PAGES PROLETARIENNES

vendredi 21 décembre 2012

LA MILITARISATION DU PARTI ET DU PROLETARIAT




et "l’armée rouge", cette notion inconnue dans les programmes socialistes...

« Le capitalisme d’Etat c’est la militarisation de l’économie ». Boukharine

« Le débat sur les syndicats devait révéler à quel point le problème de l'Etat et de ses rapports à la classe était dangereusement défiguré quand a été émise la proposition - sérieusement avancée et débattue dans un Congrès du Parti Communiste! - de la militarisation de la classe ouvrière. La redéfinition de Lénine en opposition à la militarisation au nom de l'"Etat Ouvrier"… ». Marc Chiric

« En 1920, le pays est exsangue, le prolétariat saigné à blanc, quantitativement et qualitativement diminué. L'économie est à zéro ; les villes semi-désertées. La vie politique a subi une militarisation dont elle ne se guérira plus. Une sorte d'état de siège survit à la fin de la guerre civile ». Lucien Laugier

 « La guerre de la Commune ouvrait la voie à l’aliénation complète du prolétariat, armée de travail, et armée pour la guerre du capital »  Philippe Riviale

On pouvait craindre l’apparition d’un nouveau Bonaparte en la personne de Toukhatchevsky mais ce sera Staline qui le coiffera sur le poteau. Le reflux de la révolution mondiale en Russie ne peut s’expliquer par le seul constat de l’isolement, comme le radote le milieu maximaliste, l’installation de la contre-révolution est avant tout la mise en place d’une militarisation de la société. Staline avait compris avant tous les autres que son « socialisme réellement existant », c’est-à-dire  le capitalisme d’Etat,  c’est le pouvoir de l’armée sur la société. Comme pour l’exhumation des leçons de la Commune de Paris, Lénine a encore eu du génie de commencer à se méfier du concept de « guerre révolutionnaire au moment du traité de Brest-Litovsk. Cette idée de « guerre révolutionnaire » - le renversement de la bourgeoisie autochtone de l’extérieur par l’armada stalinienne - sera l’espoir attendu par les staliniens résistants et leurs homologues trotskiens – de 1944 aux années 1970 - qui nous auront conté souvent ou de manière opaque l’espoir prolongé  de ce même cauchemar avec les soldats cubains en Angola, l’armée vietnamienne au Cambodge, etc. Les préoccupations d'efficacité militaire « antifasciste » en Espagne en 1936 - se mêlant à des objectifs de rétablissement de l'ordre démocratique bourgeois –  obéirent au même concept devenu frauduleux de « guerre révolutionnaire ». Comme en Russie, la contre-révolution s’installe par le triptyque  « militarisation- commandement unifié- discipline adéquate », dans l’unité cacophonique des modérés démocrates, des staliniens et des anarchistes (entre autres, Durruti, Mera et García Oliver), et les prolétaires armés des milices se retrouveront dindons de la farce antifasciste.

