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MARXISTES MAXIMALISTES ET MINIMALISTES EN RUSSIE AVANT 1914

MARXISTES MAXIMALISTES ET MINIMALISTES
EN RUSSIE AVANT 1914

(Extraits de l’article d’Annie Kriegel : Le dossier de Trotski à la Préfecture de Paris)

(…) Le courant français d'opposition à la politique d'Union Sacrée défendue par l'écrasante majorité du mouvement ouvrier français après que la guerre eut éclaté en août 1914 aurait, même amplifié par la prise de position retentissante de Romain Rolland, conservé longtemps un caractère étroitement « provincial » s'il n'avait très tôt rencontré sur sa route un courant d'opposition appelé, lui, au plus extraordinaire destin, le courant d'opposition qui avait pris naissance chez les émigrés russes en France1.
Certes, comme tout le socialisme international, le mouvement socialiste russe fut troublé par la déclaration de guerre : ce dont témoigne entre autres une lettre de Lunačarskij à Guesde, datée du 4 décembre 1914 : « La démocratie russe, je vous le dis, camarade, avec la conviction la plus profonde, est actuellement gravement désorientée »2.
Troublé, désorienté, oui, mais d'une manière spécifique, manière qu'il doit aux traits originaux de son histoire : en comparaison des autres sections du socialisme international, le socialisme russe est en effet plus divisé, et plus immédiatement divisé, non tant sur des problèmes d'attitude pratique que sur l'interprétation des événements en cours et les perspectives politiques qu'ouvre la guerre mondiale au mouvement ouvrier.
C'est que, pour l'essentiel, le socialisme russe vit dans l'émigration. A la déclaration de guerre, cette particularité marque son comportement sur trois plans : d'abord, dans l'espace, par un bouleversement de sa disposition géographique. Depuis 1912, les socialistes russes de toutes obédiences s'étaient groupés au plus près des frontières de l'Empire, notamment en Autriche3. Sujets du tzar, donc sujets ennemis, ils doivent, sous la menace de l'internement, quitter massivement, les premiers jours d'août, le territoire austro-allemand, ils refluent vers les pays neutres — Suisse, Italie — et les pays alliés — France, Grande-Bretagne. Or ce déménagement général, pour précipité qu'il fût, — Trotski raconte que, mis en demeure de partir le 3 août à 15 heures, il était avec sa famille dans le train de Zurich à 18 h 10 ; quant à Lénine, il fut d'abord emprisonné pendant douze jours avant d'obtenir l'autorisation de quitter l'Autriche1, — ce déménagement dans l'espace n'empêche pas de réfléchir puisque, dès le 6 septembre à Berne, au cours d'une petite assemblée bolchevique, Lénine expose pour la première fois son point de vue sur la guerre2. En novembre de la même année, Trotski conclut en Suisse sa brochure : La guerre et V Internationale. Enfin, si la guerre fait voyager les émigrés, par contre elle ne les enrôle pas — pas nécessairement du moins — dans une armée combattante : alors que la mobilisation dans les pays belligérants dispersait les directions ouvrières, les socialistes russes étaient dispensés des contraintes militaires directes : cette position en retrait — on en tirera d'ailleurs argument pour ne pas prendre en considération leurs conclusions politiques — , si elle leur donne peu de prises sur les événements militaires eux-mêmes, les préserve en revanche des réactions passionnelles qu'exacerbent en chaque peuple ses propres malheurs. Les socialistes russes détiennent ainsi, sur le plan de la nature des problèmes politiques à résoudre, l'avantage d'être maintenus hors d'une pratique nationale. De ne pas être acculé à des déterminations concrètes : l'abstraction de l'avenir en garde ses chances.
