PAGES PROLETARIENNES

jeudi 3 février 2011

UNE GUERRE CIVILE EN DIRECT



« Cela signifie-t-il qu'à l'avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela vaut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont, devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour l'armée. À l'avenir un combat de rues ne peut donc être victorieux que si cet état d'infériorité est compensé par d'autres facteurs. Aussi, l'entreprendra-t-on plus rarement au début d'une grande révolution qu'au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préfèreront « sans doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. » [Cf. ibid. p. 34].
Engels (1895)


Du jamais vu en histoire des médias. Toute la journée du mercredi 2 février, Al Jazeera et France 24 nous ont permis d’assister aux premières loges, sans craindre de balles perduEs ni un cocktail Molotov dans la gueule, d’en prendre quand même… plein la gueule. Pour la première fois un manifestation pacifique était attaquée non par les troupes régulières en uniforme de l’Etat bourgeois mais par un ramassis de flics en civils qui avaient été rameuter et rétribuer pour un pécule une masse de lumpen de banlieue et auxquels s’étaient joint des larbins de féodaux égyptiens à dos de chameaux ou de cheval. Cette lie bourgeoise était armée de couteaux de cuisine, de barres de fer, de fouets et même des armes de service des soudards. Quelle ne fut pas notre angoisse de voir cette troupe de tueurs d’occasion se lancer à l’attaque des manifestants qui semblaient refluer… puis notre joie de voir ces chameliers d’opérette jetés ou sol et récompensés de quelques gnons bien appliqués. La bourgeoisie Us a fait l’étonnée devant les exactions des voyous et flics de Moubarak, prétextant qu’elle avait négocié en catimini une autre « transition pacifique ». Avec l’armée oui, pourtant adepte hypocrite du laisser faire et toujours garante du pouvoir honni, mais pas avec cette masse de lumpen vénale et quelque peu poltrone ; ils fuyaient sans cesse pour revenir si un camion fonçait devant. Les soudards du régime étaient monté sur les toits du musée national et s’étaient mis à jeter des moellons de bétons et des cocktails Molotov sur les manifestants dix mètres plus bas, en tuant sûrement quelques uns.
La foule des protestataires semblait s’être organisée. On apercevait un partage des tâches bien ordonné et naturel, comme nous l’avons vécu en mai 68 à Paris : rangée qui faisait passer les pavés et les pierres pour qu’elles soient entassées près du « front » où des escouades tournaient à tour de rôle pour venir s’approvisionner en munitions. Les barricades sont disposées en concertation des groupes ; les cartes d’identité contrôlées par les manifestants qui redoutent l’infiltration de flics provocateurs, etc. Il faut savoir que certains n’avaient ni dormi ni mangé depuis deux jours, mais cela ne sembla pas atténuer leur vaillance jusqu’à la fin du jour. Des volutes de fumée autour des camions barricades semblaient indiquer un possible embrasement, ce qui ne fut pas le cas.
L’objectif du régime haï apparut au monde entier comme ridicule, mal ficelé, relou ! Après avoir voulu jouer les jours précédents sur la peur face à de louches pillages, le régime tentait le coup de la « majorité silencieuse » en lâchant ses chiens. Une fois ça va mais deux fois bonjour les dégâts. Les malfrats et les pachas qui s’engraissent grâce aux banques sur le peuple ne pourront pas recommencer de sitôt une telle magouille. Parce que le comportement criminel du régime s’est dévoilé face au monde entier, parce que l’armée ne peut pas, dans une telle SITUATION de crise sociale extrêmement inflammable pour tout le Maghreb, se permettre un massacre qui serait forcément disproportionné. Il l’est déjà pourtant, depuis le 25 janvier l’ONU soi-même estime qu’il y a eu 300 tués et 3000 blessés ; d’hier à aujourd’hui on compterait 6 morts et à nouveau des centaines de blessés. « Des médecins volontaires recousent des oreilles déchirées, des crânes ouverts, des cuisses déchiquetées. Ils sont sur place, par terre ou dans les quelques rares ambulances dépêchées sur place. Ils opèrent sous les pierres, les cocktails Molotov et les tirs à balles réelles du gouvernement Moubarak. Pendant toute la journée du 2, et dans la nuit du 2 au 3, les manifestants se relaient de l'arrière au front. Les figures sont épuisées, insensibles aux bruits des balles. Par centaines, des gueules cassées, des têtes gazées, des éclopés, des visages tordus de douleur. Un homme dans un mégaphone maintient sans relâche le moral des troupes. "Troupes", parce qu'il est maintenant clair que nous sommes en guerre, une guerre incivile. Des hommes de main du gouvernement sont continuellement arrêtés par les manifestants qui les remettent aux militaires. Ceux-ci portent sur eux des cartes professionnelles qui indiquent qu'ils appartiennent à la police d'Etat. Les cartes sont aussitôt saisies, photographiées et diffusées au monde entier.(cf. Blog Cris d’Egypte). Observons encore la détermination irréversible des manifestants : « la détermination de ces manifestants est au-delà de ce qu'il peut imaginer et pour une raison très simple. Ils préfèrent mourir, maintenant, sous les balles que, plus tard, sous la torture. Il est évident pour chacun des manifestants que, si nous perdons la bataille, chacun de nous sera arrêté, harcelé, torturé. Moubarak ne semble pas comprendre qui, au juste, mène le combat. Il pense encore que ce sont quelques milliers de pauvres gens, ceux qu'il a humilié dans ses prisons ou ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Moubarak pense qu'il sera facile, comme les fois précédentes, de les réduire au silence sans que quiconque ne s'en aperçoive. Mais Moubarak n'a pas mesuré la diversité sociale de ces manifestants unis et déterminés à le faire tomber. Il ne comprend pas que ses mensonges et ses manipulations n'ont, aujourd'hui, aucun effet sur l'opinion internationale ou sur les manifestants sur place. Des étudiants éclairés de familles modestes, des bourgeois, des égyptiens de l'étranger sont là, main dans la main. Certains parlent deux ou trois langues, s'adressent aux presses du monde entier et décryptent, minute par minute, ce qui se passe. Ils déjouent, un à un, les pièges de Moubarak susceptibles de tromper ceux qui nous regardent… ».

