PAGES PROLETARIENNES

mercredi 4 janvier 2012

UN LIVRE EVENEMENT : LA PUBLICATION D’UNE REVUE OUBLIEE ET MECONNUE DE LA REVOLUTION RUSSE DE 1917


(mais qui aurait dû éviter les radotages d’un socialisme de docteurs d’histoire)

La revue Kommunist, Moscou 1918, Les communistes de gauche contre le capitalisme d’Etat, ed Smolny, 406 pages, 20 euros.

Tout aurait été dit sur la « révolution communiste », si l’on en croit les faiseurs professionnels d’histoire. Lénine aurait été le père de Staline, Brejnev l’enfant adultérin d’un communisme romantique virant au socialisme de caserne, au totalitarisme des goulags, bienheureusement remplacé par la démocratie gangstériste de Poutine. Et le tombeur du régime stalinien essoufflé, l’alcoolique Eltsine n’a-t-il pas rendu hommage aux marins de Kronstadt massacrés en 1921 par le « parti au pouvoir » ? La nouvelle bureaucratie capitaliste désoviétisée n’a-t-elle pas redonné son honneur à Boukharine, l’ex-enfant chéri de Lénine, mais pas à tous les autres, massacrés en 1938 eux aussi par les séides staliniens, sous les ricanements de la bourgeoisie occidentale et de Hitler !

L’histoire n’aime ni les mensonges ni les falsifications des intellectuels de gouvernement. Il réapparaît toujours une petite voix qui vient rendre hommage à la vérité des révolutionnaires prolétariens qui n’est jamais définitivement enterrrée. Les éditions Smolny, grâce à la persévérance de Michel Olivier (et ses propres deniers) réalise un joli coup propagandiste pour notre cause communiste, en publiant enfin l’intégrale de cette revue – La revue Kommunist - des opposants aux dérives de la révolution bolchevique. Deux choses sont remarquables dans cette entreprise de restauration de la vérité révolutionnaire :

- Le trotskisme n’a pas été la première réaction à la dégénérescence de la révolution, bien avant que Trotsky ne se rende compte qu’il demeurait dans le mauvais wagon du char de l’Etat de dictature sur le prolétariat, des membres du parti bolchevique avaient dénoncé avec courage les dérives du parti inféodé à l’Etat ; l’opposition trotskyste, trop tardive, a même rendu service trop longtemps au stalinisme par son soutien critique inexcusable, lequel a généré toutes les fables actuelles de la gauche bourgeoise avec son arsenal de prétendues lois sociales et les nationalisations typiquement bourgeoises ;

- Contrairement aux visions propagées par les ignorants clercs, les mains pleines d’affabulations sur le parti monolithique « de fer » où Lénine aurait été un dictateur impitoyable face auquel les vieux membres du parti auraient rivalisé de bassesses serviles et népotistes, le parti bolchevique resta longtemps, plus que les conseils ouvriers syndicalistes et localistes, un lieu de débats et de confrontations sans concessions, lucides et quasiment impossible dans tous les partis bourgeois du XXème siècle. Au niveau politique, la traduction et restauration des textes des communistes de gauche révèlent non pas un monolithisme centraliste obtus mais une véritable démocratie directe, politique et honnête, au sein du parti, bien que relativement en extinction dans l’ensemble d’une société percluse de misère dans l’isolement international. Après le jeune Bordiga, Boukharine définit justement les communistes sincères comme tenants du « maximalisme » révolutionnaire (p.250), avec ses faiblesses et ses traits de génie.

L’introduction de Michel et Marcel, restitue parfaitement les données et les enjeux de l’époque dans cette « confiscation du pouvoir prolétarien » dénoncée avec pertinence et un total désintéressement par cette fraction de communistes courageux.

