PAGES PROLETARIENNES

dimanche 3 mars 2013

AE..LI...TA AVANT METROPOLIS

AELITA de Jakov Protazanov
Comment le cinéma soviétique
enfanta un blockbuster
Aelita de Jakov Protazanov, 1924
Par Franck Lubet (revue Cadrage, 2004)

 Blockbuster, film à gros budget, produit et réalisé à l'époque de l'Etat "prolétarien", en concurrence sans fard (mais avec déguisements martiens) face à l'Hollywood capitaliste n'est pas un film de propagande comme en produira la période stalinenne. Film à tiroirs qui exhibe un monde rêvé qui ressemble étrangement au monde capitaliste, étonnant de la part d'un réalisateur de l'époque tsariste qui, finalement signifie que c'est encore mieux sur terre, maintenant et avec "l'Etat prolétarien". En réalité, malgré sa critique pertinente, le critique de cinéma ci-dessous ne voit pas que le film se place du point de vue de la critique marxiste des utopistes: celui qui bâtit des projets d'avenir à partir du vécu du monde actuel ne peut que produire des chimères réactionnaires. "Aelita" a directement inspiré Fritz Lang au début de la réalisation de "Metropolis" (mon film culte) en 1926, sauf que "Metropolis", qui met en opposition génialement les deux classes essentielles de la société, à cause de la co-scénariste, la femme de Lang Théa Von Harbou, déjà proche des nazis, impose une fin de "collaboration de classes" où le syndicaliste barbu (acteur futur nazi dans la réalité) serre la paluche au big patron Federsen. En tout cas, preuve de plus que la production artistique en temps de révolution apporte des chefs d'oeuvres et qu'il ne faut pas négliger la capacité de critique des artistes eux-mêmes face au régime, tant que n'ont pas été inventés les goulags. JLR

