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mardi 3 novembre 2009

Résister à l’air du temps

"Dès le début, une malédiction pèse sur "l'esprit", celle d'être "entaché"

d'une matière qui se présente ici sous formes de couches d'air agitées,

de sons en un mot sous forme du langage".

Karl Marx (L'idéologie allemande)

Bernard Lahire écrit: "Les évolutions sociologiques de ces quinze dernières années ont été marquées par la nette domination du thème de « l’individualisme » et de sa « montée ». Ainsi, Henri Mendras voyait dans la France d’aujourd’hui « dévalorisation des grandes institutions symboliques » et une « montée de l’individualisme » (et notamment une « individualisation de la culture »), « l’enrichissement moyen et la diffusion de la culture scolaire conduisant les français à vouloir se construire, chacun, sa propre culture personnelle ». De même Olivier Galland croit-il déceler une « individualisation des mœurs et des choix culturels » galopante chez les « jeunes générations », processus qu’il définit par le « fait de vouloir décider par soi-même et uniquement par soi-même ce qui est bon ou mauvais pour soi » ou encore par le fait que la culture n’est plus « vécue par les jeunes (…) comme un capital intangible et sacré qui doit se transmettre de générations en générations, mais comme résultant de choix librement consentis qui rentrent en concordance avec l’humeur, les sensations, les émotions des individus ou des groupes ». Tolérances à l’égard de l’homosexualité, du divorce, de l’euthanasie, du suicide seraient ainsi sous-tendues par « l’idée de la libre disposition de soi-même ». L’auteur ne semble cependant pas ébranlé par le constat statistique renouvelé de la détermination des « choix » culturels, des jeunes comme des moins jeunes, par le milieu social et/ou l’origine sociale, le niveau de diplôme, et le sexe.

On notera que l’individualisme (ou l’individualisation) dont il est question semble parfois être situé dans les pratiques et l’ordre objectif des choses et parfois dans les représentations que s’en font les acteurs (…)

Exeunt[1] les groupes ou les classes et leurs cultures, les rapports de domination culturels, les légitimités culturelles relatives, les inégalités sociales d’accès à la culture, les institutions familiales, scolaires et culturelles et leur travail de socialisation (dont on nous dit, dans certains cas, qu’il « s’affaiblit »), les transmissions intergénérationnelles, les catégories de perception et de hiérarchisation de la culture et les processus de leur intériorisation : l’individu, ses choix , et la nécessité historique qu’il a de se « construire soi-même » ou « d’être soi-même », d’être « libre » ou « autonome » sont désormais au cœur du niveau discours sociologique. Le mot d’ordre général est alors la nécessité de rompre radicalement avec une sociologie passée (celle de Pierre Bourdieu) qui aurait, selon Antoine Hennion, traité l’ « amateur » ou le « pratiquant » d’une activité culturelle ou artistique comme un « cultural dope » (idiot culturel), qui se trompe sur la nature de ce qu’il fait » ou comme « le sujet passif d’un attachement dont il ignore les véritables déterminations, révélées malgré ses résistances par d’impassibles statistiques ». L’ « amateur » soutient Hennion n’est pas un « idiot culturel », c’est un auteur, un créateur (…)

Si de larges hypothèses sur les transformations du monde social à l’échelle d’une histoire de longue durée ne sont évidemment pas à bannir du discours sociologique (e.g. on peut penser au processus de rationalisation, de différenciation ou de pacification illustrés par Max Weber, Emile Durkheim et Norbert Elias) , ce que l’on peut reprocher aussi à certains auteurs, c’est de faire de « grandes idées » qu’ils invoquent (montée de la fragmentation, de l’individualisation ou de l’injonction à « être soi ») des présupposés de l’analyse censés expliquer les comportements, lors même qu’il s’agit de phénomènes (…) seraient eux-mêmes à expliquer (quelles sont les origines sociales, - économiques, scolaires, familiales, juridiques, religieuses, idéologiques – de ces formes d’individuation ou d’individualisation [2]?). De plus, alors qu’elles ne devraient être évoquées qu’avec précaution et seulement pour faire parler et mettre en relation de multiples résultats d’enquêtes très variées elles sont au contraire posées comme des évidences, comme un fond naturel sur lequel se détacherait l’ensemble de ces pratiques et des attitudes sociales. Pour preuve de cet usage flottant de ces cadres interprétatifs, les auteurs s’appuient plus volontiers pour légitimer ces « grandes idées » sur des philosophes ou des essayistes libres de toute contrainte empirique (Marcel Gauchet, Alain Renaut, Gilles Lipovetsky, Daniel Bell, Ulrich Beck, Charles Taylor, etc.) que sur les travaux de chercheurs en sciences sociales (historiens, anthropologues, ou sociologues).