L’action et les démonstrations des « communistes de gauche » n’étaient pas totalement inconnus ni ignorées des historiens les plus sérieux. La republication d’un chapitre de l’ouvrage de Stephen Cohen sur Boukharine démontre très bien le génie de ces communistes de gauche (puisque les autres étaient gagnés à l’opportunisme « de droite », c'est-à-dire en faveur de la restauration de l’Etat comme entité nationale qui ne pouvait déboucher que sur la mascarade du « socialisme dans un seul pays ». C’est une véritable militarisation de la société à laquelle opère le parti-Etat. Les communistes de gauche sont eux-mêmes contaminés, comme le note Stephen Cohen – sans que les présentateurs ne relèvent l’importance de ce fait et donc les limites du « communisme de gauche » : « Ses conceptions politiques et théoriques (de Boukharine, la grande figure de proue de cette fraction) sont un mélange de conviction idéologique et d’expédients militaires ; on le voit dans l’articulation de son communisme de gauche en 1918, comme dans la manière dont il systématise en 1920 la politique militaire du parti » (p.36) ; Cohen note aussi le romantisme désuet de la mythique « guerre révolutionnaire » chez « l’enfant chéri » du parti (c'est-à-dire son principal théoricien au sens de Lénine) : « il promettait la « guerre sainte » contre la bourgeoisie européenne » ! Il y a un « sentimentalisme idéologique » indéniable chez Boukharine et un certain infantilisme : « La relation père-fils n’est, de plus, pas étrangère à la défaite finale de l’opposition » (cf. Cohen p.40). Boukharine flirte même avec les lubies de l’anarchisme pour lequel la classe ouvrière n’a jamais été révolutionnaire ; avec cette théorie de la « guerre de partisans », dont le plus ridicule fleuron sera le guévarisme moderne, Boukharine régresse : « « C’est justement le moujik qui nous sauvera ». Pas Lénine, c’est pourquoi il reste supérieur et autrement avisé du point de vue du marxisme classique que ses oppositionnels. Le « radicalisme » de Boukharine ne pèse pas lourd face à l’empirisme de Lénine. Pourtant Lénine, craignant toujours d’être débordé sur sa gauche (ou plutôt sur les principes marxistes) est aussi un opportuniste de première et pille à l’occasion le meilleur de Boukharine ; ni Cohen ni les présentateurs ne rappellent que Lénine a « pompé » dans sa cuisine théorique et Boukharine et Pannekoek pour réaliser son magnifique ouvrage « L’Etat et la révolution », alors qu’il n’était pas encore devenu par devers lui « chef de l’Etat ». Cohen voit clairement les faiblesses de la fraction Boukharine, qui oscille entre des solutions nationales et ce truc débile de « guerre révolutionnaire » : « Si l’on excepte ses propos elliptiques sur la nationalisation, Boukharine ne contribue pas pratiquement à la recherche d’une politique économique viable. Il parle vaguement de la fin de marché et de l’avènement de la planification et il ignore complètement l’agriculture. Ses plaidoyers fervents en faveur de la guerre révolutionnaire et son opposition mitigée à la politique économique de Lénine reflètent ses propres incertitudes face à la politique intérieure du parti. Le « communisme de guerre » qui est exalté par les communistes de gauche n’est qu’une « économie de survie dans un pays assiégé ». C’est la contraignante guerre civile et ce « communisme de guerre » qui ouvrent la voie à la militarisation « envahissante » de toutes les formes de la vie publique, et qui inspirera le futur autocrate Staline.

Il est regrettable que les présentateurs et les membres de Smolny, pour la plupart anciens membres du CCI, aient oublié ce qu’il leur avait appris intra-muros, ne pas « sanctifier » ces communistes de gauche, malgré nombre de leurs critiques fondées. Voici ce que notait avec justesse la revue internationale de l’organisation-mère :

