PAGES PROLETARIENNES

lundi 9 avril 2012

FAUT-IL RESTAURER LES SYNDICATS ?



« Les manuels d’économie sont remplis d’équations et de graphiques, qui sont presque toujours vides de sens, sinon comme exercices élémentaires de calcul différentiel et d’algèbre linéaire ». Castoriadis (1997)


Dans le monde régit par la « révolution managériale » tous les anciens clivages et concepts de classe sont dissous. L’exploitation et les inégalités ne sont pas la conséquence de rapports sociaux imposés par la société bourgeoise, mais la conséquence de choix hasardeux, d’opportunités que l’individu n’a pas su choisir, de malchances accumulées, de mauvaises orientations. L’individu n’existe plus comme membre d’une classe, simple agrégat de diplômes, de formations ou petit cumul d’échecs n’a plus affaire qu’à l’organisation anonyme qui décide s’il doit vivre ou mourir, ou au moins être reconnu intégrable et « gérable », où l’individualisme n’est que la fin de la dignité de l’individu, où perte d’emploi rime avec « mort sociale ».
Dans son fameux texte de 1929, le plus radical qui ait été écrit en France concernant le passage des syndicats à l’ordre bourgeois (bien avant les Munis et Chiric) – Faut-il conquérir les syndicats ou les détruire ? – André Prudhommeaux tirait le bilan depuis Marx : « Dans le siècle passé, au début du mouvement de la classe ouvrière, Karl Marx fut porté à considérer dans les organismes syndicaux, les formes par lesquelles la lutte de classe avait abouti à une lutte politique et révolutionnaire. Les expériences du chartisme en particulier contribuèrent à étayer historiquement l’opinion de Marx suivant laquelle les syndicats, école du socialisme, seraient l’arène de la Révolution. Ce jugement ne peut pas être condamné si l’on considère la période historique, où il fut formulé. Mais si l’on se reporte à l’époque actuelle, il faut constater que les syndicalistes ont indignement spéculé sur l’ancienne opinion de Karl Marx, pour attribuer aux formes syndicales l’exclusivité du rôle révolutionnaire. C’est un fait généralement ignoré en France et en Italie, que Marx, en observateur scrupuleux du développement de la lutte des classes, et en adversaire inlassable de toute conclusion dogmatique n’a nullement manqué de réviser son point de vue à la lumière de l’expérience historique. Il se rendit compte que les syndicats enlisés dans les sables de la résistance économique n’étaient plus les organes naturels de la lutte de classe, comme l’affirment encore les épigones de l’école léniniste, (Trotskistes, Bordiguistes, Brandleristes, etc.) mais que leur fonction se limitait à résister à la tendance des capitalistes de réduire au minimum possible les frais d’existence du capitalisme.
Il est avéré que cette résistance des syndicats ne saurait amener aucune amélioration réelle et générale dans la situation ouvrière. La lutte économique dans les limites de la société capitaliste ne permettrait à l’ouvrier que de perpétuer sa vie d’esclavage lors même que les crises de chômage ne viendraient pas enlever à de larges masses leurs moyens d’existence.
D’autre part Marx remarqua que les syndicats manquaient au rôle d’éducateurs révolutionnaires du prolétariat. Et c’était là, pour lui, l’élément essentiel de développement de la lutte de classe vers la victoire du socialisme. Il va de soi qu’aucun révolutionnaire ne saurait perdre de vue le point de vue fondamental qui contient en soi la libération du prolétariat et de la société toute entière. Ce que Marx ne pouvait encore voir, c’est la fin des organisations syndicales dans le marais de la collaboration de classe. C’est ce que nous avons vu pendant et après la guerre (de 1914-18) ». (texte intégral sur le site Espace contre ciment »
Après la guerre mondiale et la révolution russe, deux tendances se trouvèrent en face dans le mouvement communiste, deux tendances qui donnaient au problème syndical des solutions complètement différentes. Les uns, les Léninistes, préconisaient la nécessité de conquérir les syndicats, c’est- à- dire de remplacer les chefs réformistes par des chefs communistes, ou bien de révolutionner les syndicats réformistes. Les autres, extrémistes d’Allemagne, tribunistes de Hollande, préconisaient la destruction des syndicats. Aux syndicats, comme instruments de lutte directe de la classe prolétarienne, étaient opposés les conseils révolutionnaires surgis spontanément en Allemagne au cours des mouvements insurrectionnels de 1918- 1919 ».
Il va de soi que ces deux tendances ne se manifestaient pas sans degrés intermédiaires. Il y avait encore des éléments soit communistes, soit syndicalistes qui préconisaient la sortie des syndicats réformistes, pour former des syndicats révolutionnaires. Il faut remarquer que le léninisme avait déjà rendu compte, surtout pendant la guerre, de la nature contre- révolutionnaire des syndicats et de la nature bourgeoise de leur bureaucratisme. Il est bien étrange que cette étude ne l’ait pas poussé sur des positions radicales. C’est qu’en 1920 l’école léniniste a senti le besoin de capter la sympathie des masses et c’est ainsi qu’elle a amené le mouvement révolutionnaire dans le cercle vicieux de la conquête des syndicats. En fait, la théorie d’après laquelle les syndicats seraient les organes naturels du prolétariat n’avait aucune justification historique. Si même ces organes avaient été tels dans leur origine, ils avaient donné déjà la preuve de leur dégénérescence pendant et après la guerre. Ils n’étaient plus seulement des organes non- révolutionnaires, ainsi que Marx les avaient définis, ils étaient aussi des organes qui avaient mené à la collaboration de classe, à la victoire des forces contre- révolutionnaires. Et ce n’est pas sans déplaisir que nous lisons dans le discours de Bordiga au 2ème congrès du Komintern sur la question parlementaire que «le syndicat même quand il est corrompu reste toujours un centre ouvrier!». Cette affirmation est si enfantine, que n’importe qui peut en saisir 1’évidente inconséquence. Bordiga, qui veut légitimer la théorie de la conquête léniniste, légitime la possibilité de cette conquête même par les organes syndicaux réactionnaires, même par les corporations fascistes. Cette manière d’envisager le problème syndical est d’ailleurs abstraite et anti-historique. Si les syndicats sont corrompus, ce n’est pas certes à cause de l’existence du réformisme. Le réformisme est au contraire un produit de l’évolution des syndicats dans le sens contre-révolutionnaire. Le révisionnisme en Allemagne se développe dans la social- démocratie et la domine, mais il a ses racines, sa force dans les syndicats. La théorie de la conquête, qui admet la régénérescence syndicale, part évidemment du point de vue que des forces extérieures ont corrompu les organismes de la résistance prolétarienne et qu’il faut les chasser pour mettre à leur place des forces révolutionnaires. Si on part de ce point de vue, que la corruption syndicale comme phénomène historique trouve sa raison d’être dans la nature du syndicat, il ne peut être question de vouloir concilier les nouvelles formes révolutionnaires avec les vieilles formes surannées corrompues de la lutte de classe ». 