L’étatisation du parti communiste date de la guerre civile

Pendant la guerre civile Staline cesse d’être la « tâche grise » dont parlait Martin Malia (d’après le témoignage d’un chroniqueur menchevik). Il est commissaire du peuple aux nationalités mais surtout commissaire politico-militaire sur différents fronts, où il est d’ailleurs très mauvais stratège. Sa répression à Tsarytsine a été longtemps méconnue par nombre de spécialistes ou de militants qui se prétendaient éclairés ; en septembre 1922, bien que diminué par la maladie Lénine, informé par Trotsky, avait fini par condamner la répression sanglante « interne » de Staline contre une population désireuse d’autonomie vis-à-vis de Moscou. On méconnait généralement aussi les « classes militaristes » de Staline lors de la guerre contre la Pologne en 1920. Il s’est constitué au cours de cette deuxième expérience comme chef militaire un cercle de comparses aussi arrivistes que lui : Molotov, Kaganovitch, Vorochilov, Mikoyan, Kirov, Jdanov, Ordjonikidzé. Pendant cette guerre civile (dite révolutionnaire…), Staline apprend « l’art de gouverner les hommes ». Mais la gloire de la victoire échoie au brillant intellectuel juif Trotsky. Ces guerres successives avec la dite guerre civile impliquent naturellement un renforcement de l’Etat et une militarisation du parti.
La montée de Staline s’explique plus par la crainte des autres « compagnons de Lénine » que Trotsky devienne un nouveau Bonaparte. Aussi les Zinoviev et Kamenev misèrent-il sur le « pâle Staline », qu’ils croyaient malléable. Ils étaient tous dominés par la croyance en l’infaillibilité du parti. Ce parti de 1924 est différent du parti de 1917, les hommes au pouvoir bénéficient de privilèges, menus mais enviables. Moshe Lewin le constate comme dérive oligarchique. Le parti de la classe ouvrière victorieuse est devenu un parti de fonctionnaires « ex-ouvriers ». Le soi-disant testament de Lénine que Trotsky fait circuler dans le parti est tellement ambigu qu’il ne lui profite pas ; Staline et Trotsky y sont mis finalement sur le même plan comme Copé et Fillon. Staline s’allie avec le chef du Guépéou Djerzinski et place à la direction de la police ses amis Iagoda et Ejov qui seront les successeurs du polonais décédé d’une crise cardiaque après une crise de colère contre le futur dictateur en 1926. Depuis 1925 le clan Staline est majoritaire au Poliburo.

Trotsky, tout en suivant le raisonnement sur la guerre révolutionnaire française écrira en 1936 (in La révolution trahie) que Staline trahit la révolution comme Bonaparte et « au bénéfice d’une nouvelle aristocratie ». La comparaison est filandreuse car pour les ancêtres Marx et Engels. Bonaparte ne trahit pas la révolution jacobine mais la consolide par son expansion militariste (foireuse) en Europe ! La comparaison ne permet pas de mieux comprendre le stalinisme, et surtout évite le point cardinal fatal à une révolution, le moment où elle se termine par la guerre et la militarisation de la société, du parti, etc. Le reflux révolutionnaire est alors plus dans l’ornière de la guerre, externe et interne, où ne règne plus qu’un combat de chefs et de castes oligarchiques. C’est suite à la guerre contre la Pologne et au long de la guerre civile que l’Etat met en place une façon de gouverner terroriste, qui se concrétise peu après inconsciemment par le massacre à Kronstadt. Ce n’est ni l’héritage asiatique ni la personnalité tordue (PN) de l’obscur Staline, ni les erreurs de Lénine  qui expliquent donc cette dérive.
L’industrialisation forcenée et l’élimination physique de la paysannerie en 1929 est une sorte de retour au « communisme de guerre » du temps de la guerre civile (1918). La classe paysanne était une classe archaïque vouée à l’extinction du point de vue marxiste (et le capitalisme a fait le boulot un peu partout même s’il reste encore une paysannerie énorme) ; mais Marx – ni ses lointains héritiers de la Gauche communiste - n’entendait nullement l’extermination physique mais l’urbanisation des ex-paysans. C’est donc dans une logique de « guerre révolutionnaire » interne que Staline les déporte et les massacre par la famine (en Ukraine), avec pour justification envers ses complices intellectuels en Occident… le massacre des Vendéens un siècle plutôt du côté de la façade atlantique de l’Europe.