Si son statut d'émigré explique que le socialisme russe soit demeuré, plus que celui d'autres pays belligérants, sur ses positions internationalistes, sa structure rend compte par ailleurs de ce que la guerre ait encore augmenté le nombre de ses variétés. Pour ses ressortissants au titre du socialisme russe, la IIe Internationale avait en effet déjà dû reconnaître avant guerre, malgré des efforts autorisés et répétés d'unification3, différents groupements : notamment le Parti Socialiste- Révolutionnaire (ou populiste) ; le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (P.O.S.D.R.), divisé depuis 1903 en mencheviks et bolcheviks. Or, dans aucun des trois groupements, les réactions à la guerre ne furent unanimes4 : chacun d'eux eut ses « défensistes », c'est-à-dire ses partisans de la défense nationale et de la lutte contre l'impérialisme allemand, et ses « internationalistes », c'est-à-dire ses partisans d'une lutte internationale pour la paix. Selon quel plan de clivage ? En tous cas, pas en fonction de l'ancienneté dans le mouvement révolutionnaire : sur les quatre fondateurs du premier groupe marxiste russe à Genève, trois — Plekhanov, L. Deutsch et V. Zasoulitch — sont défensistes, un — Axelrod — est internationaliste.
Au surplus chaque personnalité de premier plan — et le mouvement socialiste russe en est riche — tint à nuancer, pour l'individualiser, sa position sur la guerre. Ainsi, le socialisme russe n'a pas autant que d'autres ni le souci de l'immédiat concret pour le peuple et la nation russes, ni le souci de lui-même et de son unité ; c'est pourquoi il s'interrogera très vite sur des questions qui opposeront moins les défensistes d'un côté et les internationalistes de l'autre que les internationalistes entre eux. Mencheviks et bolcheviks internationalistes s'accordent en effet à considérer la guerre comme étrangère aux intérêts du prolétariat, les gouvernements de tous les pays belligérants comme pareillement responsables de la catastrophe, l'Internationale réduite à l'impuissance et les partis socialistes tombés dans l'Union Sacrée comme également coupables de complicité.
Cette partie critique admise, les mencheviks, avec Martov et Axelrod, définissent leurs propositions politiques, en fonction de la politique socialiste d'Union Sacrée — mais inversée. Selon eux, au lieu d'appeler le peuple de leur propre pays à faire la guerre pour le triomphe d'un bloc impérialiste sur l'autre, les socialistes internationalistes se doivent d'appeler tous les peuples à exiger conjointement la paix, car le moment viendra où la réponse populaire à l'alternative : paix immédiate par la négociation ou paix ultérieure après la victoire ne sera pas douteuse ; alors un puissant mouvement pacifiste international sera de nature à contraindre les gouvernements à négocier une paix de compromis. Ce mouvement, qui peut le faire naître et le diriger ? Une conférence socialiste internationale, témoignant en outre de ce que le socialisme est seul capable de faire s'engager des pourparlers de paix. Cet objectif — la paix — atteint, le socialisme disposera d'un extraordinaire levier révolutionnaire anti-impérialiste : la reconnaissance des peuples saluant en lui le champion efficace du rétablissement de la paix. Les mencheviks considèrent en conséquence que, pour parvenir à l'instauration du socialisme dans l'Europe en guerre, les socialistes internationalistes n'ont pas besoin de poser à l'avance d'autre objectif, de présenter d'autre mot d'ordre que ceux de la paix et de la lutte pour la paix. Au surplus, le problème étant de rallier à la paix les masses humaines innombrables alors enlisées dans les tranchées — les masses humaines même non socialistes — , il importe, non de jeter des exclusives et des condamnations majeures, et par exemple d'enfoncer la IIe Internationale dans sa propre carence, mais d'amener ce qui existe : les forces déjà organisées sous le drapeau du socialisme, à prendre la tête de la revendication populaire.