« LA N ATUR E DU COMMUNISME DE GUERRE

Comme le souligne l'article sur la "dégénérescence de la révolution russe", nous ne pouvons plus désormais entretenir les illusions des communistes de gauche de cette époque qui, pour la plupart, voyaient dans le communisme de guerre une "véritable" politique socialiste, contre la "restauration du capitalisme" établie par la NEP. La disparition quasi-totale de l'argent et des salaires, la réquisition des céréales chez les paysans ne représentaient pas l'abolition des rapports sociaux capitalistes, mais étaient simplement des mesures d'urgence imposées par le blocus économique capitaliste contre la république des Soviets, et par les nécessités de la guerre civile. En ce qui concerne le pouvoir politique réel de la classe ouvrière, nous avons vu que cette période était marquée par un affaiblissement progressif des organes de la dictature du prolétariat, et par le développement des tendances et des institutions bureaucratiques. De plus en plus, la direction du Parti-Etat développait des arguments montrant que l'organisation de la classe était excellente en principe, mais que dans l'instant présent, tout devait être subordonné à la lutte militaire. Une doctrine de l’"efficacité" commençait à saper les principes essentiels de la démocratie prolétarienne. Sous le couvert de cette doctrine, l'Etat commença à instituer une militarisation du travail, qui soumettait, les travailleurs à des méthodes de surveillance et d'exploitation extrêmement sévères. " En janvier 1920, le conseil des commissaires du peuple, principalement à l'instigation de Trotski, a décrété l'obligation générale pour tous les adultes valides de "travailler, et: en même temps, a autorisé" 1’affectation de personnel militaire inemployé à des travaux civils". (Averich, Kronstadt 1921, Princetovn 1970, p. 26-27). En même temps, la discipline du travail dans les usines était renforcée par la présence des troupes de l'armée rouge. Ayant émasculé les comités d'usine, la voie était libre pour que l'Etat introduise la direction personnalisée et le système de "Taylor" d'exploitation sur les lieux de production, le même système que Lénine lui-même dénonçait comme "l'asservissement de l'homme à la machine". Pour Trotski, "la militarisation de travail est l'indispensable méthode de base pour l'organisation de notre main-d’œuvre". (Rapport du III° Congrès des Syndicats de toutes les Russies. Moscou 1920). Le fait que l'Etat était alors un "Etat-ouvrier" signifiait pour lui que les travailleurs ne pouvaient faire aucune objection à leur soumission complète à l'Etat » (cf. Les leçons de Kronstadt, publié par la Revue Internationale du CCI, le 10 Octobre 2006).

Ne boudons pas notre plaisir de découvrir les articles géniaux des plumes « communistes de gauche », les Radek, Ossinski, Lomov, Kristman. Les présentateurs auraient été plus inspirés et plus honnêtes de faire aussi référence à mon ouvrage de 2005 – qu’ils connaissent pourtant – « La guerre révolutionnaire », où j’ai consacré tout le dernier chapitre à l’énorme contribution de Kristman ; où je souligne que « … si les communistes de gauche avec Ossinski appuyaient tant sur la pédale de la « guerre révolutionnaire », c’est qu’ils étaient conscients de l’absence de projets sociaux et économiques à court et à moyen terme pour la Russie isolée et sous le blocus international » (p.205) ; « Les communistes de gauche ont semblé entrevoir le rôle du « bâton », la militarisation de la société, mais ils vont abandonner cette critique de fond pour participer eux aussi aux projets économiques immédiatistes de gestion de la révolution dans l’isolement » (p.211) ; « Les deux concepts, guerre révolutionnaire et économie prolétaro ou naturallo-prolétarienne sont basés sur la même croyance des communistes de gauche depuis 1918 que la guerre tire en avant dans tous les domaines la révolution » (p.220).

Dans un des premiers articles de la revue, Radek révèle l’intenable position de la théorie fumeuse de la guerre révolutionnaire. D’un côté il renie toute défense « de la patrie socialiste » ouvrant la voie (évidemment) « à la propagande petite bourgeoise pour la défense de la patrie, mais il se contredit aussitôt en assurant que l’isolement « a été initié par la paix de Brest » ! Or par leur refus de la paix contrainte de Brest-Litovsk, les « communistes prolétariens » ne pouvaient que retomber dans cette même ornière de la « défense de la patrie socialiste », car la révolution prolétarienne n’a jamais pu, ne pourra jamais se répandre par la conquête militaire ; l’armée rouge s’est cassée rapidement les dents en entrant en « guerre révolutionnaire » contre la Pologne, aboutissant à enfermer les ouvriers polonais dans la « défense de leur patrie » ! Les Radek et Cie accumulent les poncifs jacobins sur la « formation à l’art militaire des ouvriers et paysans pauvres » ! Pauvre art militaire dont on a vu le type d’armée mexicaine qu’avait pu produire la défunte Commune de Paris. Sans compter cet avatar de socialisme d’intellectuel qui consistait à envoyer au casse-pipe, au front des « unités de partisans » (p.84).