LE COMBLE DE LA REVOLUTION RUSSE : LA MILITARISATION DE LA CLASSE OUVRIERE

Au cours de l’année 1920, lors du IXe congrès du parti bolchevik au pouvoir on s’étripe sur la question de la militarisation des syndicats, quand le pire se dessinait déjà : la militarisation de toute la société.  Trotsky est pire que Staline (qui reste encore simple tâche) en proposant de militariser des organes de défense des ouvriers, devenus en effet des girouettes étatiques, les syndicats, ces antidotes bourgeois aux conseils ouvriers révolutionnaires. A ce IXe congrès du parti communiste russe, une résolution sur le passage au système des milices légifère pour un encadrement militaro-industriel sur tout le territoire afin de continuer à assumer « la défense militaire de la révolution » :
« A la période de transition actuelle, qui peut être prolongée (sic), doit correspondre une organisation militaire des forces, permettant de donner aux travailleurs la préparation militaire indispensable tout en ne les détournant que le moins possible du travail industriel. Ce système ne peut être que celui de la Milice rouge des ouvriers et des paysans, formés par territoires. (…) Le caractère essentiel du système soviétiste réside dans le contact étroit entre l’armée et l’industrie, de sorte que la force vive de tels districts industriels constitue à la même heure la force vive de telles unités militaires ».
Les travailleurs dans les entreprises doivent être mobilisables en permanence.  Les ouvriers qualifiés doivent être « incorporés dans l’industrie » avec « le rigoureux esprit de suite dont on a fait preuve dans le commandement nécessaire à l’armée » (sic). « Travail obligatoire » et « camps de concentration » (dénommés « isolateurs politiques »[1]) pour les « déserteurs » du travail car « somme toute, il faut adopter la méthode qui a présidé à l’organisation de l’armée rouge. » Les « meilleurs cadres » de l’armée, comme les écoles militaires, doivent être répartis « sur le territoire de la façon la plus utile ». La guerre révolutionnaire est devenue une institution pour imprégner et régenter la société entière. Les Conseils ne sont plus que « les Conseils des armées du travail ». Il faut s’opposer à tout amoindrissement du rôle des syndicats, si utiles pour mobiliser pour les « samedis communistes ».
Les spécialistes, militaires, ingénieurs et techniciens – pour être gagnés à la cause et en attendant que les ouvriers soient formés plus largement aux tâches de direction - doivent recevoir des « primes élevées ». Autant dire qu’on est dans une caserne !

La gestion improvisée dite du « communisme de guerre » avait abouti  à l’affaiblissement des conseils ouvriers mais aussi à la désagrégation du parti devenu organe d’Etat. Selon Sverdlov, peu avant sa mort, le parti « explose sur des lignes d’intérêt particulier comme la nation entière. Il faut le reconstituer ou envisager la faillite de toute l’expérience bolchevik ». La mort de Sverdlov brise les rapports formels et cordiaux qu’il assumait entre le parti et les conseils ouvriers. Staline s’empare de responsabilités bien supérieures à celles auxquelles avait pu prétendre le disparu mais pour mieux renforcer l’ascension de sa clique.

« L’américanisation de la production » qui succède aux premières improvisations, couplée au maillage du territoire sous le contrôle de l’armée est le meilleur ciment pour une restauration nationale ou plutôt une limitation nationale du projet socialiste, c'est-à-dire son annihilation sous les termes paradoxaux de « nation armée communiste », selon les termes du congrès.

La militarisation ne date pas du débat impulsé par  le sévère ministre du travail Trotsky en 1920 concernant l’obéissance requise pour les syndicats, mais est intrinsèque à toute la société révolutionnaire dès le début de la guerre civile ; c’est la guerre civile qui a obligé les bolcheviks à militariser toute la société. Il y a plus de généraux que de soldats et un fonctionnement fédéraliste qui permet l’ascension du commissaire général Staline. L’idéologie de la « guerre révolutionnaire », transmuée en «militarisation » a été le principal vecteur de la restauration de la hiérarchie étatique dans le parti, et Staline le menuisier de l’escalier. Tout l’honneur de Trotsky a été de refuser de s’appuyer sur la hiérarchie militaire pour monter un coup d’Etat, contrairement à ce que craignaient les ex-compagnons de route de Lénine. Tous ont été bernés par la contre révolution… militaire !