Cette ligne menchevique ne présente-t-elle, comme le prétendaient les bolcheviks, que faiblesses et contradictions ? Il est vrai qu'elle condamne la IIe Internationale et se refuse pourtant à fonder la IIIe ; qu'elle blâme les « social-patriotes » et refuse pourtant la rupture avec eux. Mais réserver à un moment donné les conclusions pratiques d'un jugement déjà porté n'est pas en soi une inconséquence. Il est légitime, au début d'un processus qu'on sait nécessairement lent en raison des énormes obstacles à surmonter — il faut toujours penser au formidable élan patriotique de l'été 1914 — , de se borner à définir rigoureusement la politique contraire à celle qui triomphe à ce moment-là, à prendre fermement date, sans pour autant couper les ponts et s'isoler de ceux qu'on veut précisément convaincre. Le calcul menchevik se révélera d'ailleurs juste : les peuples d'Europe vont effectivement se libérer de leur passion guerrière, et ils vont se lever, au printemps de 1917, en un mouvement d'un admirable synchronisme : à l'arrière, dans les usines en grève, au front, dans les régiments en révolte, criant dans toutes les langues : « A Stockholm ! », où doit se réunir la conférence socialiste internationale qui porte leurs espoirs de paix et que la IIe Internationale a fini par convoquer elle-même. Et n'est-ce pas dans ce cadre du mouvement général des peuples pour la paix que le peuple russe fait sa révolution ?
Mais, jusque-là vérifié, le calcul menchevik s'infirme ensuite : au printemps 1917, il est déjà trop tard pour que le socialisme européen puisse réaliser jusqu'au bout le scénario tel qu'il l'avait rêvé. Pourquoi ? Parce que, dans le même temps, les Alliés viennent d'acquérir la conviction, grâce à l'entrée en guerre de l'Amérique, de pouvoir l'emporter sur l'Allemagne. Si bien qu'après avoir un instant hésité, ils ne cédèrent pas en définitive à la pression des peuples et ne signèrent pas une paix blanche.
Le temps a donc joué contre le schéma menchevik. Bien plus, dès lors que les peuples n'ont pas arraché la paix sous le signe du socialisme, d'autres questions se posent, à l'autre bout de l'Europe, en Russie où continue de déferler la vague révolutionnaire pour la paix : périmé le schéma menchevik « de la paix à la révolution », voici l'heure du schéma bolchevik : « de la révolution à la paix ». Il ne reste plus à l'historien qu'à rêver à ce qui serait advenu de l'Europe si la conférence socialiste internationale avait vraiment eut lieu et vraiment contribué à rétablir la paix avant qu'éclate la seconde révolution russe, la bolchevique.
Le schéma bolchevik ? Lénine, dès l'été 1914, a tracé, sur la base d'une analyse critique analogue à celle de Martov, des perspectives positives fondamentalement différentes : car les divergences de Lénine avec les mencheviks internationalistes ne sont en aucune façon des divergences de degré et Lénine ne s'emporte pas seulement contre Martov parce que le chef menchevik ne va pas assez loin dans sa critique du « social-patriotisme ».
Kroupskaïa note, il est vrai, dans ses souvenirs que « Illitch émit l'avis que le meilleur journal socialiste en Europe était La Voix où écrivait Martov : ' Plus fréquentes et plus profondes ont été mes divergences avec Martov, disait Illitch, plus fortement je dois m'appesantir sur le fait que cet écrivain agit actuellement de la manière qui convient parfaitement à un social-démocrate. Il critique son gouvernement, il dévoile les manœuvres de sa bourgeoisie, il attaque les ministres... V. En fait, il est naturel que, dans son isolement, Lénine ait constaté avec plaisir qu'il se rencontrait du moins avec Martov sur le plan de la critique des positions « social-patriotes ». Mais, ceci dit, il se sépare du programme menchevik internationaliste : car il fonde ses vues d'avenir sur une autre dialectique historique. Lénine considère en effet que la réponse prolétarienne à la guerre n'est pas la paix, mais la révolution ; et il ne pense aucunement par là retourner le proverbe : « Qui peut le plus peut le moins. » Selon lui, le prolétariat fera plus aisément la révolution qui est un problème de classe à l'échelle de chaque nation, que la paix qui est un problème de classe à l'échelle internationale. Dès le moment où il ouvre, comme terme de la guerre, non plus la perspective d'une paix qui ne peut nécessairement s'arracher que sur le plan mondial, mais la perspective d'une révolution qui peut commencer dans un seul pays, Lénine en arrive à la formulation qui est son mot d'ordre central : transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Dès le moment où le problème n'est pas d'organiser la pression mondiale des peuples pour la paix, mais d'organiser l'assaut prolétarien contre le gouvernement de son propre pays, il n'y a plus de raison de ménager les « social-patriotes » mais il y a toutes les raisons au contraire de rompre totalement avec ceux qui se sont alliés avec leur gouvernement. D'où le deuxième mot d'ordre qui sépare Lénine des mencheviks : celui de scission à tous les échelons dans le mouvement socialiste. Dès le moment enfin où il ne s'agit pas de fixer au socialisme l'objectif de répondre à la guerre par la paix (en substituant, comme terme de la guerre, la paix négociée à la victoire d'un impérialisme sur l'autre), il n'est plus nécessaire de tenir compte des réalités militaires et de veiller à ne pas favoriser un camp plus que l'autre — ce qui aurait risqué de durcir la résolution de l'impérialisme en passe de l'emporter sur l'autre : on peut alors délibérément écarter tous les problèmes liés aux concepts de guerre, de paix, de victoire et de défaite ; d'où la troisième conception dissidente, celle du « défaitisme ».