TOUS LES PRONOSTICS DEJOUés dans une situation plus propice au prolétariat qu’en Tunisie :

Le weekend dernier, tous les médias nous assuraient que les jours du « nouveau gouvernement » (avec les mêmes larbins des pachas) à la tête de l’Egypte étaient sans doute comptés. Selon des spécialistes, le départ d’Hosni Moubarak n’est qu’une question de temps. «Aujourd’hui, Moubarak ne peut plus tirer sur la foule, ce serait trop coûteux», estimait Antoine Basbous, politologue à l’Observatoire des pays arabes. L’hypothèse d’une reprise en main par l’armée dans la violence et le sang ne semblait donc pas crédible. «Etant donnée la détermination de la population, ce serait une situation difficilement tenable», observait Dominique Thomas, « spécialiste du monde arabe » et des mouvements islamistes. Il avait fallu six semaines aux Tunisiens pour se calmer (sic !), et ajoutait le « spécialiste » A. Basbous : « je ne suis pas sûr que l’économie égyptienne puisse tenir ce temps-là». A peu près au même moment je m’en prenais sur les forums de Libé aux bébés gauchistes : « cessez de croire à des révolutions fleuries pacifistes et démocratiques! La manoeuvre est grossière en Egypte mais efficace: l'ouverture un peu trop facile des prisons permet:
- de terrifier la population devant les pillages attribués aux seuls prisonniers,
- fait courir la menace que des islamo-fascistes en armes vont "lancer la guerre civile".
TOTAL: l'armée doit apparaître comme un recours au rétablissement de l'ordre et sera légitimée ainsi à ne pas faire de détail entre les prolétaires justement révoltés et les truands en liberté. Ce sont les mêmes arguments qui furent utilisés pour violer et massacrer les communards en 1871. Mais l'Etat égyptien, soutenu par toute la bourgeoisie occidentale, a besoin de gonfler les rangs des tueurs musulmaniaques pour justifier sa répression hyper-capitaliste, donc il faut s'attendre malheureusement à des prolongements barbares pour contrer ce soulèvement populaire courageux qui a valeur d'exemple inquiétant pour tous les Etats. Pour arrêter la main des divers criminels en lice, la solution dépend d'ICI! ».
Jusqu’à ce jeudi tout s’est déroulé comme on pouvait le prévoir. Un porte-parole du ministère de la Défense a appelé la population à protéger leurs biens, assurant que les militaires allaient bientôt s'occuper des pillards. En attendant, les vols avaient amené des habitants (bourgeois) à former des comités de vigiles, armés de pistolets, de bâtons ou de barres de fer. Dans certains quartiers, des barrages ont été improvisés à l'aide de briques et de barrières. Les Frères musulmans, première force d'opposition et de collaboration des couches moyennes en Égypte, avaient annoncé de leur côté le recrutement de volontaires pour former des comités de quartier et protéger les établissements publics et privés. En attendant, le frère jumeau du premier ministre, le chef d’Ennahda islamiste Rached Ghannouchi atterrissait à Tunis sous les bravos de ses partisans calculés comme des milliers par les médias. Dans un coin de l’aéroport un peu de soleil brillait encore, une jeune femme s'est peint au feutre une moustache et une barbe sur le visage, parce qu'"avec les islamistes, il faut être un homme pour exister". Une autre, cheveux dénoués et jupe au dessus du genou, dit: "oui à l'islam, non à l'islamisme". Le mardi 1er février, j’étais dépité de voir une manif pantoufle à la française, avec en prime des rangées de croyants qui s’étaient agenouillés pour prier. L’image était repercutée largement par les médias ; les thuriféraires de l’ordre bourgeois pouvaient ainsi laisser déduire : Voyez dès qu’on lâche un peu du lest les barbus reviennent ! Bernique le lendemain mercredi 3, face à l’agression inouïe et lâche du troupeau des mercenaires du pouvoir il n’y avait plus ni frères ni cousins musulmans mais des hommes debout qui se battaient avec les moyens du bord. Certains vagues opposants ont évoqué l’hydre grève générale comme le plus bête de nos anarchistes, l’idée n’a plus de prise que de réalité politique, peu importe car les répercussions des agressions réactionnaires de la place centrale du Caire, dans le monde entier, sont bien plus importantes que ne l’eût été une journée d’action syndicale.