Ainsi, ce qui n’était pas apparu comme prioritaire au moment de l’intense discussion sur le traité de Brest Litovsk, était la mise sur pied d’une véritable armée régulière pour récupérer et assujettir à nouveau les millions de déserteurs au profit du nouvel Etat : tu rejoins l’armée ou on te laisse crever la dalle ! Cette armée rétablira la hiérarchie et les grades, elle utilisera nombre d’anciens officiers tsaristes. Anarchistes et  SR de gauche préparaient à leur façon le pavage du chemin stalinien en défendant une version romantique girondine de cette nouvelle armée : « L’armée révolutionnaire des paysans et des ouvriers ne saurait être créée en violant la volonté libre des travailleurs, ni en leur imposant le service militaire obligatoire. L’armée de la révolution sociale ne peut se composer que de travailleurs qui se seront joints à elle de leur plein gré » (cf. Steinberg, Cahier Spartacus n°122). Vision individualiste de l’armée imaginée comme vecteur de la révolution, et très compatible avec l’apologie du terrorisme par ce vieux parti usé et éculé, plus anarchiste désormais que fidèle à son glorieux combat passé contre l’autocratie.  Un bon disciple anarchiste ambigu Steinberg fait découler l’institution de la terreur comme conséquence de la « paix honteuse » de Brest-Litovsk.
Cette armée n’est ni révolutionnaire ni prolétarienne. Elle est composée de soldats pour la plupart paysans et de  sous-officiers qui avaient servi dans l’armée tsariste, le quart de l’effectif du soviet de Petrograd a été fondu dans la troupe ; à son sommet nombre de membres de l’intelligentsia détiennent les responsabilités politico-militaires. Elle a de plus absorbé pour ne pas dire enrégimenté des milliers de militants du parti bolchevik, ce qui n’est pas rien comme mise au pas et étouffement de tout esprit critique « de classe ».
Comme en Allemagne, l’armée est présente en tant que telle dans les conseils ouvriers. Et, si l’on en croit Pierre Broué, à la fin de la guerre civile, 300 000 militants se trouvent dans l’armée rouge, autrement dit ce ne sont plus des militants mais des soldats. Le 28 mars 1918, Trotsky n’a-t-il pas discouru autour du mot d’ordre : « travail, discipline, ordre », inaugurant à son insu le fameux triptyque contre révolutionnaire ? Ou logique avec une conception carrément substitutionniste et politicarde du pouvoir contraire à ses écrits de jeunesse ? Ou une conception trouble du parti qui, en opposition, est un guide de la classe à condition qu’une fois au pouvoir il devienne son directeur !

La préparation militaire se faisait dans le cadre du lieu de travail et prit une telle ampleur que les soldats-ouvriers, présumés prêts à abandonner l’établi pour obéir à des colonels, auraient été près de cinq millions en 1920. Légende difficile à croire tant l’armée tsariste en débandade n’était plus qu’un lointain souvenir. Loin de servir pour le seul objectif territorial de défense du pays, la nouvelle armée assurait pour l’Etat une militarisation totale de la population et pervertissait tout mécanisme décisionnel des masses en les emprisonnant aux désidératas du parti militaire. Pierre Broué a saisi la critique du fonctionnement militarisé du parti par l’Opposition ouvrière et de l’opposition déciste. Il leur reprenait les termes de « parti communiste, militarisé » et qualifiait judicieusement le communisme de guerre de « communisme militaire ».
Pour Trotsky la guerre civile est devenue une école de formation gouvernementale :
« Le Département de la Guerre déterminait le travail gouvernemental du pays entier (…) Les membres du comité central, les commissaires du peuple, tous les dirigeants du parti passaient la plus grande partie de leur temps au front, comme membres de comités révolutionnaires de guerre et parfois comme commandants d’armée. La guerre elle-même était une école sévère de discipline gouvernementale pour un parti révolutionnaire qui était sorti depuis quelques mois seulement de la clandestinité. » (cf. son « Staline »)