La paix de Brest-Litovk n’est pas une humiliation pour les bolcheviques ni un « coup d’arrêt à la révolution mondiale », puisque comme on le lit dans la note 53 de la page 92, puisque les ouvriers allemands manifestent et font grève pour une paix sans annexion, contredisant l’innocente et irréaliste Rosa Luxemburg qui compara bêtement Lénine à Hindenburg.

On retrouve cette ambiguïté des communistes de gauche, si bien soulignée par Cohen, dans le numéro 1 de la revue Kommunist, où Ossinski prône que « nous devons construire le socialisme » (cf. La construction du socialisme, p.95). Bien qu’il dénonce l’apparition des « directives des petits bourgeois » - cette « apparition de l’aristocratie ouvrière indifférente à la politique », quand « le prolétariat russe (sic) doit choisir une autre voie (…) sa capacité de résistance aux pillards étrangers » - Ossinski retombe dans la même ornière nationale que son maître Lénine, qui ouvrira la voie au « socialisme dans un seul pays », dont Boukharine, ex-partisan de la « ligne sans compromis » sera alors le principal théoricien aux ordres du nouveau maître, nul intellectuellement, Djougachvili Staline. Dans le second article sur la construction du socialisme, Ossinski se couvrira du bla-bla « nous faisons confiance à l’instinct de classe, à l’initiative du prolétarit », pourtant déjà muselé et frigorifié par les horreurs de la guerre civile et de la guerre mondiale. Au plan intérieur, Ossinski défend les mêmes âneries de l’Etat « prolétarien » assiégé qui exige des efforts accrus des ouvriers « nationalisés » : « La nationalisation (…) doit augmenter la productivité du travail et des entreprises et compenser bien des avantages de l’économie privée » (p.151). La contestation du décret sur les chemins de fer par les « communistes prolétariens » est un exemple de leur légèreté gestionnaire empirique, quand Ossinski assure que : « il faut beaucoup investir dans la construction des chemins de fer » ; Lénine s’est moqué de leurs atermoiements : « Le 20 avril paraît le numéro 1 du Kommounist, qui ne contient pas un mot sur les modifications ou les corrections qu’il aurait fallu, de l’avis des « communistes de gauche », apporter au décret sur les chemins de fer. Par ce silence, les « communistes de gauche » se sont eux-mêmes condamnés. Ils se sont contentés d’insinuations agressives contre le décret sur les chemins de fer, mais ils n’ont rien répondu de clair à la question : « Dans quel sens corriger le texte s’il est erroné ? » (cf. p.206 de mon livre + l’argumentation subséquente de Lénine).

Dans le numéro 2 de la revue le subtil Radek a mis de l’eau dans le vin frelaté de la guerre révolutionnaire, il dit des chose évidentes (qui se retournent encore une fois contre la fable de la guerre révolutionnaire version « communistes prolétariens » en se différenciant des anars terroristes et de leurs compères populistes : « L’opposition à la paix de Brest-Litovsk de la part des SR de gauche n’est que l’écho tactique du combat singulier de l’intelligentsia terroriste où le héros audacieux se substitue à la masse passive. Les prolétaires communistes n’ont pas le droit de jouer à l’héroïsme : ils doivent préparer une nouvelle insurrection des masses dans les conditions héritées de la paix de Brest-Litovsk ». Puis il retombe dans les lubies d’une guerre qui devait épuiser le capital, mais n’explique pas pourquoi il a eu l’intelligence de la faire cesser provisoirement dans des conditions qui soumettaient inévitablement la Russie révolutionnaire à mettre l’arme au pied. L’armée rouge, débandée, était de toute façon impuissante à continuer la guerre, d’autant qu’elle était l’objet de désertions en masse, et d’autant que les prolétaires des autres pays n’en pouvaient plus eux aussi des sacrifices militaires, et que, si l’Etat bolchevique avait persisté dans la fable de la guerre révolutionnaire il aurait aggravé son cas aux yeux des masses de soldats martyrisés. La pensée de Radek est sinueuse, il défend la guerre révolutionnaire désormais inutile mais aussitôt tourne casque avec un optimisme infantile : « Il est clair que la signature du traité de Brest-Litovsk met un terme à l’isolement politique et économique de la Russie consécutif à l’insurrection d’octobre ». Contre son ex-compagne de lutte, assez romantique sur les bords, la pauvre Rosa, Radek reconnait que la signature obligée n’est pas une trahison car : « Cette dernière (la révolution russe), contrainte à signer la paix de Brest-Litovsk qui a renforcé l’impérialisme allemand, n’a pas perdu son influence sur le prolétariat européen, elle n’est pas devenue à ses yeux l’alliée des brigands de Berlin parce que tout ouvrier d’Europe occidentale voit très bien que l’impérialisme allemand l’a forcée à signer le traité les armes à la main (…) Nous avons subi un terrible échec, mais nous n’avons pas cessé d’être le seul foyer de libre propagande révolutionnaire du monde. Nous demeurons la seule lumière qui luit dans les ténèbres » (p.137). Radek en remet une couche contre la fable de la guerre révolutionnaire dans l’article « L’Armée rouge » : « L’armée est nécessaire à la révolution russe pour lutter contre l’impérialisme mondial, bien que nous ne voulions pas reconquérir par les armes à la main les territoires arrachés à la Russie » (p.165). Et il a même ce trait de génie prémonitoire : « … aucune mesure de prévention ne sauvera l’Armée rouge de sa transformation en un instrument opposé à la classe ouvrière » (p.168).