NOTRE VIOLENCE DE CLASSE


Indépendamment de la suite des événements, des leçons sont à tirer de l’oubli au profit de la classe ouvrière mondiale :
- La violence n’est jamais le fait du prolétariat lorsqu’il commence à manifester ou à faire grève, lorsqu’il recourt à la violence c’est EN DEFENSE non par nature ni par sadisme ;
Cette capacité de tenir la rue en dépit de tant d’assassinats, au nez de l’armée et avec ce courage indomptable de faire face aux tueurs armés de l’Etat ne doit jamais être oubliée par toutes les autres parties de la classe ouvrière ; un exemple du contrôle exercé immédiatement est fourni par une journaliste du Parisien (les journalistes sur place ont fait preuve d’un courage et d’une probité à saluer pour une fois, ceux de France 24 en particulier) : « C'est une scène étonnante que découvre notre envoyée spéciale à l'entrée de la bouche de Métro Saddat «des manifestants anti-Moubarak ont entassé des cartes du ministère de l'Intérieur, mais aussi des armes qu'ils ont saisi sur leurs adversaires, démontrant qu'il s'agit bien de policiers. Il y a là, pêle-mêle des machettes, couteaux, cutters, poignards...» ».

- La bourgeoisie égyptienne craignant d’être étranglée économiquement a lâché du lest, en particulier en rétablissant internet, non par démocratisme, mais parce que la coupure d'internet pendant cinq jours par le gouvernement égyptien devrait avoir coûté à l'Egypte 90 millions de dollars (65 millions d'euros), et son impact pourrait être encore plus important sur le long terme, selon une première estimation publiée jeudi par l'OCDE.
- Malgré la marée des drapeaux nationaux souvent exhibés, désuète et inutile, des manifestations de soutien aux prolétaires égyptiens ont eu lieu en Jordanie, peut-être en Algérie (en Tunisie c’est calme ?) et même à Gaza où des femmes courageuses ont assuré la protestation avant d’être arrêtées et battues par le Hamas ; (il est lamentable que le prolétariat français ne bouge toujours pas son cul) ;
- Malgré tout le bla-bla sur le risque du retour des frangins musulmans et les urticaires diplomatiques du camp US dans la région, la propaganda n’a pas pu oblitérer la force et la détermination de la jeunesse prolétarienne, avec ou sans internet;

AFFRES DE LA DIPLOMATIE OU TROUILLE DU PROLETARIAT?