 Le scénario
Trois mots étranges et inconnus tombent sur les postes de transmission du monde entier. «…Anta…Odeli…Uta… ». Balbutiement historique. Première allocution martienne au cinéma. Le message parvient jusqu’à Los, ingénieur soviétique qui ne doute pas un instant de son origine ; cela fait des mois qu’il travaille sur les plans d’un engin spatial capable de l’emmener jusque sur Mars. Mais pour l’heure il est pressé de rejoindre sa femme qui travaille au comité de distribution des produits de première nécessité. Le couple coule des jours heureux ; et Los oublie quelque peu Mars. Jusqu’à ce qu’un individu douteux vienne s’installer chez eux – le pays connaît une crise du logement. A peine arrivé, l’homme, certainement un nanti de l’ancien régime, fait la cour à la femme de Los. Les rapports du couple se dégradent rapidement et dans un accès de jalousie, l’ingénieur tue sa femme. Il n’a plus le choix. Il doit quitter le pays. Ce sera Mars.
En toute hâte, Los termine son aéronef et s’envole sans regret, accompagné d’un combattant de l’armée rouge en mal d’aventures et d’un policier, sur ses talons depuis le meurtre. Sur Mars, dans un décor et des costumes dignes d’un Monsieur Spock décadent revu et corrigé par Rodchenko et Miro, les événements s’enchaînent rapidement. Nullement étonnés de rencontrer une forme humaine de vie extra-terrestre, l’agent de police consciencieux espère une collaboration interplanétaire pour mettre Los sous les verrous ; Los tombe sous le charme de l’érotique Aélita, souveraine sans pouvoir, qui, elle-même souhaite s’essayer au baiser terrien ; et le soldat fait connaissance avec les prolétariennes martiennes. Et tous trois finissent dans une geôle avec les esclaves.
Aguerris par le communisme de guerre, les trois soviétiques fomentent une révolte sur le point de réussir, si Aélita, décidément trop corrompue, n’avait pas trahi. Mars ne sera pas bolchevique. Furieux, Los tue Aelita et se réveille. Il est dans la gare de Moscou. Un colleur d’affiches finit de dévoiler une campagne de publicité pour une marque de pneus du nom d’Anta Odeli Uta. Tout cela n’était qu’un rêve. Et Los retrouve sa femme tandis que leur colocataire de fortune est arrêté par la police pour corruption. Tout est bien qui finit bien. Los détruit les plans de ce qui aurait pu être le premier spoutnik. Pas besoin d’aller chercher sur la planète rouge ce que le communisme offre sur la planète bleue.
Un ovni au pays des soviets
1924. La NEP (Nouvelle Politique Economique) a déjà remplacé depuis trois ans le communisme de guerre. Période de contrastes et de souci d’apaisement social après une guerre civile dévastatrice, la NEP est une sorte de retour au libéralisme, une pause dans la marche au socialisme - une détente économique mais pas idéologique - dans le but de préparer ultérieurement le passage à un communisme plus radical. Période bâtarde, donc, dont les contradictions se répercutent sur le cinéma. Car si aujourd’hui le cinéma soviétique muet est pour beaucoup réduit à son avant-garde, il faut savoir qu’à l’époque il embrassait autant une cinématographie révolutionnaire (formelle et idéologique) qu’une cinématographie traditionnelle du type pré-révolutionnaire. Ainsi cohabitaient une industrie du cinéma d’Etat et privée. Concession qui n’empêchait pas pour autant un flux toujours croissant de films étrangers dans les salles. C’est dans ces conditions qu’a été décidé de réaliser Aélita ; dans le but premier de concurrencer les productions étrangères. Et pour ce faire, il fallait donner le jour à un véritable blockbuster.
À la production on retrouve la Mezrabpom-Rus (section cinématographique du secours ouvrier international) qui n’est autre que la Rus’, vieille firme déjà en activité sous Nicolas II. Malgré un nom plus bolchevique, sa production plutôt traditionnelle, reste très éloignée des excentricités de la FEKS ou des exigences du Proletkult, mais son expérience et ses techniciens sont inestimables. La Mezrabpom-Rus se met en branle et, pour réaliser sa super production, commence par faire appel à Jakov Protazanov, cinéaste dont le nom à l’époque évoquait davantage le cinéma que celui de l’auteur de La grève, tourné la même année qu’Aelita. En 1924, Jakov Protazanov est le cinéaste russe le plus illustre avec prés d’une quarantaine de films à son actif. Mais cette reconnaissance est aussi son handicap puisqu’il s’est illustré dans le cinéma pré-révolutionnaire ; cinéma honni par les bolcheviks. D’ailleurs après avoir tourné Le Père Serge en 1917, qui manifestait pourtant une certaine satire de la Russie tsariste, Protazanov s’était exilé, d’abord à Odessa, puis à Paris d’où il ne revint qu’à la faveur de la NEP. Quoi qu’il en soit, pour Aélita on ne lui demandait pas de montrer patte rouge ; on attendait de lui son savoir faire.