La révolution managériale qui se passe des syndicats :

Ce n’est pas parce qu’une ancienne arme de la classe ouvrière est dénoncée par les capitalistes rois de la flexibilité et du brigandage que cette arme pourrait retrouver de son tranchant à être ressuscitée. La violence du modèle managérial actuel - qui démantèle tous les systèmes de protection sociale ou de défense a minima des prolétaires, qui prétend généraliser une exploitation illimitée, qui conduit à la « liberté » de travailler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, à travailler le dimanche, à être licencié si on est malade, à renoncer à toute retraite – procède en désamorçant systématiquement les revendications collectives, en marginalisant et dénigrant des syndicats pourtant depuis si longtemps inféodé au capitalisme moderne. Deux questions sont posées : les syndicats sont-ils encore utiles à la domination bourgeoise, et les prolétaires atomisés pourraient-ils faire un pas vers la restauration de la solidarité de classe en reprenant les anciennes tactiques et structures syndicales ?
1.      Les syndicats ne s’usent que si l’on s’en sert :
La bourgeoisie n’a nullement l’intention de supprimer les syndicats. Sans eux point de tranquillité sociale. Il n’est qu’à observer les cinq ans de règne du blaireau de l’Elysée pour mesurer à quel point la complicité dans l’Etat a été généreuse face à la syndicratie, et comme le pays a été calme socialement ; si le président sortant semble montrer quelque agressivité à leur égard, cela est pure conjoncture électorale pour leur redonner un simple lustre contestataire.
Sans la collaboration – non pas de classe, car les syndicats ne représentent plus la classe ouvrière – intéressée des professionnels partenaires sociaux, l’attaque contre les retraites ne serait pas passée. Sans les prébendes luxueuses servies sous la table à cette aristocratie ouvrière – qui n’en mérite même pas le nom aristocratique ni l’adjectif ouvrière – à cette syndicratie donc, les luttes eussent pu éclater et ne pas être réfrénée systématiquement ou organisées à la légère sans décision des prolétaires et sans lendemain contrôlé. Les divers syndicalismes obéissent au même clientélisme patriotard et charognard que les divers partis de politiciens.
Dans ce cadre marécageux, comme le remarquait il y a 80 ans Prudhommeaux, redresser les syndicats serait comme prétendre redresser les jambes aux chiens… du capital. Pas un mot à changer dans ce constat de 1929 :
« Pour le prolétariat, comme classe, le mouvement syndical est une impasse dans l’état actuel du capitalisme. Alors que les syndicats au siècle dernier représentaient les organes d’unification du prolétariat dans la résistance à la baisse des salaires, ils représentent, aujourd’hui, des organismes par lesquels s’introduit une inégalité de conditions et de situations dans la classe prolétarienne. Pour le grand nombre ils sont un instrument inutile, pour d’autres, un moyen pour se constituer des privilèges et les sauvegarder par des compromis de classe… ».