Mais Staline avait compris avant tous les autres que le « socialisme dans un seul pays », c’est-à-dire ce qui est déjà devenu une forme de capitalisme d’Etat,  c’est le pouvoir de l’armée sur la société, et tout l’intérêt de se positionner dans les affaires militaires pour être propulsé au premier plan du pouvoir.
Trotsky était  toujours resté méfiant sur les vertus propagandistes de l’armée, et c’est sans doute pour cette raison que ses pairs l’avait nommé président du conseil militaire ; mais même du temps de Lénine il se trouvait toujours plus ou moins associé avec Staline vu comme un antidote à ses possibles vues personnelles dictatoriales.
Après la perte du pouvoir, Trotsky n’est pas très réaliste lorsqu’il écrit, dans « La révolution trahie », rédigé au milieu des années trente, que l’armée « vivait, naturellement, des mêmes idées que le parti et l’Etat ». En effet pas très réaliste eu égard au rapide rétablissement de la hiérarchie militaire, et à l’emprise du phénomène de militarisation. Trotsky se vantait de comment il avait répondu à Goussiev, un proche collaborateur de Staline, en 1921 qui le tançait de sous-estimer le rôle de « l’armée de classe du prolétariat », en particulier pour développer des guerres révolutionnaires défensives et offensives contre les puissances impérialistes. Il avait répondu que la « force armée étrangère » est appelée à jouer dans les révolutions « un rôle auxiliaire et non principal », ce qui est vrai principiellement du point de vue marxiste, à condition que cela ne cache pas une militarisation du travail et des hommes en uniforme dans les usines.  Avec Staline « l’armée révolutionnaire rouge » était destinée à jouer le rôle principal ! Contre la classe ouvrière.

Anarchistes, socialistes-révolutionnaires et menchéviks de gauche  se sont époumonés en avril 1918 contre le danger de « militarisme » et les « Bonaparte » de la nouvelle armée. La militarisation n’est pourtant pas un simple « militarisme rouge », inventé par les seuls bolcheviques au pouvoir. Elle est plus subtile cependant que les armées contre-révolutionnaires du XVIIIe siècle ; elle vient polluer l’existence de la classe ouvrière comme classe productrice et pacifique. Avec le souci de la « patrie socialiste » que Trotsky réhausse en janvier 1919, le soldat-laboureur devient un soldat-travailleur de « l’armée révolutionnaire du travail ». Dans sa théorisation de la militarisation socialiste le ministre Trotsky ne craignait  pas les tautologies hâbleuses pré-figuratrices de l’idéologie stalinienne : « La militarisation du travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes est un procédé de dictature socialiste ».

En 1936 (cf. La révolution trahie) le prophète déchu du pouvoir voulait bien reconnaître que l’armée n’avait pas été épargnée par la dégénérescence de la révolution, et que cette dégénérescence avait trouvé son expression la plus achevée en son sein. Il esquivait la question de la militarisation de la société.
L’armée n’avait-t-elle pas été le facteur actif pour brider la société dès les débuts ? Non, c’est seulement à la fin de la guerre civile que : « La démobilisation d’une armée rouge de cinq millions d’hommes devait jouer dans la formation de la bureaucratie un rôle considérable. Les commandants victorieux prirent les postes importants dans les soviets locaux, dans la production, dans les écoles, et ce fut pour apporter partout, obstinément le régime qui leur avait fait gagner la guerre civile. Les masses furent peu à peu éliminées de la participation effective au pouvoir ».
Hypocrite raisonnement en constat rétroactif et partiel que la militarisation, qu’il avait lui-même prônée pour les syndicats, avait mené à l’étouffement de toute révolution mais parce que l’armée était « démobilisée », « inactive ». Ce n’est pas l’armée en tant que telle qui avait dévitalisé les soviets mais l’orientation capitaliste d’Etat des ministres « prolétariens » avec leur triptyque  « militarisation- commandement unifié- discipline adéquate » !

Un continent entier fût ficelé par l’armée tchékiste et rouge, enfermant la population  prolétaire et paysanne dans une gigantesque caserne « pour son bien ». Elle ne réprime pas d’abord (quoique…) mais obtient rapidement la fonction de « contrôle » : elle encadre, « rééduque », fabrique « un homme nouveau ».

