PAGES PROLETARIENNES

dimanche 6 avril 2008

LA FLEUR ROUGE DU BABOUVISME

« La fleur rouge qui éclate au bout de cette tige, c'est le Babouvisme. La doctrine élaborée par l'ancien commissaire aux terriers, pour animer et orienter les conjurés qu'il rencontre à la Société du Panthéon, présente vraiment les caractères d'un résumé synthétique en même temps que d'un avant-projet : on y trouve mêlé au souvenir des théories du XVIIIème siècle celui des expériences de la Révolution, et, à côté d'un plan d'action insurrectionnelle, un plan d'organisation communiste.

Les Babouvistes arrêtés le 21 Floréal an III sont restés, pour une bonne part de l'opinion avancée, les conspirateurs-types. Les papiers cités lors du grand procès des 64 à Vendôme montrent avec quelle minutie méthodique ils avaient préparé leur coup de main. Proclamations, guidons, chansons, distribution de rôles entre les patriotes «bons pour administrer et révolutionner, au sein d'un Directoire secret », recherche des femmes capables de « pérorer » les soldats en leur portant des couronnes, tout est prêt pour une « Vendée plébéienne ».

La conjuration échoue. Mais la volonté d'aboutir avec laquelle elle avait été ourdie frappe les imaginations des révoltés hommes d'action. Grâce à l'Histoire de la Conspiration pour l'Égalité, dite de Babeuf (c'est le titre du livre que Buonarroti publie en 1828), le Babouvisme devient et demeure, tout le long du siècle, comme le signe de ralliement des insurgés.

L'insurrection n'est pourtant aux yeux de Babeuf .qu'un prologue. Et c'est le drame entier qu'il voulait écrire. Il entendait. fournir à ses contemporains tout le nécessaire pour redresser une Révolution qui, après tant de promesses, leur avait apporté tant de déceptions. Faire oeuvre positive, constructive, c'était l'ambition qui l'avait
soutenu dans une vie pleine de travaux et de combats. Pour cela, d'abord remettre en honneur les principes que trop d'hommes de la Révolution, enclins aux compromis faciles, paraissaient avoir oubliés. C'est à quoi devait servir la philosophie du XVIIIème siècle. Elle fournit leur musique aux Babouvistes.
Littéralement, puisque, pour le réveil, ils avaient composé des chansons où la nature était invoquée et l'égalité proclamée. Ce n'était donc pas sans raison que Babeuf, appelant son fils Émile, recopiait des passages de Rousseau, répétait celui où il est dit : « Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne ». Le babouviste partage d'ailleurs les défiances des amis de la nature à l'égard de la civilisation : par cela même qu'elle raffine et complique nos moyens d'action, ne risque-t-elle pas d'aggraver l'inégalité ? Comme Rousseau, le Babouviste a en principe horreur des grandes villes. Ses préférences iraient à la vie agricole. Spartiate plutôt qu'Athénien - pour reprendre l'antithèse, familière aux hommes de la Révolution, que signale Buonarroti - il préférerait à l'opulence monopolisée par une minorité l'égalité du brouet noir. Et c'est sans doute à ce trait que pensaient Marx et Engels lorsque, dans le
Manifeste Communiste, ils dénonçaient, comme d'essence réactionnaire, la littérature révolutionnaire qui enseigne, en même temps qu'un égalitarisme grossier, un ascétisme universel. Il faut noter que ce souci de la vertu, à la mode de Rousseau en effet, n'empêche pas les Babouvistes - Buonarroti en particulier - de reconnaître le rôle utile joué par le commerce et l'industrie : le commerce et l'industrie ont été aussi, en un sens, les licteurs de la liberté. La richesse acquise a été, aux mains des membres des Communes, des artisans et commerçants du Tiers, un moyen d'émancipation dont toute la nation
devait profiter. D'autre part, les grandes villes, foyers de corruption, sont naturellement des foyers d'agitation. Les Babouvistes auraient été prêts à défendre Paris. Ils pressentent le rôle d'avant-garde que doit jouer la plèbe des grandes villes. Ils vont même jusqu'à admettre l'utilité des souffrances qu'elle endure. La détresse du peuple
n'est-elle pas la démonstration la plus sensible des méfaits de l'inégalité? Aussi les échecs mêmes de la Révolution, les misères qu'elle a aggravées peuvent servir la cause de la Révolution de demain qui tendra, par une méthodique réorganisation de l'ordre économique, à l'égalité réelle. D'ailleurs, cette même Révolution d'hier ne nous a-t-elle pas montré, à côté du mal, le remède possible ? La France étant devenue un camp retranché, un atelier de guerre, n'a-t-on pas su, dans le danger commun, imposer des sacrifices aux privilégiés, fournir des subsistances aux déshérités, n'a-t-on pas rationné, réquisitionné, établi des maximums, constitué des greniers d'abondance ? La généralisation de ces mesures
c'est d'abord ce que demande le Babouvisme : qu'on fasse pour la nation, dans la paix, ce qu'on a fait accidentellement pour la nation dans la guerre. Telle est la marge d'expérience où ses adeptes prennent leur meilleur point d'appui pour le système déjà collectiviste qu'ils se proposaient d'essayer. Pour défendre, non seulement les ouvriers des villes, mais l'innombrable phalange des opprimés, travaillons, disaient-ils avec un sombre lyrisme, « à rendre l'or plus onéreux que le sable et les pierres».

En conséquence, confiscation des biens des émigrés, des fonctionnaires enrichis, des propriétaires négligents, abolition de l'héritage, exploitation en commun par tous les membres valides de la société, répartition des travaux, concentration des denrées et produits dans des magasins publics, d'où ils seraient distribués entre les régions : le modèle de tous les plans collectivistes est ici esquissé à larges traits. Et cette fois le doute n'est plus possible : à cette extrémité, la Révolution française mène au socialisme. Les avocats du Tiers-État ne songeaient guère qu'à établir un régime d'égalité juridique qui, s'il se prêtait au transfert des propriétés entre les mains des paysans, laissait intact le principe même de la propriété. »
« Le Babouvisme en fait bon marché parce qu'il veut avant tout l'égalité économique
intégrale : l'égalité ou la mort. »


Célestin Bouglé « Socialismes français » (1932)



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