Sans l’allié égyptien, les Etats-Unis pourraient continuer à s’appuyer sur les pays du Golfe ou sur la Jordanie, autre appui privilégié dans la région. Cependant, tous les régimes de la région souffrent des mêmes maux que l’Egypte: ce sont des régimes autoritaires, qui voient en ce moment la population prolétarienne se rebeller. Il en va ainsi de la Jordanie comme du Yémen (en Algérie et au Maroc, oligarques et roi serrent les fesses). Les Etats-Unis cherchent une solution rapide. Il faut qu'ils trouvent un équilibre subtil entre la stabilité du gouvernement et calmer l'aspiration populaire». Car si la bourgeoisie US perd ses valets dans la région face au mécontentement populaire, ils risquent de ne plus avoir aucun appui pour assurer le contrôle du principal puits de pétrole du monde. Il n’est pourtant pas sûr que ce soit l’enjeu contrairement aux pronostiqueurs alarmistes et impulsifs.

La bourgeoisie mondiale tremble pour d'autres raisons non avouées (liées à une vieille perversion nommée propriété privée) et sa peur fait plaisir à voir.
La plus grande incertitude règne au Caire, au lendemain de la mobilisation de plus de 1 million de personnes réclamant le départ immédiat du président égyptien. L'armée, puis hier soir le vice-président Omar Souleimane ont appelé les manifestants à rentrer chez eux dès lors que leurs « revendications ont été entendues », en allusion à l'engagement, mardi soir, d'Hosni Moubarak à ne pas se représenter à l'élection présidentielle de septembre. Les prolétaires dans la rue ne sont pas dupes hier et continuer le combat avec le projet de pic vendredi. Le délai de sept mois offrant largement le temps au régime militaire d'organiser un scrutin rodé en matière de fraudes et d'intimidations n'est qu'un souci pour les opposants bourgeois démocrates et frangins; les prolétaires ont plus sûrement envie de "changer une vie de merde". L'opposition dispersée et mi-alliée avec les frangins veut continuer à surfer sur la colère de la jeunesse prolétarienne (mais il y a aussi beaucoup de moins jeunes) par le maintien de la manifestation (sans doute géante vendredi), jour de prière, mais pas des vêpres de la colère sociale.
Même si les prétendus organisateurs (qui enfoncent une porte ouverte puisque les manifs spontanées continuent nuit et jour sans consignes d'aucune mafia politique) ne semblent pas envisager de prendre d'assaut les bâtiments officiels, la possibilité d'une insurrection de la rue avec une partie de l'armée n'est plus exclue, au nez des démocrates et à la barbe des intégristes, suite aux actes de barbarie des supplétifs et clochards de la dictature hier et ce matin contre les manifestants sur la place Tahrir (les salauds de flics ont tiré avec leurs armes de service).

L'immense majorité arabo-musulmane souhaite certainement plus une alliance franche et stable avec les Etats-Unis qui, même avec le départ de Moubarak, couperait l'herbe sous les pieds des bellicistes islamistes. Car les enjeux ne sont pas multiples :
- Soit une démocratie aussi hypocrite que l‘occidentale se met en place en remettant en selle pour partie les frangins islamistes (qui disent vouloir copier le bon Erdogan turc) ;
- Soit les frangins bigots (avocats, médecins, ingénieurs, étudiants floués par la crise) prennent le pouvoir et comme ils n’ont aucune solution économique solvable ils seront fauteurs de guerre comme leurs homologues iraniens.
Le vrai danger pour les Etats-Unis, ça ne sera pas de manquer d'alliés ou une mise en danger d’Israël, s'ils laissent se formaliser un mouvement démocratique dans les pays arabes ou musulmans, mais que le prolétariat se serve de ce souffle de liberté pour affirmer son combat qui n’est pas de « dégager Moubarak » comme Ben Ali mais de dégager le capitalisme (cf. le communiqué du PCI). Mais pour cela il ne faut pas laisser isolé le prolétariat de ces pays et c’est pourquoi j’ai proposé sur le web que nous allions tous manifester à 19 heures sur les Champs Elysées à Paris notre soutien à la lutte de classe en Egypte, en Tunisie et alentours.

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