En 1937, la revue mensuelle du groupe de Gaston Davoust, L’Internationale, tire le bilan de ce qu’est devenue l’armée rouge près de deux décennies plus tard :
« L’armée n’a pas été remplacée par le peuple en armes. Elle n’est pas devenue une milice socialiste du peuple. Tout au contraire, on a éliminé les unités territoriales correspondant aux usines, aux mines, aux communes agricoles. En 1935, 74% des divisions de l’armée rouge appartenaient aux unités territoriales, et 26% seulement aux unités concernées. Actuellement, l’armée rouge ne comprend que 23% de divisions territoriales seulement. Mais en réduisant de 51% les milices territoriales, le gouvernement soviétique a rétabli les seules formations territoriales du régime tsariste : les unités cosaques, les Vendéens de la Révolution d’octobre. Et l’on a rétabli la hiérarchie des officiers, du lieutenant au maréchal. On a créé une base sociale et matérielle stable à une caste privilégiée en les attachant aux milieux dirigeants et en affaiblissant leur liaison avec la masse des soldats. Cette différenciation profonde de l’armée démontre l’abîme entre dirigeants et dirigés dans la société soviétique. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie française qui en vertu du pacte franco-soviétique a influencé cette différenciation directement, a compris toute sa signification. En l’apprenant, « Le Temps » n’a pas hésité à écrire (25 septembre 1935) : « Les Soviets s’embourgeoisent. » Dans sa première période, le régime soviétique était moins bureaucratique. Et Lénine s’occupa, dès le début, de l’élimination du fonctionnariat, de ces « parasites » du corps social. Mais, au lieu de disparaître, la bureaucratie a grandi formidablement en nombre et en puissance (…) L’appareil de répression a pris des proportions formidables. Les effectifs de la Guépéou seule constituent une petite armée de 100.000 hommes d’une formation spéciale et d’un pouvoir illimité. La Guépéou possède un réseau de mouchards dans tous les établissements, toutes les organisations, toutes les usines, toutes les écoles, toutes les maisons d’habitation. Elle peut infliger sans jugement jusqu’à cinq ans de bagne et d’exil, indéfiniment renouvelables. En 1917, une opposition de gauche exigeait l’introduction dans le code pénal d’un article « punissant comme un crime grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en raison de critiques qu’il aurait formulées. » En 1936, toute critique, la moindre opinion libre sont persécutées. Interdictions de séjour, camps de concentration, prisons, exécutions capitales : voici les moyens de conviction de la « démocratie prolétarienne ». Les principales vertus qu’on exige de l’homme soviétique sont l’obéissance sans réflexion et la fidélité au chef ».

Initialement la création de l’armée rouge comme celle de la Tchéka devenue Guépéou, obéissait au besoin de rétablir l’ordre en mettant fin aux désordres causés par les bandes de l’Ancien régime soutenues dans l’hypocrite paix capitaliste par les mêmes belligérants capitalistes.
Or le maintien d’une armée permanente est de fait contraire aux principes socialistes - comme le rappelle un texte de l’Internationale communiste - qui ne concevaient jusque là que « le peuple en armes » ou le maintien de milices armées (gardes rouges) jusqu’au triomphe final du communisme. Depuis que Lénine avait rembarré Boukharine qui avait demandé où en était le « dépérissement de l’Etat », il avait bien fallu se rendre à la raison de qui dit Etat dit armée. Etat rouge donc armée rouge. La couleur cachait le renforcement de l’Etat et par extension la militarisation de la société. Les effectifs de la Garde rouge étaient trop réduits pour permettre de combattre efficacement la contre-révolution des Blancs soutenus par les puissances étrangères (France, Royaume-Uni, Tchécoslovaquie, Etats-Unis, Japon). Il fallait reconstituer un corps d’armée centralisé à l’échelle du pays, en faisant quelques entorses à la théorie marxiste de la suppression des corps mercenaires après la prise du pouvoir.

