PAGES PROLETARIENNES

LE MYTHE DE LA GUERRE REVOLUTIONNAIRE (livre de 2005)



    La Guerre révolutionnaire 
                de Robespierre à Lénine






 Préliminaires
      Chapitre 1 : La guerre accoucheuse de l’Histoire et avorteuse de la      révolution.
      Chapitre  2 :   La révolution ne peut plus naître de la guerre
 Chapitre 3 : La levée en masse de la Révolution française : Guerre interne ou guerre externe ? Guerre, terreur et Thermidor
  Chapitre 4 :   Une « paix honteuse » coup d’arrêt à la théorie de la « guerre révolutionnaire ».
   Chapitre 5 : L’échec de la guerre révolutionnaire contre la Pologne en 1920
   Chapitre 6 : L’  « incident géorgien » ou la « soviétisation » de la Géorgie par Staline
   Chapitre 7 : La « guerre révolutionnaire » version Staline
   Chapitre 8 : « La patrie ou la mort », version Che Guevara

       
     EPILOGUE : Guerre aux capitalistes, paix aux travailleurs…



PRELIMINAIRES



La guerre et la révolution, deux monstres sacrés. Antagonistes ? Complémentaires ? Guerre à la guerre ? Révolution contre la guerre ? Guerre à la révolution ? On n’en finirait pas de questionner, d’épiloguer. La guerre a à voir avec la révolution pourtant, plus que la révolution ne dépend d’une guerre.

Depuis le début du XXème siècle, les deux monstres sacrés des confrontations majeures de l’humanité ont cependant joué à cache-cache, chacun modifiant tout de même le système, l’un pour le conserver, l’autre échouant à le modifier. Les pourfendeurs de la révolution d’Octobre 1917 ont toujours pris soin d’isoler cette expérience révolutionnaire du contexte de la guerre mondiale. Longtemps, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à 1914, la guerre externe avait été représentée comme un prolongement de la révolution de 1789. Les guerres de conquête du sinistre Napoléon avaient été elles aussi présentées comme des excroissances de la révolution française, émancipatrices des peuples qu’elles pillaient. Les fantasmes militaristes des ex-gauchistes des années 1960 ont fait long feu. Les anciens aveugles du stalinisme, du trotskisme et du maoïsme se sont rangés à bon compte des barricades et de l’exaltation de la mitraillette vietnamienne, sans laisser un bilan critique de leur exaltation farouche d’un militarisme « révolutionnaire ».

On a glosé sur la terreur  de Robespierre, puis sur un retour de Marx déguisé en Lénine, couteau entre les dents, nonobstant que les guerres  ont été bien plus coûteuses en vies humaines que les révolutions. Les historiens professionnels ou amateurs font peu de cas du fait que la guerre a été de tous temps vécue avec terreur, qu’elle était l’incarnation de la terreur venue d’ailleurs pour les populations victimes des tyrans et des despotes. Puis les révolutions successives ont non seulement provoqué la terreur chez les minorités exploiteuses mais ont aussi eu recours à une violence disproportionnée. Terreur et guerre sont indissociables quoiqu’en disent les historiens anti-révolutionnaires Cobban, Furet, Courtois, tutti quanti et tutti nanti.

Bien qu’il y manque le contexte de la guerre qui est son creuset, la terreur politique au niveau historique est assez bien définie en 1927 par le journaliste « blanc » Sergueï Melgounov : «  La terreur comme politique consiste à faire commettre publiquement des actes effrayants en vue d’affaiblir la capacité de résistance d’opposants réels ou virtuels. Elle est une stratégie du plus faible numériquement et du plus faible mentalement aux plus nombreux et aux plus hésitants ». Mais il y manque sa définition moderne, qui n’est aucunement la « terreur de classe » théorisée par le commandant en chef  de l’armée rouge, Trotski : la terreur est en général un phénomène d’Etat, soit pour ceux qui veulent en créer un, soit pour tout Etat aux abois. En 1793 en France comme en 1918, la terreur est bien une affaire d’Etat, et non pas un prototype de base pour conceptions révolutionnaires socialistes et communistes. C’est une question plus complexe de comprendre pourquoi les révolutionnaires des deux époques, celle de la révolution dite bourgeoise et celle de la révolution dite prolétarienne, y ont eu recours. Les historiens sont rares à comprendre la terreur jacobine comme « instrument temporaire de politique sociale », exceptés Mathiez et Guérin.

La guerre sainte révolutionnaire appartient à la légende des anarchistes et des marxistes excités qui ont fait circuler « les parallèles les plus romanesques avec les événements guerriers de la révolution française » (cf. L’Avanti n°1, organe des socialistes de gauche du parti socialiste italien, fin 1918).

Il existe des nuances dans l’emploi de la violence « révolutionnaire » qui la distingue de la terreur exercée par les classes dominantes successives de l’Histoire. Nul mieux que Roger Dangeville dans son introduction aux dits « Ecrits militaires de Marx et Engels »[1] n’en a décrit les conditions :
« Marx n’entend pas là qu’il faut au prolétaire une éducation et une morale socialistes pour transformer l’ancien ordre social : ces facteurs sont la conséquence et non la cause du bouleversement révolutionnaire. Il affirme que la violence révolutionnaire du prolétariat est activité pratique et théorique au cours d’un long processus qui met en mouvement des masses énormes. C’est l’idéologie bourgeoise qui suggère qu’il faut changer l’individu par la propagande ou la contrainte. En fait cet élément est tout à fait secondaire. Ce qu’il faut changer au cours de la révolution socialiste, c’est toute la « nature » de l’humanité : à partir de son activité économique, il faut organiser et promouvoir la production (coopérative, nationalisation, socialisation et collectivisation de la production et de la distribution) en renversant et brisant toutes les limitations successives à l’activité humaine
Grâce à l’organisation de plus en plus vaste et unitaire des forces révolutionnaires (syndicats d’industrie, conseils ou soviets de masse, parti politique, Internationale, Etat de la dictature du prolétariat). (…)  Le plus souvent, la théorie de la violence exposée par Marx et Engels, dans l’Anti-Dühring, étonne le lecteur à première vue. Eux qui ne furent jamais des pacifistes n’attribuent qu’un rôle second à la violence, contrairement à l’anarchisant Dühring, qui fait de la violence l’élément premier de l’ordre social, mais la dénonce aussitôt comme un élément factice et mauvais, de sorte qu’Engels lui répond : « Mais que la violence joue aussi dans l’histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces les formes politiques figées et mortes – de cela pas un mot chez M. Dühring. »



Des théoriciens communistes comme Karl Korsch, des historiens plus ou moins chauvins dans leur relecture de l’histoire accrédités auprès du PCF comme Albert Soboul ou des militants bordiguistes comme Roger Dangeville ont théorisé du XIXe au XXe siècle la « guerre révolutionnaire », croyant être de bons disciples marxistes.
La révolution russe avec de 1917 a stoppé la guerre mondiale, elle a aussi révélé l’inanité du concept de « guerre révolutionnaire »[2], sans éliminer la confrontation interne violente des classes, et posé les bases pour la révolution de l’avenir, laquelle sera nécessairement « économique et sociale » sinon tout chambardement historique ne peut demeurer qu’un rêve politique creux.

*   *   *


Que de banalités éculées sur la « guerre révolutionnaire » et ses « soldats-militants », un vieux discours où le terrible guerrillero marxiste a été remplacé par le diabolique islamiste.
N’a-t-on pas assuré que militant vient d’un terme antique qui signifie militaire ? Le militant babouviste puis socialiste et communiste n’aurait-il été qu’un « soldat-militant » d’une guerre révolutionnaire au lieu du propagandiste d’une révolution intrinsèque à des aires géographiques délimitées ?

Selon Voltaire, Mirabeau et Robespierre les militaires sont autant de serfs au service d’un potentat militaire. Toutes les répressions pendant la révolution bourgeoise puis sous Napoléon, en 1830, 1848, 1871, etc. ont été le fait des serfs en uniforme. Comment les acteurs du mouvement ouvrier et révolutionnaires, propagandistes, militants, élus, syndicalistes auraient-ils pu se considérer comme des soldats face à d’autres soldats ?

Claude Delmas, dans un ouvrage depuis longtemps épuisé, donnait sa version de la guerre révolutionnaire :


« Tant que le prolétariat n’est pas victorieux, il est en guerre, et il applique les disciplines de la guerre (..) Dès lors, le comportement du soldat-militant s’éclaire. Tout parti politique est engagé dans une sorte de guerre, où il cherche à éviter la défaite, à gagner la victoire, c’est-à-dire à s’emparer du pouvoir. Pour le parti communiste, cette guerre est une affaire encore plus sérieuse, puisqu’il s’agit pour lui de devenir le maître, non pas dans un pays seulement, mais dans le monde entier, de changer radicalement la structure de la société en réduisant les oppositions au silence, en invitant à cette tâche, de gré ou de force, toutes les énergies humaines poussées à leur paroxysme par l’enthousiasme ou par la peur : guerre totale, auprès de laquelle, si l’on en croit les doctrinaires du marxisme, les guerres « capitalistes » ne sont que des jeux de princes, guerre totale devant aboutir à une paix totale après la victoire.(…). Donc, la guerre révolutionnaire qu’il doit mener pour rester fidèle à lui-même ressemble à toutes les guerres, en ce sens que, dans toutes les guerres, toutes les considérations deviennent secondaires à l’égard de la victoire ; de petites ou de grandes entorses à la vérité sont admises, puisqu’il faut tromper l’ennemi, encourager l’ami, à la justice puisqu’il faut être le plus fort… ».

Et « la guerre révolutionnaire se donne un visage terroriste parce que ceux qui la dirigent prennent à leur charge le ressentiment d’humiliés, et promettent à ce ressentiment les satisfactions de la vengeance ». S’enfonçant dans l’exploration de « l’inconscient collectif », notre chercheur d’assassins robespierristes et léninistes découvrait, éberlué, qu’on « ne peut rendre compte du phénomène terroriste qu’autant que l’on reconnaît la fonction religieuse du mythe révolutionnaire. » Ce mythe révolutionnaire annexe à son profit l’angoisse religieuse, revendique à son seul profit l’univers irrationnel de la peur et de l’espérance, de la culpabilité et de la vénération, et jusqu’aux ténèbres des élans biologiques primitifs, aux bacchanales des guerres saintes et des cérémonies ésotériques.

Après ce détour par les zones obscures et maléfiques de notre inconscient collectif communiste, cet auteur nous contait la saga du soldat-citoyen au soldat-militant, le militant prototype communiste (membre du PCF) étant présumé héritier du soudard napoléonien. S’appuyant sur un certain John  U.Nef (rien à voir avec le syndicat étudiant), il rappelait que celui-ci signalait que le XVIIIe siècle nous avait laissé deux conceptions du soldat : un animal discipliné et mécanisé et un défenseur héroïque. Ces deux types de soldats se sont fait face à Valmy. Henri Guillemin a rappelé que sur le terrain la bataille de Valmy ne fut pas très héroïque et que la victoire de l’armée révolutionnaire fut plus circonstancielle que due aux cris des sans-culottes et à l’imagerie de Kellermann avec son chapeau à plumes à la pointe de l’épée (p. 138-139 de son Robespierre). Le Manuel d’histoire Malet et Isaac a toujours relativisé l’événement : « L’action se borna à une canonnade ».
Claude Delmas rappelle que la conception française du soldat-citoyen l’emporta cependant partout en Europe:
« Ainsi l’homme du peuple, jusqu’alors méprisé comme appartenant à un groupe inférieur de la société, se vit offrir l’occasion de prendre les armes pour la justice, incarnée d’abord par les assemblées révolutionnaires, puis par un seul homme, Napoléon.
Les militaires prussiens remarquèrent alors que la discipline telle qu’ils la concevaient n’était à elle seule un moyen suffisant de conquête ou même de défense : il en résulta que quelque chose de la conception française de l’homme du peuple donna au nationalisme une vigueur nouvelle.
Le soldat-citoyen et La Marseillaise ne sont pas seulement des motifs de légende. Ils ont constitué l’un des éléments essentiels de l’histoire depuis le premier quart du XIXe siècle. La discipline militaire plus efficace, la nouvelle conception de la nation en armes pour la défense du Droit, contribuèrent à répandre plus largement que jamais l’ardeur au combat. »

Delmas vise clairement même à sa façon intemporelle une catégorie de partis encore en vogue à son époque: « les partis communistes sont des instruments de la politique soviétique ». Ou encore, et je n’aurais pu mieux dire à sa place : « Comme tout militant sincère doit rester continuellement au service de son parti, comme tout communiste est engagé dans une guerre dont l’objectif est le triomphe universel du communisme, tout militant communiste est un soldat – et un soldat dont la patrie est celle du « socialisme », c’est-à-dire actuellement (1959 et 1972), l’ensemble des pays communistes. Pour le soldat-citoyen, la patrie possédait des limites nettement définies, pour le soldat-militant, ces limites sont celles du monde.».

L’essentiel de ce petit livre n’étudiait jamais sérieusement les dits écrits militaires du marxisme, qui sont d’ailleurs très limités - exceptés ceux qui concernent le XIXe siècle - ni les débats qui ont portés, parmi les révolutionnaires des deux époques, 1789 et 1917, sur ladite « guerre révolutionnaire ». Son objet était alors pédagogique pour les écoliers des fifties : dénoncer les guerres de libération nationale téléguidées par le bloc de l’Est.


Il apparaît à la réflexion qu’on ne peut plus prétendre que la guerre révolutionnaire est le substitut de la grève générale, et que la prétendue subversion révolutionnaire (des guerres de libération nationale) se servait du marxisme comme d’un simple alibi.

« Mourir pour la patrie » (socialiste ou national-socialiste) est désuet de nos jours. Mais ce « mourir pour la patrie » n’a commencé à devenir désuet qu’en 1918. « A commencé » car des millions d’hommes sont encore morts pour la patrie au XXème siècle !
Grâce à la révolution russe, ce magnifique coup d’arrêt à la Première Guerre mondiale qui a remisé au musée des archaïsmes l’inique sacrifice patriotique pour la bourgeoisie.
Pauvre soldat dans un  monde désenchanté :

« …le désenchantement du monde a progressé rapidement, et les anciennes valeurs éthiques qui ont partout fait l’objet d’abus et d’exploitations misérables sont sur le point de se dissiper comme de la fumée. La froide efficacité pendant et après la Seconde Guerre mondiale, ajoutée à la peur de l’individu d’être pris au piège de soi-disant « illusions » plutôt que d’adhérer à des « vues réalistes », a éliminé les « superstructures » traditionnelles, religieuses ou idéologiques, à telle enseigne que les vies humaines ne sont plus sacrifiées mais « liquidées ». Nous sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat – pour ne pas mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.[3]

La révolution russe une ruse jacobine de l’histoire ? C’est ce qu’on va tâcher d’examiner.













































Chapitre Premier



LA GUERRE ACCOUCHEUSE DE L’HISTOIRE 
ET AVORTEUSE DE LA REVOLUTION

« Les héros de la Première Révolution française accomplirent dans le costume romain, et en se servant d’une phraséologie romaine, la tâche de leur époque. » Marx

« La grande révolution française, notre mère à tous. » Kropotkine

« Historiquement, les bolcheviks sont les héritiers des niveleurs anglais et des jacobins français. Mais la tâche concrète qu’ils avaient à résoudre pendant la révolution russe était incomparablement plus difficile que celle de leurs devanciers. »
Rosa Luxembourg


Dans un discours à l’occasion du 7e anniversaire de la Première Internationale, Marx s’était fait très girondin en 1871 :
« Avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une conviction première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de concerter les forces ouvrières dans le combat qui les attend. »

La guerre a entraîné la terreur interne puis le césarisme, comme le célèbre manuel d’histoire Malet et Isaac l’avait établi pour plusieurs générations de lycéens :
« C’est la guerre qui contraindra les gouvernements à des mesures d’exception contraires aux principes de 1789 ; c’est de la guerre enfin qu’en 1799 sortira, pour quinze ans, la dictature napoléonienne »[4].
Au XXème et au XXIème siècle on ne peut plus confondre guerre et révolution. Extraire comme le fit Roger Dangeville une partie des textes d’analyse politique de Marx et Engels et les ficeler en « écrits militaires du marxisme » fut une méthode douteuse. La question de la guerre est toujours une question politique, et une question  difficile pour tout le mouvement ouvrier et ses théoriciens. La théorie de la lutte de classe n’est pas une théorie pour manœuvres sur les champs de bataille. Il faut bien admettre que toutes les actions anti-militaristes mise en exergue depuis les babouvistes jusqu’à l’Internationale communiste, sans oublier nos tiers-mondistes modernes guévaristes et maoïstes, ont toujours été tenues en échec, même si elles ont longtemps fait trembler gendarmes et généraux.
C’est uniquement par le soulèvement massif contre la hiérarchie militaire en période de guerre interne, comme au moment de la Commune de Paris en France, que la destruction de l’armée bourgeoise a été possible par une action sociale extérieure aux corps mercenaires. On imagine mal l’insurrection de la Commune partant du front alsacien, mais par contre elle se produit bien à partir des quartiers populaires parisiens, jusqu’à constituer ses propres milices armées. La remise en cause de la guerre en Russie en 1905 et en 1917 provient d’abord de l’arrière, la révolte des femmes de soldats et les grèves, que d’un travail préliminaire de désorganisation dans l’armée. La dislocation de l’armée russe, puis les mutineries sont la conséquence de l’ébullition sociale interne et non pas la simple révolte contre les tueries. Il y eût bien des révoltes en uniforme de marin et de soldat contre les massacres, mais sans assise sociale comme en 1915 en France, elles finirent devant les conseils de guerre sans entraîner de révolution.

Les « forces ouvrières », les « soldats-laboureurs » ou « prolétaires sous l’uniforme » n’ont jamais gagné en tant que tels sur un champ de bataille.

Au congrès de Genève de la Première Internationale, Marx et Engels font adopter une motion qui découle de la théorie de la « levée en masse » girondine:
« Nous proposons l’armement universel du peuple et son instruction complète dans le maniement des armes. Comme nécessité transitoire, nous acceptons de petites armées permanentes, pour servir d’école aux officiers de la milice, chaque citoyen étant obligé de passer un temps très court dans cette armée ». De nos jours, l’armée suisse a officialisé depuis belle lurette cette disposition sans que cela constitue un danger pour l’Etat. La fin de la conscription obligatoire dans la plupart des pays développés a confirmé que la bourgeoisie n’était pas suicidaire. Le « général Engels », ami puis héritier de Marx s’est fait le théoricien des guerres et du déplacement des troupes sur le champ de bataille européen du XIXe siècle. Il a produit de plus brillantes analyses sur les guerres antiques et la « guerre des paysans » avec Thomas Münzer, que celles consacrées aux guerres modernes. C’est dans l’armée que le salaire fut d’abord complètement développé, mais cela a-t-il jamais fait de l’armée une force révolutionnaire consciente ?

Les derniers textes d’Engels sont certainement très pertinents, et comportent des annotations très valables sur le danger d’une guerre mondiale dévastatrice et la prévision d’une phase où « il sera impossible de localiser la guerre, elle deviendra générale » (1886) ; ou encore : « Si guerre il y a, elle ne se fera que pour empêcher la révolution, aussi bien en Allemagne, en Russie qu’en France ». Le grand homme avouait lui-même, sans pouvoir en tirer toutes les conclusions pratiques, que la « guerre révolutionnaire » est de l’ordre du passé : « Le bouleversement total de toutes les conditions de la guerre par l’enrôlement de toute la population apte à porter des armes dans les armées a rendu impossible toute autre guerre qu’une guerre mondiale d’une cruauté inouïe et dont l’issue serait absolument incalculable ».

La théorie de l’impérialisme planétaire des Hilferding, Lénine et Rosa Luxembourg exigea des héritiers d’Engels une remise en cause de la « guerre révolutionnaire », voire de l’attente de sa venue. Avec la confrontation généralisée des grandes nations capitalistes au début du XXe siècle, la guerre ne signifie plus qu’une compétition militariste extrême. Tout le combat du mouvement socialiste de la IIème Internationale avait consisté à envisager comment empêcher une telle guerre « mondiale » mais cela n’évita pas à ce même mouvement la paralysie au moment de la guerre. Les « Thèses d’Avril » 1917 résonnent comme un coup de canon. Lénine, très robespierriste, fait de la lutte contre la guerre, non plus un problème d’extension de celle-ci, mais un combat interne : il faut, décrète-t-il au grand dam de tous les réformistes : « écraser la machine militaro-bureaucratique » !






DU NEO-JACOBINISME

L’ « esprit jacobin » a été une référence pour tout le mouvement socialiste et laïque au XIXe siècle et la fidélité à  cet esprit signifia longtemps être du côté des opprimés, puis de gauche et contre la calotte. Un Victor Cherbulliez imaginait en 1881, dans la Revue des Deux Mondes, un avenir russe peuplé de « Robespierre moscovites » et de « jacobins panslavistes ».
D’ordinaire les révolutionnaires ne se prétendent tels que parce qu’ils se réfèrent à leurs devanciers, ou même à un lointain passé. Les jacobins se mesurèrent aux tribuns antiques, avec quelques ridicules. L’invention du calendrier révolutionnaire, qui débute avec la proclamation de la République le 22 septembre 1792, n’est pas ridicule par contre. La suppression de la datation des jours de l’humanité à partir de la naissance du Christ et son numérotage commençant par l’an I de ce grand chambardement historique moderne, reste un apport génial de cette révolution et un défi à toutes les forces obscurantistes séculaires.
La plupart des leaders révolutionnaires, Danton, Robespierre, Saint-Just, Desmoulins, Barnave, Vergniaud sont avocats ou juristes de formation. Le droit enseigné dans les facultés françaises au XVIIIe siècle est le droit romain, ce qui explique l’abus culturel référentiel qui est fait par ces orateurs à l’histoire romaine, dans la période d’ascension du jacobinisme, manifestant une adoration virtuelle de la politique démocratique imaginaire ; les Grecs et les Romains tenaient sous un joug affreux des millions d’esclaves (Cf. Michel Dubuisson, La Révolution française et l’antiquité, Université de Liège). Le bonnet phrygien de type schtroumpf a été reproduit des monnaies émises par Brutus, elle était la coiffe des esclaves affranchis. Les armées « révolutionnaires » sont devenues des « légions ». Tallien a traité Robespierre de Sylla. Babeuf s’était prénommé Gracchus en référence à ce tribun antique massacré parce qu’il remettait en cause les privilèges de la noblesse romaine
Cette origine sociale petite bourgeoise ne diminue en rien le projet politique grandiose d’émancipation apporté à l’humanité par ces révolutionnaires ni leur transmission politique des « lumières » au monde moderne. La révolution française fut bien bourgeoise bien que menée par la petite bourgeoisie bigarrée. On ne sache pas que les couches privilégiées, aristocratie et haute bourgeoisie aient jamais mené une révolte populaire. Georges Lefebvre, dans les années 1930 a su fort bien peindre l’intervention des masses et les contradictions de cette révolution :
« Par les mœurs et la culture, la haute bourgeoisie se sentait plus proche de l’aristocratie que du peuple ; elle voulait l’absorber, non la détruire ; la liberté et l’égalité civile lui suffisaient. Les artisans et les paysans, de mœurs rudes et visant l’aristocratie dans sa richesse, tranchèrent le conflit de classes par la violence. Ils trouvèrent aisément, surtout dans la petite bourgeoisie, des approbateurs et des guides. Il fallut bien leur faire leur part. Mais entre l’ancien et le nouveau régime la conciliation devint impossible et la France révolutionnaire vit se dresser contre elle, par toute l’Europe, l’aristocratie épouvantée » (cf. La révolution française, 1938).

Du XIXe au XXe siècle la plupart des révolutions ou prétendues telles ont été menées par des fractions de la petite bourgeoisie ; le prolétariat n’y fut présent qu’en toile de fond, voire brièvement sur le devant de la scène. L’aspect chaotique et même irrationnel à son terme de cette révolution s’explique parce qu’elle fut menée par les couches petites bourgeoises de l’époque versatiles, idéalistes, instables et hétérogènes, comme toujours, vivier pour la bureaucratie du nouvel Etat.

Tout le mouvement socialiste international au XIXe siècle ne cesse d’en référer à la Révolution française comme expérience politique vers l’étape ultérieure du socialisme ou du communisme. Loin des écoles des spécialistes, robespierristes ou dantonistes, la Révolution française fût longtemps une référence comme un tout. Les hussards noirs de la République la défendirent vaillamment contre les relents royalistes et obscurantistes. La bourgeoisie éclairée fit de même jusqu’au moment où ses héritiers décadents virent le danger d’exalter l’idée même de chambardement politique et social répété ou renouvelé. Le jacobin ressuscité pour toute notre époque contemporaine a été jeté à nouveau décapité à la face du monde par l’incroyable et terrible révolution russe…

Ce n’est donc pas le propre des seuls socialistes russes de la fin du XIXe siècle d’analyser les conditions d’une révolution moderne à l’aune de celle de 1789. Les militants de la IIème Internationale en Russie se clivent initialement en jacobins et girondins sans que cela recoupe toutes les subtilités de ces derniers. Jacobin restant synonyme de gauche et girondin de droite du camp révolutionnaire.
A Londres au tout début du XXe siècle, Trotski qualifia Lénine de « Robespierre en puissance ». L’agressivité et la stigmatisation du contradicteur sont une constante chez les révolutionnaires à toutes les époques. Maurice Dommanget le remarquait déjà pour les premiers révolutionnaires « prolétariens », un Babeuf qui ignora l’apport du curé rouge Jacques Roux : « Comme quoi se vérifie une fois de plus un fait d’observation historique, à savoir que les hommes hardis, menant le combat social à la même époque et s’occupant spécialement et ardemment du problème des subsistances, ou s’ignoraient, ou se jalousaient, ou parfois se combattaient »[5].
Les épithètes qui renvoient à l’accusation de néo-jacobinisme pleuvent sous la plume des jeunes Rosa Luxembourg et Léon Trotski contre Lénine qui avait donné des bâtons pour se faire battre. Lénine excelle incontestablement à résumer les railleries réciproques et toujours en abusant d’épithètes:
« Axelrod n’ignore pas, vraisemblablement, que la division de l’actuelle social-démocratie en aile révolutionnaire et aile opportuniste a depuis longtemps déjà, et pas seulement en Russie, donné lieu à des « analogies historiques empruntées à l’époque de la Grande Révolution française ». Axelrod n’ignore pas, vraisemblablement, que les Girondins de l’actuelle social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de « jacobinisme », « blanquisme », etc ., pour caractériser leurs adversaires (…) Le camarade Axelrod ne trouve-t-il pas que cette discussion nous montre (dans les faits et non pas dans d’imaginaires espiègleries de l’Histoire) l’antagonisme existant entre les actuels Jacobins et les actuels Girondins de la social démocratie ? Et si le camarade Axelrod a parlé des Jacobins, n’est-ce pas parce qu’il s’est trouvé (à cause de ses erreurs) en la compagnie des Girondins de la social démocratie ? »

Lénine a été taxé de « jacobin », alors il assume, comme Marx il ne craint pas les querelles et sait abuser des qualificatifs face à l’adversaire. Ses opposants seront désormais des « Girondins », chargés d’équivoque comme ce club de la révolution française. Girondin caractérisera les mous, les petits bourgeois opportunistes. Lénine se moque dans cette polémique de la sollicitude d’Axelrod envers les intellectuels radicaux, et il revient à la comparaison avec la Révolution française qui reste la référence des clivages dans ce débat sans que l’analogie historique soit explicite sur le fond :
« Les « paroles terribles » : jacobinisme, etc., n’expriment absolument rien, si ce n’est de l’opportunisme. Le Jacobin lié indissolublement à l’organisation du prolétariat, conscient de ses intérêts de classe, c’est justement le social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui soupire après les professeurs et les collégiens, qui redoute la dictature du prolétariat, qui rêve à la valeur absolue des revendications démocratiques, c’est justement l’opportuniste. »

L’opportuniste est pour Lénine un individu sans principes, c’est-à-dire qui fluctue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les Girondins ont oscillé entre République et Royauté. Ils symbolisent donc l’opportuniste historique. L’opportuniste n’est pas un bourgeois mais il est influençable par l’idéologie bourgeoise qui ramène la lutte de classe à la proportion d’un vulgaire complot politique, comme cette classe avait elle-même conçu sa révolution initialement.
Lénine pousse le bouchon un peu loin lorsqu’il définit que le prolétariat a été à « l’école de la fabrique » contrairement à l’anarchisme de grand seigneur du petit bourgeois. Il fera marche arrière et corrigera ce point de vue exagéré face aux critiques immédiates de Rosa Luxembourg. Mais, il résume alors la caractéristique de ces opposants à un parti centralisé sous les termes de « girondisme et anarchisme de grand seigneur » comme équivalent à « la défense de l’autonomisme contre le centralisme ». Martov et Axelrod avec leur dénonciation du « bureaucratisme » et leur prétention à « l’approfondissement » n’ont que des « phrases girondistes ». Misère de l’épithète infâmante alors que l’on sait que les Girondins combattirent les fédéralistes Feuillants !

En 1926, dans « Où va l’Angleterre », Trotski rendra hommage à Lénine en le comparant à Robespierre et en le médaillant « Cromwell prolétarien » du XXe siècle. Pour la plupart des socialistes de la fin du XIXe siècle il fallait se démarquer de toute usurpation et manœuvre politique bourgeoise qui avait caractérisé les clubs politiques de 1789-1794. Dans ses écrits de jeunesse Trotski ne cessait pas de fustiger Lénine comme « jacobin », en particulier  dans les débats sur le rôle et la place du parti dans la lutte de classe. Sur le plan historique Trotski avait fini par placer Lénine à la hauteur historique de « l’incorruptible ». Il n’avait pas complètement tort, il y avait chez Robespierre des rudiments de conception universelle pour changer de fond en comble la société qu’aucun révolutionnaire moderne ne peut contester, et dont Lénine fut l’héritier avec la théorie du « défaitisme révolutionnaire » comme guerre « retournée à l’intérieur». Mais ses comparaisons finissent par être outrancières et hors de propos. Le parallèle entre jacobinisme et bolchevisme est exagéré ; les jacobins n’ont jamais formé un véritable parti et ne présentèrent pas un discours homogène quand les bolcheviks affirment une cohérence moderne et eurent un tout autre projet que « la patrie ou la mort ». Par ailleurs la constitution de l’armée rouge n’a pas le même sens que la levée en masse de 1792 et le phénomène du stalinisme ne peut être assimilé à Thermidor.


DES ANALOGIES SIMPLISTES

En  1920, le déroulement de la révolution russe et ses avatars militaires ont un écho en Europe occidentale jusque chez les historiens dans leurs cabinets d’étude. L’historien Albert Mathiez, spécialiste de la révolution française et « robespierriste » se livre à une assimilation qui ne sera pas pour déplaire au stalinisme. Dans deux articles – « Le Bolchevisme et le Jacobinisme » et « Lénine et Robespierre » – il justifie la dictature du gouvernement soviétique : « Jacobinisme et bolchevisme, ces mots résument l’appétit de justice d’une classe opprimée qui se délivre de ses chaînes (…) La différence des temps explique la différence des théories et des solutions mais le fonds reste identique ». Michel Vovelle en fournit un résumé : « C’est à l’historiographie radicale et à travers elle à la bourgeoisie française qu’il s’adresse. Vous dénoncez, suggère-t-il, la révolution bolchevique comme violence, terreur, dictature d’une minorité, mais la Révolution française que vous avez mythifiée, empaquetée dans un bloc pour qu’on n’en voit pas les fissures, est aussi nourrie de la violence, de la dictature et de la mise sous le boisseau de la démocratie par une minorité.  Les jacobins ont ignoré les élections, et les Soviétiques récusent le suffrage universel. Mais les uns et les autres, pour Albert Mathiez, ont cherché à poser les fondements d’une démocratie sociale qu’ignorent les pays capitalistes : « En remettant aux Soviets toutes les fonctions de l’Etat, Lénine espère éviter les inconvénients de la bureaucratie et du parlementarisme et réaliser autant que possible ce gouvernement du peuple par le peuple qui est pour lui comme pour Jean-Jacques Rousseau et pour Robespierre le propre de la démocratie véritable »[6]. Mathiez reniera ces propos pourtant fort lucides, mais nuisibles à sa carrière universitaire.

Comme pour la plupart des militants socialistes et anarchistes occidentaux, l’historien spécialisé Mathiez ne voit l’expérience russe que de loin sans mesurer l’enfermement étatique dans lequel les bolcheviks sont progressivement cloués. Ah le poids de l’histoire ! Vovelle remarque, après T.Kondratieva  que c’est à partir de la répression de Kronstadt et de la NEP que les vieux opposants réformistes des bolcheviks, les mencheviks, retournent l’accusation de « dégénérescence jacobine », de déviation petite bourgeoise, génératrice de dictature et de terreur, compromettant l’avenir du prolétariat. Trotski taxera à son tour en 1927 Staline comme « jacobin de droite », « thermidorien » qui s’apprête à fusiller « les jacobins de gauche ». Quand, au même moment, Zinoviev et Staline craignaient un nouveau Bonaparte en la personne de l’ancien chef de l’armée rouge, Trotski…

Paradoxalement, c’est François Furet qui stigmatise les analogies simplistes et linéaires qui ont prévalu tant dans la IIe Internationale que chez les historiens stalinistes, parti dont cet historien a été membre dans sa jeunesse. On compte plus d’historiens néo-jacobins que véritablement marxistes dans ces interprétations sectaires et conservatrices, suggère-t-il, dans une vulgate lénino-populiste on trouve une « superposition de deux images libératrices, qui constituent le tissu de notre histoire contemporaine en religion du progrès, et où l’Union soviétique joue dans la seconde le rôle exercé par la France dans la première. »
Furet trouve amusant que Soboul oublie une des principales idées de Marx sur l’Ancien régime, la relative indépendance de cet Etat par rapport à la noblesse et la bourgeoisie. Mais il est encore plus amusant de constater que Furet ne saisit pas l’autonomie de l’Etat jacobin pendant la terreur et celle de l’Etat bolchevik. La terreur a pour but de lutter contre la faim et de saisir meubles et revenus des suspects pour les affecter aux frais de la guerre. La terreur est aussi un hochet politique démagogique.

JACOBINISME ET LENINISME = POUPEES RUSSES ?

Furet croyait régler son compte à la succession « progressiste » des révolutions de 1789 à 1917 en dénonçant ses collègues crypto-staliniens :
« …Pourquoi vouloir à tout prix, construire cette chronologie de fantaisie, où à une phase « bourgeoise » ascendante succède une période de couronnement populaire, suivie d’une retombée bourgeoise, cette fois-ci « descendante », puisque Bonaparte est au bout ? Pourquoi ce schéma indigent, cette résurrection scolastique, cette misère des idées, cette crispation passionnelle déguisée en marxisme ? La vulgate mazaurico-soboulienne n’est pas constituée par une problématique originale qui naîtrait d’un savoir, ou d’une doctrine : elle n’est plus qu’un pauvre reflet de cette flamme immense et riche qui illuminait au temps de Michelet ou de Jaurès, toute l’histoire de la révolution. Produit d’une rencontre confuse entre jacobinisme et léninisme, ce discours mêlé n’est plus apte à la découverte ; il tient tout entier dans l’exercice d’une fonction chamanique résiduelle, à destination des rescapés imaginaires du babouvisme. C’est pourquoi il est à la fois contradictoire et convaincant, incohérent et irréfutable, agonisant et destiné à durer. Il y a cent ans déjà, parlant de la gauche républicaine et ouvrière qui fonda la IIIe République, Marx dénonçait la nostalgie jacobine comme vestige d’un certain provincialisme français et souhaitait que « les événements » permettent « de mettre fin une fois pour toutes à ce culte réactionnaire du passé » (lettre à Cesar de Paepe, 14 septembre 1870).
Furet retourne Marx contre ses anciens professeurs politiques pour justifier son enterrement de la Révolution française. Mais il est encore plus confondant de considérer que le propos de Furet, quand il n’est pas franchement réactionnaire à la suite de Cochin,  frôle la vérité en reconnaissant la profondeur de Marx dans son analyse des rapports de l’Etat et de la société,  lorsque ce dernier examine le 9 thermidor comme la revanche de la société sur l’Etat quand, pour Engels, elle est due à la victoire « militaire révolutionnaire » de Fleurus[7]. La chute de Robespierre est la revanche de la société civile pour Marx dans le sens où elle marque les limites de l’Etat.