Nous voici donc face à un objet curieux. Une super production, qui plus est un film de science-fiction, dirigé par le maestro du cinéma tsariste, au cœur du communisme dont la révolution s’étend jusqu’à la culture et surtout au cinéma. La sortie du film fut précédée par une publicité tapageuse digne des campagnes de promotion des blockbusters actuels. On pouvait trouver dans les pages de la Kinogazeta, sans aucune explication, les mots «…Anta…Odeli…Uta… », comme on a pu suivre sur Internet de curieuses pistes à propos de A.I. de Spielberg. Procédé que l’on retrouve avec une exacte similitude dans le film ; puisque Aelita débute avec ces trois mots « ...Anta...Odeli...Uta... » d’origine inconnue – que ces mots amènent l’épisode martien, provoquent le rêve, et ne sont en réalité que le slogan d’une publicité pour une marque de pneus. Mise en abîme troublante qui ne cesse de soulever des interrogations. Tout un film soviétique reposant sur un slogan publicitaire : Assimilation d’un procédé capitaliste ? Ironie de l’auteur par rapport à la NEP ? Dénonciation du capitalisme ?
Quoiqu’il en soit la promotion du film eut l’effet escompté et tout le monde en attendait la sortie. Cependant les avis furent partagés. Le public réserva un accueil chaleureux à Aelita, qui, de fait, réalisa une audience plus importante que les films à grand spectacle étrangers. L’enjeu commercial était gagné, voire, même, dépassé : nombreuses filles nées en cette année 1924 furent baptisées du nom de la reine de Mars. D’un point de vue critique, en revanche, la presse fut beaucoup plus réticente. On pouvait lire dans les Izvestia : « la montagne a accouché d’une souris ». On reprochait au cinéaste d’avoir trop misé sur l’exotisme martien (décors, costumes, maquillages,...), mais c’est essentiellement la pluralité des genres abordés par Protazanov qui devait dérouter. La critique y vit un manque de précision, un éclectisme qui laissait transparaître la versatilité ou l’inconsistance politique de l’auteur. C’est pourtant cette diversité perçue à l’époque comme trop éclectique, qui fait aujourd’hui tout l’intérêt de ce film.
Pas un OVNI. Un OFNI.
Comprenez par OFNI : objet filmique non identifiable. C’est qu’Aelita est un film protéiforme qui ne supporte pas une catégorisation exclusive. C’est une sorte de creuset dans lequel Protazanov mélange divers genres sans jamais en laisser prédominer un seul. Ainsi, Aelita est toujours considéré comme un film de science-fiction, le premier film de science-fiction soviétique. Ce qu’il est, de par son épisode martien dont les décors et les costumes constructivistes ont fait la renommée. Mais toute cette partie ne concerne qu’un tiers du film, le reste se passe sur Terre dans un style plutôt réaliste qui en fait une sorte de chronique de la NEP. Avant d’être cinéporté sur Mars, on sera passé par le mélodrame avec l’histoire d’amour entre Los et sa femme. On aura fait un détour par la satire (des nepmen) avec la venue du colocataire de fortune qui regrette l’ancien temps tout en profitant du système jusqu’à tenter de corrompre la femme de Los. Pour continuer dans le registre du film policier, plus burlesque que noir, avec la fuite de Los après le meurtre de sa femme.
Une hétérogénéité qui n’en fait pas pour autant un film puzzle ou fourre-tout ; car Protazanov prend soin de lier ces éléments, aussi disparates soient-ils, par une ligne comique, virulente et potache, qu’il développera dans ses films ultérieurs (Le tailleur de Torjok, 1925, Le procès des trois millions, 1926, ou encore La fête de Saint Iorguen, 1930). L’aspect politique non plus n’est pas absent de ce film. Certes moins prononcé que dans La grève qui sort sur les écrans au même moment mais certainement plus fin que dans les films staliniens à venir. En effet, si la presse reprochait au réalisateur de fuir la réalité en idéalisant des contrées fantastiques, on est en droit de se demander au regard du film, si cet ailleurs décadent et non réceptif aux enjeux d’une révolution, cet ailleurs qui plus est, rêvé, fantasmé, provoqué par une publicité, n’est pas une allégorie du monde capitaliste.
Auquel cas, oui, l’étranger est idéalisé, dans un premier temps, mais aussitôt désacralisé avec la trahison d’Aelita et le réveil de Los, qui finalement se rend compte que l’Union Soviétique est bien le meilleur des mondes. Pas besoin d’aller voir ailleurs, chez nous ce n’est pas terrible, mais c’est quand même mieux. Aspect qui en ferait un film de propagande de tout premier ordre, si l’on considère le succès commercial qu’il a connu. Un film en prise direct avec la réalité soviétique qui met en scène les ambiguïtés de la NEP tout en les dénonçant.
Alors : Aelita ou Protée ? On l’aura compris, comme ses personnages se travestissent (Los prend l’apparence de son collaborateur pour échapper à la police ; le soldat ayant perdu son uniforme, s’envole pour Mars habillé en femme ; les nantis de l’ancien régime cachent leur smoking sous des guenilles), Aelita se joue sur plusieurs niveaux et son réalisateur, de cinéaste prérévolutionnaire devient cinéaste pro-révolutionnaire. Un film qui peut se voir comme un divertissement mais dont le récit à tiroirs et la question de la publicité (en filigrane et pourtant omniprésente) éveillent la curiosité historique et politique tout en jetant les bases d’une cinématographie somme toute moderne.


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