Quelques jours après la signature de la paix honteuse, Trotsky, au nom du parti bolchevik s’était écrié dans un discours « il nous faut une armée » :
« Dans nos efforts pour créer une armée, nous nous heurterons certainement à une série d’obstacles. Nous sommes les héritiers, que nous le voulions ou non de toute la « cuisine » politique de nos ennemis et de tout le fardeau des derniers événements (sic ! jlR). Au premier chef, la paix de Brest-Litovsk s’est abattue tragiquement sur nous uniquement à cause de la gestion du régime tsariste, puis de celle des conciliateurs petits bourgeois ».

L’ARMEE DE CLASSE… UNE ARMEE DE CHASSE AUX PROLETAIRES !

Jamais Marx n’a parlé d’une armée à créer après la révolution… Un travail d’explication est nécessaire concernant le débauchage théorique bolchevique, plus opportuniste que bourgeois. Après avoir milité pour la paix et contribué à la victoire de la révolution et à la destruction de l’armée bourgeoise, le parti bolchevik doit assumer ses responsabilités à la tête de l’Etat. Puisque le territoire de la révolution fait face à des armées bourgeoises disposant d’une propagande très intensive du bambin à l’homme adulte, pourquoi la révolution ne se doterait-elle pas d’une armée, au moins pour se défendre ? Trotsky passa en revue tous les arguments qui pouvaient choquer un déserteur et pour le ramener à la raison. Oui il faut une discipline mais une discipline « révolutionnaire », comme les premiers airbags des voitures modernes. Oui on aura affaire au « commissaire Ronchonneau » mais on lui adjoindra des surveillants politiques. De l’étoffe des Stalines…
Trotsky, après s’être rallié à la paix honteuse forcée, n’en continuait pas moins de se bercer dans l’espoir de la future « guerre révolutionnaire ». De retour à Moscou au mois de septembre 1918, il modifie de son propre chef le Conseil suprême de la guerre en « Conseil de guerre révolutionnaire ». Des mots qui ne peuvent transcender une triste réalité.
Au mois de mars 1919, dans un autre discours, il revient sur l’ancien programme social-démocrate de la IIème Internationale défunte. Il rappelle que celui-ci stipulait que le mouvement socialiste projetait la mise sur pied de milices et était opposé à toute idée d’armée de métier impérialiste. Désormais, estima-t-il la « milice populaire » est privée de sens car la révolution russe se dirige vers « l’Etat prolétarien et l’Armée de classe ». Tourné encore vers les si nombreux déserteurs il assurait que la formation de la nouvelle « armée de classe » se ferait sur la base du volontariat. Mais peu après et très vite, il se reniait, prrécisant qu’il faut mettre en œuvre un service militaire obligatoire afin de favoriser la centralisation de la défense à tout le pays.

Pour renforcer cette nécessité d’une armée « nationale » centralisée, Trotski désigne la caricature d’armée défendue par « l’intelligentsia petite bourgeoise » (les Socialistes Révolutionnaires de gauche) avec leur conception d’une guérilla avec détachements de partisans. Il ridiculise une conception campagnarde qui ne sera pas pourtant pour déplaire à une IVème Internationale estudiantine admiratrice de Che Guevara et qui s’est prétendue l’héritière du chef de « l’armée soviétique révolutionnaire » : « Prôner l’esprit de guérilla comme programme militaire, c’est recommander de revenir de l’industrie lourde à l’atelier artisanal ». Cette théorie dépassée est bien le propre d’incapables : « ces groupes de l’intelligentsia incapables de se servir du pouvoir d’Etat ». Quand lui, ministre prolétarien a pleinement conscience de ses devoirs de général « défenseur de la nation assiégée »…
Dans un autre discours du 29 juillet 1918, Trotsky  décréta  « la patrie en danger ». Il invoquait la révolution française : « oui il nous faudra faire revivre ses traditions dans toute leur étendue ». Restez tous au garde à vous pendant que je vous parle !
Voulait-il parler de la terreur, de la guerre extérieure, du massacre des populations innocentes ? Les discours  publics sont toujours un peu superficiels et simplificateurs ; c’est ainsi qu’il présente les jacobins comme plus va-t-en guerre que les girondins (ces petits bourgeois historiques…) et qu’il cite à son gré un « jacobin » (cela fait plus léniniste auprès des anciens membres du parti) qui a déclaré tout de go : « Nous avons conclu un traité avec la mort ». Car, en effet, en pleine guerre on ne conclut pas un traité avec l’humour.