C'est bien ce schéma de Lénine qui, s'il ne s'est pas réalisé en Europe occidentale, s'est réalisé en Russie1. Est-ce à dire que Lénine ne l'avait établi qu'en fonction de la révolution russe et pour la révolution russe ; qu'il n'était à tout prendre qu'animé d'une passion révolutionnaire spécifiquement russe ? Certes, les divergences entre mencheviks et bolcheviks internationalistes, portant sur les moyens d'action du socialisme russe, peuvent être interprétées en fonction des données politiques russes. Les bolcheviks, se fondant sur l'expérience de 1905, se prononçaient en Russie pour un soulèvement révolutionnaire contre la guerre : en assurant la défaite russe, un tel mouvement assurerait en même temps la chute du tzarisme. Les mencheviks au contraire estimaient que le prolétariat russe aurait tout à gagner à rester tranquille pendant la durée des hostilités, à la seule condition que la guerre ne tourne pas à l'avantage du gouvernement russe. Ainsi pour qu'éclate en Russie la révolution désirée, les maximalistes pensaient inévitable qu'elle s'accompagne de la défaite militaire russe. Les minimalistes considéraient comme suffisant que la guerre se termine par la conclusion d'une paix qui ne soit pas avantageuse à la Russie.
Mais ceci étant, il reste que Lénine n'avait pas a priori décidé que son schéma était seulement réservé à la Russie. Il en souhaitait au contraire l'application dans tous les pays et c'est pourquoi il ne cherchait pas seulement la scission dans le Parti socialiste russe, mais au niveau de l'Internationale. Pour sa part d'ailleurs, il en prévoyait d'abord le succès en Allemagne en raison de la puissance organisée du prolétariat allemand.
On voit bien dès lors où résidait la supériorité du schéma léniniste : en ce qu'il n'exigeait pas l'écroulement du système politique mondial, mais que, tenant compte des inégalités nationales, il pouvait bénéficier de résultats partiels : bref il se fondait sur les interférences entre questions nationales et lutte de classe.
Que la thèse d'un Russe qui avait songé à l'Allemagne triomphât en Russie, voilà qui peut paraître admirable. Admirable aussi que Lénine, contre vents et marées, ait maintenu son point de vue malgré sa dramatique solitude : au nom d'une implacable logique, celle — dialectique — de la guerre et de la révolution. Cet émigré de quarante-cinq ans, que la guerre faisait tomber de la gêne à la pauvreté, rigoureusement seul de tous les chefs socialistes russes en émigration à nourrir ces conceptions, en désaccord non seulement avec les bolcheviks défensistes, mais avec la quasi-totalité des bolcheviks internationalistes — de Moscou, de Sibérie, de France ou de Suisse — se voue en septembre 1914 à cette tâche apparemment folle de rallier à son point de vue son parti d'abord, l'aile internationaliste de l'émigration socialiste russe ensuite, l'aile gauche des partis socialistes des divers pays enfin. Son seul fidèle, Zinoviev, avait motif de dire en 1919 : « II n'y eut presque personne pour nous comprendre dans l'arène internationale л1 : ni en 1914, ni en 1917, ni en 1918.