On pourrait dire de l’air du temps sociologique ce qu’écrivait Jacques Le Goff à propos des recherches en histoire : « C’est une habitude souvent irritante chez les historiens de voir dans de nombreuses périodes de l’histoire l’émergence ou l’affirmation de l’individu. Cette assertion définitive finit par jeter le discrédit sur la quête de l’apparition de l’individu dans l’histoire. Il s’agit pourtant d’un problème réel qui nécessiterait de nombreuses, précises et délicates recherches ». (…) Selon une logique bien connue, déjà mise à jour par Spinoza dans son ‘Ethique’, qui consiste à détester tout ce qui pourrait être associé vaguement à la personne que l’on déteste, le chercheur peut jeter le bébé avec l’eau du bain, et, en l’occurrence, la légitime question des variations intr-individuelles et inter-individuelles des comportements sociaux avec les vagues propos sur la montée de l’individualisme et le rejet idéologique des conceptions en termes de classes sociales., le refus politique de toute idée d’intérêt collectif et la conviction que les individus sont désormais plus autonomes, plus libres et qu’il n’y a plus dans nos formations sociales que des contrats inter-individuels soumis à des négociations permanentes. (…) on voit aujourd’hui comment certains auteurs nient l’existence des classes sociales et des inégalités sociales en se faisant les chantres d’un individualisme (post-moderne ou non) et d’une conception irénique du monde social. (…) Sous la plume du philosophe postmoderne (Lipovetsky) défilent ainsi les images étonnantes d’une « déstabilisation accélérée des personnalités », d’une « fragmentation disparate du moi », d’un « éclatement de la personnalité », d’une « liquéfaction de l’identité rigide du moi » (…) qui devient un « espace flottant », sans fixation ni repère, une disponibilité pure ». (…) Les individus composant cette nouvelle société, qui se sont « désagrégés en un patchwork hétéroclite, en une combinatoire polymorphe », sont, « de plus en plus aléatoires » ; ils se présentent sous la forme de « myriades d’être hybrides sans appartenance forte de groupe » dont la conscience est « toute en indétermination et fluctuation ». dans une telle société soumise à un « procès de désagrégation qui a fait éclater la socialité en un conglomérat de molécules personnalisées », il n’y a plus vraiment ni de groupes ni de classes (qu’elles soient sexuelles, générationnelles ou sociales) un tant soit peu stabilisés. Fini le temps du « fossé tranché entre les groupes », terminés « les identités, et les rôles sociaux, jadis strictement définis, intégrés qu’ils étaient dans des oppositions réglées » : désormais « le phénomène social crucial n’est plus l’appartenance et l’antagonisme des classes mais la dissémination du social. Les désirs individualistes nous éclairent aujourd’hui davantage que les intérêts de classes ».

Paul Yonnet, quant à lui, voit dans la « massification » (…) un « phénomène de portée historique » qui « rend caduques les analyses traditionnelles de la sociologie en termes de stratification par les classes ou les catégories socioprofessionnelles ». Là encore, le rjete de la conception d’une société divisée en classes est au cœur de la démarche de l’auteur qui affirme que « la sociologie des classes est sans prise sur le phénomène de la massification : elle échoue à l’expliquer, à la comprendre, à l’intégrer dans ses schémas, en définitive à l’admettre ».

Dans les deux cas, le lecteur a davantage l’impression de lire des actes performatifs d’auteurs, qui prennent leurs désirs d’intellectuels et politiques pour des réalités sociales, que de véritables analyses étayées par des enquêtes empiriques. Le réel est convoqué sous la forme d’exemples faussement concrets, au service de thèses vraiment abstraites et, parfois, franchement délirantes. On comprend, dans ces conditions que l’envie de jeter le bébé avec l’eau du bain soit forte.

(…)

Le déterminisme sociologique n’est pas réductible au déterminisme par le « milieu social », qui laisse toujours une part des comportements inexpliquée (et indéterminée) parce que le « social » n’est pas synonyme parfait de « classe sociale » ou de « groupe social » et que les « différences sociales » ne sont pas seulement différences entre « groupes » ou « classes ». Le véritable déterminisme sociologique, beaucou plus subtil, met en jeu le social incorporé (des individus qui ont été socialisés différemment en tant que filles ou garçons, enfants d’ouvriers ou de bourgeois, appartenant à un milieu familial protestant, catholique ou musulman, enfants uniques ou issus d’une grande fratrie, etc.) et les contextes relationnels, pratiques et institutionnels au sein desquels le social incorporé est conduit à s’actualiser. Bref, plutôt que la vision simplisme d’un déterminisme massif par la classe sociale d’origine, qui est impuissant à tout expliquer et donne des raisons aux amoureux de la liberté sans attache ni racine de résister à l’idée de déterminisme, il faut penser à un écheveau de dispositions et de conditions variables de leurs mises en œuvre qui détermine à chaque moment chaque individu relativement singulier (singulier pour des raisons sociales) ».

Bon c’est tout pour aujourd’hui, je n’ai pas le droit de citer le reste.

Extraits de « La culture des individus » de Bernard Lahire (ed La découverte, 2004)



[1] = exit !

[2] Comme le remarquent Marlis Buchmann et Manuel Eisner, l’image d’un individu autonome, réflexif, authentique, original, expressif ou créatif a pour modèle ultime le discours de la psychothérapie et ne peut être déconnectée de la montée historique, tout au long du XXe siècle, des principaux experts du « soi » que sont les psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes et psychiatres.

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