Plus que César ou Napoléon, Trotski réunit avec sa « plume de paon » les qualités d’engagement de l’acteur et de l’historien, et force le respect dans la mesure où l’acteur est un vaincu future victime du « thermidorien » Staline. Mais si Trotski a forcé l’admiration de nombre de jeunes révolutionnaires à plusieurs époques, il n’est pas possible dès l’époque de son déclin de le considérer comme un « maître à penser » la révolution du futur parce qu’il reste ficelé dans la problématique de la révolution en Russie et les comparaisons simplistes qu’elle induit avec la révolution française, et dans lesquelles il croit trouver la vérité de l’échec.

La Fraction de la Gauche italienne en exil contestera l’analogie faite par Trotski entre Thermidor et la réaction nationale stalinienne. Voyons d’abord comment Trotski se défend :
« Au sujet de Thermidor, vous faites des réserves quant à la justesse de l’analogie entre la Révolution russe et la Révolution française. Je crois que cette remarque repose sur un malentendu. Pour juger de la justesse ou de la fausseté d’une analogie historique, il faut en déterminer clairement la substance et les limites. Ne pas recourir aux analogies avec les révolutions des siècles passés, ce serait tout bonnement faire abandon de l’expérience historique de l’humanité. La journée d’aujourd’hui se distingue toujours de la journée d’hier. Néanmoins, on ne peut s’instruire à la journée d’hier autrement qu’en procédant par analogies.
La remarquable brochure d’Engels sur la guerre paysanne est construite d’un bout à l’autre sur l’analogie entre la Réforme du XVIe siècle et la révolution de 1848. Pour forger la notion de la dictature du prolétariat, Marx fait rougir son fer au feu de 1793. En 1909, Lénine a défini le social-démocrate révolutionnaire comme un jacobin lié au mouvement ouvrier de masses. Je lui ai alors objecté d’une façon académique que le jacobinisme et le socialisme scientifique s’appuient sur des classes différentes et emploient des méthodes différentes. Considéré en soi, cela était évidemment juste. Mais Lénine non plus n’identifiait pas les plébéiens de Paris avec le prolétariat moderne et la théorie de Rousseau avec la théorie de Marx. Il ne prenait comme décisifs que les traits généraux des deux révolutions : les masses populaires les plus opprimées qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes ; les organisations les plus révolutionnaires qui s’appuient sur ces masses et qui dans la lutte contre les forces de l’ancienne société instituent la dictature révolutionnaire. Cette analogie était-elle légitime ? Foncièrement. Historiquement, elle s’est avérée très féconde. Dans ces mêmes limites, l’analogie avec Thermidor est féconde et légitime.
En quoi a consisté le trait distinctif du Thermidor français ? En ce que Thermidor a été la première étape de la contre-révolution victorieuse. Après Thermidor, les jacobins ne pouvaient déjà plus (s’ils l’avaient pu d’une façon générale) reprendre le pouvoir que par l’insurrection. De sorte que l’étape de Thermidor eût, dans un certain sens, un caractère décisif. Mais la contre-révolution n’était pas encore achevée, c'est-à-dire, les véritables maîtres de la situation ne s’étaient pas encore installés au pouvoir : pour cela, il fallut l’étape suivante : le 18 Brumaire. Enfin, la victoire intégrale de la contre-révolution entraînant la restauration de la monarchie, l’indemnisation des propriétaires féodaux, etc., fût assurée grâce à l’intervention étrangère et à la victoire sur Napoléon (…) Quand nous parlons de Thermidor nous avons en vue une contre-révolution rampante qui se prépare sous le manteau et qui s’accomplit en plusieurs étapes. La première étape que nous appelons conditionnellement Thermidor signifierait le passage du pouvoir dans les mains des nouveaux possédants « soviétiques » des fractions masquées du parti dirigeant, comme il en fut chez les jacobins. Le pouvoir des nouveaux possédants, surtout des petits possédants, ne pourrait résister longtemps. Soit que la révolution revienne sous des conditions internationales favorables, à la dictature du prolétariat, ce qui nécessiterait forcément l’emploi de la force révolutionnaire, soit que s’achève la victoire de la grande bourgeoisie, du capital financier, peut-être même de la monarchie, ce qui nécessiterait une révolution supplémentaire, voire même peut-être deux.
Telle est la substance de l’analogie avec Thermidor. Il va de soi que si l’on dépasse les limites permises de l’analogie, si l’on s’oriente d’après le mécanisme purement extérieur des événements, d’après des épisodes dramatiques, d’après le sort de certaines figures, on peut aisément s’égarer et égarer les autres. Mais si l’on prend le mécanisme des rapports de classe, l’analogie ne devient pas moins édifiante que, par exemple, l’analogie que fait Engels entre la Réforme et la révolution de 1848 »[8]..

Trotski est dans l’erreur lorsqu’il imagine que les thermidoriens « redoutaient avant tout un nouveau soulèvement populaire » (cf. son « Staline » p.319) ; comme en Russie dans les années 1920, les masses étaient épuisées et indifférentes au sort du « terroriste » victime du coup d’Etat, Trotski n’est pas très cohérent dans ses multiples comparaisons du « prototype  thermidor » français  avec « l’inexplicable Staline ». Rien n’est comparable : ni Hitler, ni Mussolini ni les tsars. La seule raison qui explique selon lui le fait que le « thermidor russe » ne signifie pas « une nouvelle ère du règne de la bourgeoisie » est que « ce règne est devenu caduc dans le monde entier ». Certes, mais un siècle plus tard la bourgeoisie se porte pourtant bien aussi en ex-URSS. Trotski vérifie le fait qu’on ne peut point être juge et partie, historien et acteur. Il ne peut se défaire de cette expérience où il a tout donné de lui-même et cela reste par conséquent, quand même… « un Etat ouvrier  thermidorien» !

Tout en défendant justement le Trotski pourchassé, Bordiga se moque à son tour de la comparaison avec le Thermidor de la révolution française en renvoyant la balle sur le personnage de Trotski.[9] Il raconte comment lui et les prisonniers communistes du camp d’Agramante, geôle de Mussolini, récusèrent la notion de Thermidor dès 1924 :
« Etant donné que, d’après le lieu commun scolastique, l’histoire est maîtresse de vie, dans le sens banal qu’elle débite des répertoires d’obligation, le philistin de 1924 n’attendait pas seulement le Thermidor russe, mais encore le bonapartisme. La figure de Napoléon paraissait belle et toute prête ; c’était celle d’un Trotski, chef de l’armée révolutionnaire qui avait écrasé toutes les coalitions, homme riche à foison de toutes les qualités les plus brillantes à la figure resplendissante comme l’aigle dans les tableaux de David parmi les aurores de gloire du 19e ». Après avoir rappelé que Trotski n’avait recherché ni gain ni gloire personnelle, Bordiga assène la vision des militants emprisonnés : « Si, dans notre vision de l’histoire, chaque révolution a raison, il ne serait par contre pas exact de dire que toute idéologie révolutionnaire est juste et possède une valeur définitive en regard du passé et du futur ».

Il considère que Lénine n’a pas été renversé par un Thermidor mais « dévoré » et « brûlé » par son dévouement à la révolution, ce qui est exagéré. Il précise le moment contre-révolutionnaire de la révolution française auquel nous allons essayer de réfléchir un peu plus :
« L’histoire commune considère comme tournant de la révolution française le 27 juillet 1794 (dans le calendrier révolutionnaire : 10 Thermidor de l’an IV), parce que Robespierre, qui jusqu’alors avait mené la Terreur avec le Comité de Salut Public, fut guillotiné ce jour-là par les adversaires de droite, sans que le peuple des sans-culottes se soit levé en armes. La Terreur changera de mains, et la contre-révolution débouchera sur le consulat de Bonaparte et sur l’Empire ».
Les deux révolutions de 1789 et de 1917 furent donc radicalement différentes. Bordiga néglige pourtant lui aussi l’aspect premier de Thermidor, le coup d’Etat militaire.

La définition commune de Thermidor telle que la fournit Bordiga est elle-même insatisfaisante et relève un peu du casse-tête que même Marx et Engels avaient eu du mal à démêler. Contre-révolution par rapport à quoi ? Robespierre, malgré ses déclarations contre la guerre et son exaltation d’un Etat pur, avait fini par se comporter en véritable despote au point que ni les sans-culottes ni les babouvistes ne purent regretter sa perte. La contre-révolution est déjà victorieuse dès avant le 9 thermidor. A la fin de 1793 les luttes pour le pouvoir des diverses factions se sont intensifiées au point que le peuple est démobilisé et ne se sent plus ni concerné ni défendu, ce qui signe la fin de toute révolution dont les représentants politiques sont coupés des masses. La plus grande partie de ces politiques n’est plus constituée que de parvenus. La contre-révolution est déjà active avant le 9 Thermidor puisque le massacre des civils en Vendée - disproportionné même par rapport aux consignes draconiennes fixées par le Comité de Salut Public - peut être comparé à la répression de la Commune de Paris de 1871 . Dans la mesure même où c’est la population civile, même à majorité paysanne, et qui avait brûlé des châteaux au début de la révolution, qui est victime des exactions de l’armée républicaine.  Cette comparaison contre les clichés séculaires sur la « Vendée réactionnaire », établie par l’historien Pascal Gueniffey  – n’ôte pas son caractère ambigu et parfois barbare à 89-93 - mais  innove là fort judicieusement contre la confusion réactionnaire entre la marche républicaine de la révolution et son soit disant aboutissement dans le génocide vendéen ; le boucher Carrier fût lié aux jusqu’auboutistes hébertistes, petits bourgeois militaristes qui avaient pour fonds de commerce la terreur à outrance. Avant cet auteur, Jean-Clément Martin avait remarqué que : « La Vendée est d’abord le résultat des maladresses, des incompétences, des illusions désastreuses des républicains, qui n’ont pas voulu comprendre la nature de cette guerre, qui ont donné la priorité à leurs propres querelles (…) les républicains ne voulurent jamais reconnaître leurs propres erreurs qu’ils firent de la Vendée cette énigme contre-révolutionnaire,argument idéologique spécieux, mais qui leur garantissait l’impunité de leurs fautes et permettait la poursuite d’une politique aveugle » (cf. La Vendée et la France, ed du Seuil, 1987, p.132-133). Les soldats « bleus » engagés dans les colonnes infernales avaient été nombreux à dénoncer les exactions, mais la terreur est atténuée en Vendée surtout au moment de l’élimination de la fraction hébertiste. L’idée révolutionnaire ne nourrit aucun fanatisme exterminateur,  les généraux tueurs Carrier et Turreau obéissent à une logique d’Etat et de clan dans les luttes pour le pouvoir à Paris. L’historien américain Timothy Tackett estime qu’il n’y a pas de lien direct entre révolution et terreur.

La répression inconsidérée contre des populations civiles, même arriérées, comme la terreur contre les civils urbains peuvent être les prémisses de l’agonie d’une révolution.
Premier théoricien du prolétariat moderne, Babeuf proteste énergiquement contre les massacres en Vendée, et contre les thermidoriens il indique que le mouvement de « résistance à l’oppression » sera formé par des « Vendées plébéiennes ». Le livre de Philippe Riviale, « L’impatience du bonheur , apologie de Gracchus Babeuf », est un bonheur à lui tout seul, il montre à plusieurs reprises comment chez le communiste précurseur Babeuf il n’y a pas d’illusion sur le terrorisme et le militarisme, contrairement à certains de ses compagnons encore imprégnés de la tradition bourgeoise jacobine comme Darthé.
Jean-Paul Bertaud formule l’imbroglio de la méprise parisienne : « A Paris, les Jacobins et les sans-culottes, mal informés par la bourgeoisie locale, assimilent très vite les Vendéens révoltés à des « brigands » contre lesquels ils demandent la plus extrême des répressions. Les Jacobins vivent depuis longtemps dans la hantise du complot aristocratique » (cf. La révolution française, p.198). Le rappel de l’exterminateur Carrier par le Comité de Salut Public et Robespierre restaure provisoirement leur autorité contre les concurrents futurs thermidoriens, mais il ouvre la voie à la revanche de ces supporters de la terreur militaire. Le coup d’Etat du 9 thermidor est un complot de l’armée, coup d’Etat qui n’est pas assez mis en évidence par les historiens qui se focalisent sur celui de Bonaparte cinq ans plus tard ni par les héritiers révolutionnaires.

La chute de Robespierre symbolise le point limite politique auquel la bourgeoisie pouvait prétendre parvenir mais qui devait être annihilé pour faire place au culte du profit et au maintien en place des féodalités financières naissantes dans la poursuite de la guerre. La bourgeoisie fait Thermidor au nom de la révolution. L’attaque contre l’homme symbole de la révolution est menée par deux anciens hébertistes Collot d’Herbois et Billaud-Varenne au sein d’une coalition hétéroclite va-t-en guerre. Dans l’atmosphère d’immobilisation de la révolution, la surenchère est la règle. Billaud-Varenne reproche à Robespierre « de n’être pas assez révolutionnaire », autrement dit pas assez militariste, tout comme l’équilibriste avait reproché son indulgence à Danton contre l’abus de la guillotine.

Bordiga tire un coup de chapeau à Robespierre – bien qu’en négligeant toujours son obstination contre le militarisme - qui était arrivé « dans ses discours impétueux » à dire : « Les révolutions qui ont eu lieu dans les trois dernières années ont tout fait pour les autres classes des citoyens, presque rien pour la plus nécessaire, pour les citoyens prolétaires n’ayant d’autres propriétés que leur travail. La féodalité a disparu, mais non à leur avantage, puisque dans les campagnes affranchies, ils ne possèdent rien… L’égalité civile a été instituée, mais il leur manque l’instruction et l’éducation »[10].

La Terreur blanche ne fut pas moindre que la rouge – la Terreur n’a fait que changer de mains, comme le dit bien Bordiga - et l’une et l’autre restent indéfendables du point de vue du prolétariat moderne.
Ce moment de la contre-révolution féodale mais sans pouvoir rétablir la monarchie n’est pas un moment que le prolétariat aurait pu saisir pour défendre l’idéologue « pur » de la bourgeoisie – le « naufrage rationaliste » rousseauiste selon Bordiga - mais un moment historique inévitable qui ne se reproduira pas ni ne pourra servir d’exemple à une autre révolution. En Russie, au début des années 1920, on assiste à un long combat à l’intérieur du même parti et du même Etat. Trotski n’est pas le nouveau Robespierre ni Staline le nouveau Napoléon. Bordiga, qui, contrairement à Lénine a lu sérieusement les discours de l’incorruptible, passe un peu vite sur sa lutte contre la guerre, mais par un raccourci qui pose la question du rayonnement de la révolution en terme de défense plus qu’en terme de conquête militaire : « Réticent tout d’abord à l’égard de toute guerre des peuples, et après la déclaration contre toute guerre de conquête territoriale, il trouva dans la fureur de la défense, le levain de la force de la révolution qui permit d’incroyables victoires contre une foule d’ennemis».

La révolution russe qui ne se fonde pas initialement sur l’exaltation de la patrie « fut elle-même prolétaire et rouge » est un phénomène intrinsèque. Bordiga n’exalte pas l’armée rouge, il faut « la guerre civile anti-bourgeoise en Europe et partout ». Après la mort de Lénine on n’assiste pas à des « bouleversements sinistres de palais ». L’agonie d’une révolution prolétarienne est plus compliquée que celle d’une révolution qualifiée de  bourgeoise. La base de l’échec est là avant tout économique, l’enfermement dans une économie rabougrie : « L’économie prolétarienne avait besoin de la dictature européenne et ensuite mondiale». La renonciation à réaliser la refonte de l’économie mondiale sous les principes communistes date de 1926 où « le grand acteur de scène fut Staline et il l’emporta sur des lutteurs généreux : Trotski, Zinoviev, Kamenev. » Par le retour à la défense de la patrie le nouveau dictateur fait même régresser le projet social initial alors que Napoléon avait pu prétendre l’étendre au monde, il ridiculise le communisme quand il était concevable que la notion de patrie restée vivace après 1794 :
« La révolution française était tombée sans abattre son Mythe, la Patrie, dans lequel Robespierre croyait comme un enfant, autant que dans la Vertu, qu’il identifiait lui, l’incorruptible des sans-culottes, avec la Terreur elle-même sur les traîtres, sur les vendus.
La volte-face de Staline, c’est comme si Cambronne, au lieu de lancer à la face des vainqueurs son cri légendaire, avait hurlé : la Garde, baissez culottes !
La victoire avait été abandonnée à l’adversaire historique de la Dictature, le Capital d’Occident, qui ne se la laissera pas arracher par les folies napoléoniennes du Moustachu.
(…) « Etat de tout le peuple après la fin de la dictature du prolétariat ». De la merde ! Voilà non pas un synonyme mais un homonyme de la démocratie ».
Les révolutions française et russe ne s’emboîtent pas l’une dans l’autre et ne sont pas des maisons de poupées, mais dans les deux cas la guerre a interféré dans le cours des événements.



































































CHAPITRE II


LA REVOLUTION NE PEUT PLUS NAITRE DE LA GUERRE

Lénine a pu dire que « la guerre (de 1914) a été le plus beaucadeau fait à la révolution », cela ne l’a pas empêchée de devenir un fardeau. La guerre est certes terrible mais la paix peut être aussi ignoble. En 1921, en introduction à son ouvrage sur l’impérialisme, Lénine croit que les deux traités de paix de 1918, l’un à Brest-Litovsk qui étrangle la Russie, et l’autre à Versailles qui est gros d’une autre guerre mondiale, « dessillent les yeux » des millions d’hommes opprimés, écrasés et dupés par la bourgeoisie. La paix de Versailles est « bien plus féroce et plus odieuse » que celle de Brest-Litovsk car elle s’érige sur des dizaines de millions de cadavres et de mutilés juste pour la répartition de la plus grande part du butin entre « brigands financiers ». Lénine salue les commentaires de l’économiste Keynes présent à Versailles. Celui-ci avertissait que cette paix préparait une nouvelle guerre mondiale, prémonitoire d’autant que nous avons vu qu’elle avait surtout ouvert la voie au nazisme par les conditions humiliantes fixées à l’Allemagne.
Lénine aurait pu établir le même constat de paix fallacieuse pour la conférence de Yalta en février 1945 où les trois grands vainqueurs du deuxième holocauste, Etats-Unis, Russie et Angleterre n’estimèrent même pas nécessaire de parapher un traité de paix.

Les deux guerres mondiales ont montré une bourgeoisie moderne apte à ressaisir le manche du gouvernement de la société capitaliste et à assumer la survie de son talon de fer. Toute idée de nouvelle guerre mondiale entraîne depuis un désir de fuite éperdue ou de suicide collectif. Une telle guerre ne signifie plus qu’une révolution peut s’y opposer mais une destruction implaquable de l’humanité.

La débâcle de l’armée russe sur les fronts de la Première Guerre mondiale avait littéralement fait se volatiliser toute possibilité de résistance partisane ou même toute attitude défensive. Des millions de soldats avaient déserté. Les russes avaient déjà « donné » dix ans à peine auparavant lors de la guerre avec le Japon, cela justifie le retournement rapide contre la guerre de la population et de la classe ouvrière en 1917.
La guerre moderne fait fuir éperdument depuis 1914 les populations et les soldats. L’incroyable débâcle française de 1940 a montré des millions de prolétaires tentant d’échapper, depuis la Belgique et le nord de la France, à l’avancée de l’armée allemande sans penser un instant à se « lever en masse » pour protéger le pays ! La guerre moderne a même ridiculisé toute idée de guerre défensive vu la disproportion des forces et des armements terriblement destructeurs pour les populations. A l’ère du nucléaire et des attentats chimiques, une stratégie léniniste mime un lance-pierre face à un tank.
Seul Karl Korsch a bien vu en 1941 que le mot d’ordre de « défaitisme révolutionnaire » avait lui aussi du plomb dans l’aile, et était devenu le mot d’ordre de la bourgeoisie française, préférant plutôt la défaite face à l’armée allemande qu’un nouveau front plus prolétarien que celui de 1936. La guerre mondiale moderne n’est pas progressiste comme le furent jugées par les marxistes les guerres de libération nationale, parce qu’elle met en jeu un conflit impérialiste mondial, et parce qu’à l’épreuve des faits elle n’autorise pas le développement de la révolution. La guerre mondiale en 1914 n’est pas un phénomène apparu brutalement dans un ciel serein ni une simple volonté de récupérer deux provinces perdues par la France à cause du minable Badinguet, elle est l’aboutissement de la mécanisation à outrance du capitalisme et de sa recherche effrénée du profit. La soudaineté et la brutalité de cette Première Guerre mondiale est restée frappante et rédhibitoire pour l’humanité pensante jusqu’au XXIe siècle. Les films « Les sentiers de la gloire », « Les hommes contre », « Le pantalon », et dernièrement « Un long dimanche de fiançailles » ont plongé les spectateurs dans les affres des tranchées, l’horreur du massacre, mais dans une impuissance à comprendre la paralysie de la troupe à se révolter massivement contre les généraux des banquiers, et les agioteurs des hommes d’Etats démocratiques.
L’espoir que les bolcheviks allaient poursuivre la guerre pour répandre leur révolution, voire parfois sans doute avec encore des connotations chauvines en France (déculotter les « prussiens »), fut reflété en Russie par les communistes de gauche et Boukharine. Seule la continuation de la « guerre » présumée révolutionnaire – conçue comme une « guerre de partisans » - du fait de l’affrontement d’armées impérialistes contre un « bastion prolétarien » pouvait sauver la révolution russe en la faisant rebondir partout ailleurs. Continuer la guerre fut jugé suicidaire et aléatoire du point de vue révolutionnaire. Le parti-Etat a préféré avec Lénine baisser les armes  bien qu’en réalité il n’ait pas eu le choix.
Du point de vue empirique on se trouve dans un rapport de force défavorable : l’arrêt de la guerre mondiale avec les gesticulations pacifistes de Wilson -« laissons les bolcheviks mijoter dans leur jus ». Un point de vue « théorique » bien que désuet: la position girondine bourgeoise = exporter la révolution à l’extérieur par une armée révolutionnaire. La continuation des atrocités de la guerre mondiale alimentait jusque là les foyers révolutionnaires dans les divers pays belligérants.

Quant à dire, même en se couvrant de l’autorité de Rosa Luxembourg, que le traité de Brest-Litovsk fut un « coup d’arrêt à la révolution »[11], c’est une erreur d’appréciation et une surenchère gratuite. En 1920, Trotski se gaussera de ce que l’ex « pape du marxisme » Kautsky, luxemburgiste malgré lui, reprochait aux bolcheviks d’avoir conclu la paix.
Comme le montrera l’échec du conflit russo-polonais de 1919-1920, une révolution prolétarienne ne s’exporte pas par la guerre. Elle a toutes les chances de réveiller plutôt le nationalisme parmi les masses en uniforme concernées. L’arrêt de la guerre mondiale est une interruption générale des divers fronts belligérants mais surtout le véritable coup d’arrêt à la révolution, que ne mesurent pas encore ses acteurs. Comme l’avait prouvé la Commune de Paris, l’auto-activité des masses vient de l’intérieur  du conflit des classes pas d’une importation extérieure, et qui plus est avec une « armée » même rouge, et revêtue de l’uniforme d’un « Etat prolétarien » !
Les débats lors de l’insurrection parisienne de 1871 avaient été encore marqués par les références à 1789. Les plus clairvoyants des communards, dont le peintre Gustave Courbet, estimaient qu’il n’était plus possible de se calquer sur cette expérience passée. Mais le 21 mai 1871, le délégué à la guerre du Comité de salut public (terme repris aux sans-culottes de 93) de la Commune de Paris, le « jacobin » Delescluze proclama « L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné », mais cette guerre n’eut pas son Valmy et n’outrepassa pas la banlieue parisienne.

Passons au milieu du XXe siècle et relisons l’ouvrage d’Anton Pannekoek « Les Conseils ouvriers »  (Dans l’abîme) qui va dans notre sens. Pannekoek, contemporain et pourfendeur de Lénine théoricien et chef d’Etat, écrit : « Avec la Seconde Guerre mondiale, le mouvement ouvrier est tombé encore plus bas qu’avec la Première (…) Les travailleurs ont perdu leur classe. Ils n’existent plus en tant que classe. Leur conscience de classe a été balayée dans la soumission de toutes les classes à l’idéologie du grand Capital. Le vocabulaire de classe qui leur était particulier : socialisme, communauté, a été adopté par le Capital pour recouvrir des concepts différents. » (…) Une nouvelle génération naîtra pour laquelle les vieux concepts et les vieux mots d’ordre n’auront plus aucun sens. Sans doute sera-t-il bien difficile d’éviter que, sous la domination étrangère, le sentiment de classe ne soit pas entaché de nationalisme. Mais avec la disparition et l’écroulement de tant de vieilles traditions et d’anciennes situations, l’esprit sera plus ouvert à l’influence directe des nouvelles réalités. Toute doctrine, toute construction, tout mot d’ordre seront pris, non pas selon leur apparence formelle, mais conformément à ce qu’ils contiennent réellement. »


Inimaginable de retrouver les circonstances exceptionnelles qui ont permis 1789 et 1917. En Russie, ce fut incontestablement une révolution prolétarienne dans la mesure où, même ultra-minoritaire en nombre, la classe ouvrière fit basculer le régime du fait de sa forte concentration industrielle et avec la décomposition de l’armée. Dans ces circonstances, le mécontentement des paysans (principale chair à canon) et des minorités nationales sous le joug tsariste se mit à la remorque de la révolution. Du fait de ces mêmes circonstances et de l’arrêt de la guerre mondiale, les bolcheviks restèrent toujours des « étrangers dans leur propre pays », comme le remarque si justement Arno Mayer. Ils étaient trop en avance face à la responsabilité d’aller jusqu’au bout de  « l’épreuve » : leur volonté de mondialiser la révolution. Les bases arriérées du pays autocratique allaient, dans l’isolement, favoriser l’affirmation du nationalisme stalinien. Se sont avérées pertinentes les critiques du recours étatique bolchevique aux vieilles formes autoritaires de domination russe, au gouvernement par oukases par les Rosa Luxemburg, Hermann Gorter et de Pannekoek. Elles ne peuvent pas être déconsidérées à 90 ans de distance parce qu’elles ont été ensuite pillées sans gêne par les littérateurs bourgeois Aron à Furet.
Aucun des révolutionnaires évoqués ci-dessus, du même bord que Lénine, n’a vraiment critiqué la dissolution de l’Assemblée constituante en janvier 1918, elle n’importait pas plus pour la dynastie Romanov ni pour la clique des généraux blancs. La formule de Rosa Luxembourg qui a été reprise hypocritement par le chancelier Kohl – « la liberté c’est la liberté de celui qui pense autrement » - ne visait pas la défense de l’opinion des criminels d’Etat de la bourgeoisie et leurs chantres médiatiques mais la liberté d’expression parmi les masses et les partis prolétariens du camp révolutionnaire.

Chaque tendance politique, anarchiste, socialiste, trotskiste, communiste de conseil, marxiste orthodoxe… se revendique d’un moment ou d’une partie de cette révolution dans une controverse sans fin où chacun finit par radoter sa vision de crypte ou de chapelle. La révolution russe est-elle buvable jusqu’à Brest-Litovsk, Kronstadt, Makhno, la NEP, jusqu’à la mort de Lénine (grand pope infaillible du marxisme russe), au moment des premières frasques de Staline en Géorgie en 1922 ou avec l’intronisation du socialisme en un seul pays en 1926 avec la résistible ascension du même Staline ?

La référence de toutes les révolutions du XVIIIème  siècle à nos jours reste la révolution française de 1789 à 1794, avec sa Bastille détruite, ses fourches et ses gourdins. L’envie ne manque pas, face aux variations dans les relectures, de déclarer tout de go comme Clemenceau à propos de cette Révolution française qu’il faut l’accepter « comme un bloc », et non pas en extraire un morceau à la façon anarchiste. Aucun historien sérieux ne peut déclarer que la révolution de 1789 est morte avec l’inauguration de la guillotine ou dès les massacres de septembre 1792, puisqu’elle dure dans les esprits au-delà de 1794, comme personne ne peut arrêter la révolution russe à tel ou tel moment de la répression de « l’Etat prolétarien ». La révolution, comme phénomène domine toute une époque. Les deux révolutions russes du XXe siècle n’ont pas autant bouleversé la société et le monde que la révolution française puisque le projet était plus universel et que l’échec n’a rien laissé juridiquement et socialement. Le monde bourgeois actuel vit plus en référence à la révolution française que par crainte d’une réédition de la révolution russe. Les révolutions n’appartiennent à personne. La révolution russe sans acquis institutionnels ne peut être comprise qu’autour des rapports entre les trois grandes catégories : le parti militarisé, le prolétariat et la paysannerie.

La révolution en Russie d’octobre 1917 aux années 1920, demeure un fait accompli, plein d’évidences incontestables. L’insurrection « prolétarienne » a été un coup de pot historique dans un pays à dominante agraire. Kronstadt, bien que ses « résistants » aux oukases du parti étatique aient été à dominante petite paysanne, ouvriers issus de la campagne, fût le sommet de la protestation contre les privations du « communisme de guerre » et fût écrasé par une répression féroce, et fratricide, indéfendable ; même les anarchistes reconnaissent qu’il y eût plus de morts parmi les assaillants envoyés sur les glaces par le parti en congrès que parmi les soi-disant petits bourgeois de la forteresse. Il avait fallu fusiller ceux qui avaient refusé de tirer sur leurs « frères de classe ». La NEP fut une improvisation pour se sauver d’une autre improvisation : « le communisme de guerre ». La dite « révolution ukrainienne » de Makhno fut une guérilla paysanne anachronique dont les objectifs – la terre aux paysans, l’usine aux ouvriers – étaient aussi irréalistes et déphasés que la plateforme des insurgés de Kronstadt dans le cadre d’un pays en état de siège gagné par le chaos. Les bandes armées successives de Makhno ont certainement commis autant d’exactions que l’armée rouge, même si elles ont parfois marché au même pas face aux « blancs ». Les anarchistes antimilitaristes se jouent une musique tout à coup très martiale et très anti-bolchevik en rivalisant de hauts faits d’armes ukrainiens et en exaltant la troupe armée makhnoviste régionaliste, mais cela ne vaut guère mieux que les louanges staliniens et trotskiens à l’armée rouge en tant que telle. Les armées ne sont jamais porteuses de l’idéal de libération de l’humanité. La constitution d’une armée se justifie pour la défense d’un territoire et finira par se confondre avec la défense de la patrie russe éternelle. La question de la constitution d’une armée de défense centralisée est d’ailleurs défendue comme naturelle par Makhno lui-même qui peste contre la dispersion et l’inefficacité anarchiste, avec le recul et les trahisons qu’il reproche aux bolcheviks : « …les exigences pratiques de la lutte entraînent au sein de notre mouvement la création d’un état-major opérationnel et organisationnel de contrôle commun pour toutes les unités combattantes. C’est à la suite de cette pratique que je ne puis accepter la pensée que les anarchistes révolutionnaires refusent la nécessité d’un tel état-major pour orienter stratégiquement la lutte révolutionnaire armée. Je suis convaincu que tout anarchiste révolutionnaire qui se retrouverait dans des conditions identiques à celles que j’ai connues durant la guerre civile en Ukraine, sera obligatoirement amené à agir comme nous l’avons fait. Si, au cours de la prochaine révolution sociale authentique, il se trouve des anarchistes pour nier ces principes organisationnels, ce ne seront au sein de notre mouvement que de vains bavards ou bien encore des éléments de freinage nocifs, qui ne tarderont pas à être rejetés (…) Face à un mouvement révolutionnaire de masse, nous devons reconnaître la nécessité de l’organiser et de lui donner des moyens dignes de lui, puis nous y engager entièrement. Dans le cas contraire, si nous apparaissons comme des rêveurs et des utopistes, alors nous ne devons pas gêner la lutte des travailleurs, en particulier ceux qui suivent les socialistes étatistes»[12]. Voilà une manière de coup de chapeau à la centralisation efficace de l’armée rouge, tout au moins à ses débuts. Makhno n’est pas n’importe qui, il n’est surtout pas un anarchiste de salon, il s’est impliqué totalement dans la « guerre révolutionnaire » malgré la carence organisationnelle et théorique de son mouvement.

Dans le débat sur la « paix honteuse » de Brest-Litovsk Staline a soutenu Lénine, non par pacifisme, mais parce que réputé piètre commissaire politique aux armées, cela représente une occasion de plus pour se démarquer de son rival Trotski  qui va tresser sa propre gloire fugitive depuis son « train de commandement », en forgeant une armée rouge, laquelle deviendra pourtant un instrument étatique indispensable à la prise de pouvoir du futur  « maréchal Staline »[13]. La fonction de l’armée rouge est d’abord une fonction de défense interne de la révolution contre les attentats et les tentatives de putsch. Pierre Broué a noté que la première opération de l’armée rouge, le 6 juillet 1918, est une opération de police contre les S.R. de gauche.

Pour Trotski, dans sa biographie de Staline, l’attitude de ce dernier au moment du traité de Brest-Litovsk  révèle le futur dictateur. Par sa modestie dans le débat : « il devint clair que les facteurs de la politique mondiale étaient pour Staline des quantités entièrement inconnues ».
Ce n’est pas un hasard si Staline fait son chemin essentiellement dans le domaine des affaires militaires. Il reste longtemps à l’ombre de Trotski, et ne récolte que les médailles du second rôle. Membre du conseil du Travail et de la Défense, il est envoyé sur les différents fronts où il se fait remarquer pour son autoritarisme. Il accumule les erreurs militaires, contrecarre les ordres de Trotski et met en œuvre une politique de répression féroce contre les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes. En octobre 1918 Trotski obtiendra le rappel de Staline à Moscou. Provisoirement.