Aussi Rosmer ne semble-t-il pas avoir raison d'imputer à « Merrheim et ceux qui comme lui ont renié Zimmerwald en 1917-18... et plus encore sans doute à Zinoviev » la responsabilité d'avoir créé de Lénine l'image « d'un personnage borné, buté, sectaire, pas très intelligent, juste capable de jeter brutalement à ses interlocuteurs des slogans : défaitisme, guerre civile, scission,... un Lénine, polémiste impitoyable, dont les idées ne varient pas d'une ligne »2. Pourquoi prétendre que la pensée de Lénine était « infiniment plus nuancée », qu'il faut « savoir lire Lénine », que, par exemple, pour le défaitisme, « la remarque qui s'impose, c'est que cette première formulation de Lénine est très circonstanciée. Il ne pense qu'à la Russie et il ne parle que pour elle » ? Non, rien ne vient véritablement étayer cette tentative « d'humaniser » Lénine, tentative qui, en fait, rend incompréhensible la marche de sa pensée. Lui refuser « l'intransigeance » c'est lui refuser le génie politique.
Tel apparaît le mouvement socialiste russe à la déclaration de guerre. A cette image correspond le groupe russe de Paris1. A vrai dire, en son sein, la fraction bolchevique est particulièrement déchirée, puisque, à l'assemblée générale des bolcheviks de Paris, les 2-3 août 1914, sur 94 présents, 11 se déclarent pour une participation active à la guerre. Parmi eux, Antonov-Britman, N. V. Kuznecov (Sapožkov) tomberont au front. C'est d'ailleurs une commission composée de deux bolcheviks, de deux mencheviks et d'un S.R. qui adopte un manifeste préparé par Ekk en faveur des engagements volontaires : elle en recueillera environ 802. Dans ces conditions, les socialistes internationalistes russes de toutes nuances, vivant à Paris, se rassemblent autour du Golos, le journal des sociaux-démocrates russes de la tendance menchevique- internationaliste ( Martov-Axelrod) dont le Centre se trouvait à Zurich sous le nom de « Comité organisateur ». Quand, en septembre 19 14, l'ambassadeur russe Isvolskij intervient auprès du Gouvernement français pour suspendre Golos, lequel est effectivement interdit le 13 janvier suivant par ordre du Gouvernement Militaire, les révolutionnaires russes y substituent le Naše Slovo par un simple stratagème administratif. Mais voici qu'en même temps que de nom le journal modifie son orientation : c'est que Trotski vient d'entrer dans sa rédaction. Trotski avait, à Vienne, entretenu des relations cordiales avec Martov et Axelrod. Mais il ne partage pas sur la guerre les vues minimalistes et fait du Naše Slovo l'organe d'une nouvelle fraction de la social-démocratie russe.
Contre les minimalistes, Trotski affirme dans le n° 50 du Naše Slovo, à la date du 29 février 1916, la nécessité « d'une lutte révolutionnaire du prolétariat de tous les pays contre la guerre, l'impérialisme et les bases de la société capitaliste », pour la reconstitution de l'Internationale, sous la forme d'une Troisième Internationale Révolutionnaire dont Zimmerwald est le premier jalon. Mais, contre les bolcheviks groupés autour de Lénine, Trotski refuse l'étiquette de «défaitiste ». Dans une 3e lettre de la Vie Ouvrière, Rosmer écrit à l'époque : « Bien loin d'apporter un appui aux Cents Noirs, et aux germanophiles russes qui ne sont pas une petite coterie mais constituent au contraire un groupe important à la Cour et dans les sphères dirigeantes comme tout le monde le sait et le dit aujourd'hui, Trotski et ses amis n'ont cessé au contraire de dénoncer leur duplicité et leurs tentatives de paix séparée ». En fait Trotski se place de telle manière qu'il maintient le schéma menchevik de la lutte pour la paix comme étape vers la révolution mais qu'il pousse plus loin ce schéma jusqu'à parvenir sur certains points aux positions pratiques de Lénine : pour une troisième Internationale, par exemple. Or, ainsi inspiré et guidé par Trotski, ce groupe du Naše Slovo va jouer un grand rôle dans l'évolution de l'opposition pacifiste française.