2.      Est-il possible de restaurer la solidarité de classe en recréant des syndicats ?

Les Dejours, Enriquez, De Gaulejac ont du mérite de s’efforcer de caractériser les réels malaises dans le monde du travail, de tenter de décrire l’oppression psychologique, souvent en des termes bien faibles comparés à la plume de Marx. Ces socio-psychologues devraient être lus par les militants ringards qui se contentent d’en rester aux revendications prosaïquement dites unificatrices, ou qui considèrent que la grève est le seul moyen d’exprimer sa colère individuelle et collective. Mais à notre époque où les syndicats ne négocient même plus le coût de la force de travail, ni des augmentations de salaire réelles, simples girouettes de la figuration du partenariat social, voici la triste réalité : « Aujourd’hui les conflits sont toujours présents, mais ils s’expriment de moins en moins dans des affrontements « sociaux ». Ils le font plutôt dans des manifestations individualisées de souffrance, dont le suicide est l’expression la plus tragique. Les stratégies managériales ont encouragé le traitement individualisé des mécontentements et le désamorçage systématique des revendications collectives. La mobilité permanente, la compétition fondée sur la poursuite d’objectifs personnalisés, l’opacité des promotions et des augmentations de salaire, l’évitement et le contrôle des collectifs de travail, la marginalisation et le dénigrement des organisations syndicales, autant de pratiques qui conduisent à déplacer les conflits du travail des registres socio-organisationnel et politique aux registres relationnel, comportementaliste et psychosomatique » (de Gaulejac, p.301).
Evidemment que « marginalisation et dénigrement des organisations syndicales » ne perdurent que tant que la colère ne s’exprime pas massivement chez les prolétaires ; évidemment que cette marginalisation et ce dénigrement des sadiques du management chaotique est encore rendre service à la syndicratie et à ses apprentis anarchistes et gauchistes.
Nos sociologues cliniciens du travail aliéné – qui ne les a pas attendus pour être aliéné et perfectionné dans l’aliénation – oublient qu’il subsiste des différences notables dans la classe ouvrière : on se suicide moins chez les ouvriers que chez les employés et les petits cadres. La réaction « physique » est toujours présente (et valable) en milieu ouvrier (Rosa Luxemburg parlait du poing viril de l’ouvrier…) ; on ne livre pas les statistiques des licenciements pour faits de violence contre les petits culs de la hiérarchie ou les patrons libidineux (une secrétaire a tué dernièrement son patron, et no comment dans la presse bourgeoise). La plupart des prolétaires des entreprises et des bureaux ne sont pas non plus lobotomisés à l’aune de la « révolution managériale ». On ne peut que regretter qu’ils se joignent passivement aux enterrements en réel de vrais suicidés, persécutés et détruits par une hiérarchie tout à fait identifiable et non pas opaque.
Sans que les sociologues comme de Gaulejac s’en rendent vraiment compte, en restant fixés sur les nouveautés de la cynique et inhumaine « révolution managériale » (gestion par le stress et compétitivité jusqu’à la destruction des concurrents du même niveau social ou classiste), le capitalisme libéral (que les gauchistes dénoncent comme « ultra-libéral ») ne fait que reprendre une forme psychologique du stakanovisme stalinien : être le meilleur et le plus productif afin d’être « reconnu » et « récompensé ». Pas bien nouveau au fond ce « contrat narcissique » : « …en complément du contrat de travail, contrat par lequel l’organisation propose de projeter l’idéal individuel de chacun dans un idéal collectif, de renoncer à ses désirs personnels pour les réaliser dans l’organisation, de satisfaire ses désirs de conquête et de toute puissance de l’organisation. « Ce que ne dit jamais l’entreprise c’est que ce discours est un leurre comme Freud l’avait bien pointé en ce qui concerne la civilisation, la satisfaction obtenue n’est jamais à la hauteur du renoncement exigé (cf. Enriquez) » (de Gaulejac, p.286).
Mais nos braves « cliniciens » de la sociologie se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au coude en rêvant que l’on puisse recommencer à zéro, sans tricherie managériale et syndicale, en vue de ce truisme patronal le « goût du travail bien fait », cette sornette de chef de service « la réussite collective », ces nuages de sueur managériale la sécurité et la considération, cette hérésie pour débiles profonds « des profits partagés de façon plus égalitaire entre les actionnaires, les salariés et l’entreprise ». Gaulejac nous définissait pourtant page 225 que la libre circulation des capitaux financiers a « changé la donne » et empêche désormais « tout compromis » : « Dans ce contexte les effectifs sont considérés non comme une ressource, mais plutôt comme un coût, les salaires comme une charge qu’il convient de diminuer à tout prix pour améliorer le rendement du capital et la productivité du travail. Au modèle fordiste va se substituer le modèle Walmart ».

