PAGES PROLETARIENNES

mardi 25 novembre 2008

Quelle crise

et conséquences pour les exploités ?


On a beau parcourir les maigres revues révolutionnaires, les sites des uns et des autres, les analyses des « spécialistes », aucun ne répond vraiment à la nature de la sévère crise capitaliste actuelle. On y vient bien partout une crise aux causes multiples face à l’idéologie totalitaire officielle qui ne veut y voir que malignité d’affairistes et de banquiers véreux. Et tout un monde d’intellectuels rêveurs de révolution et d’anarchistes excités d’attendre Godot : ce prolétariat évanescent pour les plus bêtes, ou cette masse qui ne désirerait qu’un nouveau parti de fer pour fendre un capitalisme à l’agonie, quoique certains aient encore des doutes.

La situation mondiale appelle incontestablement une réflexion de fond. Et pas n’importe quelle réflexion pour bavards économistes. Une réflexion politique sur le projet communiste réactualisé, hors des sornettes du bagage de rapiéçages néo-stalinistes à la manière du NPA et des résidus du PCF, hors d’un communisme frugal à la Bitot, hors d’un communisme féodal à la manière des anarchistes ou de leurs amis de Tarnac, certes férocement et injustement emprisonnés au nom d’une raison d’Etat anticipatrice, cynique et machiavélique.

Cette réflexion passe forcément par une meilleure connaissance de l’histoire du mouvement révolutionnaire, lequel, seul îlot lucide au milieu du marasme capitaliste, détient toujours la bonne boussole. Vont être publiés des éléments rassemblés pour une histoire vivante de la « Gauche italienne » qui constituent les linéaments pour cette réflexion moderne dans le sens de la révolution qui vient.

Au début de l’inquiétante année prochaine, qui viendra sûrement elle aussi, la revue Tempus Fugit fournira à ses lecteurs des armes (théoriques) indispensables, en France en particulier par la traduction d’ouvrages inédits dans cette langue, que l’on peut sérier ainsi : Gramsci-Espagne 1937-le PC internationaliste à la fin de la guerre et dans les années 1950. En effet, c’est de la compréhension de la contre révolution (des années 1920 aux années 1960) que le mouvement révolutionnaire ne peut qu’extraire sa vitalité et « restaurer » les principes qui font sa solidité et pérennité. Ont été traduits les livres suivants :

- Gramsci de John Mac Cammett : on a tout intérêt à mieux connaître la trajectoire de Gramsci, en n’oubliant pas qu’il fût un théoricien considérable, même s’il fût amalgamé par le stalinisme car il transforma « le parti d’une secte en un parti de masse » stalinien. Ce théoricien si décrié par des bordiguistes superficiels, qui avait considéré que « l’extrémisme de Bordiga conduisait au fatalisme religieux », a encore des choses à nous dire. Bordiga le « sectaire stérile » a eu raison sur le fond contre le philosophe Gramsci, mais Gramsci a de beaux restes, et Bordiga ne détenait pas toute la solution, une solution trop léniniste. La revue Bilan ne s’y était pas trompé qui compta Gramsci au nom des « nôtres ». A réfléchir.

- La victoire de Franco, c’est la défaite du prolétariat, Mario de Leone et la révolution espagnole, de Fausto Bucci et Rossano Quiriconi : compagnon de la première heure de Bordiga, De Leone fût un des membres de la Fraction en désaccord avec Bilan sur le sens des événements d’Espagne. Il se rend courageusement en Espagne avec Russo et Bruno Zecchini pour aider le prolétariat espagnol. Bilan n’est pas homogène, contrairement à une historiographie simpliste ; son leader Vercesi (Ottorino Perrone) milite lui aussi un temps en faveur de tout ce qui peut permettre l’affirmation du prolétariat dans l’étau sordide des camps fascistes et antifascistes. La fraction de la Fraction ne se soumet pas à l’hystérie antifasciste, elle est censurée par le POUM. De Leone meurt à Barcelone, en communiste. Ses funérailles sont imposantes. Le prolétariat espagnol lui rend un profond hommage. Livre passionnant.

- Agustin Guillamon, enfin traduit lui aussi, livre une analyse précise et pertinente sur la même période : Les bordiguistes et la guerre civile espagnole.