Déjà, avant guerre, les socialistes français entretenaient des rapports suivis avec les révolutionnaires russes émigrés en France. L. Herr, dont on sait les relations étendus dans le mouvement ouvrier français, vivait, rapporte Ch. Andler, « dans l'intimité des révolutionnaires russes, surtout de ceux qui se réunissaient autour de P. Lavroff »x. Les archives de Lavroff furent d'ailleurs longtemps déposées chez Herr. Par Herr, intime ami de Jaurès, les intellectuels socialistes avaient noué des relations « avec les mencheviki parce qu'ils avaient le mieux conservé la tradition de la Narodnaya Volya ». J. Longuet, de son côté, habitant à l'époque le quartier de la Porte d'Orléans, où se concentraient les Russes émigrés, en recevait fréquemment à sa table. Il faut se garder cependant d'exagérer l'importance politique de ces contacts : Lénine, durant son séjour à Paris — plus de deux ans — , n'a jamais rencontré Jaurès en tête à tête.
Comment se produisit la rencontre entre les internationalistes russes et les internationalistes français, rencontre qui n'allait pas forcément de soi puisque les milieux de l'opposition française à la politique d'Union Sacrée, au départ limitée à un petit secteur syndicaliste, ne connaissaient guère les milieux socialistes russes ? Voici la version de Monatte : en septembre 1914, Martov est amené à démentir dans La guerre sociale l'affirmation produite par G. Hervé selon laquelle tous les socialistes russes se déclarent partisans de la guerre. A cette lecture, P. Monatte part à la recherche de Martov dont il obtient l'adresse par l'intermédiaire de bundistes : c'est par Martov qu'au cours d'une entrevue, Monatte apprend les prises de position internationalistes en Angleterre, en Italie, dans les pays Scandinaves et c'est avec lui qu'il ébauche le projet d'un numéro spécial de la V. 0. : « La classe ouvrière devant la guerre »2. Enfin c'est Martov qui, un jour de la fin de 1914, amena, quai de Jemmapes, Trotski qui venait de franchir la frontière française en qualité de correspondant de guerre de la Kiev ska j a Mysl' , quotidien libéral russe, dont il avait déjà été le correspondant pendant les guerres balkaniques.
A vrai dire, ce récit n'est que partiellement confirmé par Trotski qui, dans ses Mémoires, n'attribue pas l'initiative à Monatte : « Bientôt après mon arrivée à Paris, Martov et moi, allâmes à la recherche de Monatte, un des rédacteurs de la V.O. и1. Quoi qu'il en soit, le pont est dès lors établi. Dorénavant Bourderon, Guilbeaux, Rosmer, Martov et Trotski se rencontrent une fois par semaine quai de Jemmapes. Dorénavant et jusqu'en 1916, Trotski milite avec ardeur au sein de l'aile radicale du mouvement ouvrier français. De son action, il dira plus tard à Guesde : « Le groupe de Notre Parole — Nache Slovo — était heureux de refléter, même aussi incomplètement que nous le permettait votre censure, la voix de la section française de la Nouvelle Internationale, surgissant au milieu des horreurs de la guerre fratricide »2. Effectivement, Trotski inspira — sinon tout le mouvement zimmerwaldien français, du moins son aile gauche. Hélène Brion, revenue de l'Union Sacrée, note dans son carnet : « 10 novembre 1915. Chez Trotski, j'en sors. » L. Bouet raconte en février 1918 dans l ' Émancipateur du Maine-et-Loire comment il a rencontré Trotski « en août 16 au Comité... qu'il essayait d'orienter vers l'action ». Et dans la Vie Ouvrière du 25 juin 1919, Rosmer, qui ne l’а pas encore à cette date revu depuis 1916, dit de Trotski : « Nous sommes des amis personnels ».
Paris, 1963. A. Kriegel. (d’après le site http://www.persee.fr)