Un second pipeau, Lomov a été au front vérifier l’humeur révolutionnaire des troupes : « Ce que j’ai vu ». Pas de bol pour la théorie de la guerre révolutionnaire : « Oui, les détachements sont incapables de combattre, ils fuient même après de petits affrontements. La moitié, et même plus, de ces détachements est formé d’éléments de mauvaise qualité dans tous les sens du terme ; ils se foutent solennellement du pouvoir soviétique, de l’internationalisme, etc. » (p.186). En gros, les troupes indifférenciées ne veulent plus aller au casse-pipe pour les intellectuels de gouvernement bolchevique ! Ce fayot de Lomov déplore que les commissaires politiques ne connaissent « pas parfaitement l’art et la science militaires » !

Dans le même numéro, avec l’article « L’anarchisme et le communisme scientifique », Boukharine, veut écluser l’accusation par Lénine de petits bourgeois anarchistes, et dit de bien belles choses sur l’idéologie des déclassés anarchistes. Il le définit comme « produit de la décomposition de la société capitaliste » (Marc Chirik n’avait donc rien inventé comme il le prétendait). Malheureusement, l’argument fustigeant l’anarchisme comme décomposition de la classe ouvrière ne tient pas. L’anarchisme reste le produit de classes dépassées par l’histoire. Boukharine, comme Lénine, se rend cte que la classe ouvrière ne suit plus les billevesées sur le communisme en Russie, et les prolétaires russes affamés les premiers, alors l’intellectuel théoricien brode : « C’est seulement dans les conditions de la décomposition de la classe ouvrière elle-même que l’anarchisme apparaît à l’un de ses pôles comme symptôme de la maladie. La classe ouvrière doit lutter non seulement contre sa décomposition économique, mais aussi contre sa décomposition idéologique dont l’anarchisme est le produit ». Ce bla-bla sera celui des staliniens pour justifier le « marxisme scientifique » d’Etat et coller l’étiquette d’anarchiste à tout ouvrier en grève !

Obsédé par la prétendue efficience de la violence de classe militarisée, un article non signé du numéro 3 de la revue – « A la veille » - se couche derrière les mêmes sacrifices exigés par l’Etat « prolétarien » avec la forfanterie anarchiste et localiste de « l’usine aux ouvriers » : « Les usines doivent devenir des usines ouvrières, appartenir au prolétariat dans son ensemble et, seulement à cette condition, notre patrie deviendra la véritable patrie socialiste pour laquelle l’ouvrier sera prêt à verser jusqu’à se dernière goutte de sang » (p.203).