La victoire de Staline – que Bordiga qualifie de « volte-face », après la série des « paix honteuses » est aussi plus due aux « ruses de l’histoire » russe qu’à ses propres turpitudes d’arriviste que Trotski (le fier perdant) lui a reproché inconsidérément après coup dans un combat de coqs, sans pouvoir le qualifier de nouveau Napoléon mais pour le parer du concept néo-jacobin de « bonapartisme », guère plus éclairant à l’époque du capitalisme ultra développé. Dans l’isolement de ce grand empire, Staline a été amené à incarner le nécessaire passage à l’industrialisation, avec le culte de l’ouvrier-producteur. Il est une pièce maîtresse en faveur du réarmement accéléré dans un environnement international précaire et lourd de menaces. Le recours systématique à une terreur d’Etat aura plus d’accointance avec la terreur blanche de 1794 qu’avec celle de l’Etat jacobin. La victoire de Staline coïncidera avec le krach boursier occidental de 1929, ce qui lui confèrera un aura supplémentaire de sauveur des peuples.
Les paysans ont constitué le plus grand nombre de détenus et les grands procès ont frappé au sommet et non à la base de la pyramide du parti. Dans une société aussi arriérée, il faut se rendre à l’évidence, les procès de la Grande Terreur seront perçus comme légitimes, même après l’élimination étalée dans le temps des oppositionnels, car le peuple indifférencié, épuisé par les années de guerres, ne désirait plus que la paix sociale interne même dans la misère. Le prolétariat, lui-même épuisé au milieu du peuple, composé de nouvelles couches qui n’avaient pas vécues les années révolutionnaires, était enclin à soupçonner des hommes lointains du pouvoir de comploter contre une prospérité relative avec l’industrialisation forcenée. Certains dignitaires bolcheviks réagirent de même, écrivant par « esprit de parti », à la veille d’être fusillés, à Staline lui-même pour le prévenir contre les comploteurs à ses basques qui venaient de les condamner.

En outre, un certain élitisme a privé l’opposition de gauche d’un véritable contact avec les masses. Claude Lefort remarque qu’en 1923, avec « Cours nouveau » et « Leçons d’Octobre », l’ex-chef militaire Trotski livre des écrits que ne sont pas destinés aux militants de base. On retrouve la même complicité élitaire « de parti » lorsqu’il dénonce Eastman, au nom de la discipline d'appareil, comme « méprisable menteur » quand celui-ci publie le testament de Lénine. Il est vrai que Trotski tenait plus alors d’une mentalité jacobine de sauvegarde de « l’Etat prolétarien », illusoire protecteur des principes communistes déjà embaumés, et de perte de confiance dans des masses désorganisées et affaiblies. Dans la lutte pour le pouvoir, Trotsky n’est pas innocent. Avec le triumvirat Staline-Kaménev-Zinoviev, Trotski craignait de se voir supplanté au Comité central par les Chliapnikov, Ossinski, Sapronov, bref tous les opposants qui avaient bien compris la dégénérescence avant la tardive opposition de gauche. Sa  vanité l’encourageait à l’inaction. L’incapacité de Trotski à se faire le porte-parole de Lénine affaibli est payée très cher quand Staline est mis au courant de la tentative de transaction entre les deux hommes ; Adam B.Ulam, bien que qualifiant Lénine de dictateur résume le piège où s’était enfermé Trotski : « Le problème ne fut plus de savoir ce que Lénine avait dit de Staline, mais le fait que Trotski ne parvint qu’à s’embourber davantage » (cf. Staline, l’homme et son temps, p.261).
Trotski réagit toujours trop tard pour mesurer l’ampleur du désastre. Il cite Kroupskaïa, la veuve de Lénine, qui constate que dans les comités bolchevistes il n’y avait presque pas d’ouvriers : « Le membre du comité était d’ordinaire un homme plein d’assurance ; il voyait l’énorme influence que l’activité du comité avait sur les masses ; en règle générale, le comitard n’admettait aucune démocratie à l’intérieur du parti. » Les héritiers gauchistes de Trotski dans les sixties n’auront pas eu un comportement différent dans leurs sectes respectives, lesquelles fonctionnent comme… l’armée rouge, avec des spécialistes, des grades et des tribunaux !


COMMENT REPANDRE LA REVOLUTION DANS DES CONDITIONS DE GUERRE :

Le problème n’est pas de ferrailler éternellement sur les « guerres révolutionnaires » depuis 1792 et sur la « paix honteuse » consacrée à Brest-Litovsk, comme le font les académistes, mais de mettre en évidence que l’expansion de la révolution n’est pas un phénomène « externe », envahissement ou victoire d’ « armées révolutionnaires », mais « interne » la capacité des prolétariats parqués dans les cadres nationaux à les faire voler en éclats, à se solidariser mutuellement au plan international. 
Dans un article de 1916 – pompeusement titré « Le programme militaire de la révolution prolétarienne » - Lénine, s’il dénonce la mystification du mot d’ordre pacifiste de désarmement avec son brio habituel, est moins convaincant lorsqu’il s’en prend à Junius, qui est le pseudonyme de Rosa Luxemburg, ce qu’il ne sait pas encore. Lénine s’indigne : « En premier lieu, les socialistes n’ont jamais été et ne peuvent jamais être les adversaires des guerres révolutionnaires ». Pour Lénine, l’impérialisme a encore une propriété progressiste en quelque sorte, en accélérant le développement du capitalisme dans les pays arriérés, il intensifie la lutte contre l’oppression nationale : « Junius, qui défend dans sa brochure les ‘thèses’ mentionnées (du groupe « Internationale ») dit qu’à l’époque de l’impérialisme toute guerre nationale contre l’une des grandes puissances impérialistes provoque l’intervention d’une autre grande puissance rivale de la première et également impérialiste, et que toute guerre nationale se transforme par conséquent en guerre impérialiste ». Lénine dénonce vivement cette « erreur », laquelle est du « chauvinisme européen ». Puis, soupçonnant son contradicteur inconnu de pacifisme, Lénine aborde la question des guerres civiles « qui sont aussi des guerres ». Il souligne le fait que le capitalisme se développe de façon inégale, ce qui implique que la révolution ne peut triompher simultanément dans plusieurs pays. Tout aussi lucidement il ajoute que la bourgeoisie des pays capitalistes sera incitée à écraser militairement « le prolétariat victorieux de l’Etat socialiste ». La guerre de la part des socialistes au pouvoir sera donc légitime et juste en tant que combat pour le socialisme, « pour l’émancipation des autres peuples du joug de la bourgeoisie ». Jusque là Lénine est irréprochable, c’est un girondin convaincu. Il s’appuie en outre sur une lettre d’Engels à Kautsky en 1882 où le successeur de Marx reconnaissait la possibilité de « guerres défensives » du socialisme « déjà vainqueur ». Mais entre les suppositions d’Engels et ce qui allait être la réalité de l’isolement de la révolution russe, il y aura la cruelle réalité. Lénine constatait la « militarisation de toute la vie sociale », et après avoir nuancé les différents types de guerre, fixait un certain nombre de revendications parmi lesquelles « le droit pour, disons, chaque centaine d’habitants d’un  pays donné de former des associations libres en vue d’étudier l’art militaire ». Comme une telle revendication peut apparaître utopique excepté de la part d’une bourgeoisie suicidaire, Lénine précisait plus loin que c’est au moment où le prolétariat sera en train de conquérir une ville ou un faubourg industriel, qu’il devrait mettre en application cette partie du « programme militaire » ; bizarre programme militaire spontané !

Il ne sait pas encore que ce n’est pas un pacifiste qui lui fait face, mais une combattante de la révolution en Allemagne qui ne remet pas en cause l’armement du prolétariat et qui est plutôt girondine et anarchiste elle aussi sur la question  de la guerre révolutionnaire à partir de l’endroit où les socialistes auront triomphé puisqu’elle reprochera aux bolcheviks la signature de la paix « honteuse » de Brest-Litovsk.
Pourtant c’est bien Junius qui avait fait un grand pas vers la fin de la théorie de la guerre révolutionnaire en démontrant l’inévitable récupération par les impérialismes des « guerres locales ». Mais c’est la guerre défensive, héritage de la révolution française, conçue comme révolutionnaire et exemplaire qui va révéler sa caducité dès la fin de la Première Guerre mondiale, chose  que certains avaient saisi à partir de 1871.


Un jeune historien moderne, Patrice Gueniffey, parfois trop influencé par les études de Furet, a néanmoins saisi en quoi la guerre avait été anti-révolutionnaire au cours de la révolution française – sans préciser qu’il a « pompé » Robespierre - et ce raisonnement peut être appliqué au cours de la révolution russe pour comprendre les hiatus du parti bolchevik:

« Même quand il existe un pouvoir soutenu par l’adhésion des citoyens, des institutions respectées, la guerre n’est pas favorable à la liberté du débat politique, à la libre expression des opinions et des intérêts qui divisent la société. Les exigences de la mobilisation, les impératifs de l’effort de guerre, la mise en cause – même limitée – du corps politique jusque dans son existence, le sacrifice des soldats sur le front tendent naturellement à imposer silence aux divisions intérieures, à tout soumettre à l’union sacrée que requiert la situation. Ceux qui refusent de sacrifier leurs opinions ou leurs intérêts n’apparaissent dès lors plus comme des adversaires ou des opposants, ce qu’ils étaient la veille encore, mais comme de mauvais citoyens, voire des traîtres à la solde de l’ennemi. Cette conséquence de la guerre, que l’on peut observer à toutes les époques et dans toute situation de conflit, est particulièrement manifeste dans le contexte révolutionnaire où, je l’ai dit, l’opposant est déjà perçu, en raison du caractère absolu et non négociable des enjeux en cause, moins comme un adversaire que comme un ennemi en puissance.[14] »

Pour cet auteur : « la terreur conduit à la guerre et la guerre à la terreur », mais c’est toujours dans une situation qui appelle la guerre. Au niveau de 1792 la hantise de la revanche des armées des princes européens rend la nécessité de la terreur  interne, populaire. L’application de la terreur est conçue comme une mesure de « défense de la révolution ». Mais les masses finiront par s’en lasser car si la terreur a pris de l’ampleur en fonction du développement de la guerre, elle persiste alors même qu’elle n’a plus de raison d’être, de manière autonome et étrangère à l’être de la révolution.

Le « fil historique » du mouvement communiste est semé de nombreux et curieux nœuds : Marx et Engels se sentent rétroactivement plutôt « girondins » sur la question de la guerre, mais selon les questions ils sont parfois soit proches de Hébert, soit de Marat ; selon Engels La Nouvelle gazette rhénane en 1848 n’a qu’un seul modèle : L’Ami du peuple de Marat. La référence restant Babeuf, le père du communisme, qui arrive après coup et oscille sur la question de la guerre
Si on extrait leurs « écrits militaires » du contexte dit progressif des « libérations nationales », on déroule un tapis rouge aux staliniens au profit de leur nationalisme « antifasciste », comme aux hitlériens pour vanter la « levée en masse » passe-partout. Blanqui, qui est injuste et partial avec Robespierre, théorise la révolution comme un coup d’Etat militaire par une minorité, conception qui provient en droite ligne de l’ambiguë guerre révolutionnaire girondine et ignore l’action autonome des masses. Daniel Guérin note justement : « La tradition du conspiratisme babouviste et blanquiste (…) emprunte à la révolution bourgeoise ses techniques dictatoriales et minoritaires pour les mettre au service de la nouvelle révolution » (cf. son tome II p.486).
Etrangement, Marx et Engels ont ignoré le combat contre la guerre des deux principales figures de la révolution bourgeoise : Robespierre et Marat.

La référence à la révolution française fut une constante pour les bolcheviks qui ne pouvaient se comparer à la seule Commune de Paris mais plaçaient très logiquement la révolution de la « dernière classe de l’histoire » dont ils étaient les initiateurs à la même échelle historique que la révolution bourgeoise (voir les subtiles comparaisons de Trotski, dans le chapitre « le mois de la grande calomnie » dans son histoire de la révolution russe). Mais avec une théorisation plus hasardeuse du partisanat chez les « communistes de gauche » qui calquaient leur analyse sur la prise de position girondine de la « levée en masse » basée sur une croyance immodérée dans la généralisation immédiate de la révolution. Les Girondins furent en effet la composante des révolutionnaires bourgeois qui poussa le plus à la guerre aux palais en Europe, mais toujours en voilant sa vénalité sous des discours universalistes. La révolution française inaugura une guerre européenne et dût ensuite se confronter à diverses armées coalisées. Il était inévitable qu’au moment du conflit mondial de 1914-1918, les socialistes russes de la gauche de la IIème Internationale fassent des comparaisons jacobines et girondines face à la trahison de leur organisation.

Dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, la guerre reste une question compliquée selon l’angle où chacun la juge. Incontestablement, la violence meurtrière de la guerre contre le Japon en 1905 puis celle, inouïe de 14-18, jouent comme facteurs de la révolution « interne » contre l’ordre assassin. Lorsque le parti bolchevik sera le général à la tête d’un mouvement victorieux contre l’Etat, puis créateur d’un Etat vraiment pas comme les autres, il devra improviser face à un blocus économique mondial. La bourgeoisie a vite compris que le meilleur « coup d’arrêt à la révolution » était l’arrêt de la guerre mondiale. Tous les ex-antagonistes capitalistes refont ami-ami pour fustiger la seule Russie.

La guerre mondiale est stoppée, donc la colère contre la violence meurtrière aussi. Où est l’honneur révolutionnaire à faire perdurer une guerre perdue d’avance ? Dans l’envoi au casse-pipe des ouvriers et des paysans – même pour une « guerre défensive » - qui ont déjà trop vu couler le sang de millions des leurs, qui seront bientôt excédés par la guerre civile ? Seuls des généraux  d’opérette peuvent se bercer d’une telle illusion. La victoire politique des bolcheviks avait reposé sur la revendication de la paix d’autant plus efficace que l’armée s’était débandée. Virer à 180° pour entrer à nouveau dans une politique belliciste présentait toutes les chances de se couper du prolétariat d’abord, puis des larges couches non exploiteuses sous l’uniforme. Et surtout, dans cette hypothèse, les jusqu’au-boutistes Cadets et SR auraient vite repris le dessus à la tête des régiments encore constitués et hostiles aux bolcheviks.

L’expérience russe montre le schéma qui s’impose par le fait : d’abord guerre mondiale puis révolution, mais la révolution face à une guerre capitaliste qui l’encercle ; puis, pour les multiples raisons qui ont présidées à l’arrêt de la propagation de l’incendie dans le monde entier : écrasement habile et sanguinaire de la tentative allemande, éloignement du prolétariat américain, prolétariat de l’Ouest européen dans le camp des vainqueurs, etc. L’expérience est vouée à l’échec si elle ne mise que sur les critères militaires ; d’ailleurs même les armées révolutionnaires de la jeune bourgeoisie furent vaincues sur le territoire européen, le véritable triomphe bourgeois fut surtout beaucoup plus tard la force de son économie : la révolution dite industrielle accompagnée de la croissance heurtée du libéralisme politique.

Brest-Litovsk est tout de même un tournant qui montre encore comment la guerre joue un rôle dans la politique intérieure comme lors de la Révolution française. Le débat sur la paix et la guerre fit passer au second plan celui sur la dissolution de l’Assemblée constituante. Les communistes de gauche sont bien les girondins dans ce débat face aux « jacobins » Lénine et Trotski qui ont compris que la Russie a besoin d’un répit et non du socialisme dans un seul pays comme l’imaginent les Orlando Figes et Marc Ferro du point de vue anarchiste.
Ni la continuation de la guerre ni ce répit, qui va consister à remettre de l’ordre dans le pays, n’ouvraient plus la voie à la révolution mondiale. Il fallait isoler la minorité capitaliste, sans la massacrer : « les « jacobins » du XXe siècle, disait Lénine à l’été 1918, ne guillotineront pas les capitalistes, car imiter un modèle éminent n’impose pas de le copier.». Puis Lénine s’est demandé comment on peut faire une révolution sans peloton d’exécution ? Trotski déclara qu’il était impossible d’entrer au royaume du socialisme en gants blancs et sur un parquet ciré. Enfin ils furent amenés à mettre en application une version modernisée de la « terreur jacobine », sans guillotine mais avec pelotons d’exécution.

La Tchéka est mise sur pied dans l’urgence pour contrer toutes les activités de sabotage de la contre-révolution, contre les opposants politiques et… les grévistes dès 1918. La Tchéka a été créée initialement comme une force de sécurité loyale au gouvernement bolchevik et socialiste-révolutionnaire, indépendante de l’armée et de la police. Comme le signale Alexandre Skirda, des centaines d’anarchistes comprirent si bien ce rôle de « sauvegarde de la révolution » contre tout fauteur de troubles qu’ils s’engagèrent dans la Tchéka. Les armées blanches étaient  encore très menaçantes. Au départ cette nouvelle police d’Etat fut un organe judiciaire de fortune pour combler le vide et la décomposition laissée par l’ancien système judiciaire. Les premières exécutions de la Tchéka frappèrent des bandits et des criminels rattrapés d’autant plus que la populace avait fait ouvrir grandes les portes des prisons et laissé s’échapper des milliers de prisonniers de droit commun dont beaucoup n’étaient ni des politiques ni de simples victimes prolétaires de l’arbitraire autocratique et capitaliste. Ensuite ce ne sont pas seulement nombre de militants socialistes-révolutionnaires et anarchistes qui seront les victimes de la nouvelle police (provisoire ?) d’Etat qui va perdurer mais des prolétaires et de plus en plus de paysans.

A la veille de la reprise de l’offensive allemande après l’échec des pourparlers de Brest-Litovsk, après l’appel à la collaboration des soviets (c’est-à-dire leur soumission) avec la Tchéka, ce n’est pas un hasard si le gouvernement bolchevik décide aussi la création d’une armée  qualifiée de rouge, c’est-à-dire la mise sur pied d’un corps militaire d’Etat à la place des gardes rouges émanation du prolétariat. Il semble que l’armée ne passe pas immédiatement sous le contrôle de la Tchéka. L’armée « de classe » va perdurer après la fin de la guerre civile en dépit de la promesse du huitième congrès du parti en 1919 de la transformer en milice territoriale.

Tout se tient. La guerre implique le renforcement de l’Etat. Si la guerre se déroule, on appelle à la mobilisation de la « patrie en danger » et les grèves sont encore plus mal vues. Si la paix s’impose, il faut remettre de l’ordre dans la maison et reconstruire les zones urbaines dévastées.
 La théorie de la « guerre révolutionnaire » comme telle a été un moment de l’histoire du marxisme mais elle ne fut ni un dogme ni dépourvue de contradictions. On peut juger a posteriori que Marx et Engels se sont livrés à des approximations peu généralisables au prolétariat moderne car concernant des guerres de libération nationale « avancées » au XIXe siècle, mais seulement à ce siècle-là. Marx a montré comment la bourgeoisie a conquis le monde à coups de canon, et a défendu contre les anarchistes inconséquents que, comme l’esclavage, cela avait été une étape, cruelle certes, mais nécessaire pour ouvrir la voie royale à l’industrie qui allait révolutionner le petit mode de production mercantile.
Cependant les analyses des deux amis politiques plaquées sur le cas de la Révolution française, restent discutables. Quand Engels estime qu’en Europe Napoléon « a été le représentant de la Révolution, le propagateur de ses principes et le destructeur de l’ancienne société féodale », on peut être moyennement d’accord. De grands philosophes allemands le saluèrent à ce titre comme un « grand homme » mais les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde et n’ont jamais été très réalistes. Lorsque le même Engels théorise que la révolution a été « étouffée à Paris » et que les armées de Napoléon la portèrent au-delà des frontières de France, on reste dubitatif sachant le prochain Waterloo et le génocide des soldats français en Espagne et en Russie, sans compter que le petit corse envoya à la mort « révolutionnaire » au moins deux millions de soldats français (dont des charniers ont été exhumés récemment en Russie). Henri Guillemin est plus féroce : « …ne parlons pas des montagnes de cadavres qu’éleva à travers toute l’Europe le truand corse, résolu à faire fortune par toutes voies appropriées et qui parvint à ce triomphe d’avoir comme tueurs au service de ses convoitises, tout bonnement chaque année, les appelés de la conscription. Robespierre n’a fait tuer personne pour sa « gloire » ou ses avantages ».
Dans « La Sainte famille », Marx et Engels nous disent que Bonaparte a « perfectionné la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente.». Drôle de guerre permanente, propageant deuils, misère et terreur.

Avec leurs variations parfois contradictoires sur Napoléon, Marx et Engels négligent le fait que les armées napoléoniennes ont reçu un peu partout un accueil ambigu ! Déjà ! Engels est proche du délire lorsqu’il rêve que l’Occident tout entier mènera la guerre révolutionnaire « la plus sanglante contre les slaves ».

En 1889, dans une lettre à Fr. Adler, le surnommé « général Engels » est aussi « girondin » que Marx. Pour lui les Girondins ont défendu la bonne conception de la guerre révolutionnaire, n’ont-ils pas eu raison ?: « Le Parti de la guerre à outrance, de la guerre pour la libération des peuples a eu constamment raison, puisque la République est venue à bout de l’Europe ; mais la tragédie, c’est que ce Parti a été décapité trop vite et qu’à la place de la guerre de propagation à l’extérieur, il y eût bientôt la Paix de Bâle et l’orgie bourgeoise du Directoire. »

La guerre était inévitable entre les rois et la jeune révolution plus pour sa signification émancipatrice autant que pour la défense étroite  au bout des baïonnettes des intérêts bourgeois qui prospéraient déjà sous les têtes couronnées, bien que l’idéologie des droits de l’homme conditionne déjà la théorisation de la liberté de commerce.

L’interprétation classique marxiste du rayonnement de la « guerre révolutionnaire » est fournie par Albert Soboul, mais précédée d’un « sans doute » ( ?) :
« Sans doute, dans les pays d’Europe qu’elles occupèrent, ce furent les armées de la République, puis celles de Napoléon qui, plus que la force des idées, abattirent l’Ancien régime : en abolissant le servage, en libérant les paysans des redevances seigneuriales et des dîmes ecclésiastiques, en remettant dans la circulation les biens de mainmorte, la conquête française fit place nette pour le développement du capitalisme. Plus encore, c’est par l’expansion même du capitalisme, conquérant par nature, que les principes nouveaux et l’ordre bourgeois s’emparèrent du monde, imposant partout les mêmes transformations ».

Sans doute, mais pas sûr car l’Ancien régime ne disparut pas en un seul jour ni grâce à Napoléon. Le Kaiser et le Tsar sont encore au pouvoir en 1914, et Napoléon III n’a pas quitté la scène depuis longtemps. Soboul reconnaît que c’est surtout l’expansion économique naturelle au capitalisme qui a véritablement libéré les grandes nations modernes des entraves féodales tout au long du XIXe siècle. Les historiens libéraux admettent eux-mêmes pourtant que la constitution de ces nations, qui ne sont pas en guerre en permanence, permet l’explosion industrielle et développe un prolétariat dévoué au salariat. La conscription au moment de la guerre a arraché le paysan à sa terre, son village et son obscurantisme ; elle le prépare donc pour l’industrie. Devenir soldat est une promotion sociale, et le statut d’officier, autrefois privilège de la noblesse, est à la portée de tous. De jeunes illettrés pourront devenir capitaines ou généraux. L’armée révolutionnaire dans sa courte existence de quelques mois en 1793 fut composée d’hommes « à longues moustaches », frustes, souvent brutaux, parfois tarés comme dit Guérin, bien que « passionnément attachés à la révolution ».
Au retour des guerres, les soldats-paysans, peu au fait des choses militaires, ont « découvert le monde » et ne veulent plus rester confinés à la vie étroite de la campagne. L’idée de révolution nationale, patriotique a créé un objectif commun qui permet de croire au « progrès du genre humain » et non plus de rester confiné dans le culte divin du terrorisme despotique. Ce n’est nullement dans la guerre elle-même, qui reste ce qu’elle est, un lieu de tueries, de viols et de pillages, mais dans la dynamique que la guerre impose à la société archaïque que les réformateurs sociaux puis les socialistes de jadis ont pu lui concéder un impact révolutionnaire. La guerre est concomitante à la naissance des nations modernes car la bourgeoisie a « besoin d’assurer à ses produits des débouchés de plus en plus étendus », au point même de « faire perdre à l’industrie sa base nationale » (Manifeste communiste de 1848). Au surplus, la guerre accroît le perfectionnement des armements donc des découvertes et des nouvelles technologies. Elle exige des sociétés une compétition à outrance, une rationalisation et une démultiplication de la production qui en ont fait un aiguillon de la révolution industrielle.
Mais Marx n’a-t-il pas dit que la révolution industrielle avait été plus révolutionnaire que tous projets des utopistes réunis ? Dans le même ordre d’idée, l’apport de la « guerre révolutionnaire » à l’expansion du capitalisme reste donc très limité. La guerre n’est pourtant pas la panacée de la révolution industrielle. Là où l’industrie s’était le mieux développée initialement, en Angleterre, le principal théoricien du libéralisme, Adam Smith pensait que le capitalisme avait besoin de la paix pour se développer. Paradoxe apparent puisque le capitalisme a eu besoin alternativement , depuis, de la guerre et de la paix.

La théorie de la « nation en armes » ou « levée en masse » conçue par les sans-culottes comme « terreur militaire », héritée de 1789, malgré ses ambiguïtés girondines et bonapartistes de guerre du profit, avait marqué durablement les premiers théoriciens du mouvement socialiste et communiste. La guerre était sensée être émancipatrice d’autant plus si elle était « défensive ».
Au début du XXe siècle, la dérive idéologique de l’apologie de la guerre révolutionnaire servira de justificatif au patriotisme de 1914 et de 1940. Proche de Georges Sorel, Edouard Berth fait l’apologie de la guerre en 1908, en s’appuyant sur Proudhon et Nietzsche, décrivant « la discipline merveilleuse de l’armée des travailleurs » : « La révolution (française) ne doit pas son prestige héroïque aux travaux des assemblées ni même aux grandes journées ; c’est comme épopée militaire qu’elle a vécu longtemps au cœur du peuple » (cf. Les nouveaux aspects du socialisme).
Le principal théoricien de la guerre révolutionnaire en France avait été Jules Guesde, bien que personne n’en garde un souvenir éblouissant ; celui-ci a fini comme théoricien de l’Union sacrée patriotique. Le vieux communard Edouard Vaillant qui déclarait en 1914 : « En présence de l’agression, les socialistes rempliront tout leur devoir, pour la patrie, pour la République, pour l’Internationale ». Ce qui fait beaucoup de monde à la remorque de la bourgeoisie mais constitue une trahison du projet d’émancipation socialiste opposé depuis des lustres à toute guerre fratricide. L’allusion à la guerre révolutionnaire, pourtant depuis longtemps caduque, est clairement invoquée par le gouvernement d’Union nationale qui fait transférer les cendres de Rouget de l’Isle aux Invalides le 14 juillet 1915. A la fin des années 1920, le PCF crée une revue spécialisée dans la guerre révolutionnaire « Front rouge » qui sera à la remorque des hauts faits de l’Armée rouge russe.

Faisons donc le détour  obligé par l’expérience militaire de la Révolution française de la fin du XVIIIe siècle pour en finir avec la théorie de la guerre révolutionnaire.















CHAPITRE III

La levée en masse de la révolution française

« Quoi ! Des cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers !
Quoi ! Des phalanges mercenaires
Terrasseraient nos fiers guerriers !
Terrasseraient nos fiers guerriers !
Dieu ! Nos mains seraient enchaînées !
Nos fronts sous le joug se ploieraient !
De vils despotes deviendraient
Les maîtres de nos destinées !
Au armes, citoyens, formez vos bataillons,
Marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons ![15] »


A la fin de l’année 1789, le mot « révolution » devient pour la première fois de l’histoire synonyme de soulèvement de masse pour transformer la société et non plus simple coup d’Etat dans le cas des révolutions anglaise et américaine ; cette distinction est établie par Lénine bien avant tous nos historiens modernistes. Bordiga écrira plus tard que « la révolution française fut le premier banc d’essai de la dynamique des grandes masses.[16] »
Cette révolution qualifiée abruptement de bourgeoise, avec des aspects plus « plébéiens » que « prolétariens » a laissé tous les historiens, observateurs après-coup, pantois face à sa prétention à l’universalité des droits de l’homme de liberté, d’égalité, de fraternité mais surtout en faveur de la propriété privée et fondatrice de la loi Le Chapelier contre les grèves.
Elle est le siège aussi d’un curieux débat sur la guerre, et même d’une conscience avant l’heure, prémonitoire du facteur régressif et contre-révolutionnaire de la guerre pour la marche interne d’une révolution, même si triomphe la théorie de la « guerre révolutionnaire » pour « exporter » l’idée d’émancipation des peuples du despotisme en Europe et dans le monde entier.
La guerre, de tous temps, a été menée pour conquérir des territoires, annihiler des voisins dangereux. La guerre permettait traditionnellement de s’enrichir par le pillage, elle était donc consubstantielle à la recherche du profit par le capitalisme naissant. Pouvait-il exister une « guerre désintéressée » pour le triptyque des droits de l’homme qui allait être gravé au frontispice des édifices publics pour les siècles à venir ?
La « guerre révolutionnaire » de la révolution française est une curieuse guerre. Elle est envisagée alors qu’il ne plane aucune menace d’agression des palais aristocratiques d’Europe, mais que la révolution est, malgré tout, entourée d’ennemis, tapis dans leurs palais, qu’il va falloir combattre. Les guerres de la révolution ne sont-elles pas nécessaires au progrès de l’humanité comme le pensait le philosophe Kant ? Curieuses « guerres révolutionnaires » où l’émancipation des peuples a lieu en leur tondant la laine sur le dos et où la bourgeoisie française des Girondins à Napoléon s’enrichira par ses pillages.

 Les girondins héritent en partie de la conception moyenâgeuse et royaliste: la guerre extérieure comme croisade purificatrice des problèmes politiques internes[17].
Pour Daniel Guérin, reprenant une analyse marxiste plus traditionnelle, bien qu’il y ait déjà eu une petite révolution industrielle au XVIIIe siècle, avec l’importation de machines d’Angleterre, la « guerre révolutionnaire » française donna un coup de fouet à l’industrie, entraînant la création rapide d’une importante industrie d’armement, et par conséquent une forte concentration de travailleurs »[18].
Les Girondins ne croient pas à une République pure et pensent initialement que la guerre va démasquer Louis Capet et renforcer la monarchie constitutionnelle. Une minorité des Jacobins, Robespierre en tête, s’élève contre cette position de compromis par le refus de la guerre. La question de la guerre était dualiste, contradictoire pour une révolution qui exaltait l’émancipation des peuples et non leur confrontation armée. Ce dualisme surgit immédiatement, et Michelet le résume :
« La dissidence profonde éclata sur la question de la guerre.  La Gironde voulait la guerre extérieure ; les Jacobins, la guerre aux traîtres, aux ennemis du dedans. La Gironde voulait la propagande et la croisade ; les Jacobins, l’épuration intérieure, la punition des mauvais citoyens, la compression des résistances par voie de terreur et d’inquisition »[19].

Albert Soboul ajoute : « Pendant trois mois, avec une clairvoyance étonnante, Robespierre à la tribune des Jacobins s’opposa à Brissot, en une lutte ardente qui divisa à jamais le parti révolutionnaire. »[20]
En surface, dans la logique universaliste les Girondins ont raison, il faut mener « la guerre aux palais » qui font la sourde oreille et feignent l’indifférence, d’autant que « les masses » sont conviées à remplacer les armées mercenaires porteuses d’émancipation et non de la simple volonté de briser les barrières douanières au commerce. Mais l’opposition de Robespierre ne peut être réduite à la Michelet, et à sa suite par Guérin, à un prétexte d’arriviste bafoué. Laissons Michelet à ses délires sur « la guerre sublime ! guerre pacifique, pour fonder la paix éternelle ! guerre pleine de foi et d’amour » pour briser les barrières de la tyrannie ». La guerre va être à l’origine de tous les maux de la révolution et conditionner ses mesures défensives de terreur.

La question des émigrés servit de prétexte à la déclaration de guerre. Les émigrés étaient rassemblés dans une armée sous le commandement du prince de Condé dans l’électorat de Trêves. L’Assemblée législative somme l’Electeur de Trêves de la dissoudre. Succédant à son père Léopold II opposé à la guerre, François II, nouvel empereur du Saint Empire romain germanique, roi de Bohême et de Hongrie, refuse dans un premier temps.
A la suite de la déclaration de guerre du roi à l’Autriche via l’Assemblée législative, l’officier royaliste Rouget de l’Isle compose le 25 avril 1792 « le chant de guerre pour l’armée du Rhin » qui deviendra « La Marseillaise », déclarée chant national en 1795. Depuis lors ce chant royaliste est resté celui de la bourgeoisie française, bien qu’il ait servi longtemps de chant révolutionnaire aux prolétariats européens avant et en même temps que l’Internationale. Il est demeuré le chant premier de la « guerre révolutionnaire » que les soldats russes fredonneront au front sous Lénine puis sous Staline.

GUERRE INTERNE OU GUERRE EXTERNE ?

Pourtant spécialiste de la révolution française, François Furet se mêle d’enterrer encore la révolution russe au moment du bicentenaire de 1789 pour en conclure à l’inanité de tout projet révolutionnaire. François Furet a voulu repenser la révolution française avec les concepts des contre-révolutionnaires Taine et Cochin, comme stalinien désenchanté et comme arriviste universitaire d’une société moderne qui craint encore le seul mot de révolution. Cela ne l’a pas empêché de poser de bonnes questions : « le déclenchement de la guerre entre la Révolution française et l’Europe est probablement un des problèmes les plus importants et les plus révélateurs de la Révolution. »[21]. Furet qualifie la guerre de 1792 comme un « dérapage » de la révolution[22]. Or, historiquement pour tous les historiens passionnés par cette révolution, de Michelet aux réactionnaires Tocqueville et Cochin, ce n’est pas un dérapage mais l’application obligée de l’expansion des idées révolutionnaires républicaines ; et pour les marxistes l’ouverture des marchés à coups de canons républicains.

Les notes de lectures de Lénine en marge de l’ouvrage de Clausewitz, perspicace observateur des guerres de la fin du XVIIIème siècle, montrent que ce théoricien et acteur de l’histoire prend en compte la notion de « guerre populaire » depuis la révolution française, mais qu’il est toujours soucieux de ce qui se passe à l’intérieur . Au développement suivant de Clausewitz - « Ainsi libérée de toute entrave conventionnelle, la guerre se déchaîna alors avec toute sa force naturelle. La cause en fut dans la participation des peuples à ce grand intérêt des Etats et cette participation provient en grande partie des changements intérieurs que la Révolution française amena dans les Etats, en partie du danger dont le peuple français menaçait tous les autres peuples. » - Lénine note en marge : « changements à l’intérieur » (révolution) et « danger »… 
En lisant Clausewitz, Lénine se rendait compte que la guerre révolutionnaire ne peut pas se poser en termes de conquêtes mais devait se baser sur la répercussion de « changements à l’intérieur », ou  après ces changements intérieurs comme il l’avait souligné en tout cas.

Nous ne nous plaçons pas du point de vue de Furet qui pense que cette guerre franco-européenne n’était pas nécessaire avec une vision idéaliste, et pour faire feu de tout bois contre tous les Montagnards. Furet ne voit pas la raison du clivage Brissot/Robespierre et le fait que le fond du problème est le même chez nos révolutionnaires petits bourgeois. Avant de le révéler, il nous fait examiner les arguments de Robespierre.