- Un chapitre de l’ouvrage de Peregalli « le PC internationaliste de 1943 à 1945 » écrit les questions fondamentales qui vont agiter le plus important parti communiste du XXe siècle à la fin de la deuxième boucherie mondiale.

- Enfin, une collecte de lettres des militants de la Fraction française de la Gauche italienne éclairera les lecteurs sur la force et l’actualité de ce courant malgré son effritement et sa dispersion. Comme pour les graines d’une plante vivace, la pluie violente de la crise mondiale fera éclore à nouveau, resplendissante, la théorie marxiste.

Pour donner une petite idée de la subtilité de ce courant, de sa vitalité, on pourra lire ci-dessous une lettre du jeune Jacques Camatte, alors encore marxiste convaincu et ses questionnements très actuels au « maître ».

Toulon le 12 mars 1959

Cher Amadeo (Bordiga),

Cette lettre à un avantage c'est qu'elle ne réclame pas une réponse immédiate. En effet je viens poser une question qui m'a d'ailleurs été posée par des camarades et des sympathisants, mais nous n'attendons pas de cette réponse la lumière sur le marxisme c'est pourquoi nous ne sommes pas pressés, depuis longtemps nous sommes sûrs de sa validité. Si avant c'était pour nous une simple réalité d'ordre intellectuel, c'est devenu grâce au travail du parti et en particulier au tien, une réalité physique et charnelle. J'en viens donc rapidement à la question.

Elle peut se traduire ainsi : "vous dites qu'actuellement – étant donné la grande défaite subie par le prolétariat, et étant donné les falsifications apportées à la théorie, le travail de militants marxistes doit être de tendre à la restauration du marxisme et la reconstruction du parti de classe, l'un étant lié à l'autre, et, vous ajoutez la crise, la catastrophe prévue par Marx arrivera, mais est-ce qu'il n'y aura pas d'autres crises entre notre époque et celle où vous prévoyez la catastrophe ? Si il y a d'autres crises pourquoi ne pas essayer de les utiliser, et alors certains (les sympathisants surtout) de dire pourquoi nous ne ferions pas des compromis avec des éléments de "gauche", la crise pouvant arriver et nous ne pas être connus ".

A cela nous rétorquons qu'ils ont un relent de stalinisme. En effet les staliniens disaient surtout après la guerre que les ouvriers devaient se mettre en mouvement parce qu'il y avait la crise. Ce sont ces mêmes staliniens qui étudient actuellement le cycle des crises et essayent de savoir pourquoi il n'y a pas eu une crise de type de celle de 1929. Ces gens-là spéculent sur Marx lorsqu'il dit : "Jusqu'ici la durée périodique de ces cycles est de 10 ou 11 ans, mais il n'y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu'il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement" (Le Capital, Editions Sociales, Livre I, tome III, page 77) ; si le cycle se raccourcit beaucoup de nos staliniens pouvaient même inventer des crises et se couvrir de l'autorité de Marx. Maintenant qu'ils délaissent de plus en plus l'agitation pour embrasser le pacifisme le plus béat, il faut expliquer le retard de la crise et, dans une phase ultérieure (pour être en accord avec Krouchtchev qui dit que les guerres sont inévitables, donc les guerres aussi (en parlant marxiste), montrer que les crises sont évitables et que Marx s'est trompé (connue la chanson).

Alors est-ce correct de renvoyer ces éléments à la préface d'Engels aux "Luttes de classes en France" de 1895, où il explique comment sont liées les possibilités de prise du pouvoir et les phénomènes de crise ? La justesse de cette position est confirmée par la Révolution russe (victoire) ou par la révolution allemande de 1923 (défaite). Là encore ils peuvent rejouer de l'immédiatisme (ce sont les trotskystes ici, qui tiennent le premier rôle) pour dire qu'il faut utiliser tous les petits déséquilibres économiques qu'ils baptisent crises, et qu'il faut soutenir tous les mouvements (prolétariens ou non) qu'ils baptisent de révolutions.

Nous leur opposons bien entendu la position de la Gauche. Ce qui est déterminant c'est la présence du parti de classe. Lui seul peut englober les ouvriers qui viennent sur une base de classe (parce qu'ils retrouvent leur caractère de sans réserve). Donc nous répondent-ils actuellement vous pensez que les crises peuvent seulement amener des militants puisqu'il n'y a pas de parti pour utiliser ces crises qui tendent à affaiblir le pouvoir de l'Etat.