Tout en protestant contre la « discipline du travail », Boukharine fait écho à ce même sacrifice au front sur le terrain des usines nationales : « Notre mot d’ordre comme celui du parti communiste n’est pas le capitalisme d’Etat. Il est : « Vers la socialisation de la production – vers le socialisme ! » (Certaines notions essentielle de l’économie moderne, p.226). Oui mais socialisation impossible naturellement dans un seul pays arriéré ! Kristman, par après, ets déjà plus logiquement installé dans cette logique « naturallo-prolétarienne » dans un seul pays isolé, voué à l’autarcie idéologique ! Le bla-bla abscons de Boukharine dans son livre « Economique de la période de transition », lui vaudra la note ironique et judicieuse de Lénine : « on dirait des enfants jouant à copier les termes employés par les adultes » (notation rapportée p.274 de l’édition Smolny, dans la note 26). Les « communistes prolétariens » enfoncent des portes déjà ouvertes par Lénine contre les milliers d’arrivistes, carriéristes semi-intellectuels qui donnent naissance à ces staliniens « permanents soviétiques » (cf. p.276 de l’édition Smolny) sans que ni nos communistes de gauche ni Lénine lui-même (désemparé, ne dit-il pas que « la machine de l’Etat nous échappe » ?) ne puissent empêcher leur prolifération. Sorine constate lui aussi la dévitalisation des soviets, tout en rêvant encore à la « capacité d’initiative du prolétariat » : « Donc, les soviets sont les représentants de la démocratie du travail en général, dont les intérêts, notamment ceux de la paysannerie petite bourgeoise, ne coïncident pas forcément avec les intérêts du prolétariat » (p.278). En effet, les meilleurs conseils ouvriers du monde, dans un pays où la révolution reste isolée ne peuvent que redevenir, s’abâtardir, en nouveaux … syndicats d’Etat.

Malgré mes critiques successives, il faut considérer ces débats dans le parti bolchevique, et à côté (car la revue Kommunist n’est pas patronnée par l’appareil du parti étatique) comme à la fois dépassés sur la question de l’invraisemblable guerre révolutionnaire, mais très actuels et vivifiants sur ce qu’il faudra faire face à la décomposition des Etats capitalistes modernes. L’histoire des emprunts russes – traitée dans le numéro 4 « La lutte contre la contre-révolution » - nous renvoie sarcastiquement au rififi des hedges funds, à la faillite de Goldma&Sachs. A cette différence que les « communistes prolétariens » autour de Boukharine, en peine d’arguments pour aider le capitalisme à s’effondrer, radotent de numéro en numéro « l’inertie » de Lénine sur la question militaire, comme si celle-ci avait pu être le nec plus ultra de la révolution mondiale et non plus grèves et insurrection généralisées dans tous les pays ! La lutte révolutionnaire du prolétariat part de l’intérieur des nations, elle n’est pas imposable par un impérialisme de guerre révolutionnaire… néo-girondine ou napoléonienne.

UNE POSTFACE INCONGRUE

Que les présentateurs aient voulu présenter les textes tel que des « communistes de gauche », avec une présentation raisonnablement correcte, quoique dénuée d’esprit critique, est tout à leur honneur, mais que vient faire cette postface décousue, hors sujet, qui psalmodie les radotages éculés sur la révolution allemande de nos ex étudiants ultra-gauches soixante-huitards attardés ?

Le petit prof luxembourgiste Sabatier qui, naguère avait pondu une histoire de Brest Litovsk, anonnant les pires poncifs anarchistes et SR de gauche sur la guerre révolutionnaire, sous la couverture des états d’âme romantique de Rosa, et qui n’y connaissait rien, vient jouer à l’érudit. Alors que les textes des « communistes de gauche » fichent par terre eux-mêmes la fable de la guerre révolutionnaire, et que le débat a été clos du fait du début de la révolution allemande, indépendamment des faits d’armes de l’Armée rouge hiérarchisée et instrument de militarisation de la population civile et salariée, Sabatier n’a pas l’ombre d’un remord pour son écrit de jeunesse ignorante ; par devers lui, il cite, sans se regarder dans la glace, le commentaire édifiant de Marcel Libman : « l’éclatement de la révolution allemande arrêta la controverse sur Brest-Litovsk et prouva que la politique de Lénine n’avait pas paralysé les efforts du prolétariat d’Allemagne… » (p.334)[1].

As de la citationnite dont il remplit ses écrits, Sabatier convoque l’errance du gus Walter Benjamin de façon théâtrale, nous fait rire avec son appréciation des « nouvelles générations ouvrières décimées par la hausse des prix » (a-t-on jamais vu une classe ouvrière décimée par la hausse des prix ?) et pose au découvreur. Suit un compte-rendu redondant et éclaté de ses lectures diverses, donne des coups de chapeau à la confrérie des historiens d’Etat comme Werth et Broué, et déplore que les amis de Boukharine n’aient pas persisté dans leur conception suicidaire de la guerre révolutionnaire (p.330).