Marx décrivait en 1867 un monde étrangement semblable à l’actuel, mais qui n’est plus le même : « A mesure que diminue régulièrement le nombre de magnats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de ce procès de mutation continue, s’accroit le poids de la misère, de l’oppression, de la servitude, de la dégénérescence, de l’exploitation mais aussi de la colère d’une classe ouvrière en constante augmentation, formée, unifiée et organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste ».
Or, le procès de production capitaliste est déconnecté de la circulation des capitaux financiers qui s’accompagne d’une augmentation constante et faramineuse de la dette. Le capitalisme est entré dans un processus de destruction où il détruit toute possibilité de négocier, où seule la lutte à mort peut trancher. Dans ce rouage infernal les syndicats ne sont plus voués qu’à faire de la figuration, en trahissant toujours même les faibles parties de la classe ouvrière qu’ils contrôlent (secteur public surtout car dans le privé ils sont zéro !). Les syndicats ont participé à la constitution de la classe ouvrière en classe ; ils étaient même utiles au capital pour cela, parce que le capital avait besoin de fabriquer cette nouvelle catégorie sociale : l’ouvrier de fabrique, puis d’usine, puis l’employé des diverses industries, avec une « mentalité » de type collectif social et national, où un but commun pouvait émerger (défense nationale) ou diverger (révolution internationale). Les syndicats n’ont plus été la seule forme d’organisation des ouvriers en lutte dès le début du XXème siècle. Il est consternant d’avoir à le rappeler. Pas seulement les révolutions russe et allemande, mais toutes les luttes des années 1920 jusqu’à la deuxième boucherie mondiale ont montré que le prolétariat savait créer de multiples organisations de type collectif et de classe : comités, conseils, soviets, etc. Nombre de ces organismes ne se sont pas créés à partir d’une grève ou d’une entreprise mais d’un « besoin » de lutter et de se regrouper contre la répression, contre la guerre, contre des abus, etc. Cette créativité, ou plutôt les ingrédients pour l’apparition de ces formes de la lutte de la classe révolutionnaire (n’en déplaise aux bobos modernistes et écologisés qui n’ont jamais rien su du mode de vie ouvrier) s’accumulent, certes lentement, et à nouveau.
La tâche des prolétaires conscients, révoltés, en colère sourde, qui vomissent les exigences d’une hiérarchie dictatoriale, néo-nazie, ultra-con ou ce que vous voudrez, reste semblable historiquement à l’action de nos ancêtres et à leur obsession révolutionnaire : se regrouper même petitement au début, faire appel aux autres secteurs, défiler, aller frapper aux portes, ouvrir des discussions de rue en tant que prolétariat en lutte pas en tant qu’indignés frileux. En affirmant que hors de cette dynamique d’extension ne réside que des défaites, encore des défaites et des suicides toujours.
Dans cette dynamique renaîtra et se développera le projet de renversement du capital en vue de l’établissement d’une société enfin humaine. Contre la société de consolation par la drogue, le fric et la violence. Et conclure avec Rosa Luxemburg et Prudhommeaux que la classe ouvrière peut: « … prendre conscience par elle- même des développements historiques accélérés qui la mettent en face de sa tâche ou de son suicide, et se lancer à corps perdu dans une mêlée où les prolétaires «ont un monde à gagner, et tout au plus des chaînes à perdre».

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