« Un homme, entre autres, s’éleva dès l’Assemblée constituante et parut avec de grands moyens pour venger l’humanité des longs attentats portés contre elle (…) Robespierre presque seul, voulant pour le peuple autre chose que des factions, n’avait cependant pas l’air extraordinaire et isolé au milieu de ses collègues ». Dans cette description saisissante de l’action de Robespierre par Babeuf, qui a bien saisi qu’il est entouré de coquins, le premier membre du paragraphe a été souvent repris en le plagiant par plusieurs générations d’historiens. En effet, incorruptible entre tous, Robespierre se lève pendant près de cinq mois contre la guerre et avec une clairvoyance prophétique prévoit déjà que la guerre sera le tombeau des idéaux de la révolution. Ce n’est pas dans cette lutte, méconnue ou oubliée, contre la guerre que Robespierre a conservé longtemps son aura d’incorruptible parmi les ouvriers et les militants socialistes du XIXe siècle, mais comme combattant intransigeant opposé à l’Ancien régime. Sans relâche il fait front contre les pires calomnies. Nos hussards noirs de la République, bien qu’en minorant son opposition obstinée au militarisme à la suite des historiens nationalistes des IIIe et IVe République, ont fait transiter jusqu’à nous leur admiration pour cet homme à mi-chemin entre la gloire antique et le troublant bolchevisme… :
« … il s’éleva contre la guerre dans une suite de discours remarquables d’éloquence, de pénétration et de sagesse politique, où il atteignit à une « profondeur d’analyse sociale et de réalisme révolutionnaire » qui faisait l’admiration de Jaurès. », écrit Georges Michon[23].
« Jamais n’ont été dénoncés avec autant de netteté et de vigueur, les illusions de la propagande et les risques mortels des guerres de libération dont l’apparence idéaliste suscite trop aisément l’acquiescement sentimental du peuple. Nul n’a mieux perçu « les dangers de la victoire » et l’aboutissement fatal de la guerre : le despotisme militaire. »[24]

Camille Desmoulins écrit à son père, le 12 janvier 1792 que la harangue de Robespierre contre la guerre a fait « fondre en larmes non seulement les tribunes des femmes, mais la moitié de l’assemblée ».

Robespierre n’innove pas. Après la fusillade contre les pétitionnaires pour la destitution du roi au Champ-de-Mars en juillet 1791, au mois de décembre suivant Billaud-Varenne avait prononcé un discours retentissant contre la guerre préparée par les girondins. Robespierre sera plus opiniâtre.
L’historien du XIXème siècle Louis Blanc, dans son « Histoire de la Révolution », travestit la position de Robespierre en ne se basant que sur ses déclarations générales d’hostilité aux rois d’Europe et s’appesantit  sur le fait qu’il envisageait la guerre tout de même en second lieu ; or Robespierre sur le fond reste bien le principal théoricien de la révolution nationale conçue comme interne et « exemplaire » quand il déclare le 10 février 1792 : « C’est ici qu’il faut préparer la révolution du monde au lieu de la faire avorter en portant le fléau de la guerre chez des peuples qui ne nous ont point attaqués et en qui nous ne devons voir que des frères. »

Les Girondins, l’aile droite de la révolution est très liée avec la bourgeoisie commerçante qui souffrait de la paralysie des affaires, fît croire que ce marasme provenait du rassemblement des émigrés sur les frontières. Les Girondins argumentèrent que faire la guerre était le meilleur moyen de démasquer le roi et de libérer les peuples des monarchies. Ils prétendirent résoudre les problèmes intérieurs par la guerre extérieure. Au fond ils n’étaient pas loin, malgré leurs déclarations radicales contre la royauté, de s’aligner sur la position du parti constitutionnel qui voyait via l’armée et la guerre le seul moyen de restaurer l’autorité royale donc l’Etat antérieur et de s’enrichir.
La guerre, vue comme « fuite en avant de la coalition révolutionnaire », comme moyen de « radicaliser » la révolution est une lubie de Furet pour ridiculiser Robespierre qui le gêne comme une épine dans le pied. Il est obligé de reconnaître que l’incorruptible a cherché à la faire cesser. Furet pense que la guerre fut inutile car, selon lui, la révolution bourgeoise avait gagné depuis 1789. C’est sous-estimer la résistance européenne de l’ordre dominant aristocratique. Puis Furet donne raison paradoxalement à Robespierre en reconnaissant quelques pages plus loin que le vrai danger contre-révolutionnaire vient de la guerre et de l’invasion ! Il revient à son idée de « dérapage » parce qu’il tient parallèlement à ridiculiser la théorie marxiste qui a attribué une importance au facteur de la violence militaire pour étendre la révolution bourgeoise et déployer l’économie mercantile.

Les Girondins disposaient d’un faire-valoir involontaire et paradoxal, le refus de l’empereur Léopold II d’engager les hostilités par crainte de la contagion révolutionnaire. L’aide française à la révolution américaine n’avait-elle pas de plus ruiné la monarchie française et conduit à cette nouvelle révolution menaçante mais sur le vieux continent ?
D’une manière générale la révolution française est un cloaque de complots. Robespierre ne rigole jamais, il en parle comme d’un « labyrinthe d’intrigues, de perfidies et de conspirations » -, qui fait paraître la révolution russe de 1917 comme une épopée de probes chevaliers politiques, une oasis de combat social au grand jour. Des hommes politiques qui se proclament publiquement républicains, tel Mirabeau, rendent des comptes aux monarques, et en particulier à Marie-Antoinette dont les lettres[25] montrent qu’elle fût une des plus farouches va-t-en guerre pour mieux couler la révolution.
Malgré les manœuvres des royalistes français et de leurs monarques, la guerre n’était pas voulue, dit Jaurès :
« La guerre n’était pas voulue par les souverains étrangers, la paix restait possible. Jamais il ne parut plus facile à une politique avisée de conjurer toute agression et d’empêcher le concert des souverains… La Législative devait s’appliquer avec un soin  infini à ne pas provoquer l’Europe, à éviter toutes les chances de guerre. Tout au contraire, sous l’impulsion de Brissot, la Législative, dans cette période d’octobre 1791 à avril 1792, ménage le roi qui trahissait et provoque l’étranger qui ne voulait point attaquer… Au lieu de calmer les susceptibilités nationales, la Gironde les excitera sans cesse et elle entraînera l’Assemblée d’ultimatum en ultimatum à déclarer la guerre. »

Mais la révolution n’est-elle pas une guerre, une guerre aux palais si ceux-ci se barricadent en croyant  leurs place-fortes invincibles ?

Brissot le Girondin n’a pas laissé un souvenir grandiose dans notre mémoire d’écolier de République laïque moderne. Il ne fut pas populaire ni percutant comme Robespierre. Il n’emporte pas l’adhésion rétroactivement. Se calquant sur l’exemple de la guerre révolutionnaire américaine pourtant de type bourgeois classique et essentiellement militaire, il répand à partir des salons de Madame Roland, et de manière extravagante, une notion romantique de croisade révolutionnaire. Le discours est radical mais ampoulé. Il fleure le démagogue avec ses termes mystiques :
« L’étranger nous craindra si la France veut enfin prendre le ton qui convient à des hommes libres vis-à-vis des tyrans que notre silence seul enhardit… Les rois peuvent-ils croire que leurs soldats n’entendront pas ces saints cantiques ? La Révolution française sera le foyer sacré d’où partira l’étincelle qui embrasera les nations dont les maîtres oseront l’approcher » (déclaration à la société des jacobins, le 10 juillet 1791). Ou encore très messianique en décembre 1791 avec un terme emprunté aux chevaliers de la religion chrétienne : « Le moment est venu pour une autre croisade de liberté universelle ». La presse girondine écrira en avril 1792 au moment de la déclaration de guerre avec un ton très antique : « Nous allons entreprendre la guerre la plus juste et la plus généreuse dont aient parlé les fastes du monde. C’est la guerre du genre humain contre ses oppresseurs. » Assez vaniteux pour une guerre qui allait durer plus de deux décennies avec le dictateur Napoléon. Les historiens bourgeois n’ont pas de mots assez durs pour condamner les « terroristes jacobins » réduits à une « dictature de détresse » quand ils oublient ce bellicisme girondin bien plus criminel qui amène la perte de toute révolution plébéienne, mais qui va si bien aux idéaux militaires de la bourgeoisie conquérante et colonisatrice. Dante avait créé la formule « genre humain » qui renvoyait au corps mystique et au sacrifice divin.

Derrière le discours lugubre et religieux de Brissot, certains comme Jaurès historien déplorent une duplicité scandaleuse. Les orateurs girondins mentent déjà comme les politiciens classiques de la bourgeoisie moderne, tronquent ou masquent leurs informations. Brissot traînait une réputation d’aventurier spéculateur en Angleterre avant de se mêler de politique pour se mettre au service du duc d’Orléans et de La Fayette. Mathiez pense que le parti girondin veut la guerre pour forcer la Cour à cesser son double jeu et croit en une mission révolutionnaire de la guerre. Plus précisément, comme le montrent ses discours de fin décembre 1791, Brissot en homme d’Etat considère que la guerre mettra « fin aux terreurs, aux trahisons, à l’anarchie » et craint que si la guerre n’a pas lieu la société ne continue à être consumée « par de fortes doses de poison »[26] . G.Lefebvre considère que les Girondins n’auraient pas pu rallier la majorité à la guerre sans leur collusion avec les partisans de La Fayette et sans le revirement secret de la cour. Le messianisme occupe une faible place dans cette requête belliqueuse. Patrice Gueniffey insiste lui sur la responsabilité du chef des Girondins dans la dérive de la révolution vers l’arbitraire et la violence et qui a comme Barnave : «le même mélange d’absence de scrupules quant au choix des moyens et de bonnes intentions affichées à longueur de discours.[27] »
Henri Guillemin se moquera de l’impotence en réalité de la fameuse « guerre révolutionnaire » : « elle stagne, elle est à peu près comme si elle n’était pas, cette grande-guerre-croisade foudroyante, pareille à une éruption volcanique, en vue de laquelle les Brissot, les Isnard, les Cloots ont fait un tintamarre verbal ».[28]
Michel Vovelle note que l’autre maître à penser des Girondins, Condorcet, directeur de la Monnaie, a conservé des liens avec les milieux d’affaires ; les Girondins « ont vu aussi un moyen de résorber les troubles en ranimant les affaires : produire pour la guerre, s’ouvrir de nouveaux marchés (…) On peut avec Albert Soboul approfondir cette notion girondine de l’intérêt national, et d’après les discours mêmes, remarquer combien elle se confond avec les intérêts de la bourgeoisie française face à l’Europe des aristocrates »[29].

Robespierre répliquera  au ténor du parti de la guerre: « Personne n’aime les missionnaires armés ! », et « la force armée est essentiellement obéissante », ensuite il développera sans cesse dans plusieurs discours que la guerre ne peut que favoriser la contre-Révolution.

Les journaux girondins entretiennent l’opinion des peu nombreux lecteurs dans un état d’esprit de préparation à la guerre, inventant des préparatifs militaires en Prusse. Le parti girondin est soutenu par des réfugiés étrangers comme le prussien Anacharsis Cloots. Cloots, qui sera l’objet de l’admiration du « général Engels » fait autant de discours démagogiques que Brissot où la surenchère le porte parfois à soutenir la visée impérialiste girondine comme lorsqu’il proposera l’invasion de la Belgique, de la Hollande et de la Prusse.

Hésitant, Hébert finit par se prononcer en faveur de la guerre dans Le père Duchesne (n° 113, 126, 127) ; selon Mathiez les hébertistes sont les jusqu’auboutistes anarchistes de l’époque, des surpatriotes dont la guerre était devenue une carrière lucrative. Le journaliste Marat, qui considéra toujours la révolution comme « inachevée », s’éleva avec toute la puissance de son style pamphlétaire contre la guerre :
« … égaré par les discours captieux de Brissot et d’autres fripons,  séduit par un faux tableau des forces nationales, enivré des fumées de la jactance gallique, ne paraissait pas moins désirer la guerre que ses implacables ennemis. Il y a trois ans que je l’ai représentée comme la dernière ressource des contre-révolutionnaires, je n’ai point changé de sentiment, elle est toujours à mes yeux le plus cruel des fléaux. Indépendamment du nouveau cours qu’elle donnera à l’attention publique, elle laissera le champ libre aux ennemis du dedans pour machiner à leur aise, elle achèvera d’accélérer la banqueroute, consommera la perte de tout ce que la France renferme comme bons citoyens. (…) les meilleurs citoyens (vont) offrir leur sang pour assurer le triomphe de leurs ennemis… Nous avons plus encore à redouter les succès que les revers… Avec le malheureux penchant des français à s’engouer de tout». Marat dit redouter un général victorieux « au milieu de l’ivresse des soldats et de la populace »[30]. Comme Robespierre, Marat  considère la guerre comme « un piège » et n’a pas peur d’aller à contre courant du peuple qui « ne paraît pas moins désirer la guerre que ne font ses implacables ennemis », cette guerre est « la dernière ressource des contre-révolutionnaires », elle « laissera le champ libre aux ennemis du dedans pour machiner à leur aise et souffler dans tous les points du royaume les feux des dissensions civiles ». Il propose de prendre en otage le roi et sa famille pour éviter « les désastres de la guerre ».
Le journal L’Orateur du Peuple dénonce la destruction des peuples que signifie la guerre : « maintenant que nous n’avons plus de moines… ce n’est plus à l’Eglise que vous allez donner, c’est aux intrigants qui inventent la religion de la patrie ». Marat est le seul à dénicher le vieux culte religieux dans le jeune culte patriotique.

En réalité, au sein de la représentation nationale, Robespierre est vite isolé, même les plus proches, le caméléon Danton et Camille Desmoulins l’abandonnent dès qu’ils sentent que le parti de la guerre est devenu le plus fort. Robespierre est pourtant resté fidèle à la déclaration liminaire de la révolution le 22 mai 1790 : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. »

Robespierre est accusé  par les journaux girondins et celui de Condorcet d’être un agitateur dangereux, un agent du comité autrichien « payé ou tout au moins égaré »[31], comme plus tard Lénine sera accusé d’être un agent à la solde du Kaiser. Il fait front et se moque des rumeurs d’assassinat dont on le menace, comme il se gausse d’un orateur girondin : « C’est pour éteindre un feu d’opéra, qu’il conseille d’allumer le flambeau de la guerre pour le rare avantage de n’être pas incommodé par la fumée ».  Robespierre voit le piège de la préparation des esprits à la guerre : « Je crains fort que les patriotes n’y soient pris et je tremble que l’Assemblée ne se prête à entraîner la nation dans l’abîme. » Il dénonce le rôle de Brissot qui « laisse tomber son masque dans l’espoir d’être ministre. » Tout le comportement de Brissot est guidé en effet par l’arrivisme, et, par sa campagne belliciste il ne voulait que menacer l’Europe, mais il est piégé par la tactique du roi qui rejoint le parti de la guerre et la déclare le 20 avril 1792.

A la fin de l’année 1791, Robespierre explicitait l’inconséquence de la politique belliciste de la Gironde : « En supposant que les puissances étrangères veuillent nous attaquer, le roi pourrait nous trahir. En déclarant la guerre, vous vous ôtez le seul moyen de vous défier du pouvoir exécutif. L’Assemblée mettra toutes les forces de l’Etat entre ses mains et, s’il n’est pas de bonne foi, il vous trahira… Jamais il ne faut qu’un événement n’en fasse oublier un autre, il faut toujours avoir présent à l’esprit le passé, le présent et l’avenir. Il faut regarder dans le pouvoir exécutif toujours les mêmes personnes  et dans les ministres des hommes qui ont des sentiments peu favorables à la liberté. »

Robespierre questionnait sur la nature et les buts de la guerre :

« …Il semble que ceux qui désirent la guerre n’ont pas fait assez attention à la nature de la guerre que nous entreprendrions et aux circonstances où nous sommes… On croit avoir en mains les moyens de diriger les forces, parce qu’on pense que le courage de la nation sera dirigé par des mains pures et la force conduite d’une manière franche et loyale… Pour savoir quel est le parti le plus utile, il faut examiner de quelle espèce de guerre nous pouvons être menacés ; est-ce la guerre d’une nation contre d’autres nations ? Est-ce la guerre d’un roi contre d’autres rois ? Non, c’est la guerre de tous les ennemis de la Constitution française contre la Révolution française. Ces ennemis quels sont-ils ? Il y en a de deux espèces, les ennemis du dedans et les ennemis du dehors. »
Laissant réfléchir ses auditeurs qui comprennent fort bien qu’il y a ces deux sortes d’ennemis, il va plus loin, dans l’hypothèse de la guerre :
« A qui confierez-vous la conduite de cette guerre ? Aux agents du pouvoir exécutif. Vous abandonnerez donc la sûreté de l’Etat à ceux qui veulent nous perdre. De là résulte que ce que nous avons le plus à craindre, c’est la guerre.
La guerre est le plus grand fléau qui puisse menacer la liberté dans les circonstances où nous nous trouvons… Si nous considérons les véritables motifs de la guerre, si nous nous approchons des véritables intentions de  nos ennemis, nous verrons que le seul parti à prendre est d’attendre… Je ne me persuade pas que nous puissions présumer dans aucune hypothèse que les puissances de l’Europe s’uniront pour nous faire une guerre sanglante. Ce n’est point une guerre allumée par l’inimitié des peuples, c’est une guerre concertée par les ennemis de notre révolution et c’est sous ce point de vue qu’il faut examiner quels sont leurs desseins probables. »
Il ne cèle pas la vérité qu’il perçoit: « On veut nous amener à une transaction pour procurer à la Cour une plus grande extension du pouvoir, on veut surtout rétablir la noblesse… ».
 Il s’élève contre la prétention de la Gironde à imposer la guerre sans discussion sans craindre les critiques :
« La paix et la guerre sont relatives à nos plus chers intérêts, chaque citoyen a part à cette discussion ; je déclare, moi, que je la discuterai selon ma conscience et le sentiment impérieux de ma liberté. Je déclare que quelle que soit à cet égard la manière de penser de quelques ministres, je ne reconnais à aucun d’eux le droit de m’enlever ma liberté et je leur donne la permission illimitée de me calomnier autant qu’ils le trouveront convenable à leurs intérêts ».

Il se défend d’être un pacifiste le 18 décembre 1791, la guerre pourquoi pas mais après l’unité de la nation : « Je ne viens point prêcher une doctrine pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse et d’inertie… je veux aussi la guerre, mais comme l’intérêt de la nation le veut. Domptons nos ennemis intérieurs et marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, s’il en existe encore. » Etonnant ce « s’il en existe encore » où Robespierre fait toujours dépendre en quelque sorte la victoire universelle de la victoire interne, à titre d’exemple.

Le trouble Danton succombe à l’ambiance belliqueuse et fait l’éloge de l’aventurier Brissot.

Au début de l’année 1792 Robespierre est encore sommé de s’expliquer. Il le fait brillamment avec les références à l’Antiquité acquises au cours de ses études d’avocat :
« Le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie est d’attendre de l’expérience le triomphe de la vérité. La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante : c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques, pour ne s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son attention de ses législateurs et de ses magistrats pour attacher tout son intérêt et toutes ses espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt aux généraux et aux ministres du pouvoir exécutif.
C’est pour la guerre qu’ont été combinées par des nobles et des officiers les dispositions trop peu connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de guerre, livre la police de nos villes frontières aux commandants militaires et fait taire devant eux les lois qui protègent les droits des citoyens. C’est pendant la guerre que la même loi les investit du pouvoir de punir arbitrairement les soldats.
C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux font des soldats de la patrie les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays et font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé ; Si ce sont des Césars ou des Cromwells, ils s’emparent eux-mêmes de l’autorité. Si ce sont des courtisans sans caractère, nuls pour le bien, mais dangereux lorsqu’ils veulent le mal, ils reviennent déposer leur puissance aux pieds de leur maître et l’aident à reprendre un pouvoir arbitraire, à condition d’être ses premiers valets.
A Rome, quand le peuple, fatigué de la tyrannie et de l’orgueil des patriciens, réclamait ses droits par la voix de ses tribuns, le Sénat déclarait la guerre, et le peuple oubliait ses droits et ses injures pour voler sous les étendards des patriciens et préparer des pompes triomphales à ses tyrans. Plus tard, César et Pompée faisaient déclarer la guerre pour se mettre à la tête des légions et revenaient asservir leur patrie avec les soldats qu’elle avait armés.
La guerre, habilement provoquée et dirigée par un gouvernement perfide, fut l’écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres.
On croit déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des empereurs, des papes et des rois, d’autres assurent que nous n’aurons pas plus tôt déclaré la guerre, que nous verrons s’écrouler tous les trônes à la fois. Pour moi, qui ne puis m’empêcher de m’apercevoir de la lenteur des progrès de la liberté en France, j’avoue que je ne crois point encore à celle des peuples abrutis et enchaînés par le despotisme. Mais quand je fixe les yeux sur les circonstances réelles où nous sommes, lorsque je ne vois qu’un plan imaginé, préparé, conduit par des courtisans, lorsque j’entends débiter avec emphase toutes ces déclarations sur la liberté universelle, à des hommes pourris dans la fange des cours, qui ne cessent de calomnier la liberté et de la persécuter dans leur propre pays, je demande au moins que l’on veuille bien réfléchir sur une question de cette importance ».

Sans nul doute, lors de son séjour à Paris, Lénine qui était un rat de bibliothèque n’a pas pu ne pas être influencé dans ses réflexions lumineuses sur l’Etat et dans sa dénonciation solitaire de la Première Guerre mondiale, non seulement par Engels, mais par la lecture des discours de Robespierre, lui aussi traité d’individualiste comme Lénine, dans sa polémique face aux jacobins [32](cf. Le cahier bleu) pour aboutir au concept de « défaitisme révolutionnaire » :
« Eh quoi ! Le ministère n’a pas même daigné vous faire part de ses relations avec les puissances étrangères, il garde un silence mystérieux sur tout ce qu’il vous importe le plus de connaître, et vous allez entreprendre la guerre ! Ne ressemblez-vous pas à un homme qui court incendier la maison de son ennemi au moment où le feu prend à la sienne ? (…) La grandeur d’un représentant du peuple n’est pas de caresser l’opinion momentanée qu’excitent les intrigues des gouvernements, mais que combat la raison sévère et que de longues calamités démentent. Elle consiste quelquefois à lutter seul avec sa conscience contre le torrent des préjugés et des factions ».

Lénine n’a pas dû faire attention au passage du discours suivant qui lui eût évité de faire tirer sur les marins de Kronstadt[33] :
« C’est surtout alors que, revêtu des livrées du patriotisme, le parti modéré dont les chefs sont les artisans de cette trame, déploiera sa sinistre influence ; c’est alors qu’au nom du salut public, il imposera silence à quiconque oserait élever quelques soupçons sur la conduite ou sur les intentions des agents du pouvoir exécutif, sur lequel il reposera, et des généraux qui seront devenus comme lui, l’espoir et l’idole de la nation. C’est alors qu’on fera une guerre plus sérieuse  aux véritables amis de la liberté ; l’esprit public une fois corrompu, jusqu’où le pouvoir exécutif et les factieux qui le serviront ne pourront-ils pas pousser leurs usurpations ? (…) Nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, l’espèce de trahison que nous avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne, et remarquez bien que pour y parvenir, il n’est pas même nécessaire de faire sérieusement la guerre, il suffit de nous entretenir de l’idée d’une guerre étrangère».

Jaurès commente : « Quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des difficultés, des obstacles chez cet homme que d’habitude on qualifie d’idéologue, de théoricien abstrait.».

Robespierre ne se contente pas de dénoncer par une critique serrée la politique belliqueuse des Girondins, il préconise une série de mesures d’armement du peuple, qui sera reprise en 1871 par les Communards. Il demande l’armement des gardes nationales que le ministère refusait, la fabrication intensive d’armes nouvelles, l’appel de tous les citoyens sans distinction à la défense nationale, la réintégration des soldats renvoyés pour civisme, le licenciement du corps des officiers « ennemi déclaré de la Révolution », et son remplacement par des officiers plébéiens et patriotes. Le jour de la déclaration de guerre le 20 avril Robespierre ne nie pas que la guerre peut être un mal nécessaire s’il faut se défendre: « … comme je l’ai proposé plusieurs fois, non plus la guerre de la Cour, mais la guerre du peuple, il faut que le peuple français se lève désormais et s’arme tout entier, soit pour combattre au dehors, soit pour veiller le despotisme au-dedans. » Là encore, ce « soit » manifeste qu’il n’est pas convaincu de l’utilité de la guerre et ramène toujours les questions « au-dedans » même s’il concède que « l’armée française n’est pas seulement l’effroi des tyrans, elle est la gloire de la nation et de l’humanité ».

Robespierre n’est pas vraiment seul contre la guerre, il reflète un état d’esprit parmi les masses contre « l’impôt du sang » et personne n’a vraiment confiance dans le développement de la guerre. A la fin de l’année 1793, on dénombre près de 60.000 déserteurs, et pas seulement en Vendée bouc-émissaire de la trahison intérieure, devenue lieu-commun pour masquer la politique criminelle de l’Etat aux abois. Même les « patriotes » les plus ardents n’envisageaient pas de rester trop longtemps sous les drapeaux pour retourner aux champs ou au labeur pour assurer la vie de leur famille. En décembre 1789, le député aristocrate Dubois-Crancé proposait de créer un service militaire obligatoire pour tous. Sa motion avait été repoussée au nom du principe de liberté, mais surtout pour conserver leur privilège d’exemption aux plus nantis.
La défense de la patrie n’est pas une activité gratuite. En 1792, le même Dubois-Crancé, avec Saint-Just, voit ses propositions de « justes rétributions aux défenseurs de la patrie » - saisies des biens des émigrés et prélèvements en pays conquis, acceptées. Si la mobilisation  est plus massive naturellement aux frontières, le refus des « levées d’hommes » n’est pas circonscrit à la Vendée, mais s’étend dans le midi et le massif central[34].
Le « citoyen » de 1789, comme nous au souvenir de 1914 et 1939, n’a pas oublié les horreurs des guerres religieuses du XVIIème siècle. La guerre religieuse ou républicaine reste la chose atroce pour les mères et les enfants. Les grands esprits Saint-Simon, Turgot et Necker avaient déjà considéré le danger des mobilisations : « Très tôt, Saint-Simon parle à ce propos du « désespoir » des populations : « Ils criaient et pleuraient qu’on les menait à périr». Pour Turgot (…) le tirage pour la milice était « le signal (…) d’une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée… » Necker parle, en 1785, d’une « effrayante loterie ». La « levée en masse » était aussi utilisée sous le règne aristocratique : « Tout s’aggrave en période de guerre, car les levées se font massives. Les régiments s’adressent alors à de véritables entrepreneurs ou « embaucheurs » qui agissent avec moins de scrupules encore, allant jusqu’à l’enlèvement pur et simple des garçons rencontrés dans les rues ou sur les grands chemins »[35].
Imposer la levée d’hommes à des paysans opposés au régime quand des notables patriotes sont exemptés favorisera la chouannerie. Et, surtout, les paysans rejettent ce qui retire des bras à la terre. L’engagement dure huit ans ! Les Vendéens ont été acculés à une guerre qu’ils n’avaient pas voulue. Leur révolte de mars 1793 est une révolte contre le recrutement. Albert Soboul a mis en évidence que la mentalité des sans-culottes parisiens possédait des points communs avec celle des paysans vendéens acharnés à défendre l’individualisme agraire et leurs communautés rurales. Ces contradictions se retrouvent au sein des factions politiques, les Jacobins sont plus centralistes que les Girondins. La constitution, bien que souvent forcée, de l’armée nationale contribue à l’unité du pays et de la langue[36].

Incapable, dans sa mentalité d’assiégé en permanence, de réfléchir à des solutions politiques et en particulier de prendre en compte les premières alertes de Robespierre contre la guerre interne et externe, le gouvernement jacobin avec un Robespierre retourné privilégiera la répression « despotique » militaire, alors que la réaction thermidorienne, plus diplomate, prendra des mesures d’apaisement.
La mystique de la nation engendrée par la guerre - ce mythe de la « nation armée » pendant les treize mois de la gouvernance jacobine - qui élimine par la terreur « l’ennemi intérieur », a été très exagérée et a fini par servir aux guerres impérialistes modernes.

Pour mieux se défendre, alors qu’il n’est pas encore au gouvernement, Robespierre crée son propre journal : « Le Défenseur de la Constitution » dont le premier numéro paraît le 19 mai 1792. Les premières défaites de « l’armée révolutionnaire » lui donnent entièrement raison, ainsi que la trahison de l’ancien agent secret le général Dumouriez qui avait misé sur une guerre courte mais pour restaurer le pouvoir du roi. L’historien Albert Mathiez a bien vu, comme le note Georges Michon, que Robespierre persistait à attendre le salut d’une crise intérieure contre la royauté encore arrogante. Brissot voulait simplement conquérir la Cour à ses vues. Il n’était révolutionnaire qu’à l’extérieur. Il craignait une crise sociale. Pour garder le pouvoir, les Girondins ont dû radicaliser leur langage en évoquant « témérairement le fantôme d’une France libératrice de l’univers » (G.Lefebvre) par la guerre. Ils expriment une guerre de propagande plus qu’une propagande de guerre réelle.
Robespierre dénonce l’embrigadement sous les ordres de chefs comme La Fayette aux mains teintés de sang de l’Ancien régime : « Obéir à des chefs perfides, qu’est-ce autre chose que courir à la boucherie comme un troupeau et trahir la patrie et la liberté ? L’indiscipline ! Ce mot insidieusement répété par l’aristocratie et le machiavélisme, n’est autre chose qu’une éternelle accusation contre le civisme des soldats-citoyens qui ont commencé la Révolution. Ce mot ne fut jamais appliqué aux officiers de la caste privilégiée qui n’a cessé de persécuter le patriotisme et d’insulter à la liberté. L’indiscipline, dans l’idiome de nos patriciens, c’est le crime d’être autre chose qu’un automate disposé à égorger le peuple et à opprimer la liberté au signal des tyrans. »

Daniel Guérin qui se piquait d’orthodoxie marxiste sur le passé de la guerre révolutionnaire, alors que sa méthode resta profondément libertaire, n’attachait aucune importance à la position de Robespierre sur le sujet, suivant en cela les anti-robespierristes acharnés à la Michelet, en récusant les analogies historiques. Il amoindrissait le contenu des citations de Georges Michon, ici utilisées :
« Ne tombons pas dans l’erreur de ceux qui, par exemple, ont invoqué la campagne menée par Robespierre contre la guerre de 1792 pour justifier leur pacifisme petit bourgeois d’avant la guerre de 1939. Les données de ces deux guerres n’ont rien de comparable »[37] .
Certes, mais il ne s’agit pas de nos jours de comparer guerre révolutionnaire et guerre impérialiste, mais de montrer que la guerre révolutionnaire ne l’est plus. Et pour utiliser le raisonnement que Guérin reprend au marxisme, en effet le mécanisme des révolutions est régi par un certain nombre de lois relativement simples sur lesquelles cet auteur n’est pas immédiatement explicite. Alors nous pouvons porter au crédit de ces lois simples, celle qui consiste à affirmer que les révolutions doivent être contrôlées par leurs acteurs, par la classe sociale concernée et en toute conscience. De ce point de vue, malgré ses ambiguïtés liées à sa fonction historique de représentant de la classe révolutionnaire bourgeoise, Robespierre met en évidence une constante qu’on peut nommer de nos jours, l’esprit critique, la réflexion vigilante face aux corps militaires.
Puisque la guerre va avoir lieu, Robespierre exhorte ses concitoyens à garder ce que nous appelons de nos jours un esprit critique, ce qu’il nomme alors vigilance et qui deviendra une méthode de pensée pour le mouvement ouvrier:
« Il ne suffit point de prendre des villes et de gagner des batailles : ce qui nous importe réellement, ce sont les conséquences de cette guerre pour notre liberté politique. Gardons-nous d’en considérer le cours avec cette curiosité stupide qui se repaît des sièges et des combats, avec ce servile engouement qui érige en idoles des officiers et des généraux. Ne voyons partout que la patrie et l’humanité. Portons toujours nos regards vers le dénouement et vers le résultat ; demandons-nous sans cesse quel sera le terme de la guerre et son influence sur le sort de la liberté. Français combattez et veillez à la fois, veillez dans vos revers, veillez dans vos succès, craignez votre penchant à l’enthousiasme, mettez-vous en garde contre la gloire même de vos généraux. Sachez découvrir toutes les routes que l’ambition et l’intrigue peuvent se frayer pour parvenir à leur but. Veillez soit que nos ennemis intérieurs méditent de nous livrer au glaive des despotes, soit qu’on veuille nous faire acheter, par la perte des citoyens les plus énergiques, une victoire funeste qui ne tournerait qu’au profit de l’aristocratie. Songez à l’ascendant que peuvent usurper au milieu d’une révolution ceux qui disposent des forces de l’Etat ; consultez l’expérience des nations et représentez-vous quelle serait la puissance d’un chef de parti, habile à capter la bienveillance des soldats, si, le peuple étant épuisé, les plus zélés patriotes égorgés, le roi même désertant encore une fois de son poste, entouré de tous les corps militaires dont on a couvert la surface de l’Empire, il se montrait à la France avec un air libérateur, et toute la force des partis réunis contre la légalité. Veillez à ce qu’il ne s’élève point en France un citoyen assez redoutable pour être un jour le maître ou de vous livrer à la Cour pour régner en son nom ou d’écraser à la fois le peuple et le monarque pour élever sur leurs ruines communes une tyrannie légale, le pire de tous les despotismes. Voulez-vous vaincre par vous- mêmes, soyez réfléchis, fiers, calmes et défiants » [38].

Engels et Marx, puis Lénine ont pu s’inspirer de la vertu prônée par Robespierre au niveau des charges d’un Etat révolutionnaire avant la Commune de Paris qui limita, en partie seulement, les salaires de ses ministres à celui d’un ouvrier spécialisé, en lisant la dénonciation du népotisme et des coups de pouce du ministère Brissot : « … il faut que les représentants de la Nation soient inaccessibles même aux soupçons… Les emplois publics ne sont ni des honneurs, ni des prérogatives, ce sont des charges. Malheureusement les serviteurs du peuple ne se chargent bien souvent de ses affaires que pour faire les leurs. » Comme Marx n’hésitera pas à taxer le prolétariat de n’être parfois rien, Robespierre sait aussi dénoncer un peuple veule prêt à manifester lors du renvoi des ministres girondins qui ont usurpés le titre de jacobin, il tonne : « Il n’y a qu’un peuple esclave qui puisse s’agiter pour la querelle de quelques individus et pour l’intérêt d’un parti. Depuis le moment où nous avons vu naître ce ministère que l’on a nommé jacobin, nous avons vu l’opinion publique s’affaiblir et se désorganiser, la confiance aux ministres semblait s’être substituée à tous les principes ; l’amour des places, dans le cœur de beaucoup de prétendus patriotes, parut remplacer l’amour de la patrie… Les sociétés populaires sont perdues dès qu’elles deviennent une ressource pour l’ambition et pour l’intrigue. Les amis de la liberté ne peuvent faillir en s’appuyant sur les principes éternels de la justice, mais ils se trompent aisément, lorsqu’ils se reposent de la destinée de la nation sur des ministres passagers… Je ne connais que les principes de l’intérêt public, je ne veux connaître aucun ministre ; je ne me livre point sur parole à l’enthousiasme ou à la fureur, surtout sur la parole de ceux qui se sont déjà trompés plus d’une fois, qui dans l’espace de huit jours, se contredisent d’une manière si frappante sur les mêmes objets et sur les mêmes hommes… »[39].