Au lieu de se centrer sur la problématique de la période de transition, qui est le souci malgré tout, et concrètement des communistes de gauche, Sabatier nous balade, avec sa haine pathologique de Lénine, dans les histoires de tous ces gens hostiles à la création de l’Internationale communiste. Il tente de s’appuyer sur le « ils ont osé » de Rosa Luxemburg saluant la prise du pouvoir par les bolcheviques, mais lui n’ose pas vraiment soutenir la révolution russe . Il n’ose pas dire où et quand l’Internationale pouvait se dégager du « cadre russe », cadre qui, au début, n’était en rien un handicap. Parce que tout simplement la révolution ne s’est pas internationalisée, et qu’il est crétin d’en faire porter la responsabilité aux bolcheviques. Commençant par le gus Benjamin, il était naturel qu’il finisse l’étalage de sa science ultra-gauche par une citation accessoire et démagogique de l’espion britannique Orwel, as de l’anti-stalinisme libéral bon teint, avec cette tonalité fort démocratique qui fait passer les communistes de gauche pour des saints, et les seuls à avoir pensé « autrement le rapport au pouvoir révolutionnaire ». Sans nous dire en quoi le pouvoir serait révolutionnaire.

Sans être contrebattue pour son vide théorique, cette postface correspond malheureusement à l’état d’esprit du trust Smolny (institutionnalisé désormais comme maison d’édition avec pignon sur rue) qui, sous des airs de tolérance, laisse passer le pire opportunisme anarchiste sans colonne vertébrale.

Le comble est la reproduction au final du texte (génial) de Lénine « Sur la phrase révolutionnaire », texte limpide et foudroyant, auquel est soi-disant opposé un texte des dits « communistes prolétariens », parfaitement éclectique, chevrotant, hésitant, pinailleur et plat : « sur la phrase opportuniste », qui annonce déjà le ralliement des communistes de gauche à la « guerre patriotique » stalinienne, par incapacité à tirer les leçons de leur folklore militariste impuissant ni de saisir la leçon lucide et intransigeante du « père » Lénine.


[1] Pour la petite histoire, il faut savoir que le CCI à l’époque de la parution de son ouvrage nous avait envoyé Michel et moi, porter la contradiction à Sabatier et au PIC, pour lui expliquer l’irrecevabilité de cette histoire de « coup d’arrêt à la révolution » par manquement militaire, même si la grande Rosa en avait fait son cheval de bataille. L’impétrant ne nous avait opposé que sa morgue d’auteur intronisé des cahiers Spartacus.

Lire aussi la critique du Bulletin communiste international (Fraction de la gauche communiste internationale), critique succinte, mais qui va en partie dans mon sens (sauf que j'étais moins critique sur la présentation des deux M., qui va hélas dans le même sens que l'anarcho-conseilliste Sabatier:

"En effet, la courte introduction faite par les éditeurs et surtout la préface rédigée pourtant par des camarades avec lesquels nous avons milité durant des décennies au sein du CCI, reprennent à leur compte, plus de 90 ans plus tard, les positions de Komunist et en particulier son opposition à la paix de Brest-Litovsk. Pire même, elles introduisent l'idée qu'il y aurait un lien, une continuité, entre cette opposition du début 1918 avec les oppositions et fractions de gauche qui lutteront par la suite contre la contre-révolution et la stalinisation des partis communistes !

À quelques rares expressions, il y a bien longtemps que la paix signée à Brest-Litovsk n'avait pas été remise en question par des gens qui se réclament du communisme. Comment peut-on affirmer aujourd'hui que "mieux valait (en janvier-février 1918 alors même que la vague révolutionnaire internationale n'en était qu'à ses débuts et que la guerre mondiale se poursuivait !) être défait comme la Commune de Paris que participer à une corruption du pouvoir dénaturant le socialisme et la révolution" (Préface) ? Le seul mérite du livre est de reproduire l'article de Lénine Sur la phrase révolutionnaire qui critique les déclamations tonitruantes, et vides de sens pratique, sur la guerre révolutionnaire prônées par les "communistes de gauche" alors même qu'il n'y a plus d'armée du fait des désertions massives".

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