*   *   *


Cette reconstruction accélérée d’une « armée de classe » par les commissaires d’Etat n’est pas sans poser problème aux militants eux-mêmes en uniforme. L’Opposition militaire en 1919 avec Frounzé, un des grands chefs de l’armée rouge, est composée d’anciens militants du parti qui voient d’un mauvais œil la croissance du nombre des parvenus et nombre d’ouvriers combatifs peu rassurés de voir ingénieurs, officiers et professeurs d’hier, encore aux postes de commandement. Cette opposition ne contesta pas l’institution de l’Armée  « de classe » mais milita pour recommander une guerre de manœuvre fondée sur des opérations de guérilla ; Stalkine en fût membre.
Le commandement de l’armée rouge ne fonctionna pas initialement comme l’Etat-major rigide des armées bourgeoises, il était fluctuant suivant les débats et orientations du parti. L’armée « de classe » avait encore des allures (rassurantes) d’armée mexicaine. Trotsky n’en était pas l’artisan tout puissant et infaillible. Victor Serge rappelle qu’un jeune médecin de vingt -six ans, Skliantsky, était son suppléant, et fut un des principaux organisateurs de cette armée « sortie du néant », « notre Lazare Carnot ». Gloire frelatée donc du général Trotsky ?
En juillet 1919, quelques mois après le conflit avec le « groupe de Tsaritsyne », le commissaire aux armées Trotsky est mis en minorité et voit se réduire ses prérogatives. Lénine, aveuglé par les victoires remportées sur le général blanc Koltchak, dans une logique de chef de guerre passe sur les exactions du commissaire Staline et donne son appui aux éléments du groupe de Tsaritsyne où manœuvre le futur dictateur. Trotsky donne sa démission qui est refusée. Lénine se rend compte de son erreur après des informations plus complètes sur le comportement sanglant du clan Staline contre la population locale.

Boukharine dans un article interne de 1924, s’adossant à Staline, mettra en garde avec hypocrisie et opportunisme contre l’évolution de Trotsky. Pour nombre de compagnons de Lénine, Trotsky se comporta réellement souvent comme une girouette. La postérité et sa propre apologie littéraire a enfumé plusieurs générations sur un personnage loin d’être un exemple de rectitude théorique. Revenant brièvement sur son « erreur » de l’époque (Brest-Litovsk, erreur à lui Boukharine) « l’enfant chéri du parti » - qui fût souvent autrement génial et plus hardiment avant-gardiste que Trotsky - notait judicieusement  le danger de l’armée en tant que telle pour le parti : « … dans l’orbite de notre parti, il y a l’armée, avec tous ses attributs. Il faut se souvenir de tous les coups d’Etat contre-révolutionnaires. Il faut voir que c’est une troisième force qui l’emportera si la guerre civile s’engage dans notre parti. »

Mais voilà, cette « troisième force » (sans doute outre le parti et le prolétariat) n’était-ce pas « l’armée rouge », une notion inconnue jusque là dans tous les programmes socialistes et communistes ?






[1] Dans un pamphlet intéressant – Faut-il brûler Lénine ? – Bruno Guigue démonte très bien les abus et amalgames de l’école révisionniste des Furet et Courtois. Après avoir expliqué que la terreur rouge ne fit que répliquer à la terreur blanche, infiniment plus meurtrière, il signale que les camps d’internement ouverts pendant la guerre civile furent fermé dès 1922, et bien loin de préfigurer le goulag.

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