A la fin de 1793, six mois avant sa mort, alors qu’il est le membre le plus influent du gouvernement révolutionnaire de l’an II – le Comité de Salut Public - et non pas son dictateur comme l’ont prétendu les historiens révisionnistes de l’américanisation de l’histoire[40] - Robespierre rappelle encore la responsabilité des Girondins dans le déclenchement de la guerre. Il a mis en garde contre le succès des armes : « Remettons entre les mains des peuples leurs propres destinées, qu’ils règlent eux-mêmes la forme de leur gouvernement. Défendons à nos généraux et à nos armées de s’immiscer dans leurs affaires politiques, c’est le seul moyen de prévenir les intrigues qui peuvent arrêter la Révolution et discréditer le nom français. » Il déclare à la Convention : « Pour fonder et consolider la démocratie, il faut terminer la guerre. » Après son exécution, on trouve des papiers sur lesquels sont écrits : « la guerre étrangère est une maladie mortelle » et « Laissez flotter les rênes de la Révolution, vous verrez le despotisme militaire s’en emparer, et le chef des factions renverser la représentation nationale avilie ».
Comme l’a expliqué Albert Soboul, le « gouvernement révolutionnaire » jacobin avait été créé pour faire la guerre aux frontières et « achever au-dedans la ruine de l’aristocratie », mais la guerre exigea un gouvernement autocratique et une économie dirigée. Elle impliqua une paupérisation des sans-culottes. La direction de la guerre était incompatible avec l’exigence de gouvernement direct. On se souvient que les premières déclarations de Robespierre contre la guerre soulignaient les risques d’étouffement de toute démocratie populaire. Barnave avait prédit que les premières défaites militaires entraîneraient l’éruption violente des masses, celles populaires petites bourgeoises sans conscience poussèrent à la levée en masse…

Des historiens peu fiables ont prétendu que Robespierre avait continué la guerre impulsée par les Girondins, en partie du fait qu’il s’était rallié au projet de recrutement de 20.000 fédérés, projet qu’il avait d’abord combattu. Robespierre avait exigé le 29 juillet 1792 que les bataillons de la garde nationale soient « tout de suite » ouverts aux « passifs » c’est-à-dire aux « va-nu-pieds » (cf. Guillemin p.123).
Comment expliquent-ils alors que ce sont les victoires militaires de 1794 qui ont contribué à la chute de Robespierre  et son « gouvernement terroriste »?
Jean-Paul Bertaud a fourni les nuances entre girondins et jacobins-montagnards sur la question de la guerre : « Les Girondins veulent une guerre d’expansion et ne se donnent pas les moyens de la mener. Ils la conduisent mal, gardiens jusqu’au fanatisme du libéralisme. Les Montagnards s’attachent à une guerre défensive sans compromis avec l’adversaire, et pour cela, ils se convertissent peu à peu au dirigisme économique, s’efforçant de satisfaire l’aspiration des sans-culottes au droit à l’existence, supérieur au droit de propriété »[41].
Au soir de la victoire de Fleurus, le 28 juin 1794, cet étrange présumé dictateur claque la porte du Comité de Salut Public et n’y reparaîtra pas. La victoire de Fleurus l’a mis en minorité. Robespierre restait persuadé que le danger n’était pas externe, cette guerre « simulée » dont les monarchies européennes ne voulaient pas, mais interne  avec les manœuvres des amis de la Cour.
Robespierre voulait mettre fin à la guerre même après son entrée au gouvernement de Salut Public mais ne fût pas maître des événements. Michelet tacle Robespierre en rappelant la moquerie de Camille Desmoulins : « Robespierre, sans s’en douter, reprend le rôle de Brissot, qui nationalisait la guerre ». L’auteur duc Lévis Mirepoix résuma ainsi le hiatus robespierriste : « C’est la guerre qui a déchaîné le gouvernement révolutionnaire. C’est la victoire qui a précipité sa chute. Il faut rendre cette justice à Maximilien Robespierre qu’il fut un des rares à s’opposer à la guerre. On doit reconnaître que l’ayant sur les bras, il l’a soutenue victorieusement »[42]. La guerre ne pouvait être « populaire » que conduite par l’aile radicale « progressiste » de la petite bourgeoisie, la plus idéaliste, derrière laquelle le peuple puis le prolétariat jusqu’en 1848, selon la conception marxiste, devra marcher au pas.
Robespierre apparaît, de façon soudainement opportuniste, comme partisan de la guerre au début de la Convention. Dans sa conception il s’agit d’une échappatoire provisoire car les principaux ennemis demeurent « au-dedans ». Il faut noter la rectitude légaliste et anti-militariste de Robespierre ; à quelques heures de sa décapitation il refuse de signer un appel aux armes car « ce serait digne d’un tyran » aurait-il dit.
Avec une absence d’esprit critique sur la guerre révolutionnaire, Maurice Dommanget soutient la politique d’unification nationale de Robespierre qui est « obligé – si pénible que ce fût – de penser à autre chose qu’aux queues, ces longs chapelets de la mortification quotidienne de l’acheteur »[43] . En février 1793 lorsque les ouvriers parisiens se révoltent contre les gros commerçants, les conventionnels les dénoncent que « brigands ennemis de la révolution », et Robespierre fustige ces « ennemis de notre révolution ». Jacques Roux a, lui, repris alors le combat initial contre la guerre de l’incorruptible. Il « laisse la guerre à l’arrière-plan ou plutôt n’en parlait que par rapport à la cherté des vivres »[44]. Robespierre est perdu aux yeux des députés montagnards parce qu’il rompt « le faisceau compact des forces révolutionnaires ».
Puis la victoire de Fleurus donna raison aux Girondins,  signifiant qu’il fallait faire cesser la terreur interne et poursuivre la guerre victorieuse, quand bien même il faudrait en passer par une autre période, de terreur blanche cette fois-ci.

La révolution n’était-elle pas en train de s’exporter victorieusement, même militairement ? Oui et la poursuite de la guerre allait ouvrir la voie à l’ambition du dictateur Napoléon. Les victoires militaires ont développé un esprit national fanatique, pas encore nationaliste mais qui est déjà contraire à l’idée de la souveraineté des peuples des fonds baptismaux de la Révolution. Robespierre n’est pas un dictateur comme  le sera Napoléon. Marat le 25 septembre 1792 mis en accusation à l’Assemblée comme député de Paris ayant prôné la dictature s’était défendu sans ambages, et met en avant sans fard une idée de la dictature, dictature relative, apparemment maladroite parce qu’il en appelle à un tribun militaire, mais fondée sur la nécessité de se débarrasser des traîtres et des comploteurs. Cette dénonciation radicale contre les politiques des ténèbres du pouvoir d’Etat reste valable, et dégagée du pouvoir personnel, elle a été reprise par Marx et les communistes pour fonder la nécessité de la dictature du prolétariat, toujours envisageable de nos jours face au nettoyage nécessaire de la corruption généralisée sous le capitalisme. La dictature n’est pas originellement le fait d’un seul homme, et elle est temporaire.


LA GUERRE SE GREFFE SUR LA REVOLUTION


Daniel Guérin, historien amateur, dame le pion aux arrogants historiens professionnels. Il fournit une pénétrante étude sur le problème de la guerre révolutionnaire qu’aucun des spécialistes chevronnés n’ait éludé antérieurement. En effet, la guerre vient se greffer sur la révolution et va servir de révélateur au conflit des classes qui succèdent à la féodalité dans la direction de la société.
« Le développement intrinsèque de la Révolution devait à lui seul conduire à une différenciation au sein du tiers état. Mais un événement extérieur à la Révolution et qui se greffa sur elle accéléra le processus de scission entre bourgeois et bras nus : la guerre. La bourgeoisie finança la guerre par l’inflation. La guerre, l’inflation lui procurèrent des profits énormes. Mais, parallèlement, l’émission désordonnée de signes monétaires eut pour conséquences la disette et la vie chère »[45].
Il ajoute une autre donnée essentielle à la compréhension du déroulement de la révolution française, l’attitude de la petite bourgeoisie révolutionnaire n’est explicable en bien des cas qu’à la lumière et en fonction de la guerre. Et pourquoi donc cette guerre ?
Barère avait rappelé que l’Angleterre n’avait fait la guerre depuis le règne de Louis XIV que pour augmenter ses colonies, accaparer les matières premières et imposer son industrie et son commerce aux peuples vaincus.
Selon Guérin, l’ennemi traditionnel est par conséquent toujours et encore la Perfide Albion. Mettant la charrue avant les bœufs, il estime que c’est aux alentours de 1789 que commença vraiment la révolution industrielle en France. La question d’une industrialisation comparable à celle de l’Angleterre  est posée mais celle-ci croîtra surtout au milieu du siècle suivant.
La guerre ne se pose donc pas initialement comme le combat pour la liberté universelle, comme l’ont laissé croire la plupart des historiens, mais pour le contrôle ou la conquête des marchés coloniaux et internes. Guérin rappelle une déclaration du girondin Condorcet, au début de 1792, qui définit explicitement que la guerre est nécessaire pour relancer le commerce.
Mais qui attaquer ?
Pour Carnot, il fallait regarder du côté de la Belgique, province anglaise. Selon « le financier » Cambon et Danton, c’est la Hollande qui était « le foyer de ressources de nos ennemis ». Les jeunes porte-paroles politiques de la bourgeoisie française ont donc des visées explicites sur ces deux pays en 1792. Daniel Guérin saisit toute la subtilité de la déclaration de guerre. Puisque la Belgique dépendait de l’Autriche, la bourgeoisie française prit prétexte les rassemblements d’émigrés le long de la frontière de l’Est, « pour déclarer la guerre au gouvernement de Vienne et non à celui de Londres ».
La paix était à la base de la doctrine d’Adam Smith, théoricien de l’expansionnisme britannique. L’Angleterre resta fidèle le plus longtemps qu’elle pût à cette doctrine, engageant les autres puissances européennes à la mener à sa place. Guérin résume donc un point de vue qui apparut iconoclaste aux vieilles barbes de l’université mais qui ne cèle pas la vérité :
« Cette guerre qui s’insérait tel un corps étranger dans la Révolution ne fut donc pas initialement, comme on la présente trop souvent, un conflit idéologique opposant l’Europe monarchique et semi-féodale à la France révolutionnaire »[46].

Ce n’est que plus tard, alors que la France était envahie et les conquêtes de la révolution menacées que la guerre prît « temporairement le caractère d’une guerre de défense révolutionnaire ». Il ajoute, plus précisément encore : « Mais son caractère fondamental de guerre d’expansion et de conquêtes réapparut assez vite. Au surplus, cette guerre était si peu conditionnée par la révolution qu’elle lui survécut près d’un quart de siècle ».

La guerre coûte cher, même après avoir confisqué les biens du clergé et des émigrés. : « Ainsi la guerre, dans laquelle la bourgeoisie s’était engagée d’un cœur si léger, aboutit à un résultat imprévu. Loin de faire diversion à la révolution, elle entraîna celle-ci plus loin dans sa marche en avant. La vie chère et la disette tendirent à détacher les bras nus de la bourgeoisie, à dissocier les forces dont la conjugaison avait permis le renversement de l’ancien régime. Les masses populaires souffraient de la faim ». C’est à la fin de 1793 que se concrétise le résultat imprévu, les fabrications de guerre rassemblent des masses d’ouvriers qui donnent forme à l’inquiétante lutte pour les salaires, qui effraye jusqu’à Marat, Hébert et Robespierre.
Les enragés Roux, Leclerc et Varlet, comme Babeuf, éléments déclassés ne firent qu’entrevoir combien la guerre bourgeoise pour la suprématie commerciale aggravait la condition des bras nus. Le curé rouge Jacques Roux fait écho aux premières dénonciations de Robespierre, mais en plus social, en lisant une pétition à la Convention le 25 juin 1793 : « Eh quoi ! parce que des mandataires infidèles, les hommes d’Etat (les girondins), ont appelé sur notre malheureuse patrie le fléau de la guerre étrangère, faut-il que le riche nous en déclare une plus terrible encore au-dedans ? ».

La bourgeoisie révolutionnaire est contrainte à des concessions économiques, en usant en particulier de la terreur, pour nourrir les sans-culottes sans lesquels la guerre ne pouvait être gagnée. La guerre piétinait, ni la Belgique ni la Hollande n’avaient pu être envahi. La main d’œuvre s’était raréfiée du fait des levées de volontaires. La bourgeoisie girondine ne voulait faire aucune concession économique. Les Montagnards qui firent aussi d’énormes bénéfices grâce à la guerre se prononcèrent en faveur d’un impôt progressif. La durée de la guerre compliquait la situation sociale.
Autre distorsion, liée directement à la guerre en septembre 1792, c’est à l’annonce de la chute de Verdun que les sans-culottes parisiens, manipulés par les Legendre et Santerre, prennent au mot les girondins, et s’en vont massacrer les aristocrates dans les prisons. La guerre occasionnait des troubles fort peu révolutionnaires, des émeutes du lumpenprolétariat au point que le gouvernement girondin envisagea la paix à nouveau pour mettre fin à « l’anarchie sanglante ».
La fraction de Robespierre est portée au pouvoir par les revers militaires, succédant aux Girondins accusés d’avoir déclenché la guerre et de l’avoir mal menée. L’heure de l’équilibriste Robespierre avait sonné pour éviter la guerre civile même en faisant tomber les têtes girondines. Guérin a repris l’image du politique équilibriste dans l’excellent manuel d’histoire Malet et Isaac, lequel expliquait depuis 1902 que « le terroriste » avait « un sens aigu de l’opportunisme ».
Ainsi selon Daniel Guérin, la guerre de 1792 eût un caractère double, d’abord guerre de rivalité commerciale puis guerre de défense de la révolution. Il considère que ce fut l’habileté des Montagnards de fusionner ces deux aspects :
« Dès que les menaces d’invasion eurent disparu, la bourgeoisie se sentit moins tributaire des bras nus, la guerre perdit insensiblement son caractère de guerre révolutionnaire, de guerre jacobine, pour reprendre celui – qu’elle avait revêtu dès le début – d’une guerre d’expansion, d’une guerre girondine. Et pour cette guerre-là, la bourgeoisie avait davantage besoin de bons techniciens que de la furia populaire. La part spécifique des sans-culottes fut sensiblement réduite. Un certain  nombre de plébéiens, qui avaient pris la place des anciens chefs réactionnaires, furent à leur tour éliminés »[47].


ROBESPIERRE L’EQUILIBRISTE VICTIME D’UN COUP D’ETAT

« Il faut nous mettre en garde contre le gouvernement militaire. »
Robespierre

De même qu’on a oublié sa persistante dénonciation de la guerre, on a reproché à Robespierre la mascarade de l’Etre suprême. Il se méfiait, selon les robespierristes modernes, de l’impasse de la déchristianisation anarchique et du culte de la raison qui exaltaient le même fanatisme que les tenants des guerres de religion. La déchristianisation sauvage, plus que mesure émancipatrice est caractéristique de la bourgeoisie sans âme, âpre et empressée au profit. Comme Lénine un siècle plus tard, ne peut-on pas considérer que Robespierre militait pour la prudence concernant les religions ? Le bref culte de « l’être suprême » n’est pas une invention du pontife Robespierre, certes coincé sexuellement comme beaucoup de moralistes, mais une action à prétention éducatrice qui renvoie à la notion de conscience universelle héritée des philosophes des Lumières. Est-ce une tentative de distraction du peuple fatigué par une révolution qui tourne en rond autour de la guillotine ? Michelet croit que ce culte soudain est aussi une compensation à l’exécution rapide du populaire Danton, or ce dernier a été conduit au supplice sans que ne s’élèvent de protestations, la réputation de corruption du tribun et de ses amis leur était fatale.
Daniel Guérin considère que « le brusque coup de rein à la déchristianisation » et  l’institution de cette fête mi-culte de la nature, mi-adoration divine, est une parade de la bourgeoisie affolée par « le torrent révolutionnaire », ne voulant pas priver l’Etat de l’appui traditionnel de l’Eglise et de la religion. Outre que la déchristianisation n’était pas révolutionnaire en tant que pillage désordonné, l’explication n’est pas satisfaisante. Il semble bien que, plus pragmatique, Robespierre, après les massacres de Vendée, se soit résolu à mettre un terme au fanatisme anti-religieux pour ne pas risquer d’aliéner à la révolution la plus grande partie des masses populaires. En décembre 1793 il fait voter un décret interdisant « toutes violences et mesures contraires à la liberté des cultes». Son culte fugace de l’Etre suprême n’avait rencontré aucun écho dans la population.

La postérité bourgeoise s’est moquée d’une mise en scène déiste de  « Fête révolutionnaire », utopique prétention à concilier la religion encore populaire au profit d’une mystique républicaine arc-boutée par la terreur[48]. Cette même postérité, peu reconnaissante à l’artisan des droits de l’homme, lui reproche surtout d’avoir contresigné la loi du 22 prairial de Couthon, dite « loi de la Grande Terreur », dont il sera lui aussi victime. Robespierre, après leur avoir donné plein pouvoir avec les membres du Comité de salut public, fait rappeler les assassins de masse Carrier en Vendée, Tallien à Bordeaux, Barras et Fréron à Toulon, Fouché et Collot d’Herbois à Lyon. Cela n’est pas une marque d’indulgence à leur égard contrairement à ce qu’avance Michelet, même si avec une certaine inconscience, propre à l’époque, les représentants en mission avaient été incités à se montrer impitoyables. Les fossoyeurs du symbole ambigu petit bourgeois et plébéien Robespierre, les thermidoriens, sont Barras, Tallien, Carrier, Fréron, Fouché. Les deux vagues de terreur rouge et blanche sont le moment obligé d’un passage brutal et inévitablement féroce entre le régime monarchique et républicain, sans que ce dernier ait vraiment triomphé politiquement. La chute thermidorienne de Robespierre est liée aux désaccords au sein du Comite de Salut public sur la conduite de la guerre, en particulier face au chef des armées, Carnot, militariste convaincu. Carnot est l’un des principaux artisans du coup d’Etat. L’enjeu est le cœur du pouvoir. Les conjurés reprochent vivement à Robespierre de vouloir leur enlever la direction de la police politique.

Michelet traité de nos jours comme un original sans méthode, est bien plus près de la vérité de cette époque bouleversante en évoquant « la croyance au diable » de cette société encore près de la terre et des superstitions, et qui eût les hommes politiques qu’elle méritait, toutes choses qu’oublient nos modernes académistes :
« Le peuple attribue tous les maux aux personnes plus qu’aux choses. Il personnifie le Mal. Qu’est-ce que le Mal au Moyen Age ? C’est une personne, le traître. Explication vraie et fausse. La République fut souvent trahie par les choses autant que par les personnes ; elle le fut par le chaos, la désorganisation naturelle d’une telle crise. Robespierre n’admit jamais de coupables que les personnes ; pour lui comme pour le peuple, le traître fit tout. Comme tels, il désigna les grands meneurs des partis. Comme tels, en un coup de filet, il les fit tous disparaître. Mais, en ce même moment, il se suicida, s’ôtant ce dont il vivait, la matière et l’occasion de cette force accusatrice qui associait sa scolastique aux passions vivantes du peuple »[49].

*   *   *

La terreur - après les sanglantes journées de septembre dominées par les exactions d’une populace assimilable au lumpenprolétariat moderne et produite par l’arriération de l’Ancien régime et ses mœurs paysannes - n’est pas non plus volonté personnelle. Outre que les massacres de septembre semblent avoir été très organisés, voire encouragés par des restaurateurs de l’Ancien régime, la terreur d’Etat qui leur succède correspond à un besoin d’ordre dans le cadre d’une guerre inter-nationale qui exige de discipliner toutes les énergies intérieures. Elle exprime un tournant historique symbolique : le basculement de la royauté au profit de la République. Ce basculement symbolisé par la fuite du roi à Varennes dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, provoque une émotion considérable à une époque où les médias n’existent pas pour accélérer les mensonges déconcertants. Plus qu’une trahison du peuple bon enfant, cette fuite signifie que Louis Capet est allé chercher l’aide de « l’étranger » et que la guerre va venir s’ajouter à la misère[50]. Le peuple, terrifié, apprend par une rumeur, que des historiens pensent infondée, que Léopold II, grand vizir européen de l’époque, a promis son appui militaire en cas de réussite du projet d’évasion. La terreur prend sa source à ce moment précis comme le reconnaissent les historiens honnêtes. Même si les moments d’application de la terreur de masse n’obéissent pas à toutes les étapes de guerre et de paix. La guerre est un état d’esprit revendiqué pour toute une période, plus esprit d’auto-défense outrancier que complot prémédité par les chefs de la révolution. Patrice Gueniffey reproche à Robespierre une légende des massacres comme « réaction de légitime défense »[51], en reprenant les théories révisionnistes et anti-historiques des Furet et Mona Ozouf. La politique de Terreur interne imprègne toute la période de 1792 à 1794 avec pour principal argument de gagner le front intérieur quand les citoyens sont mobilisés en masse pour « aller défendre les frontières menacées » ; dans le Moniteur, Jean Bon Saint-André écrit : « Tandis que nous allons combattre les ennemis du dehors, nous demandons que la Convention punisse les traîtres et anéantisse les intrigants du dedans. »

Robespierre était opposé à toute idée de terreur, effrayé lui-même par la terreur spontanée et sauvage qui avait marquée les premiers temps de la Révolution du fait de l’arriération des masses et de l’absence de structures politiques pour canaliser la révolte contre l’autocratie. Il n’était pas lui-même un précurseur dans la théorie de la terreur, conçue elle aussi comme passagère, puisque Jacques Roux, porte-parole des « enragés » en défendait déjà l’idée.
Le peuple réclamait vengeance contre la longue oppression aristocratique et n’oubliait pas la martyre de Damiens. A partir du procès du roi en 1792, Robespierre théorise la terreur comme  instrument de gouvernement, comme méthode de mise au pas du pays. Cette théorisation fut un instrument primitif pour la défense de la centralisation étatique plus qu’une méchanceté avérée de Robespierre. Jaurès remarque dans son Histoire de la révolution que Robespierre et Marat étaient d’accord avec Danton pour réclamer des mesures fermes pour « épouvanter les contre-révolutionnaires et pour arracher le peuple à la tentation du meurtre désordonné »[52]. Ce recours obligé à la terreur confirme que le gouvernement jacobin fut un régime faible[53]. La terreur primaire est la marque des Etats faibles ou pas encore développés.
Arno Mayer signale que les historiens Michelet et Quinet avaient relevé que cette terreur avait plutôt des accents traditionnels repris aux pouvoirs autocratiques qui avaient inspiré pendant des siècles une terreur religieuse. Quinet fût un des premiers historiens à critiquer cette terreur, mais en expliquant qu’elle était réactive et inconsciente après chaque victoire contre « les ennemis de l’intérieur » lyonnais et vendéens. C’est parce qu’ils étaient les adeptes de la vision naïve rousseauiste d’un homme foncièrement bon que les robespierristes se mirent à couper des têtes. Or la France était l’héritière d’un fanatisme aveugle depuis la nuit de la Saint Barthélémy. Il existe une différence pourtant que soulignait aussi Quinet : « La Grande Terreur de 1793-1794 n’employa pas la torture, (elle) ne brûla ni n’écartela ses victimes, (elle) ne rompait pas les os des condamnés avant de les jeter grouillants dans le bûcher ». Quinet est cependant aveugle sur les massacres barbares et trop bien « organisés » des prisons de septembre 1792, que Robespierre a déploré, et les atrocités en Vendée et à Lyon. Arno Mayer, lui, ne mesure pas que la terreur au niveau de l’Etat robespierriste était d’abord la guillotine, perçue même par les victimes comme « plus propre et moins douloureuse » et correspondait à un mécanisme étatique qui échappa lui-même aux meneurs révolutionnaires, premiers vagissements du pouvoir terroriste des Etats au début du XXème siècle : « L’Etat devient lui-même sa propre fin » (dixit Marx). La guillotine est d’abord une mesure prophylactique, si j’ose dire, par rapport à la variété et à la longueur des supplices séculaires de l’Ancien régime. Elle est ensuite, et j’ose le dire encore, un supplice dernier égalitaire ; lorsque le docteur et député Guillotin a proposé son institution, il visait à faire approuver une « peine unique » tant pour les nobles que pour les roturiers. La guillotine à l’origine concrétise donc toute l’hypocrisie et tous les excès de la justice bourgeoise. Il faut en finir avec la personnalisation sur le coupeur de tête Robespierre. Officialisée par l’Etat pour canaliser l’action des coupeurs de têtes sauvages, comme toute mesure légiférée par l’Etat, la politique du couperet devient systématique et outrancière. Elle découle surtout directement de l’atmosphère paranoïaque qui se développe après la trahison de Louis Capet. Quoi de plus normal que de « trancher » face à la trahison ! Mais l’horreur judiciaire devint telle que la pratique généralisée du couperet tombera en désuétude, quoique la veule et arriérée bourgeoisie française ait continué à décapiter des criminels de droit commun jusqu’au milieu du XXe siècle.

 La torture légale fût abolie sous cette Révolution, même si la bourgeoisie au XIXe siècle viola sans honte ses propres préceptes lors des journées de 1848 et contre la Commune de 1871. L’extension de la terreur trouve sa justification après les meurtres de Marat et surtout de Joseph Chalier à Lyon. Danton, qui n’a pu juguler les émeutes ni réduire la vie chère, a été écarté du Comité de salut public où il est remplacé par Robespierre.

La terreur dite robespierriste est une réaction pour canaliser dans l’urgence le chaos, non une politique programmée d’avance. Elle vise à préserver le pays de l’éclatement du fait des différents fronts intérieurs des contestataires fédéralistes. Elle permet de soutenir l’effort de guerre et le dirigisme économique. En 1920, l’historien Albert Mathiez, cible des révisionnistes modernes, s’il reconnaît que Robespierre prit sa part dans l’organisation de la terreur, défie tout gouvernement moderne de renier des mesures extraordinaires en temps de guerre et fait le parallèle avec l’état de siège proclamé par le gouvernement républicain au début de la guerre de 1914 : libertés suspendues, conseils de guerre, perquisitions au domicile des socialistes et des syndicalistes… alors que jamais les « terroristes de 1793 » n’ont livré des civils à la justice des conseils de guerre[54].  Analogies judicieuses que les Furet et Mayer évitent comme la peste. Mathiez estime que l’institution du Tribunal révolutionnaire fait suite aux défaites en Belgique et au soulèvement interne vendéen. Il existe en effet un système de vases communiquant entre l’application de la terreur et les défaites militaires qui n’a rien à voir avec une volonté maléfique de Robespierre. Mais plus l’autorité du gouvernement de salut public grandit, plus la force de la sans-culotterie, surtout parisienne, décroît.
Daniel Guérin a une singulière vision de la terreur comme encouragée par le Comité de salut public auprès des « plébéiens » tant que cela lui était utile pour obtenir la pacification intérieure :
« Au fond, ce que les historiens tentent surtout de nous cacher, c’est le cynisme avec lequel la bourgeoisie révolutionnaire fit volte-face. Tant que les dangers extérieurs et intérieurs demeurèrent pressants et qu’elle eut besoin du concours des bras nus pour y parer, elle ne recula devant aucune audace ; elle délégua tous les pouvoirs à des plébéiens ; elle les laissa frapper à leur guise ; elle ne les blâma que lorsqu’ils ne frappèrent pas assez fort et assez vite (…) brusquement la Montagne se reprit ; elle se retourna contre ceux dont elle s’était servie, à qui elle n’avait accordé plus de pouvoirs qu’ils n’en demandaient eux-mêmes »[55].
Il y a là une vision subjective du fonctionnement de l’Etat bourgeois dans les limbes de l’inconscience. Les plébéiens sont des mercenaires sans tête qui obéissent à des directives parisiennes loin des réalités. Guérin écrit pourtant que c’est le tout jeune commissaire des guerres Marc-Antoine Jullien, âgé de dix-neuf ans qui informa Robespierre des cruautés et horreurs commises par les zélés représentants en mission.

Sous le directoire la guerre révolutionnaire messianique, qui est poursuivie, ouvre la voie à Bonaparte.

Dans une première époque, nul n’a pu contester que l’expansion idéologique de la France révolutionnaire ne pouvait se produire sans l’avancée militaire des sans-culottes enrégimentés puis des grognards de Napoléon. Mais, comme pour l’ensemble de ses avancées juridiques et politiques révolutionnaires qui ont définitivement bouleversé un monde dominé par l’arbitraire aristocratique, plus que les faits d’armes ce sont les mesures d’innovations internes qui feront la réputation de la France jacobine encourageant le mimétisme universel au-delà de son échec formel; par exemple la suppression des châtiments corporels pour faute militaire, le droit de citoyenneté des soldats et un statut de protection sociale pour les blessés et les veuves.
Les patriotes locaux de la Hollande à l’Italie s’étaient déjà servis de l’impact des événements français pour faire progresser la réalisation de l’unité nationale et la possibilité de mettre fin aux dictatures monarchiques. Les progrès sociaux apportés par l’armée conquérante concernèrent la bourgeoisie et son aspiration à la liberté du commerce plus que les classes populaires, au prix de nombreuses spoliations. Les premiers actes de cette armée très indisciplinée et mal entretenue ne sont pas reluisants et entraînent par exemple, son rejet par la population belge (cf. le comportement scandaleux de pillards des représentants en mission Danton et Delacroix). Avant l’exercice de la terreur rédhibitoire comme avec les conquêtes napoléoniennes, il faut remarquer que la vogue du jacobinisme, sans exportation militariste, s’était d’ailleurs répandue un peu partout spontanément en Europe, même dans les aires hors du contrôle direct de la France, comme le décrit longuement Michel Vovelle. Le Parlement anglais est lui aussi préoccupé par un petit groupe de « jacobins anglais ». Georges Lefebvre a largement décrit la contagion des idées républicaines en Europe bien avant le déclenchement de la longue guerre européenne.
La « guerre révolutionnaire » nationale n’est jamais le résultat d’une conquête par des armées révolutionnaires externes, avant la razzia napoléonienne, et après. On assiste au bras de fer entre Etats réactionnaires et Etats progressistes dans des guerres où se forge, avec l’idée patriotique, la base géographique nationale qui servira de tremplin aux forces productives. Cette base nationale se fixe déjà en même temps, par la volonté d’expansion militaire, un champ plus important au développement de la production capitaliste. La « guerre révolutionnaire » est en soi nationale et provient des forces internes. Dans le cas de la Belgique, la « guerre révolutionnaire » pour l’indépendance nationale  sera menée, au cours des « journées de septembre » 1830, par la population belge pour chasser l’occupant hollandais. A la tête des insurgés belges, « Charlier jambe de bois », ancien grognard de Waterloo, est resté célèbre pour avoir tenu en respect les troupes hollandaises au bout de son canon.

Au cours de la deuxième époque qui avait culminée avec les conquêtes de Napoléon, la guerre napoléonienne si l’on s’obstine à la concevoir comme révolutionnaire, n’est pourtant synonyme que de spoliations et de meurtres. Les tableaux de Goya en constituent la dénonciation impressionnante.

L’idée de libération cosmopolite par la guerre d’expansion est déjà ruinée dès 1792. Les revers militaires de la guerre engendrent la terreur laquelle est ensuite théorisée par les Jacobins au pouvoir pour sauvegarder la centralisation étatique. Les massacres de septembre ont été directement liés à l’affolement de la population parisienne après la chute de Verdun, alors qu’on était à la veille du triomphe de Valmy.

La « guerre révolutionnaire » au sens national fut surtout un moyen interne de constituer pour la première fois une armée véritablement nationale, tout en conservant sa tradition aristocratique :
« La bourgeoisie révolutionnaire récupéra ainsi certaines valeurs aristocratiques. La société qu’elle créa finit par être dominée par le thème de la gloire des armes. Les nobles, d’ailleurs, conservèrent nombre de places dans les fonctions de commandement jusqu’en 1793 et même après. »[56]  La mise en place de cette « levée en masse », nullement universelle, généra en réalité une foule de bureaucrates, souvent personnages douteux qui voulaient faire carrière et qu’on retrouvera en tête de Thermidor. Les comités révolutionnaires de la capitale sont absorbés par la bureaucratie policière jacobine, Babeuf est en prison. Jacques Solé peint un tableau moins flatteur pour Robespierre :
« Après Michelet, Albert Mathiez ou Daniel Guérin, Albert Soboul a admirablement démontré les mécanismes de cette lutte inégale entre la dictature bureaucratique des comités et la spontanéité des militants. Ce point intéresse aujourd’hui plus que les méandres de la corruption parlementaire au sein d’une Montagne où, manifestement, et en dépit des apparences, les accusations morales étaient moins importantes que l’affrontement entre les partisans du gouvernement révolutionnaire et ses opposants. Dès l’été de 1793, en revanche, Robespierre, Marat et leurs amis avaient tout fait pour ruiner l’influence de Jacques Roux au sein du petit peuple parisien ; ce fut la calomnie qui l’accabla et conduisit à la mort cet apôtre des pauvres et ce défenseur des masses, théologien d’une révolution dont les dirigeants le fire périr. Jean Varlet et Théophile Leclerc furent, à ses côtés, les avocats de cette conception de la démocratie directe dont se méfiaient les « hommes d’Etat », artisans de la dictature jacobine (…) Là où les sans-culottes se préoccupaient de leur levée en masse et de l’arrestation de tous les suspects, au nom du quotidien de leur révolution symbolisé par leur revendication d’une armée révolutionnaire, les montagnards surent imposer une institutionnalisation juridique de la poussée populaire « dans la continuité des lois » et au service du souci du salut public. Toute la fin de 1793 fut consacrée, par le gouvernement révolutionnaire, à mater l’esprit d’indépendance et d’autonomie des sociétés populaires provinciales, qui avaient pourtant contribué à le sauver lors de la crise fédéraliste de l’été. Les dirigeants terroristes parisiens se méfiaient en effet, par principe, de la spontanéité démocratique des sans-culottes locaux et lui préféraient leur hiérarchie bureaucratique d’agents nationaux, sans doute enracinés régionalement mais peu représentatifs de la dynamique de la révolution populaire »[57].

 L’intervention des capitalistes privés dans le financement de cette guerre présentée comme morale eût des conséquences corruptrices. Des députés comme Hébert furent impliqués dans ces malversations, et Robespierre hésita longtemps avant de les poursuivre du fait d’une alliance opportune pour mobiliser la nation et maintenir l’autorité de l’Etat.
Le gouvernement jacobin, qui avait succédé aux Girondins – après s’être appuyé sur le coup de force des sections parisiennes - bien que leur principal théoricien ait fait de profondes déclarations sur les dangers de la guerre, devint otage des désidératas de cette nouvelle armée dite révolutionnaire comme ossature de l’Etat. On doit à Georges Lefebvre la description de cette étatisation dans une révolution qui  s’est beaucoup inspirée des traditions anglaises, et qui « a en grande partie échoué » :
« L’idéal de 1789, hautement individualiste, à la fois national et décentralisateur, pacifique et hostile à toute conquête, s’est exprimé clairement et éloquemment dans des « déclarations » et des décrets de l’Assemblée constituante, et de 1789 à 1791 réalisé dans les faits ; les promesses, faites à la face du monde, de renonciation aux guerres et aux conquêtes ont été tenues, les droits des individus, proclamés et respectés ; l’Etat s’est trouvé affaibli au profit des particuliers, des clubs, des associations de citoyens et des corps élus, municipalités et départements, établis par la loi, au point de verser dans une sorte de fédéralisme politique.
Quand survint la guerre, tout changea ; l’invasion, le danger permanent, puis l’émigration, la guerre civile, enfin la crainte perpétuelle de grandes trahisons commandèrent impérieusement la concentration des pouvoirs, l’unité de commandement, la dictature, et Robespierre avec le Comité de Salut public, rejoignit d’emblée Louis XVI ; puis les gouvernements qui suivirent, maintinrent, développèrent même cette centralisation. Mais ce fut la guerre de 1792 qui amena la déviation complète de la révolution de 1789 (…) (on empêcha) la France de suivre son idéal ».

