le charge Thuillier) quand dans le chaos il faut tout réorganiser, ni sa négligence à son époque d’activités de type « aide à la personne » qui ont pris une place considérable à notre époque, et qui seront de plus en plus indispensables et honorables, dans la société en voie d’abolition de l’exploitation et du salariat, comme je l’ai remarqué dans la polémique avec Bitot. Pour le secteur de la santé Deslignères est ambigu. Aux articles 1134-1135 il oscille entre système autoritaire et libéral : il imagine créer un double secteur des soins de santé, mais il prévoit que pour le secteur libre « aucun recours n’est ouvert (aux médecins) devant les tribunaux pour le recouvrement de leurs honoraires ». Typiquement brejnévien et à faire fuir les couches moyennes libérales !

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