Alors voilà la question centrale posée : "comment concevez-vous ces petites crises type la récession américaine, et pourquoi la grande crise dont vous parlez est-elle si éloignée ? Elle viendra plus de 10 ans après la fin de la guerre alors qu'après la guerre de 1914-18 elle est venue 10 ans après."

Certains économistes, comme Ch. Bettelheim, invoquent les investissements dans les usines automatisées, de charges militaires (certains se servent de l'argument de l'introduction de l'automation pour dire que le capitalisme monopole ne s'oppose plus du tout à l'introduction de progrès techniques). Nous avons pensé qu'il fallait surtout tenir compte de la formation de nouveaux marchés nationaux (Chine, Inde par exemple) et au fait qu'il tend à s'en créer d'autres (le problème de l'Afrique Noire, etc.) ceci permettrait une accumulation élargie plus ample à plus long terme.

De plus nous essayons d'intégrer les petites crises dans cet ensemble. En tenant toujours compte que pour nous ce qui nous intéresse dans la phase actuelle c'est la reconstruction du parti de classe. Ne peut-on considérer les choses de la façon suivante (et pour développer cela, je me réfère à ce que tu as développé sur les cycles longs et courts). Il y a de grandes crises type 1929 d'une périodicité donnée qui prouve la réalité de la position de Marx et en même temps que le capitalisme est bien arrivé dans la phase ultime (ce qui ne veut pas dire qu'il doit mourir immédiatement, fatalement ; on peut mourir après plusieurs attaques). Mais cette grande crise est annoncée par d'autres dont l'ampleur est plus grande, et elle peut être suivie d'une série d'autres dont l'ampleur est aussi atténuée pour passer ainsi à un autre cycle. Dans ces différents stades le prolétariat présente des attitudes différentes, cela dépend de l'état de la lutte de classe, si il a été battu comme le prolétariat allemand de 1923, on ne peut entrevoir la possibilité d'une prise du pouvoir. Donc, d'après moi, il ne faut pas seulement voir le développement (d'une manière absolue) de la crise, il faut tenir compte du développement du parti, autrement position purement mécaniste. Alors il est peut-être intéressant de montrer à quelle partie du cycle appartient la crise américaine de 1958. De même nous pouvons expliquer les petites crises de 1954, etc.

A mon point de vue cela à un double intérêt. Anti-immédiatiste. Les immédiatistes étant ceux qui sont incapables d'attendre la crise, et, qui pour ce donner une dignité veulent voir partout des signes de reprise, et pour cela veulent tout rafistoler ; les militants sachant ainsi qu'on ne crée pas les conditions de la lutte, ils peuvent prendre – pour ainsi dire – une position de tir plus avantageuse pour détruire cette infâme société. L'autre intérêt est un intérêt critique pour l'étude du mouvement ouvrier, montrer l'incapacité des mouvements à comprendre le problème de la tactique tel qu'il est magnifiquement exposé dans les "Thèses de Rome". Nous pouvons dire aux camarades : de petites crises auront lieu avant la crise finale qui amèneront des éléments sur nos positions de classe, mais ceci ne sera réellement que si nous sommes restés fermement sur les positions du Programme communiste, donc actuellement il nous faut étudier afin de ne pas être plus tard débordé par les nouveaux venus : la théorie a toujours marquée un retard sur la pratique, nous devons être cet élément qui doit rétablir l'équilibre des forces.

Je m'excuse de m'être tant étendu tout en ne réussissant pas à être aussi clair que je l'aurai voulu, mais je voudrai que tu comprennes la question que j'essaye de poser le mieux possible. Ce n'est pas une préoccupation d'activisme. Je sais que tôt ou tard tu expliqueras cela, de la même façon que tu as donné la position sur la Russie et puis tu l'as magistralement démontré de A jusqu'à Z. Je suppose que, encore comme pour la série russe, tu donneras une synthèse (type "quaranti anni …") de tout le travail sur le capitalisme, tu reviendras donc à la perspective et tu nous préciseras cela, c'est pourquoi je te dis que je ne suis pas pressé. J'aimerais avoir seulement (et ce à l'occasion de la prochaine réunion à laquelle j'assisterai sans doute) s'il n'y a pas d'erreur dans cette appréciation qualitative.

Ti saluto caramente rinovellando la gioia che provo à leggere le magnifiche tue demonstrazione delle nostra teoria.

Oscar

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