L’expulsion des Girondins n’avait pas encore permis d’améliorer l’effort de guerre et de centralisation. Ce fut, paradoxalement, l’entrée de Robespierre au Comité de Salut public le 27 juillet, qui signifia, au nom de la lutte du « peuple » contre les « riches », dans une alliance temporaire avec les radicaux « sans-culottes» parisiens petits bourgeois indifférenciés, une première mouture d’union nationale politique contre les ennemis intérieurs dits fédéralistes  et vendéens. Robespierre a fini d’ailleurs par intégrer la nécessité de la guerre dans son célèbre discours du 25 décembre 1793, nécessité de la guerre qui conforte la nécessité de la terreur : « La révolution est la guerre de la Liberté contre ses ennemis : la Constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible. Le Gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire précisément parce qu’il est en guerre. »
Et une guerre particulière : « La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis. »  Au besoin avec ladite « activité extraordinaire».

Comme l’ont mieux vu Jaurès et Daniel Guérin, cette « guerre révolutionnaire » obéit aux raisons immédiates de politique intérieure française. Les Girondins et la plupart des Jacobins, hormis Robespierre le visionnaire (qu’Engels imagine intrigant à Bâle avec l’Autriche), croient que cette guerre permettra de radicaliser la révolution, c’est-à-dire d’unifier la patrie.


François Furet a tort de dire que Robespierre n’a pas perçu l’extraordinaire puissance manichéenne que la guerre va fournir non seulement au jeune Etat jacobin mais à tous les autres Etats. Il se contredit lui-même en rappelant que pour les Girondins la guerre était un moyen de démasquer les complots des adversaires, quand pour Robespierre elle est une machination diabolique de ces mêmes adversaires, un piège tendu aux « patriotes » afin qu’ils tombent dans le camp aristocrate[58].

Le clivage Brissot/Robespierre, des va-t-en guerre comme du redoutable discoureur opposé à l’entrée en guerre est fondé sur un même souci : la volonté d’unifier la jeune nation qui doit dépasser le fédéralisme de l’Etat féodal. Les Girondins pensaient tout naturellement que l’agression même provoquée contre les envahisseurs permettrait de souder la population française dans un seul élan. Robespierre voulait croire à  cette unification par un combat interne, avec si nécessaire la terreur, avant de passer à la phase offensive conquérante[59]. Le phraseur Danton le 22 juillet 1792, chevauche le chant de la « patrie en danger » : « Il est temps de dire au peuple qu’il doit se précipiter en masse sur ses ennemis ». Henri Guillemin objecte :
« Ainsi, le péril extérieur, qui a tant tardé à prendre corps, vient porter secours – une chance ! et qui ne pouvait tomber mieux – à ceux qu’obsède l’effrayant péril extérieur. La « levée », les volontaires, autant de moins, dans Paris, de ces dangereux jeunes gens qui, de militants incommodes, se muent en soldats obéissants. Danton se fie à son réalisme, cynique au besoin, et, en même temps, à ses profondes capacités de rouerie pour sauver la situation, tant du côté de l’envahisseur que dans l’affaire compliquée du maintien de l’ordre (…) Et Brissot, qui a compris tout de suite l’intelligente manœuvre de Danton pour désencombrer Paris, dénonce furieusement l’antipatriotisme des « Robespierre et des Marat » qu’il accuse d’ « amortir le zèle guerrier des citoyens » en les empêchant « de voler au secours de leurs frères d’armes ». Mais Paris, dit-il, « ne se déshonorera pas » et ne cèdera point à un « lâche égoïsme ».[60]

L’engagement d’une forte proportion de la population adulte dans la guerre est une garantie contre les troubles intrinsèques. Napoléon se haussa sur  la terreur jacobine puis thermidorienne qui avaient pacifiées « au-dedans » passant à la phase messianique externe qui devait conduire pourtant à un échec retentissant du projet bourgeois « impérial ».
La nécessité de réaliser l’union nationale avant toute politique belliciste fut comprise plus complètement par la bourgeoisie après l’insurrection de la Commune de Paris face à la guerre de 1870. Pour préparer 1914, puis plus tard 1939, la bourgeoisie se donnera tous les moyens de paralyser les forces antagonistes internes, et en premier lieu le prolétariat, avant d’engager ses troupes pour l’impôt du sang à une autre époque du capitalisme.



AVATARS D’ENGELS SUR LA REVOLUTION BOURGEOISE

La Révolution française, révolution politique, a été et reste l’objet d’une « curiosité universelle » comme l’a fort bien remarqué Alexis de Tocqueville. Elle a formé « au-dessus de toutes les nationalités particulières, une patrie intellectuelle commune dont les hommes de toutes les nations ont pu devenir citoyens »[61]. Elle n’est pas réductible à une simple révolution bourgeoise et l’historien révisionniste des clichés marxistes les plus simplistes, Alfred Cobban, n’a pas tort de dire qu’elle ne se déroule pas initialement en faveur du capitalisme car elle profite d’abord aux propriétaires terriens, aux rentiers et aux fonctionnaires d’Etat plus qu’à l’entreprise. Les masses citadines furent manipulées en outre par des meneurs petits bourgeois violents et nantis comme le boucher Legendre et le brasseur Santerre.
Engels - défenseur paradoxal d’une révolution bourgeoise qui a été effectuée par des plébéiens parce que « les bourgeois ont toujours été trop lâches » et qui ne craint pas de dénoncer les excès primaires des sans-culottes comme des suppôts d’intolérance - a raison de conclure, par contre, en rappelant que c’est la victoire de Fleurus le 24 juin 1794 qui provoque la chute du règne de la terreur. Mais si la terreur, en provoquant une tension interne maximale, a permis la victoire externe, Engels néglige de préciser que la victoire de Fleurus est la victoire de l’armée qui a donc toute latitude pour éliminer la fraction de Robespierre qui ne correspond plus aux besoins de remise en ordre de la société et de poursuite de la guerre de conquêtes.

Engels observe pourtant justement que la fraternité plébéienne ne pouvait être qu’un idéal et que la Terreur « était essentiellement une mesure de guerre, tant qu’elle avait un sens » ; il déplore que « Babeuf est arrivé trop tard » ! Même plus tôt, Babeuf n’eût pas changé le cours de la guerre des factions bourgeoises se succédant au pouvoir. Il est étonnant que le meilleur théoricien du mouvement ouvrier sur la nature de l’Etat et la nécessité de son « dépérissement » pour parvenir au communisme, n’ait pas vu en filigrane dans le petit gouvernement jacobin la dynamique autiste de l’Etat moderne assiégé. La Commune de Paris avec Cloots était pour lui « le seul moyen de salut (pour) propager la guerre à l’extérieur » quand « le Comité de Salut public jouait les hommes d’Etat ». Curieuse conception de l’extension de la révolution qui en vient à condamner l’obstiné Robespierre comme responsable du freinage des armées françaises aux frontières, qui donc valide implicitement le coup d’Etat de Thermidor.[62] Autre paradoxe sur le rôle de la guerre, au moment du conflit avec le Piémont en 1859, Engels peut dire dans une première phrase que la guerre conduira à des résultats révolutionnaires, tout en ajoutant dans la suivante : « mais, son premier effet sera de consolider le bonapartisme en France (…) elle agira d’abord de manière contre-révolutionnaire dans tous les domaines. »[63] Il s’agit des guerres de « libération nationale » bien entendu et des avancées « révolutionnaires » des nouvelles nations, mais cela ne laissait-il pas à penser pour la postérité que le prolétariat pourrait s’engager en tant que tel lui aussi dans une « guerre révolutionnaire » ? Même si elle prend un tour impérialiste ?
Marx et Engels soutiendront d’ailleurs les vaillants soldats allemands initialement dans la guerre de 1870 provoquée par Badinguet, dit Napoléon le petit, au nom de la « guerre défensive » - sans pourtant que ce soit le prolétariat allemand qui conduise cette dernière – et sans présumer l’insurrection de la Commune de Paris. Oubliant leur première réaction de soutien national aux allemands, lorsque la République est proclamée à Paris, ils produisent un appel à tous les travailleurs allemands en faveur de la paix qui si elle est « honorable », « délivrera l’Europe de la dictature moscovite, permettra à l’Allemagne d’absorber la Prusse… et hâtera enfin l’avènement de la révolution sociale en Russie. »[64]

Tels les sectateurs de la Bible ou de Nostradamus, les exégètes sectaires peuvent bien louer un don d’ubiquité entre les siècles à Marx et Engels ; ceux-ci, malgré leur salut au lien fraternel entre tous les ouvriers des pays civilisés, n’ont pas vu se réaliser leurs projections sur la classe ouvrière allemande comme levier de la révolution internationale. La Commune de Paris fut elle-même analysée après coup comme un « accident de l’histoire ».

Dans son dernier texte sur la question de la guerre, en 1887, Engels soutient une brochure social-démocrate qui dénonce les « patriotes de la terreur ». Il mesure le danger plus considérable des guerres modernes, les dégâts sur la conscience ouvrière, la menace de l’Etat qui se transforme en consortium des grands industriels dans le but d’exploiter le peuple.
Il est inquiet et incertain : « Il n’est pas possible de prévoir comment tout cela finira, et lequel des belligérants sortira victorieux du combat. Un seul résultat est absolument sûr : tout le monde sera épuisé et nous aurons les conditions pour la victoire finale de la classe ouvrière. »[65]
Exagérant les pouvoirs réels de l’incorruptible, Guérin en déduit que ce fut lorsque Robespierre priva le mouvement populaire de son autonomie et le soumit au pouvoir central que commença le reflux de la Révolution « préface au 9 thermidor et, plus tard, à la dictature napoléonienne du sabre »[66] . C’est aller un  peu vite en besogne par rapport au degré de conscience des « bras nus » de l’époque et prêter des intentions prolétariennes à Robespierre. Engels ne semble pas avoir perçu, lui non plus, que la question de la guerre avait été le point cardinal de Thermidor.
La question de la guerre est le nœud gordien de Thermidor. Selon Daniel Guérin, Robespierre ne pouvait pas crier trop fort en faveur de la paix, car c’eût été « faire le jeu de la contre-révolution » et il ne l’imagine que motivé par la quête du « pouvoir personnel ». A la veille de Thermidor le conflit fondamental porte sur la conduite de la guerre, et Daniel Guérin le résume ainsi : « Contre Carnot, Robespierre s’engagea dans la voie d’une dictature personnelle ; contre Robespierre, Carnot s’engagea dans la voie d’une dictature militaire »[67]. Guérin ne peut s’empêcher d’exprimer son mépris envers Robespierre qui n’était plus « l’homme de la situation », mais « ce civil qui ne connaissait rien à l’art militaire, qui ne pouvait asseoir son pouvoir sur la force des armes, mais seulement sur des forces morales »[68].

Curieux équilibriste pourtant, victime de son obstination anti-militariste, qui travaillait en quelque sorte plus pour la postérité que pour les exigences militaires du moment. Dans une réplique à Barère, deux jours avant le coup d’Etat, il affirmait encore :
« On vous parle beaucoup de vos victoires avec une légèreté académique qui ferait croire qu’elles n’ont coûté à nos héros ni sang ni travaux (…) Ce n’est ni par des phrases de rhéteur, ni même par des exploits guerriers que nous subjuguerons l’Europe (…) La victoire ne fait qu’armer l’ambition, endormir le patriotisme, éveiller l’orgueil et creuser de ses mains brillantes le tombeau de la République »[69].


GUERRE ET TERREUR

« Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles. »
Varlet (1794)


Comme l’a dit sans pleurnicheries Albert Soboul : « La Terreur constitue un moyen de défense nationale et révolutionnaire. » Daniel Guérin remarqua que les historiens ont surtout étudié la guerre et la terreur : « et cependant là n’est pas l’essentiel » (tome II p.445). Les épisodes mémorables de la terreur se produisent entre septembre 1792 et juillet 1794, c’est-à-dire au moment le plus fort de la guerre de la République contre les rois. François Furet et ses disciples se posent en révisionnistes de l’histoire « laïque et socialiste » en remettant en cause le fondement belliciste à l’application de la terreur, même si Furet argumente que des massacres ont lieu indépendamment de la situation militaire[70]. Tout Etat moderne en guerre a besoin de paix intérieure, or le gouvernement jacobin devait faire face à des insurrections fédéralistes.

Ce renforcement de l’Etat en guerre, a pris pour prétexte, on le sait, les meurtres de Marat et celui particulièrement barbare de Chalier[71] – comme le gouvernement bolchevik prendra à son tour pour prétexte le meurtre d’un chef de la Tcheka et l’attentat contre Lénine - pour justifier la mise en place de la terreur, pour sauver la révolution d’un possible retour en arrière.
Selon Robespierre, le gouvernement révolutionnaire avait besoin d’une « activité extraordinaire », parce qu’il était en guerre ; il se devait de sauver la liberté par la suppression provisoire de toutes les libertés. L’Etat révolutionnaire agit par la terreur qui est « la justice prompte, sévère, inflexible », mais terreur « administrée par des mains vertueuses ». Peu d’idéologues reconnaissent que cette mesure extraordinaire, outre de paralyser l’ennemi intérieur et de contrer les invasions étrangères, met fin à la famine dans les villes…[72] La terreur correspond aux besoins de centralisation et d’ordre interne et permet la création de la première armée nationale – un peu comme les bolcheviks créent l’armée rouge (à la Cromwell dira Trotski) au moment de Brest Litovsk qui n’est pas du meilleur augure, et pour palier à la faiblesse internationale de la révolution.

Les nécessités de la guerre entraînent toujours la misère, si la guerre peut passer pour révolutionnaire à l’extérieur elle a des conséquences contre-révolutionnaires « au-dedans ». Albert Soboul les décrit :
« Sur le plan politique, la guerre exigeait un gouvernement autoritaire et les Sans-Culottes en eurent conscience, puisqu’ils contribuèrent à sa création. Mais la guerre et ses nécessités entrèrent rapidement en contradiction avec la démocratie que Montagnards et Sans-Culottes invoquaient également, mais en des sens différents. Les Sans-Culottes avaient réclamé un gouvernement fort qui écraserait l’aristocratie : ils ne s’étaient pas avisés que dans sa volonté de vaincre, ce gouvernement les contraindrait à l’obéissance. Surtout la démocratie telle qu’ils la pratiquaient, tendait spontanément au gouvernement direct. Contrôle des élus, droit pour le peuple de révoquer leur mandat, vote à haute voix ou par acclamation : ce comportement politique s’opposait irrémédiablement à la conception d’une démocratie libérale et représentative à laquelle s’en tenait la bourgeoisie montagnarde »[73].

La mobilisation pour la guerre des forces vives épuise aussi les Sans-Culottes, comme la guerre civile en Russie épuisera les énergies du prolétariat. Robespierre avait d’ailleurs noté que « le peuple se lasse » et Albert Soboul commente:
« Nous sommes à la veille de regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la Révolution », déclaraient à la Convention le 17 mars 1795, les Sans-Culottes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel. De mois en mois, les levées d’hommes avaient affaibli les sections parisiennes, les privant des plus jeunes, des plus conscients aussi et des plus enthousiastes pour qui la défense de la patrie nouvelle constituait le premier devoir révolutionnaire. On conçoit les conséquences irrémédiables de ce vieillissement sur l’ardeur révolutionnaire des masses »[74].
Robespierre, comme les jacobins radicaux qui l’entourent reste un médiateur, un temporisateur, on dirait aujourd’hui un opportuniste. Daniel Guérin a souligné après Malet et Isaac ce rôle d’équilibriste. Albert Mathiez avait extrait d’un  carnet aide-mémoire de Robespierre du mois de mai 1793, une phrase sibylline pour valider des intentions plus plébéiennes de la part de celui-ci : « Les dangers intérieurs viennent des bourgeois ; pour vaincre les bourgeois, il faut rallier le peuple ». En termes de classes cette phrase ne veut rien dire, sinon que Robespierre fait allusion aux aristocrates bourgeois et non pas aux bourgeois en tant que tels. Le peuple n’est pas appelé à conduire la révolution mais à se rallier derrière les chefs jacobins.
Robespierre est admiré par les sans-culottes et les bras nus lesquels s’aperçoivent dès le début de 1793 que ce petit bourgeois « terroriste » n’est pas des leurs et les roule dans la farine avec ses discours opportunistes et la répression des grèves. Il est populaire parce qu’il a défendu les sans-culottes face à Brissot qui renâclait contre la « sans-culotisation » de l’armée.

La mise en place de la terreur pour résoudre dans l’urgence les conflits internes alors que la nation est en guerre, ne trouve pas grâce aux yeux de Babeuf, lui qui a perdu toute illusion sur Robespierre devenu homme d’Etat, mais auquel il gardera son admiration pour son combat précurseur (cf. le témoignage de Buonnaroti qui avait rencontré l’incorruptible). Il dénonce les atrocités de la Terreur  en la personne de Carrier, ce « démon exterminateur ». Il condamne le terrorisme de principe qui inspire le gouvernement révolutionnaire qu’il ne perçoit que comme des « gouvernants » machiavéliques qui ont selon lui planifié « sur la Vendée » l’extermination de l’armée républicaine puis de la presque totalité de la population vendéenne. S’il a raison de dénoncer la barbarie de l’Etat jacobin, il n’est pas à même d’analyser le phénomène d’autonomisation de l’Etat dans le despotisme de la guerre ni d’identifier la terreur comme une politique d’état de siège, alors il théorise un farfelu « système de dépopulation », dont se moqua Maurice Dommanget, qui a tout d’un complot maléfique contre le « genre humain »: « Avec le système de dépopulation et de nouvelle disposition répartitive des richesses entre ceux qui doivent rester, on explique tout, guerre de Vendée, guerre extérieure, proscriptions, guillotinades, foudroyades, noyades, confiscations, maximum, réquisitions, préhensions, largesses à certaines portions d’individus, etc »[75].

Non on n’explique pas tout par ce système. Et il n’explique rien. Babeuf ne remet pas en cause la révolution pour défendre des fédéralistes arriérés, mais, trop tôt, il veut réorienter la République vers une authentique libération humaine en protestant autant contre les vastes massacres terroristes que contre la famine qui sévit envers la population pauvre. Les partisans de Babeuf mettent d’ailleurs, utopiquement et paradoxalement, tous leurs derniers espoirs dans l’armée révolutionnaire. Ils y mènent un travail clandestin qui leur vaudra la mort pour complot contre l’Etat. Dans Le Tribun du Peuple n°41, Babeuf a pris conscience que les soldats de l’an II sont devenus des prétoriens :
« Ce sont vos bras que l’on arme pour vouloir conserver, pour vouloir perpétuer une telle agression ! C’est le gouvernement militaire, qu’on établit pour forcer le peuple à se soumettre à un régime où l’on prétend qu’il vive sans nourriture ! sans habits ! sans liberté ! (…) C’est par vous qu’on veut consolider cet état de servage, d’avilissement et de famine… mille fois pire que l’ancienne servitude… contre laquelle nous nous sommes insurgés il y a six ans ! »
Au moment de Thermidor, la chute de Robespierre[76], Babeuf ne se sent pas complice de la réaction en s’écriant : « Jacobins et autres sectes, disparaissez tous devant celles des droits de l’homme. Vos grands débats ne sont que des jeux de marionnettes, vous serez entraînés par nous »[77].

Babeuf se sépare des Jacobins sur la question de la propriété privée dans le « Manifeste des plébéiens » : « Comme les Sans-Culottes, comme les Jacobins, Babeuf proclame que le but de la société est le ‘bonheur commun’ et que la Révolution doit assurer ‘l’égalité des jouissances’. Mais la propriété privée introduisant l’inégalité et la loi agraire, c’est-à-dire le partage égal des propriétés, ne pouvant « durer qu’un jour » (…) le seul moyen d’arriver à l’égalité de fait est ‘d’établir l’administration commune’ »[78].

Les événements liés à la guerre ressuscitent la contre-révolution. Pour contrer celle-ci avait été ordonné la « levée en masse » du 24 février 1793, qui devient simple réquisition sans précision du temps de service  à partir du mois de septembre. Cet appel au sacrifice des armes entraîna deux attitudes paradoxales. Les populations paysannes des provinces, déjà hostiles au tirage au sort militaire sous l’Ancien régime, se levèrent hostiles à tout sacrifice par civisme pour un intérêt national qui leur était inconnu. La guerre affaiblissait économiquement le gouvernement, diminuant ses moyens financiers pour secourir les pauvres sans plus aucune assistance de l’Eglise. Des émeutes de la faim éclatent, avec à leur tête le groupe des « enragés »  de Roux et Varlet, qui exige du gouvernement qu’il s’appuie sur l’armée révolutionnaire pour réquisitionner les vivres pour les pauvres et imposer les riches. Robespierre fait dissoudre l’armée révolutionnaire le 27 février 1794. Le débordement de la terreur d’Etat, la loi du 22 prairial (grande Terreur) est une erreur politique irrémédiable qui fait chuter la popularité de Robespierre. Il a été, comme on l’a vu, renversé par une conjuration militaire au sommet de l’Etat, appuyée par une large majorité parlementaire et le peuple ne s’est pas levé pour le défendre. Révolution paysanne et bourgeoise, la révolution française est ambiguë comme sa chute. En 1930, Trotski analysait cette chute à travers la lutte sur deux fronts de l’équilibriste Robespierre, contre les sans-culottes et contre les dégénérés corrompus (« jacobins boursouflés ») : « Robespierre a mené la politique d’un petit bourgeois s’efforçant de s’élever à la position de maître suprême », mais lutter sur deux fronts : « …provoqua la strangulation graduelle du parti jacobin, le déclin des clubs jacobins, la bureaucratisation de la terreur révolutionnaire, c’est-à-dire l’isolement de Robespierre. » On reste songeur devant cette notion de « bureaucratisation de la terreur ». Bureaucratie est un terme passe-partout du Trotski expulsé de Russie – pour continuer à justifier « les progrès du socialisme en Russie », mais aussi ridicule à caractériser l’Etat de Staline qu’à qualifier la terreur blanche. Le recours à la terreur est déjà un début de « thermidor » que Trotski ne peut reconnaître ni dans la terreur jacobine ni de la part du gouvernement bolchevik puisqu’il l’avait appliqué lui-même.

Ce qui caractérise la période avant et après Thermidor, et non le jour même de l’exécution de Robespierre, dit triomphe de la contre-révolution, c’est la terreur militaire contre la population puis l’abandon de toute aide véritable aux pauvres en raison des besoins de la guerre ; à partir de 1792 les dépenses de guerre s’élèvent à 400 millions de francs par mois. La décomposition finale du Directoire sera due également aux charges de la guerre. Selon Michelet : « La chute de la République date pour nous, non de thermidor, où elle perdit sa formule, mais de mars, d’avril, où elle perdit sa vitalité, où le génie de Paris disparut avec la Commune, où la Montagne plia sous la terreur de la droite, où la tribune, la presse et le théâtre furent rasés d’un même coup» (op.cit. p.744, T.II).

Albert Soboul estime que Daniel Guérin a dressé Robespierre en précurseur de la réaction thermidorienne (cf. Les sans-culottes).
Comme l’établit le manuel d’histoire Malet et Isaac, le 9 Thermidor marque un tournant dans l’histoire de la révolution qui signifie :
-          la ruine de la politique démocratique et égalitaire dont Robespierre avait été le plus ardent défenseur ;
-           la revanche de la Plaine girondine qui rétablit un « gouvernement normal » ;
-          la victoire de la bourgeoisie, mais aussi victoire des politiciens et des spéculateurs sans vergogne ;
-          l’acheminement vers la décomposition finale et le césarisme.

On note au passage que le célèbre Manuel néglige la question de la guerre, sujet épineux lors des rédactions successives pour futurs conscrits avant et après 1914. Les couches les plus pauvres restèrent hostiles à entrer dans une armée révolutionnaire qui ne changerait en rien leur misère et privilégièrent la désertion[79]. On ne doit pas oublier que les femmes sont toujours à la tête de la protestation sociale comme l’a souligné Maurice Dommanget. Les journées de Prairial et de Germinal virent résonner leurs cris en faveur de la paix.

Mais plus étonnant, avant la voie ouverte à Bonaparte, la réaction s’empare d’une conviction des masses, le  ras-le-bol de la terreur alors que les armées citoyennes sont victorieuses, pour renverser un de leurs héros ambigus et mettre un coup d’arrêt à la révolution. Cette réaction s’appuie sur la Tcheka d’époque : le Comité de sûreté qui génère une foule de mouchards, emprisonne et mène à la guillotine avec chapeaux à plumes et cocardes tricolores. La dite réaction thermidorienne met fin à la révolte vendéenne par la cessation des mesures impitoyables du début de la Convention. Sur les conseils de Carnot, les rebelles fédéralistes reçoivent des conditions honorables : amnistie, exemption du service militaire, libre exercice du culte réfractaire. Thermidor n’est pas si réactionnaire ainsi que des analyses simplistes l’ont fait croire. La Convention proclame la séparation de l’Eglise et de l’Etat en février 1795.

Dans La Sainte Famille, Marx a relevé avec des conceptions encore confuses sur l’Etat moderne, l’ambiguïté de la révolution française sans pouvoir cacher son admiration avec une analyse encore assez ampoulée d’un texte de jeunesse :
« Robespierre, Saint Just et leurs partisans succombèrent parce qu’ils confondaient l’Etat réaliste et démocratique, basé sur l’esclavage avec l’Etat représentatif spiritualiste et démocratique moderne, basé sur l’esclavage émancipé, la société bourgeoise. Quelle erreur colossale que d’être forcé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l’homme, la société bourgeoise moderne, la société de l’industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leurs buts, de l’anarchie, de l’individualité naturelle et spirituelle devenue étrangère à elle-même et de vouloir après coup, annuler dans certains individus les manifestations de cette société et de façonner en même temps à l’antique la tête de cette société ».

Marx et Engels ont donné raison à Babeuf et, malgré quelques concessions à la théorie de la terreur, en ont caractérisé la nature petite bourgeoise. Le 4 septembre 1870, Engels décrit à Marx ce qu’il estime être le fondement de la terreur:
« Grâce à ces petites terreurs perpétuelles des Français, on se fait une bien meilleure idée du Règne de la Terreur. Nous l’imaginons comme le règne de ceux qui répandent la terreur, mais tout au contraire c’est le règne de ceux qui sont eux-mêmes terrorisés. La terreur n’est en grande partie que cruautés inutiles perpétrées par des gens qui sont eux-mêmes effrayés, pour tenter de se rassurer. Je suis convaincu que l’on doit imputer presque entièrement le Règne de la Terreur anno 1793 aux bourgeois surexcités jouant les patriotes, aux petits bourgeois philistins souillant de peur leur pantalon, et à la lie du peuple faisant commerce de la Terreur »[80].

On compte en effet nombre de contradictions dans les analyses récurrentes successives de Marx et d’Engels à propos de la Révolution française. Engels reconnaît dans la même lettre que « la Terreur fut poussée jusqu’à l’absurde, parce qu’elle ne visait qu’à maintenir Robespierre au pouvoir dans les circonstances existant à l’intérieur ». Il personnalise à son tour sur la personne de Robespierre une politique de l’Etat national assiégé et replié sur lui-même qui sera celle, à une tout autre échelle, de tous les Etats aux abois au XXe siècle, des Etats stalinien, nazi et khmer rouge.
Furet n’a pas fait référence à un autre texte d’Engels plus éclairant, Extrait de l’Anti-Dühring. : « Nous avons vu dans l'Introduction  comment les philosophes français du XVIlle siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge uni­que de tout ce qui existait. On devait instituer un État rationnel, une société ration­nelle; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n'était en réalité rien d'autre que l'enten­dement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu'elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n'apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L'État de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rous­seau avait trouvé sa réalisation dans l'ère de la Terreur; et pour y échapper, la bour­geoi­sie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s'était réfugiée d'abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotis­me napoléonien; la paix éternelle qui avait été promise s'était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n'avait pas connu un sort meilleur. L'oppo­sition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien-être général, avait été aggravée par l'élimination des privilèges corporatifs et autres… ».
Rousseau n’a pas posé les bases d’une profondeur suffisante pour le régime politique de l’avenir. Le culte du retour à la nature est le propre de la plupart des sectes réactionnaires. Marx a su dépasser les discours politiques creux basés sur des principes éthiques abstraits ou improuvables (cf. la nature humaine) en montrant que la conscience sociale est modelée par les conditions matérielles. L’espoir des révolutionnaires comme Marx était fondé sur les potentialités de la révolution industrielle qui devait fournir une base matérielle suffisante pour permettre la réalisation de la société sans classes. Il ne s’agissait plus de déclarer que les choses devaient être différentes mais qu’elles pouvaient être différentes. Il n’incombe pas à un nouveau système social de résoudre tous nos problèmes, mais de les régler mieux que ne le fait le système actuel.
Les bourgeois objectent souvent qu’une société sans Etat ne peut pas fonctionner parce que les hommes ne sont pas des anges, et que du fait de la perversité humaine « naturelle », la hiérarchie est nécessaire pour maintenir l’ordre. On peut inverser la proposition, si les hommes actuels étaient des anges, le système capitaliste actuel pourrait bien fonctionner, les capitalistes feraient leurs profits sans souci, les ouvriers trimeraient sans râler, les bureaucrates syndicaux mentiraient sans être contestés. C’est donc précisément parce que les hommes ne sont pas des anges qu’il est nécessaire d’abolir le système capitaliste qui permet à quelques-uns de devenir des démons impavides. Graffiti de mai 68 : « L’homme n’est ni le bon sauvage de Rousseau, ni le pervers de l’Eglise et de La Rochefoucauld. Il est violent quand on l’opprime, il est doux quand il est libre. »

Rosa Luxembourg, en étudiant la Révolution française, pensait que la logique de la terreur jacobine, qu’elle reprocha aux bolcheviks d’avoir paraphrasé, était un facteur strictement interne. Elle aurait reposé sur le fait que les révolutionnaires bourgeois ne pouvaient se fier à la spontanéité révolutionnaire de masses (ce que Rosa nomme confusément « idéalisme révolutionnaire ») qui étaient encore balbutiantes, plus proches de nos émeutiers modernes du lumpenprolétariat. Face au prolétariat moderne, spontanément révolutionnaire et organisé, la terreur c’est l’arbitraire de l’état de siège, c’est « un glaive émoussé, voire à deux tranchants » :
« La justice militaire la plus draconienne est impuissante contre les explosions de débordements lumpenprolétariens. Il y a plus : tout régime d’état de siège prolonge aboutit inévitablement à l’arbitraire et tout arbitraire a un effet déprimant sur la société. Le seul moyen efficace dont dispose la révolution prolétarienne consiste, ici encore, à prendre des mesures radicales dans le domaine politique et social, et à transformer le plus rapidement possible les garanties sociales concernant la vie de la masse et… à déchaîner l’idéalisme révolutionnaire qu’on ne peut maintenir à la longue que dans un climat de liberté politique sans limites, par une intense activité des masses.
De même que, contre les infections et les germes infectieux, l’action  libre des rayons du soleil est le moyen le plus efficace pour purifier et guérir, de même la révolution et son principe novateur, la vie intellectuelle qu’elle suscite, l’activité et l’autoresponsabilité des masses, dont la forme est la liberté politique la plus large… sont le seul soleil qui guérisse et purifie. »[81]

Or la terreur n’est pas un phénomène dû aux seules causalités internes. Arno Mayer estime que la guerre « fut certainement une cause nécessaire » de la terreur et confirme qu’on ne peut « nier une interdépendance puissante bien qu’imprécise entre les événements et l’atmosphère de guerre, et la radicalisation de la Révolution : la proclamation de la patrie en danger, les massacres de septembre, le procès et l’exécution du roi, la création du Tribunal révolutionnaire et du Comité de Salut Public, la levée en masse, la terreur à l’ordre du jour… »[82] Trotski liait aussi la terreur à la guerre dans un écrit de 1935 : « Les mesures de terreur appliquées pendant la période initiale, et ainsi dénommée « jacobine », de la révolution, furent imposées par les nécessités de fer de l’autodéfense. »
La terreur blanche après Thermidor se poursuivit sur une durée d’un an, équivalente à la terreur rouge, et avec les mêmes objectifs, mais des historiens sont passés à côté de la plaque en condamnant sentimentalement la seule terreur rouge.



CHAPITRE IV


UNE «PAIX HONTEUSE » COUP D’ARRET
 A LA THEORIE DE LA « GUERRE REVOLUTIONNAIRE »

« L’idée d’une politique révolutionnaire sans faille, et surtout dans cette situation sans précédent, est si absurde qu’elle est tout juste digne d’un maître d’école allemand ».
Rosa Luxembourg (La tragédie russe)

« Trotski : Nous signons la paix sous la contrainte des baïonnettes. Alors le tableau se dessine clairement pour la classe ouvrière du monde entier.
Lénine : Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d’ordre de la guerre révolutionnaire ?
Trotski : Jamais. » (Lénine par Trotski)


Pour le courant marxiste, 1789 avait inauguré une phase de révolutions et de guerres progressistes, jusqu’en 1871 tout au moins : « La période qui va de 1789 à 1871 a été celle d’un capitalisme progressif, où le renversement du féodalisme et de l’absolutisme, et la libération du joug étranger figuraient à l’ordre du jour de l’histoire. C’est sur cette base, et sur cette base seulement, que l’on pouvait admettre la « défense de la patrie », c’est-à-dire la lutte pour se défendre contre l’oppression », comme le souligne Lénine dans « L’opportunisme et la faillite de la IIe Internationale » (revue Vorbote n°1, 1916). Il défend encore l’idée de la guerre révolutionnaire des petites nations contre les grandes, ce qui est déjà réactionnaire et servira de credo à tous les tiers-mondistes honteux, trotskiens et maoistes. Dans les années 1950, Bordiga estime que « les guerres de systématisation  nationale » ne sont définitivement plus de mise après la Commune de 1871 : « Avec Marx, qui écrit alors : à partir de ce moment toutes les armées nationales sont confédérées contre le prolétariat, se clôt l’époque des alliances (de bataille) entre ouvriers et forces bourgeoises insurgées pour l’indépendance et la liberté, et Lénine répète qu’aucune guerre ne peut plus être appelée « révolutionnaire » à la manière de celles qui, à des fins libérales et nationales, étaient étroitement liées aux luttes insurrectionnelles de la période « 1789-1871 » (formule de Lénine) (Russie et révolution dans la théorie marxiste, traduction de François Bochet in Discontinuité n°21). Si pour Bordiga en 1871 le cycle des « guerres révolutionnaires » était définitivement clos, le courant qui s’est ensuite réclamé de lui après sa mort a néanmoins persisté à voir des guerres révolutionnaires partout où s’affrontaient les impérialismes dominants.

Au cours de la guerre franco-allemande de 1870, pour la première fois de l’histoire, même avec encore des tonalités patriotiques, le prolétariat montre qu’il peut s’opposer aux guerres capitalistes. Cette guerre, en particulier après la perte de l’Alsace et de la Lorraine est la fin du mythe du « volontaire de 1792 ».[83] Marx dénonce la duperie de la « guerre nationale », la domination de classe ne peut plus « se cacher sous un uniforme national ». Dans un texte peu connu de 1935, Mitchell soulignait la « vanité de la tactique  préconisée par Marx en 1848, après l’écrasement sanglant de juin :
« En même temps, éclata la vanité de la tactique préconisée par Marx après la défaite sanglante de juin du prolétariat parisien : c'est-à-dire parer au coup terrible porté ainsi à la révolution occidentale en dressant toutes les forces démocratiques dans une guerre contre la Russie, qui était à cette époque le pilier de la réaction européenne. Dans la pensée de Marx, cette guerre devait avoir pour fonction de ranimer le mouvement révolutionnaire en Allemagne, d’y favoriser l’instauration de la république unitaire, en même temps que de favoriser ces mouvements de libération des Polonais et des Hongrois. C’est au contraire la réaction la plus noire qui l’emporta, qui écrasa la révolution hongroise avec l’aide des Russes et, par après, celle de Berlin. Les bourgeoisies d’Europe, loin de s’appuyer sur le prolétariat pour balayer les autocraties (comme le fît la bourgeoisie française de 1792) apeurées, appelèrent au contraire ces autocraties à vaincre de concert la Révolution montante. Par la suite, on vit même la bourgeoisie occidentale soutenir de ses capitaux la réaction tsariste »[84].

En pleine guerre mondiale, en 1915, les jeunes Lénine et Boukharine ont un échange de lettres où ils polémiquent sur les stratégies et perspectives d’une future révolution. Ils discutent le plus sérieusement du monde d’un éventuel recours à une « invasion révolutionnaire » de l’Allemagne, nécessaire à la défense de la révolution :
« Ils ne sont pas d’accord sur la question de savoir s’il faut ou non demander à la gauche allemande son aval. Boukharine pense que c’est indispensable. Sans cela, dit-il, une unité nationaliste risque de se reconstituer en Allemagne et « notre invasion » sera un échec. Dans cette perspective d’une  révolution  à l’échelle de l’Europe, la révolution en Russie semble à Lénine une affaire secondaire, et derrière le « notre invasion » de Boukharine, il voit pour sa part n’importe quelle force révolutionnaire en Europe (…) De cet échange de lettres il ressort que la stratégie révolutionnaire, et pas seulement en Russie, devait être imposée par… les « bolcheviks » (…) Tout cela était joliment utopique et potentiellement porteur d’un impérialisme rouge. »[85]
Nous eussions aimé lire ces lettres par-dessus les épaules de Moshe Lewin dans les archives soviétiques car nous sommes sûrs qu’elles contiennent des arguments plus sérieux du point de vue socialiste.

La révolution est toujours « la guerre de la liberté contre ses ennemis », selon les termes de Robespierre, mais dont la solution se trouve soit dans une guerre/invasion externe ou soit dans un combat intrinsèque plus ardu, plus politique et social.

Nous revoici en 1918 où Brest-Litovsk n’est ni Valmy ni Waterloo. Certains sont passés un peu vite sur le fond de la question de la « paix honteuse ». Il eût fallu que Lénine se mue en général belliqueux intraitable pour… sauver l’Etat territorial russe ; « sauver l’honneur »[86] comme le prétendit Radek, membre du groupe communiste de gauche qui avait été emmené par Trotski à Brest-Litovsk pour participer aux négociations et « mettre le nez au charbon ».

En plaisantant Trotski et Lénine envisagèrent quelques secondes l’apparition d’un nouveau Bonaparte si Toukhatchevsky avait fait sa forte tête et, « avec le soutien d’internationalistes impatients » persisté à conquérir Varsovie en 1920[87], mais le gagnant sera le généralissime Staline comme grand chef de l’Armée étatique « rouge ».

 Lénine fut ultra-minoritaire lors de la discussion générale. L’immense majorité du parti et des comités révolutionnaires étaient en effet partisans d’engager la « guerre révolutionnaire », continuer la Guerre avec l’Allemagne devait être un « Valmy de l’Est ». Qui a dit que les majorités ont automatiquement raison ? Le raisonnement des anarchistes russes n’était pas différent lui, à la même époque, de celui des généraux qui ne voyaient de solution que dans la poursuite de la guerre. Ils reprochaient au « pouvoir communiste » en signant le traité d’avoir « transgressé impunément la volonté des masses », lesquelles sont supputées avoir mené une résistance longue et obstinée mais finirent contraintes « à la passivité »[88].

 Lénine invita les « communistes de gauche » à se rendre au front pour mesurer l’état déplorable de l’armée, aucun ne s’y rendit. Les « révolutionnaires de la phrase » ne se rendent pas compte de l’état de faiblesse générale des troupes. Sur les dix millions de soldats que comptait l’armée tsariste en guerre, il y avait eu cinq millions de tués. Le nombre total de déserteurs réintégrés dans la nouvelle armée « de classe » entre 1919 et 1920 sera de 2 846 000. Sachant que les effectifs de cette nouvelle armée furent de 3 000 000 à la fin de 1919, on mesure qu’il n’y avait plus qu’un cinquième de l’armée impériale pour faire face à la même armada allemande ! Pour tout dire, une armée russe démoralisée et quasiment à genoux.

Lénine qui, peu à peu, péniblement, mais avec obstination, parvient à doucher l’enthousiasme des naïfs qui lui répètent sans cesse qu’il se soucie plus de la Russie que de la généralisation de la révolution. Avant d’en venir à cette position pragmatique Lénine avait cru, lui aussi, aux bienfaits d’une atmosphère de « guerre révolutionnaire sans concession ». Trotski rappelle dans son « Staline » que Lénine s’est quelques fois lourdement trompé : « Aucun de nous ne doutait que, du point de vue « patriotique », il aurait été plus avantageux de signer le traité sans délai, mais Lénine pensait que la prolongation des négociations de paix permettrait une agitation révolutionnaire et que les tâches de la révolution internationale passaient avant les considérations patriotiques – avant les conditions territoriales et autres du traité. Pour Lénine, la question était de nous assurer une pause profitable dans la lutte pour la révolution internationale ».

Tous les participants ont évolué jusqu’à se rendre compte, d’une part qu’il ne fallait pas escompter dans l’immédiat une solidarité internationale du prolétariat et d’autre part qu’il fallait limiter les dégâts pour l’expérience en Russie. C’est en effet la question interne qui trancha, mais plus encore que lors de la Révolution française : le choix était ou guerre étrangère ou guerre civile. Le parti bolchevik ne pouvait mener les deux. Reprendre la guerre étrangère était risquer de se retrouver aux côtés des clans impérialistes. Que serait la « guerre révolutionnaire » ? « Elle ferait objectivement, de nous des agents de l’impérialisme anglo-français, en lui donnant les forces nécessaires à ses desseins (…) D’un côté, le monde bourgeois et la guerre de rapine de deux groupes de brigands clairement dévoilée. De l’autre, la paix et la République des Soviets.[89] »

Allons plus au fond des choses. Les communistes de gauche comptent des membres fort intègres. Mais ce groupe contient aussi des militants qui ont l’art de virer sec dans un sens ou dans l’autre et dont le jugement n’est pas des plus raisonnables, pour nous modestes observateurs a posteriori. Il n’est pas étonnant que les « puristes » Dzerjinski et Boukharine se soient retrouvés honorables membres de l’appareil d’Etat « prolétarien »  après leur envolée lyrique contre le traité de Brest-Litovsk, sans oublier A.Kollontaï qui a finie diplomate de Staline. Comme le montre son biographe, Stephen Cohen, Boukharine exalta le volontarisme révolutionnaire comme décisif dans les passes difficiles, assez « volontariste » en effet mais peu efficace même s’il affirma que la coexistence pacifique entre République soviétique et Capital international était impossible à  terme. L’ancien partisan vindicatif de la « guerre révolutionnaire » sera le principal concepteur du « socialisme dans un seul pays ». « L’enfant chéri » du parti et de Lénine servira de porte-plume à l’arriviste Staline en rédigeant la programme de 1928. Les radicaux de la phrase sont souvent des réformistes ou des anarchistes qui s’ignorent. Ou de faux révolutionnaires, avec cette définition qu’en donnait le girondin Vergniaud : « Le faux révolutionnaire est peut-être plus souvent encore en deçà qu’au-delà de la Révolution, il est modéré, il est fou de patriotisme selon les circonstances. Il s’oppose aux mesures énergiques et les exagère quand il n’a pu les empêcher »[90].

Trotski avait la position la plus intelligente bien qu’utopique elle aussi. En accord avec l’Opposition de gauche il misait sur l’imminence d’une révolution mondiale et des grèves générales dans les principaux pays, mais il proposait de « gagner du temps ». Trotski déclara qu’il aurait mieux aimé négocier avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht plutôt qu’avec le général Hoffmann et le comte Czernin ; figure de style peu coûteuse.
Lénine misait à leurs côtés sur la même généralisation de la révolte sociale en Europe mais si tel avait été le cas, il aurait suffi benoîtement de rompre toutes les négociations. L’armée « populaire » russe est à bout et surtout ouvriers et paysans ne sont plus prêts à donner leur vie même pour « l’honneur de la révolution. »
Or, les communistes de gauche se placent toujours dans la même optique que les Girondins de 1792, avec l’interprétation de la « levée en masse ». Le 22 janvier 1918, Boukharine et les communistes de gauche attaquent Lénine, l’accusant à nouveau de défendre « un point de vue russe étroit », ce qui est exagéré connaissant le fond de pensée de Lénine qui n’est tout de même pas un Staline avant l’heure. Boukharine préconise la « guerre révolutionnaire » comme « unique solution ». Lénine répond : « Pour faire une ‘guerre révolutionnaire’, il faut une armée révolutionnaire, et nous n’en avons pas. » Qu’à cela ne tienne…

Trotski penche toujours du côté des communistes de gauche fin février, mais il s’abstient dans les votes. Dans son « Staline », il signale qu’au milieu de ce même mois, personne, y compris les communistes de gauche ne vota « pour une guerre révolutionnaire ». Le 5 mars le Kommunist, journal ou revue de Boukharine, d’après S.Cohen et A.Mayer[91] reprend les arguments classiques sur la « guerre révolutionnaire ». Ces mêmes communistes de gauche rappellent à Lénine ses propres paroles antérieures en faveur de la guerre révolutionnaire. Le même homme qui avait envisagé un programme militaire de la révolution, esquive :
« Nous parlions de la nécessité de préparer et de mener la guerre révolutionnaire… Mais nous n’avons jamais pris l’engagement de nous lancer dans une guerre révolutionnaire sans nous rendre compte des possibilités et chances de succès. (…) La phrase révolutionnaire sur la guerre révolutionnaire a perdu la révolution. »[92]

Lénine s’est en fait aligné sur ses contradicteurs communistes de gauche et socialistes-révolutionnaires, en rejoignant la position conciliatrice de Trotski « ni paix ni guerre ». Résultat, l’impérialisme allemand a mis tout le monde d’accord au sein de l’exécutif bolchevik : en une journée les armées allemandes s’enfoncèrent jusqu’à près de 150 kilomètres de Petrograd, prirent Minsk, Moguilev en Biélorussie, une partie de l’Ukraine puis Kiev. La paix de Brest-Litovsk est certes une « paix honteuse » que les bolcheviks signent à genoux, et qui n’est que la confirmation de l’obsolescence de la théorie de « la guerre révolutionnaire » mais nullement le fait d’une rouerie d’un « Lénine-Hindenburg. »
Dans les faits c’est bien la position fier-à-bras des communistes de gauche qui dominait à l’exécutif bolchevik et qui, faisant traîner en longueur, avait abouti à favoriser l’avancée du militarisme allemand. Lénine est aussi seul que le fut Robespierre dans les mêmes circonstances face aux apôtres de la guerre à tout prix.

 Le gouvernement avec ses communistes de gauche dût céder la Finlande, les provinces baltes du nord, une partie de la Biélorussie, de l’Ukraine, etc. Les opposants à la paix démissionnent du « gouvernement prolétarien » sans se désolidariser du parti et de la révolution affaiblie. Les clauses secrètes sur lesquelles gémissent les snobs ultra-gauche parisiens, sont imposées par les armées bourgeoises coalisées. La situation était trop complexe et exceptionnelle pour pouvoir être résolue avec de simples déclarations sonores, voire l’assassinat d’un ambassadeur allemand. La vision typique de la petite bourgeoisie SR a végété longtemps encore dans l’esprit volatile de nos anarcho-gauchistes soixante-huitards.

Avec ces pertes territoriales la Russie disposait pourtant encore d’un territoire supérieur à celui de tous les pays de l’Europe capitaliste de l’Ouest. L’Etat « prolétarien » était même débarrassé du problème des nationalités, dans la partie des pertes territoriales, qui aurait en effet posé d’autres difficultés. Enfin, même honteux, le traité offrait le répit recherché aux plus lucides des révolutionnaires bolcheviks qui restèrent internationalistes jusqu’aux caves de la Loubianka. Au mois d’octobre 1918, Trotski reconnaît que c’est Lénine qui avait raison.

Cette affaire de Brest-Litosvk fut le prétexte finalement pour les représentants des couches petites bourgeoises, la gauche non-bolchevique (Socialistes-révolutionnaires) et le centre libéral, pour quitter le gouvernement de coalition et renouer avec la terreur individuelle, laissant l’entière responsabilité de la gestion de l’Etat issu de la révolution isolée aux seuls bolcheviks.
Ces curieux jusqu’au-boutistes là, plus royalistes que le roi, n’eurent pas la dignité de rester solidaires de la révolution assiégée comme les communistes de gauche.
La révolution russe finit par poser la question : comment une révolution du prolétariat moderne peut-elle s’internationaliser sans guerre mondiale  sans le « carburant » qui l’avait déclenchée?
La paix infâme de Brest-Litovsk est l’étincelle qui allume la guerre civile. Dès qu’elle est arrêtée au dehors, la révolution implose à l’intérieur. Le dehors conditionne le dedans comme en 1793.


UNE GUERRE DEFENSIVE ?      

Le petit livre de Guy Sabatier « Traité de Brest-Litovsk, coup d’arrêt à la révolution » (Cahiers Spartacus n°77, 1978) aligne les thèses en présence et rappelle la capacité à débattre dans le parti bolchevik, chose impossible en général chez les partis bourgeois au pouvoir. Cependant avec une hostilité exagérée à l’encontre de Lénine, l’ouvrage se basait sur un irréalisme jusqu’auboutiste en défendant « la préparation à soutenir la guerre révolutionnaire », « la nécessité de la guerre révolutionnaire » sans se soucier du sang des prolétaires, qui l’avaient versé outre mesure depuis quatre années…
Guy Sabatier inventait du reste une possible armée « prolétarienne », ultra-minoritaire et parodique capable de « soutenir la lutte immédiate contre tous les impérialismes alliés ». Il pensait à un « enthousiasme révolutionnaire » (version Valmy ?) qui aurait suffi à galvaniser « l’impréparation militaire ». L’auteur « imaginait aisément»,  « l’efficacité (…) qu’aurait eue la guerre révolutionnaire » (p.47). Voulant comparer révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, cet auteur, s’il montrait que la bourgeoisie peut se passer de faire la guerre pour étendre son pouvoir économique, en concluait de manière erronée et présomptueuse que le prolétariat n’avait pour seule issue que « la préparation à soutenir la guerre révolutionnaire ». Opinion inconsistante car cela revenait à considérer que la « guerre révolutionnaire » pouvait remplacer la grève en masse. Pour la vieille propagande anarchiste, la bombe et la mitrailleuse ne remplacent-elles pas la grève ?
Il est incontestable que si un « bastion prolétarien », comme toute nation isolée, est attaqué, il ne peut que se défendre. Mais la « guerre défensive » n’est pas une panacée[93]. Roger Dangeville en a très bien résumé la problématique pour l’époque moderne:

« … la tendance naturelle d’une nation est de se défendre lorsque l’ennemi envahit son territoire. Mais, cela ne signifie aucunement que sa cause devienne juste pour autant. Ce serait rompre avec les critères d’appréciation marxiste d’une guerre qu’il faut appuyer ou combattre. Les partis sociaux-démocrates ont utilisé l’argument de la défense du territoire pour justifier leur politique d’union sacrée avec leur bourgeoisie, de sorte que, dans chaque camp, la guerre se trouva justifiée. Les marxistes – et Lénine en tête – ont combattu avec force cette falsification fondamentale des positions marxistes face à la guerre. Enfin, Marx a montré qu’une guerre « défensive » (ou mieux une guerre qui trouve l’appui du prolétariat), ne se caractérise nullement par des critères contingents et liés au succès des armes – attaque ou défense – mais aux caractères historiques, économiques, politiques et sociaux de la guerre – et pour autant que ces caractères durent. Ainsi, la guerre nationale progressive de la Prusse se transforma en guerre impérialiste, et se heurta dès lors à l’opposition – armée si possible – du prolétariat. Cela n’a rien à voir avec la guerre défensive au sens de la défense du territoire envahi : « Kugelmann confond une guerre défensive avec des opérations militaires défensives. Ainsi donc, si un individu m’attaque dans la rue, j’ai juste le droit de parer ses coups, et non de le terrasser, parce que je me transformerais alors en agresseur ! Le manque de dialectique se lit dans chaque mot que prononcent ces gens ! »[94].

Lénine contra l’argument de guerre défensive défendue par les communistes de gauche, position qui voulait rompre le cordon sanitaire des puissances d’Europe centrale, en les prenant au mot et en se servant de Clausewitz :
« Considérer sérieusement la défense du pays signifie se préparer à fond et prendre en considération la corrélation des forces. S’il nous faut envisager l’infériorité de nos forces, le moyen capital de la défense sera la retraite dans la profondeur du pays[95] ».

Le plus étonnant dans l’ouvrage sur Brest-Litovsk de Guy Sabatier qui se faisait le répétiteur anarchiste des positions des communistes de gauche, c’est que l’auteur avait ajouté en annexe le texte critique de Rosa Luxembourg qui procède d’un tout autre esprit et qui dit…le contraire de la thèse de notre pourfendeur de bolcheviks.
Il faut être attentif à bien lire les critiques contradictoires de Rosa à l’expérience russe qui est au fond un brouillon non destiné à publication, comme l’a bien vu Gilbert Badia, et surtout se situer avant tout du point de vue des difficultés de la révolution[96]. Rosa commence en effet par considérer que la paix temporaire à Brest était quasi inévitable. Son souci était de mettre en garde contre la logique de l’enfermement et de la défense territoriale de la révolution : « jusque là et pas plus loin ». Elle critique une « fausse tactique » mais n’en fait pas un reproche majeur à Lénine et ses camarades, contrairement à Guy Sabatier. Rosa qui a salué le déroulement général de la révolution russe comme conforme « au schéma d’évolution de la Grande Révolution française », décrit la situation en impasse et à qui incombent les fautes :
« Voilà bien la fausse logique de la situation objective : tout parti socialiste qui accède aujourd’hui au pouvoir en Russie est condamné à adopter une fausse tactique aussi longtemps que le gros de l’armée prolétarienne internationale[97], dont il fait partie, lui fera faux bond.
La responsabilité des fautes des bolcheviks incombe en premier lieu au prolétariat international et surtout à la bassesse persistante et sans précédent de la social-démocratie allemande, parti qui prétendait en temps de paix marcher à la pointe du prolétariat mondial ».  
Rosa en appelle ensuite au « sentiment de l’honneur » des masses d’ouvriers et de soldats allemands afin qu’il fasse éviter « le suicide moral, l’alliance avec l’impérialisme allemand ». On est loin d’une crucifixion de Lénine et des bolcheviks. Dans sa conclusion de l’époque, Guy Sabatier s’enfermait dans une vision étriquée des seules erreurs des bolcheviks, et surtout l’erreur selon lui, d’avoir signé la « paix honteuse » : « Les erreurs que les bolcheviks ont été poussés à faire par une situation internationale défavorable, nous ne voulons pas les accepter comme dogme et comme directive pour une autre période révolutionnaire à venir. » Personne ne souhaite reprendre des erreurs antérieures ni comme dogme ni comme directive, ni être obligé de signer une paix honteuse. Victor Serge a analysé plus finement que l’étranglement de la prétention révolutionnaire bolchevik à étendre la révolution ne fut pas vraiment honteux ; sans les conditions désastreuses territorialement et humainement de cette paix forcée : « …l’impérialisme allemand n’eût pas été entièrement démasqué. La légende de la connivence du bolchevisme avec lui n’eût pas été anéantie »[98].

Deux jours après la victoire de l’insurrection bolchevik en 1917, Boukharine avait publié un article où il se montrait beaucoup moins exalté par la victoire que dégrisé face aux difficultés futures et il n’avait pas plus d’idées en la matière que Lénine et les autres. Il semble bien que ce soit pour combler leur « absence de projets à long terme en matière économique et sociale » qu’une partie des bolcheviks se soient ralliés, au moment de Brest-Litovsk, à l’idée de la nécessité de transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire, sachant qu’ils ne pourraient construire le socialisme dans ce pays arriéré que si la révolution l’emportait dans les pays capitalistes avancés.
Cependant, comme l’extension rêvée de la révolution n’a pas lieu après la signature de la paix honteuse, Boukharine et les communistes de gauche s’inscrivent par défaut dans le débat sur comment faire fonctionner de façon socialiste une société isolée, en transition vers un espoir mondial bridé aux frontières russes.

UNE PAIX « CONTRE-REVOLUTIONNAIRE » ?

Boukharine fut conscient pourtant des difficultés et que la « guerre révolutionnaire » était peu compatible avec son coût extrêmement élevé pour la Russie. Il prévoit que le socialisme risque de passer par une militarisation de la société du fait que la révolution est environnée de guerres destructrices et que les coûts seront bien plus élevés que dans les révolutions bourgeoises antérieures. Le recours à la violence résulte de l’abandon de la méthode marxiste d’analyse mais pour envisager une transformation sociale dans le sens du communisme qui n’est pas encore possible. Les « communistes de gauche » produisent initialement un discours assez confus qui ne propose rien de très clair outre la continuation de la guerre. De leur côté, les socialistes-révolutionnaires de gauche avec leur appel vague à « la révolte de classe », eux qui n’ont le plus souvent que les mots peuple et paysan à la bouche, ne sont pas plus précis :
« La révolution ouvrière russe ne peut pas, pour se conserver, s’écarter de la voie révolutionnaire internationale en évitant continuellement le combat, en battant en retraite devant l’offensive du capital international, en faisant des concessions au « capital national ». A ce point de vue, il faut : une politique de classe résolument internationale, associant la propagande révolutionnaire internationale par la parole et par l’action, au raffermissement des liens organiques avec le socialisme international (mais non pas avec la bourgeoisie internationale) ; la résistance résolue à toute immixtion des impérialistes dans les affaires intérieures de la république soviétiste ; le refus de conclure des accords politiques et militaires qui font de la république soviétiste l’instrument des camps impérialistes.[99] »
Très verbeux et inopérant en effet.

Lénine n’est pas seul internationalement contre les va-t-en guerre communistes de gauche, il a le soutien de Gorter et de Bordiga. Dans les numéros 88, 89 et 90 de la Pravda du début mai 1918, Lénine répond « Sur l’infantilisme ‘de gauche’ et les idées petites bourgeoises ». En préambule, la correction de Lénine dans la polémique est remarquable. Il informe les lecteurs de la parution de la revue Kommounist. Il les salue comme de vaillants camarades à distinguer des SR de gauche. Puis il entre dans le vif du sujet.
« Ce qui saute avant tout aux yeux, c’est l’abondance des allusions, des insinuations, des dérobades au sujet de la vieille question de front ; ils ont bonne mine, entassant argument sur argument, ergotant à perte de vue, recherchant tous les « d’une part » et tous les « d’autre part », dissertant de tout et de rien, et s’efforçant d’ignorer combien ils se contredisent eux-mêmes (…) ils inventent une ‘théorie’ d’après laquelle ce sont « les éléments fatigués et déclassés » qui étaient pour la paix, tandis que « les ouvriers et les paysans des régions du sud, économiquement plus d’aplomb et mieux ravitaillés en blé » étaient contre… Comment ne pas rire de ces affirmations ? »
Selon Lénine ce sont des éléments intellectuels déclassés des couches « supérieures » du parti qui combataient la paix par des mots d’ordre relevant de la phraséologie petite-bourgeoise révolutionnaire. La série d’articles de Lénine est assez longue, et porte surtout sur comment gérer l’isolement de la révolution avec pas mal de conceptions faisant concession sur concession au capitalisme d’Etat[100] (cf. Œuvres T.27). Mais il se montre intraitable sur le déroulement « intérieur » du phénomène révolutionnaire :
« Car, tant que n’a pas éclaté une révolution socialiste internationale, embrassant plusieurs pays, assez forte pour vaincre l’impérialisme international, le premier devoir des socialistes victorieux dans un seul pays (particulièrement arriéré) est de ne pas accepter la bataille contre des géants impérialistes, de s’efforcer de l’éviter, d’attendre que la lutte des impérialistes entre eux les affaiblisse encore plus, qu’elle rapproche encore la révolution dans les autres pays. Cette simple vérité, nos « communistes de gauche » ne l’ont pas comprise en janvier, en février et en mars ; ils craignent aujourd’hui encore de la reconnaître ouvertement, elle se fraie un chemin à travers tous leurs balbutiements embrouillés : « On ne saurait, d’une part, ne pas admettre… mais on doit, d’autre part, reconnaître… »
« …nos « communistes de gauche », qui aiment aussi se qualifier de « communistes prolétariens », car ils n’ont pas grand-chose de prolétarien et sont surtout des petits bourgeois, ne savent pas réfléchir au rapport de forces ni à la nécessité d’en tenir compte. C’est là l’essentiel du marxisme et de la tactique marxiste, mais ils passent outre à l’ « essentiel », avec des phrases pleines de  «  superbe » du genre de celle-ci :
… « L’enracinement parmi les masses d’une « psychologie de paix » toute de passivité est un fait objectif de « conjoncture politique actuelle… »
N’est-ce pas là vraiment une perle ? Alors que, après trois années de la plus douloureuse et de la plus réactionnaire des guerres, le peuple a obtenu, grâce au pouvoir des Soviets et à sa juste tactique qui ne s’égare pas dans la phraséologie, une petite, une toute petite trêve, bien précaire et incomplète, nos petits intellectuels « de gauche » déclarent d’un air profond, avec le superbe aplomb d’un Narcisse amoureux de lui-même : « L’enracinement ( !!!) parmi les masses ( ???) d’une psychologie de paix toute de passivité ( !!!???). » N’avais-je pas raison de dire au congrès du parti que le journal ou la revue des « gauches » aurait dû s’appeler le gentilhomme et non le Kommounist ? »

Le modèle de la révolution française est encore appelé à la barre. Boukharine et de ses amis, comme les Girondins de 1792 ou le tsar en 1905, pensaient qu’une « bonne petite guerre victorieuse » pourrait clouer le bec à tous les détracteurs internes de la révolution :
« La petite bourgeoisie s’oppose à toute intervention de la part de l’Etat, à tout inventaire, à tout contrôle, qu’il émane d’un capitalisme d’Etat ou d’un socialisme d’Etat. C’est là un fait réel, tout à fait indéniable, dont l’incompréhension est à la base de l’erreur économique des « communistes de gauche ». Le spéculateur, le mercanti, le saboteur du monopole, voilà notre pire ennemi « intérieur », l’ennemi des mesures économiques du pouvoir des Soviets. Si, il y a 125 ans, les petits bourgeois français, révolutionnaires des plus ardents et sincères, étaient encore excusables de vouloir vaincre la spéculation en envoyant à l’échafaud un petit nombre d’ « élus » et en usant des foudres déclamatoires, aujourd’hui les attitudes de phraseurs avec lesquelles tel ou tel socialiste-révolutionnaire de gauche aborde cette question n’inspirent qu’aversion et dégoût à tous les révolutionnaires conscients. »

Les « communistes de gauche » ne sont pas plus petits bourgeois que « Maximilien » Lénine lui-même. Ces « bolcheviks de gauche » ont d’ailleurs eu l’initiative de l’invective dans le débat sur Brest en caractérisant le régime soviétique de « petit bourgeois », « Etat à régime petit bourgeois », « Etat national à régime économique transitoire et sous le régime politique de la petite bourgeoisie[101] ». 
L’Etat « prolétarien » n’est donc ni bourgeois ni socialiste mais « petit bourgeois ». Lénine n’apprécie pas. Pourtant il capte le bien-fondé de la critique puisqu’il proposera par la suite lui-même toute une série de caractérisations de l’Etat créé depuis Octobre 17, toutes aussi imprécises et insatisfaisantes mais qui rejetteront la notion simpliste de l’Etat prolétarien.
Avec ces «  petits bourgeois » « bolcheviks de gauche » et les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui sollicitent plus ou moins une « guérilla de paysans », Lénine ne renonce pas encore à la théorie de la guerre révolutionnaire sous l’égide de l’Etat à noms variables. Il précise au cours du mois de janvier 1918 que jamais le courant bolchevik n’a répudié la guerre défensive. La paix qui va être signée est peu reluisante mais il considère encore « nécessaire de préparer une guerre révolutionnaire »:
« Il va sans dire que la paix que nous signerons sera une paix infecte, mais il est urgent pour nous d’avoir le temps d’effectuer les changements sociaux. Nous devons nous établir fermement, et pour cela du temps est nécessaire. Nous devons en finir avec l’étranglement de la bourgeoisie, et pour cela il faut avoir les mains libres. Ce n’est que lorsque cette tâche sera accomplie que nous aurons la pleine liberté de nos mouvements, - et nous pourrons alors reprendre la guerre contre les impérialistes internationaux. Les volontaires de notre armée révolutionnaire actuelle sont les officiers de notre armée future » ( Cité dans « Lénine » de Isaac Don Lévine, p.125). En parlant de « notre armée future », Lénine se tire une balle dans le pied. En envisageant la formalisation définitive de l’armée rouge (non contrôlée par les soviets) Lénine jette les bases du « socialisme dans un seul pays ». Gorter de retour de Russie avouera sa déception et comparera Lénine à Washington : « J’ai été stupéfait de voir que Lénine n’avait en tête que la Russie et considérait tout le reste exclusivement du point de vue russe. Il n’est pas ce qu’il me semblait naguère aller de soi le leader de la révolution mondiale » (cf. La lettre ouverte de Gorter, tenants et aboutissants par Serge Bricianer). Trotski n’est alors qu’un petit général aboyeur du parti étatique, sa réponse à Gorter est un modèle de cuistrerie et de mauvaise foi

Au moment du vote au IIIe congrès début janvier, après une série de manœuvres de Lénine sur des points secondaires – il a le courage et l’entêtement d’un Robespierre - tous les participants se prononcent en faveur de la création d’une armée rouge. Un article 2 d’une résolution concernant la ratification du traité de Brest-Litovsk impose aux Soviets de s’abstenir de faire de la propagande ou de l’agitation contre le gouvernement ou l’Etat de l’autre partie contractante.

VERS LA MILITARISATION DU PARTI ET DU PROLETARIAT

Ainsi, ce qui n’était pas apparu comme prioritaire au moment de l’intense discussion sur le traité de Brest Litovsk, était la mise sur pied d’une véritable armée régulière pour récupérer les millions de déserteurs au profit du nouvel Etat. Cette armée rétablira la hiérarchie et les grades, elle utilisera nombre d’anciens officiers tsaristes. Les SR de gauche défendent une version romantique girondine de cette nouvelle armée : « l’armée révolutionnaire des paysans et des ouvriers ne saurait être créée en violant la volonté libre des travailleurs, ni en leur imposant le service militaire obligatoire. L’armée de la révolution sociale ne peut se composer que de travailleurs qui se seront joints à elle de leur plein gré » (cf. Steinberg, Cahier Spartacus n°122). Vision individualiste de l’armée imaginée comme vecteur de la révolution, et très compatible avec l’apologie du terrorisme par ce vieux parti usé et éculé, plus anarchiste désormais que fidèle à son glorieux combat passé contre l’autocratie. Steinberg fait découler l’institution de la terreur comme conséquence de la « paix honteuse » de Brest-Litovsk
Cette armée n’est ni révolutionnaire ni prolétarienne. Elle est composée de soldats pour la plupart paysans et de  sous-officiers qui avaient servi dans l’armée tsariste, le quart de l’effectif du soviet de Petrograd a été fondu dans la troupe ; à son sommet nombre de membres de l’intelligentsia détiennent les responsabilités politico-militaires. Elle a de plus absorbé pour ne pas dire enregimenté des milliers de militants du parti bolchevik, ce qui n’est pas rien comme mise au pas et étouffement de tout esprit critique « de classe ». L’armée est présente en tant que telle dans les conseils ouvriers. Et, si l’on en croit Pierre Broué, à la fin de la guerre civile, 300 000 militants se trouvent dans l’armée rouge, autrement dit ce ne sont plus des militants mais des soldats. Le 28 mars 1918, Trotski n’a-t-il pas discouru autour du mot d’ordre : « travail, discipline, ordre » ? La préparation militaire se faisait dans le cadre du lieu de travail et prit une telle ampleur que les soldats-ouvriers, prêts à abandonner l’établi pour obéir à des colonels, étaient près de cinq millions en 1920. L’armée tsariste en débandade n’était plus qu’un lointain souvenir. Mais loin de servir pour le seul objectif territorial de défense du pays, la nouvelle armée permettait une militarisation totale de la population et pervertissait tout mécanisme décisionnel des masses en l’emprisonnant aux ordres du parti militaire. Pierre Broué a saisi la critique du fonctionnement militarisé du parti par l’Opposition ouvrière et de l’opposition déciste, et leur reprend les termes de « parti communiste, militarisé » et qualifie judicieusement le communisme de guerre de « communisme militaire ».
Pour Trotski la guerre civile est devenue une école de formation gouvernementale :
« Le Département de la Guerre déterminait le travail gouvernemental du pays entier (…) Les membres du comité central, les commissaires du peuple, tous les dirigeants du parti passaient la plus grande partie de leur temps au front, comme membres de comités révolutionnaires de guerre et parfois comme commandants d’armée. La guerre elle-même était une école sévère de discipline gouvernementale pour un parti révolutionnaire qui était sorti depuis quelques mois seulement de la clandestinité. » (cf. son « Staline »)

Staline avait compris avant tous les autres que le « socialisme dans un seul pays », c’est-à-dire ce qui est déjà devenu une forme de capitalisme d’Etat,  c’est le pouvoir de l’armée sur la société, et tout l’intérêt de se positionner dans les affaires militaires pour être propulsé au premier plan du pouvoir.
Trotski est toujours resté méfiant sur les vertus propagandistes de l’armée, et c’est sans doute pour cette raison que ses pairs l’avait nommé président du conseil militaire. Il estime, dans « La révolution trahie », rédigé au milieu des années trente, que l’armée « vivait, naturellement, des mêmes idées que le parti et l’Etat », ce qui n’est pas très réaliste eu égard au rapide rétablissement de la hiérarchie militaire. Trotski rappelle comment il avait répondu à Goussiev, un proche collaborateur de Staline, en 1921 qui le tançait de sous-estimer le rôle de « l’armée de classe du prolétariat », en particulier pour développer des guerres révolutionnaires défensives et offensives contre les puissances impérialistes. Trotski avait répondu que la « force armée étrangère » est appelée à jouer dans les révolutions « un rôle auxiliaire et non principal ».  Avec Staline elle était destinée à jouer le rôle principal.

Anarchistes, socialistes-révolutionnaires et menchéviks de gauche  se sont époumonés en avril 1918 contre le danger de « militarisme » et les « Bonaparte » de la nouvelle armée. La militarisation n’est pas un simple « militarisme rouge ». Elle est plus subtile cependant que les armées contre-révolutionnaires du XVIIIe siècle ; elle vient polluer l’existence de la classe ouvrière comme classe productrice et pacifique. Avec le souci de la « patrie socialiste » que Trotski réhausse en janvier 1919, le soldat-laboureur devient un soldat-travailleur de « l’armée révolutionnaire du travail ». Dans les faits la classe ouvrière est déjà militarisée bien avant que les propos de Trotski sur la « militarisation des syndicats » ne viennent soulever l’opprobe des congressistes du Xe congrès. Dans sa théorisation de la militarisation socialiste Trotski ne craint pas les tautologies les plus oiseuses : « La militarisation du travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes est un procédé de dictature socialiste. »
C’est seulement en 1936 (cf. La révolution trahie) que Trotski veut bien reconnaître que l’armée n’a pas été épargnée par la dégénérescence de la révolution, et que cette dégénérescence a trouvé son expression la plus achevée en son sein. Mais l’armée n’en a-t-elle pas été le facteur actif dès les débuts ? Non, selon Trotski, c’est seulement à la fin de la guerre civile que : « La démobilisation d’une armée rouge de cinq millions d’hommes devait jouer dans la formation de la bureaucratie un rôle considérable. Les commandants victorieux prirent les postes importants dans les soviets locaux, dans la production, dans les écoles, et ce fut pour apporter partout, obstinément le régime qui leur avait fait gagner la guerre civile. Les masses furent peu à peu éliminées de la participation effective au pouvoir ». Constat rétroactif et partiel que la militarisation, qu’il avait lui-même prônée pour les syndicats, mène à l’étouffement de toute révolution.

C’est un continent entier qui est ficelé par l’armée tchékiste et rouge, qui enferme la population dans une gigantesque caserne « pour son bien ». Elle ne réprime pas d’abord, elle encadre, « rééduque », fabrique « un homme nouveau ».

En 1937, la revue mensuelle du groupe de Gaston Davoust, L’Internationale, tirera aussi le bilan de ce qu’est devenue l’armée rouge près de deux décennies plus tard :
« L’armée n’a pas été remplacée par le peuple en armes. Elle n’est pas devenue une milice socialiste du peuple. Tout au contraire, on a éliminé les unités territoriales correspondant aux usines, aux mines, aux communes agricoles. En 1935, 74% des divisions de l’armée rouge appartenaient aux unités territoriales, et 26% seulement aux unités concernées. Actuellement, l’armée rouge ne comprend que 23% de divisions territoriales seulement. Mais en réduisant de 51% les milices territoriales, le gouvernement soviétique a rétabli les seules formations territoriales du régime tsariste : les unités cosaques, les Vendéens de la Révolution d’octobre. Et l’on a rétabli la hiérarchie des officiers, du lieutenant au maréchal. On a créé une base sociale et matérielle stable à une caste privilégiée en les attachant aux milieux dirigeants et en affaiblissant leur liaison avec la masse des soldats. Cette différenciation profonde de l’armée démontre l’abîme entre dirigeants et dirigés dans la société soviétique. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie française qui en vertu du pacte franco-soviétique a influencé cette différenciation directement, a compris toute sa signification. En l’apprenant, « Le Temps » n’a pas hésité à écrire (25 septembre 1935) : « Les Soviets s’embourgeoisent. » Dans sa première période, le régime soviétique était moins bureaucratique. Et Lénine s’occupa, dès le début, de l’élimination du fonctionnariat, de ces « parasites » du corps social. Mais, au lieu de disparaître, la bureaucratie a grandi formidablement en nombre et en puissance (…) L’appareil de répression a pris des proportions formidables. Les effectifs de la Guépéou seule constituent une petite armée de 100.000 hommes d’une formation spéciale et d’un pouvoir illimité. La Guépéou possède un réseau de mouchards dans tous les établissements, toutes les organisations, toutes les usines, toutes les écoles, toutes les maisons d’habitation. Elle peut infliger sans jugement jusqu’à cinq ans de bagne et d’exil, indéfiniment renouvelables. En 1917, une opposition de gauche exigeait l’introduction dans le code pénal d’un article « punissant comme un crime grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en raison de critiques qu’il aurait formulées. » En 1936, toute critique, la moindre opinion libre sont persécutées. Interdictions de séjour, camps de concentration, prisons, exécutions capitales : voici les moyens de conviction de la « démocratie prolétarienne ». Les principales vertus qu’on exige de l’homme soviétique sont l’obéissance sans réflexion et la fidélité au chef[102] ».

Initialement la création de l’armée rouge comme celle de la Tchéka devenue Guépéou, obéissait au besoin de rétablir l’ordre en mettant fin de manière intrinsèque aux désordres causés par les bandes de l’Ancien régime soutenues dans l’hypocrite paix capitaliste par les mêmes belligérants capitalistes. Or le maintien d’une armée permanente était contraire aux principes socialistes, comme le rappelle le texte de l’Internationale, qui ne concevaient jusque là que « le peuple en armes » ou le maintien de milices armées (gardes rouges) jusqu’au triomphe final du communisme. Depuis que Lénine avait rembarré Boukharine qui avait demandé où en était le « dépérissement de l’Etat »[103], il avait bien fallu se rendre à la raison de qui dit Etat dit armée. Etat rouge donc armée rouge. La couleur cachait le renforcement de l’Etat et par extension la militarisation de la société. Les effectifs de la Garde rouge étaient trop réduits pour permettre de combattre efficacement la contre-révolution des Blancs soutenus par les puissances étrangères (France, Royaume-Uni, Tchécoslovaquie, Etats-Unis, Japon). Il fallait reconstituer un corps d’armée centralisé à l’échelle du pays, en faisant quelques entorses à la théorie marxiste de la suppression des corps mercenaires après la prise du pouvoir.

Quelques jours après la signature de la paix honteuse, Trotski, au nom du parti bolchevik s’était écrié dans un discours « il nous faut une armée » :
« Dans nos efforts pour créer une armée, nous nous heurterons certainement à une série d’obstacles. Nous sommes les héritiers, que nous le voulions ou non de toute la « cuisine » politique de nos ennemis et de tout le fardeau des derniers événements. Au premier chef, la paix de Brest-Litovsk s’est abattue tragiquement sur nous uniquement à cause de la gestion du régime tsariste, puis de celle des conciliateurs petits bourgeois[104] ».

Un travail d’explication est nécessaire. Après avoir milité pour la paix et contribué à la victoire de la révolution, le parti bolchevik doit assumer ses responsabilités à la tête de l’Etat. Puisque le territoire de la révolution fait face à des armées bourgeoises disposant d’une propagande très intensive du bambin à l’homme adulte, pourquoi la révolution ne se doterait-elle pas d’une armée, au moins pour se défendre ? Trotski passe en revue tous les arguments qui peuvent choquer un déserteur et pour le ramener à la raison. Oui il faut une discipline mais une discipline révolutionnaire. Oui on aura affaire au « commissaire Ronchonneau » mais on lui adjoindra des surveillants politiques.
Trotski, après s’être rallié à la paix honteuse forcée, n’en continue pas moins de se bercer dans l’espoir de la future « guerre révolutionnaire ». De retour à Moscou au mois de septembre 1918, il modifie le Conseil suprême de la guerre en « Conseil de guerre révolutionnaire ». Des mots qui ne peuvent transcender une triste réalité.
Au mois de mars 1919, dans un autre discours, il revient sur l’ancien programme social-démocrate de la IIème Internationale défunte. Il rappelle que celui-ci stipulait que le mouvement socialiste projetait la mise sur pied de milices et était opposé à toute idée d’armée de métier impérialiste. Désormais, estima-t-il la « milice populaire » est privée de sens car la révolution russe se dirige vers « l’Etat prolétarien et l’Armée de classe ». Tourné encore vers les si nombreux déserteurs il ajoute que la formation de la nouvelle « armée de classe » se fera sur la base du volontariat. Mais peu après et très vite, il précisera qu’il faut mettre en œuvre un service militaire obligatoire afin de favoriser la centralisation de la défense à tout le pays.

Pour renforcer cette nécessité d’une armée centralisée, Trotski désigne la caricature d’armée défendue par « l’intelligentsia petite bourgeoise » (les Socialistes Révolutionnaires de gauche) avec leur conception d’une guérilla avec des détachements de partisans. Il ridiculise une conception campagnarde qui n’était pas pourtant pour déplaire à une IVème Internationale estudiantine admiratrice de Che Guevara et qui s’est prétendue l’héritière du chef de l’armée soviétique mécanisée : « Prôner l’esprit de guérilla comme programme militaire, c’est recommander de revenir de l’industrie lourde à l’atelier artisanal ». Cette théorie dépassée est bien le propre d’incapables : « ces groupes de l’intelligentsia incapables de se servir du pouvoir d’Etat.[105] »
Dans son discours du 29 juillet 1918, Trotski avait décrèté « la patrie en danger ». Il invoquait la révolution française : « oui il nous faudra faire revivre ses traditions dans toute leur étendue. »
Voulait-il parler de la terreur, de la guerre extérieure, du massacre des populations innocentes ? Les discours sont toujours un peu superficiels et simplificateurs ; c’est ainsi qu’il présente les jacobins comme plus va-t-en guerre que les girondins (ces petits bourgeois historiques…) et qu’il cite à son gré un « jacobin » (cela fait plus léniniste auprès des anciens membres du parti) qui a déclaré tout de go : « Nous avons conclu un traité avec la mort ». Car, en effet, en pleine guerre on ne conclut pas un traité avec l’humour.

*   *   *


Cette reconstruction accélérée d’une « armée de classe » par les commissaires d’Etat n’est pas sans poser problème aux militants eux-mêmes en uniforme. L’Opposition militaire en 1919 avec Frounzé, un des grands chefs de l’armée rouge, est composée d’anciens militants du parti qui voient d’un mauvais œil la croissance du nombre des parvenus et nombre d’ouvriers combatifs peu rassurés de voir ingénieurs, officiers et professeurs d’hier, encore aux postes de commandement. Cette opposition ne contesta pas l’institution de l’Armée  « de classe » mais milita pour recommander une guerre de manœuvre fondée sur des opérations de guérilla.
Le commandement de l’armée rouge ne fonctionne pas initialement comme l’Etat-major rigide des armées bourgeoises, il est fluctuant suivant les débats et orientations du parti. L’armée de classe a encore des allures d’armée mexicaine. Trotsky n’en est pas l’artisan tout puissant et infaillible. Victor Serge rappelle qu’un jeune médecin de vingt -six ans, Skliantsky, est son suppléant, et fut un des principaux organisateurs de cette armée « sortie du néant », « notre Lazare Carnot ».
En juillet 1919, quelques mois après le conflit avec le « groupe de Tsaritsyne », Trotski est mis en minorité et voit se réduire ses prérogatives. Lénine, aveuglé par les victoires remportées sur le général blanc Koltchak, dans une logique de chef de guerre passe sur les exactions du commissaire Staline et donne son appui aux éléments du groupe de Tsaritsyne où manœuvre le futur dictateur. Trotski donne sa démission qui est refusée.

Boukharine dans un article interne de 1924, s’adossant à Staline, mettra en garde avec hypocrisie et opportunisme contre l’évolution de Trotski. Revenant brièvement sur son « erreur » de l’époque (Brest-Litovsk) il insiste judicieusement sur le danger de l’armée en tant que telle pour le parti : « … dans l’orbite de notre parti, il y a l’armée, avec tous ses attributs. Il faut se souvenir de tous les coups d’Etat contre-révolutionnaires. Il faut voir que c’est une troisième force qui l’emportera si la guerre civile s’engage dans notre parti. »

 Le bilan de la question de Brest a été tiré comme un pis-aller dans une situation de « couteau sous la gorge », par  le Trotski historien de « la révolution trahie » : « Les Soviets ne pouvaient pas ne pas signer la paix de Brest-Litovsk de même que les grévistes à bout de forces ne peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat ». La paix honteuse n’a pas les mêmes conséquences qu’une grève perdue, elle a ouvert la brèche de la guerre civile « au-dedans ».

Trotski passe par contre un peu vite sur le traité de Rapallo qui « normalise » une relation d’Etat à Etat qui va coûter cher au prolétariat russe et allemand et renforcer la théorie du « socialisme dans un seul pays » de l’ancien communiste de gauche Boukharine et de son allié intéressé Staline. Lénine n’abandonnera jamais ses critiques sur la machine de l’Etat…(« qui nous échappe comme le volant d’une voiture dans une descente ») et sa caractérisation lucide du « capitalisme d’Etat » comme n’étant pas le socialisme. Trotski, lui, restera toujours à mi-chemin des deux conceptions précédentes, plus soucieux de défendre le stalinisme comme « socialisme minimum » que de rappeler ou reprendre les critiques pertinentes de Lénine sur le capitalisme d’Etat bâtard instauré en Russie par pur empirisme.

Le traité de Rapallo sera autrement plus grave que celui de Brest-Litovsk, qu’il remplace d’ailleurs, car il servira de tremplin à partir du triomphe de Staline en 1926-27 pour épauler la réaction hitlérienne en 1932. L’Etat « ouvrier » isolé sur l’arène internationale se tournera vers un impérialisme lui aussi isolé, mêlant l’eau et le feu afin d’obtenir le renfort de la technologie allemande pour reconstruire son industrie, mais en contrepartie offrant à l’Allemagne des centres d’entraînement secrets pour reconstituer son armée. Ces deux pays vaincus de la guerre mondiale annuleront donc le traité de Brest-Litovsk pour le remplacer par l’établissement de relations diplomatiques et la clause de la nation la plus favorisée dans les échanges commerciaux. Là il y avait bien une « fausse tactique » que Rosa Luxembourg n’était plus là pour discuter, puisqu’elle avait été assassinée par des soudards de la social-démocratie au début de 1919. Le traité de Rapallo jetait les bases du futur « accouplement monstrueux » du stalinisme et du nazisme plus de quinze ans plus tard, mais pas de Lénine et Hitler ni d’Hindenburg trépassé depuis longtemps! Ce traité contenait des clauses secrètes toujours inconnues du mouvement ouvrier international, quatre vingt ans plus tard, preuve que les intérêts de l’Etat russe étaient devenus prédominant chez les directeurs de l’IC, mais qu’aucune fraction ni opposition aux bolcheviks ne songea à leur reprocher au nom de la solidarité de classe avec l’expérience transitoire! Déjà à Brest-Litovsk avait été intronisée la diplomatie secrète. Il court toujours le bruit que le traité comportait des clauses secrètes qui ne nous sont pas connues.






CHAPITRE V


L’ECHEC DE LA « GUERRE REVOLUTIONNAIRE »
CONTRE LA POLOGNE EN 1920


Après la fin de la guerre civile, la victoire sur les armées blanches de l’intérieur, d’autres problèmes externes surgissent immédiatement, le conflit avec la Pologne puis le sanglant « incident géorgien » qui vont entraîner paradoxalement un retour de bâton interne, une courte guerre civile contre le prolétariat à Kronstadt.

A la suite de la conclusion provisoire de la Première Guerre mondiale, les territoires où étaient stationnées les troupes allemandes et autrichiennes avaient commencé lentement à se libérer. C’est le cas de la Pologne qui, après plus de cent cinquante ans d’occupation russe, se reconstitue en Etat libre. La première nation à se séparer de la Russie, au nom de l’autodétermination est donc la Pologne. De 1918 à 1921, la Pologne fut le centre de pas moins de six conflits causés par ses frontières incertaines. Cette République indépendante prétend recouvrer les territoires qu’elle possédait au XVIIIe siècle, peuplés d’ukrainiens et de biélorussiens.
L’armée rouge russe étant affaiblie par sa dispersion sur les fronts de la guerre civile, en août 1919 l’armée polonaise parvient à la ligne Wilno-Minsk-Lvov. L’invasion polonaise entraîne un appel à la guerre défensive mais plus exactement au patriotisme de la part du gouvernement bolchevik, appel qui galvanise la contre-offensive de l’armée rouge emmenée par Toukhatchevsky. Etrange paradoxe de l’ « Etat prolétarien » qui a reconnu le droit à l’autodétermination dans sa chambre de propagande, la toute nouvelle Internationale communiste, mais qui est amené à le violer aussitôt dans les faits en faisant pénétrer à son tour  son « armée de classe » sur le territoire polonais.

Au milieu de 1920 alors que l’armée rouge faisait une percée  à son tour vers Varsovie, les bolcheviks internationalistes rouvrirent le débat qui s’était conclu au détriment de la Russie au moment du traité de Brest-Litovsk. Cette avancée militaire « rouge » n’était-elle pas une nouvelle chance pour la révolution mondiale ?
Dans ses 22 thèses sur la paix rédigées en janvier 1918 Lénine avait défini qu’une paix provisoire devait permettre à la révolution russe de se renforcer intérieurement. En face de lui Boukharine reconnaissait que la Russie n’avait plus d’armée et pas de moyens pour résister à l’Allemagne. La paix signifiait par contre que les prolétariats occidentaux étaient ligotés et une condamnation de la révolution mondiale. Lénine, on l’a vu, ne considérait le traité de Brest-Litovsk que comme un répit.
Avec les mesures du « communisme de guerre » avaient été mises en place des règles contraignantes pour assurer la survie du pays assiégé, réquisitions à la campagne, recours au troc réglementé, à l’échange sans argent (un œuf = une place de cinéma), auxquelles succède un système d’imposition en nature. Les épidémies ravagent les villes. La fermeture de plusieurs usines entraîne une désagrégation de la classe ouvrière.
Trotski chargé de reconstituer l’armée, une « armée de classe », recourt aux anciens cadres militaires, exige discipline et hiérarchie. L’armée, comme la Tchéka créée depuis décembre 1917,  échappent à tout contrôle du prolétariat et deviendront l’émanation de l’Etat central. Baynac avait raison en 1975 de dire qu’elle n’avait pas pris le pouvoir mais qu’elle était devenue un Etat dans l’Etat. Preuve du recul de la révolution dès son installation provisoire dans un seul pays, l’organisme policier de défense de la révolution infiltre immédiatement les rangs de l’organe suprême de la révolution mondiale, l’Internationale communiste.

VERS LA « NATION ARMEE COMMUNISTE »

Au début de 1920 l’Etat bolchevik peut estimer avoir stabilisé la situation et maintenir ses espoirs en la révolution européenne. Lénine considère dans un rapport au comité central que la révolution en Europe étant imminente. Il convient que l’Etat conserve la forme militaire de l’économie et du pouvoir » pour toutes les éventualités offensives ou défensives. Après les dernières victoires contre les armées blanches s’était posé le problème de la démobilisation d’une partie de l’énorme armée russe. Les « soldats-laboureurs » ne pouvaient être renvoyés chez eux sans possibilité de travail ni de gagner leur pain. Jusqu’en 1921, plusieurs contingents sont transformés en armées du travail où les soldats sont employés au travail dans les forêts, dans les mines, dans les champs et sur le réseau ferré.[106]
Au cours de l’année 1920, lors du IXe congrès du parti bolchevik au pouvoir on s’étripe sur la question de la militarisation des syndicats, quand le pire se dessinait déjà : la militarisation de toute la société. A ce IXe congrès du parti communiste russe, une résolution sur le passage au système des milices légifère pour un encadrement militaro-industriel sur tout le territoire afin de continuer à assumer « la défense militaire de la révolution » :
« A la période de transition actuelle, qui peut être prolongée (sic), doit correspondre une organisation militaire des forces, permettant de donner aux travailleurs la préparation militaire indispensable tout en ne les détournant que le moins possible du travail industriel. Ce système ne peut être que celui de la Milice rouge des ouvriers et des paysans, formés par territoires. (…) Le caractère essentiel du système soviétiste réside dans le contact étroit entre l’armée et l’industrie, de sorte que la force vive de tels districts industriels constitue à la même heure la force vive de telles unités militaires ».
Les travailleurs dans les entreprises doivent être mobilisables en permanence.  Les ouvriers qualifiés doivent être « incorporés dans l’industrie » avec « le rigoureux esprit de suite dont on a fait preuve dans le commandement nécessaire à l’armée » (sic). « Travail obligatoire » et « camps de concentration » (dénommés « isolateurs politiques »[107]) pour les « déserteurs » du travail car « somme toute, il faut adopter la méthode qui a présidé à l’organisation de l’armée rouge. » Les « meilleurs cadres » de l’armée, comme les écoles militaires, doivent être répartis « sur le territoire de la façon la plus utile ». La guerre révolutionnaire est devenue une institution pour imprégner et régenter la société entière. Les Conseils ne sont plus que « les Conseils des armées du travail ». Il faut s’opposer à tout amoindrissement du rôle des syndicats, si utiles pour mobiliser pour les « samedis communistes ».
Les spécialistes, militaires, ingénieurs et techniciens – pour être gagnés à la cause et en attendant que les ouvriers soient formés plus largement aux tâches de direction - doivent recevoir des « primes élevées ». Autant dire qu’on est dans une caserne !

La gestion improvisée dite du « communisme de guerre » avait abouti  à l’affaiblissement des conseils ouvriers mais aussi à la désagrégation du parti devenu organe d’Etat. Selon Sverdlov, peu avant sa mort, le parti « explose sur des lignes d’intérêt particulier comme la nation entière. Il faut le reconstituer ou envisager la faillite de toute l’expérience bolchevik ». La mort de Sverdlov brise les rapports formels et cordiaux qu’il assumait entre le parti et les conseils ouvriers. Staline s’empare de responsabilités bien supérieures à celles auxquelles avait pu prétendre le disparu mais pour mieux renforcer l’ascension de sa clique.

« L’américanisation de la production » qui succède aux premières improvisations, couplée au maillage du territoire sous le contrôle de l’armée est le meilleur ciment pour une restauration nationale ou plutôt une limitation nationale du projet socialiste, c'est-à-dire son annihilation sous les termes paradoxaux de « nation armée communiste », selon les termes du congrès.

Lénine n’est pas aveugle face à la dilution du parti dans l’ensemble des organes administratifs. Aux révolutionnaires professionnels succèdent des gestionnaires professionnels. Déjà avant, au huitième congrès du parti en mars 1919, les délégués bolcheviks s’étaient inquiétés des excès bureaucratiques qui sont engendrés par la concentration du pouvoir au profit du nouveau parti de type « populaire » et de l’Etat auquel aucun adjectif accolé ne satisfait : prolétarien ? populaire ? transitoire ? Sans que personne n’y joigne pourtant l’adjectif qui s’impose de plus en plus à partir du IXe congrès : militaire. Etat militaire.

UNE GUERRE IMPOSEE

De 1918 à 1920 il y a deux fois plus de morts par famine que pour la durée de la guerre mondiale. C’est la conséquence de la paix voulue par les capitalistes. Les bolcheviks misent donc à nouveau sur l’extension de la révolution mais butent sur la question de l’autodétermination. Défendre cette idée n’est pas faire progresser l’internationalisme pour l’aile gauche. Réputé grand spécialiste de la question nationale, Staline, appuyé par l’aile gauche du parti avec Boukharine, suggère que l’autodétermination soit limitée aux travailleurs afin d’éviter à telle ou telle nation de se retourner contre la révolution. Dans ce sens, le jeune gouvernement soviétique soutenait la république des travailleurs de Finlande en janvier 1918 et avait signé un  traité d’amitié avec elle.
Le 16 janvier 1920, l’Entente des nations impérialistes leva le blocus de la Russie révolutionnaire, mais, début mars, l’armée polonaise envahissait l’Ukraine.

La guerre avec la Pologne se situa dans le plus total marasme économique et fût donc imposée initialement au pouvoir bolchevique. Les hostilités n’avaient pas cessé depuis 1918 avec l’occupation d’une partie de la Russie blanche par Pilsudski. Le chef d’Etat polonais n’avait pas accru son avance contre le gouvernement des bolcheviks, qu’il considérait affaibli par les « rouges », afin de ne pas favoriser la victoire des partisans d’un retour à la Russie dominatrice et impériale derrière le général Denikine. Mais les ambitions territoriales de Pilsudski finissent par devenir pressantes et l’armée rouge doit repousser ses assauts. Si Lénine et le gouvernement bolchevik en viennent à exiger que leur armée progresse vers Varsovie, ce n’est pas dans un but impérialiste – bien qu’à charge de revanche l’armée rouge réussisse à s’emparer de Brest-Litovsk le 1er août[108] - mais dans la perspective révolutionnaire d’extension. Lénine déclara le 2 mai 1920 : « La guerre contre la Pologne nous est imposée. Nous n’avons pas la moindre arrière-pensée contre l’indépendance de la Pologne, pas plus que contre celle de la Lituanie et de la Biélorussie. Mais en dépit de tout notre esprit de conciliation, on nous impose cette guerre, et puisqu’il en est ainsi, nous devons tous nous lever comme un seul homme pour nous défendre et défendre l’Ukraine contre l’agression des impérialistes polonais. »

Pour la première fois les bolcheviks se trouvèrent impliqués contre leur gré non plus dans une guerre civile mais face à une guerre nationale, guerre nationale dont ils avaient été les plus farouches dénonciateurs en 1905 comme contre la guerre mondiale de 1914. Les conservateurs de l’ancienne Russie tsariste se rallièrent évidemment à cette « guerre défensive » au nom du patriotisme et de l’orthodoxie. Pourtant Lénine reste fidèle au droit des nations à disposer d’elles-mêmes et à la nécessité de l’extension de la révolution sans la loi des baïonnettes que la « girondine » Rosa Luxembourg semblait souhaiter en critiquant la paix imposée à Brest-Litovsk. Dans leur refus des traités honteux de la part de la jeune révolution russe, nul doute que les tenants socialistes de la « guerre révolutionnaire » comme Rosa Luxembourg, envisageaient la continuation de la guerre par les bataillons bolcheviks comme une pression pour faire tomber à court terme, le plus rapidement possible,  le front allemand et entraîner une insubordination généralisée et une « fraternisation » sur tous les fronts comme cela venait d’être le cas un an à peine auparavant pour le front russe…et en appeler à nouveau immédiatement à la paix sans annexions ni remboursements ! Mais sur ce terrain, en faisant cesser provisoirement la guerre mondiale, la bourgeoisie avait déjà partie gagnée et aurait pu, dans le cas d’un « Brest-Litovsk révolutionnaire » aviver les nationalismes, comme elle le fera pour la Pologne en 1920, en dénonçant l’agression des « rouges venus de l’Est barbare ».
Le 5 mai Trotsky s’adresse avec une dignité internationaliste indéniable et rare aux soldats russes qui partent pour le front polonais :
« Rappelez-vous camarades, que nous n’avons pas de querelle avec les paysans et les ouvriers polonais, que nous avons reconnu et continuons de reconnaître l’indépendance de la Pologne et la République populaire polonaise. (…) Que tout votre comportement à l’égard des Polonais prouve là-bas que vous êtes des soldats de la République ouvrière et paysanne, que vous allez vers eux non en oppresseurs, mais en libérateurs » (reproduit dans la Pravda n°96)[109]
Quelques jours plus tard, dans un autre discours aux soldats, Trotsky réaffirmera son espoir en la classe ouvrière internationale : « Nous pensons que le prolétariat de Pologne, en compagnie de celui de Lettonie et de Biélorussie, prendra soin de chasser la bourgeoisie et la noblesse polonaises ».

Lénine reprend les arguments de la « guerre révolutionnaire » à la manière de Boukharine deux ans plus tôt, avec ce même rêve – qualifié alors d’utopique - de la guerre se transformant en guerre révolutionnaire. A la suite du « général » Engels, qui fût toujours un piètre général et ne conduisit jamais de révolution, et du théoricien militaire Von Clausewitz, les bolcheviks croyaient que, tout comme pour la bourgeoisie, du point de vue du prolétariat « la guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens ». Or, l’étude de Von Clausewitz a un énorme défaut, celui d’avoir codifié l’étude de la « guerre révolutionnaire » de 1792 à partir des prétentions de son aile la moins révolutionnaire, les Girondins et des horreurs militaristes de l’Empire napoléonien. Ensuite il est faux à l’époque moderne de dire que la guerre est un simple prolongement de la politique, elle n’a jamais été que cela et surtout elle est devenue une vraie catastrophe pour toute économie développée, sans prendre en compte « sentimentalement » les coûts humains.

Comme on l’a observé au chapitre quatre, la « guerre révolutionnaire », impulsée par les Girondins avant et après l’élimination de Robespierre en 1794, fut une fuite en avant, à prétention messianique. Elle le fût un temps car elle bousculait les monarchies européennes, mais devient vite une nouvelle guerre de rapine qui finit par ouvrir la voie à l’ambition de Bonaparte.

La guerre menée au nom de la levée en masse couplée avec l’attente des prolétariats opprimés doit pouvoir faire coïncider autodétermination des travailleurs et révolution mondiale, croit Lénine. L’expédition militaire sous les directives du général Toukhatchevski est donc bien un appel à l’autodétermination des travailleurs polonais, comme le reconnaît honnêtement l’académicienne Carrère d’Encausse, fille d’ukrainien blanc. Lénine pense qu’un soulèvement des travailleurs polonais entraînera du même coup celui des travailleurs allemands, compensant les échecs prolétariens internes successifs dans ce dernier pays depuis novembre 1918. L’expédition « révolutionnaire » échoue pourtant. Dans les faubourgs de Varsovie les socialistes polonais ont mis sur pied des bataillons ouvriers qui en appellent à la solidarité nationale contre le mot d’ordre de solidarité de classe de l’armée rouge.
La contre-attaque polonaise, conseillée par le général français Weygand (quand le colonel De Gaulle officie contre la Russie), est si puissante qu’elle défait en quelques jours une armée rouge, déjà affaiblie par sa lutte intérieure contre les armées blanches, et qui se débande. Les troupes polonaises font des milliers de prisonniers russes. Ce dont se souviendra Staline vingt ans plus tard contre ses cadres qu’il fera massacrer par milliers…
Même galvanisée par la « guerre de défense » patriotique, l’armée rouge a souffert d’une coordination insuffisante et d’une sous-estimation des forces de l’ennemi[110].

La classe ouvrière en Pologne n’a pas perçu l’expédition russe autrement que comme une action d’envahisseurs. Les conditions de la guerre locale restent des conditions de guerre classique moins propices à la révolution que la guerre mondiale. Ce n’est pas tant la mobilisation en soi des travailleurs polonais par les renégats socialistes qui explique le retournement des ouvriers polonais mais la barbarie militaire. Dans un de ses ordres du jour, Trotski stipendie : « des cas isolés (de mauvaise conduite), lorsque des membres de l’armée rouge plus arriérés (…) et moins pénétrés de l’idée libératrice du communisme avaient arraché le cœur des prisonniers polonais », mus par une « vengeance irréfléchie » à la suite des atrocités perpétrées par les gardes blancs polonais à Kiev, Borissov et Bobruisk. Il ordonnait que le traitement humain des prisonniers polonais « soit appliqué avec une rigueur absolue et sans faille » et qu’à cette fin, on fasse comprendre « aux forces rouges, et plus particulièrement à leurs nouvelles formations » que les « soldats polonais sont eux-mêmes les victimes impuissantes des bourgeoisies polonaise et anglo-française ». Trotski réclamait « une enquête approfondie sur toutes les rumeurs et sur tous les rapports » d’atrocités commises à l’encontre de soldats ou de civils polonais [111].

La théorie de l’autodétermination triomphe à la manière nationaliste contrairement à l’idée progressiste que s’en faisait Lénine. Et, sans imaginer qu’il ne pouvait en être autrement du fait de cette guerre territoriale, Lénine n’y voit qu’un manque de loyauté internationaliste chez les ouvriers polonais. Or, Lénine, comme après lui les théoriciens des libérations nationales, se refusait à voir la réalité : l’autodétermination était après 1914 un rêve creux, la plupart des pays qui désiraient accéder à l’indépendance nationale étaient soutenus directement ou indirectement par une puissance extérieure. Dans ce cadre les élites petites bourgeoises peuvent toujours ranimer le défensisme nationaliste toujours vivace en temps de guerre.
Comme à Brest-Litovsk, le gouvernement russe est obligé de signer une paix humiliante pour ne pas laisser les troupes polonaises aller jusqu’à Moscou (paix de Riga, 1921).
Cette paix de Riga est plus sûrement le vrai coup d’arrêt aux prétentions d’extension de la révolution vers l’Occident industrialisé que Brest-Litovsk. A partir de là, la révolution est irrémédiablement contenue à l’intérieur des frontières amputées de la Russie, comme l’a constaté Arno Mayer. Les révolutionnaires commettent toujours deux fois les mêmes erreurs. En 1918, l’hypothèse de la guerre révolutionnaire à la veille du traité forcé de Brest-Litovk visait la plupart des pays européens mais, en 1920, était réédité le même échec face à un petit pays soutenu par la bourgeoisie française : la Pologne comme porte supposée ouvrir une deuxième rencontre avec le prolétariat allemand.
On peut s’interroger sur le degré de conscience de la classe ouvrière polonaise sans tomber dans sa simple caractérisation comme nationaliste par Lénine. Dans les moments de revers de leur armée, les Polonais n’étaient-ils pas eux-mêmes en situation de guerre défensive ? Les ouvriers polonais étaient baignés depuis la deuxième moitié du dix neuvième siècle dans un combat séculaire contre la domination russe qui était d’ailleurs le credo du mouvement socialiste international avec Marx. Même si un organisme ad hoc, un « comité provisoire pour la révolution », avait été mis hâtivement sur pied avec les bolcheviks d’origine polonaise Dzerjinski et Marchlewski, anciens compagnons de lutte de Rosa Luxembourg, il n’avait aucune chance de cristalliser une opposition « de classe » crédible au régime de Pilsudski en faveur d’un ralliement territorial au bastion socialiste. Outre l’envoi de tracts par avion aux travailleurs polonais, ce comité révolutionnaire fabriqué par le gouvernement soviétique militarisé « devait organiser des sections rouges ayant pour mission de combattre les sections du PPS et de faciliter la progression de l’armée rouge vers la frontière allemande, où elle aurait à « prendre le pouls de la révolution en Allemagne », selon la formule de Lénine.
La chute simultanée des empires autro-hongrois avait réveillé les querelles inter-ethniques et l’ambition de la Pologne renaissante avec le soutien diplomatique et matériel des puissances occidentales. Ces conditions historiques objectives suivant le chaos provoqué par la Première Guerre mondiale stoppaient une illusoire extension « militaire » de la révolution. Le degré de conscience et de culture des masses dans nombre de pays arriérés comme la Russie et la Pologne pourtant plus industrialisée, laissait à désirer. Lénine en outre n’avait pas complètement tort en 1923 peu de temps avant sa mort d’affirmer qu’il faudrait « toute une époque historique » avec une alphabétisation universelle et une certaine sécurité du niveau de vie pour envisager sérieusement une transformation du monde.
Un prolétariat polonais plus cultivé, moins méfiant vis-à-vis de l’intervention de l’armée rouge, lui aurait-il ouvert les bras plus volontiers ? Rien n’est moins sûr et cela reste une supposition hasardeuse au vu des faits historiques. Le fond de la question de l’extension résidait dans la capacité du prolétariat allemand, le plus puissant et le plus significatif, à réussir à l’intérieur lui aussi la révolution et à s’unifier au prolétariat russe sans guerre fratricide. Ce prolétariat sera livré par la bourgeoisie mondiale à la fureur hitlérienne, malgré son long et courageux combat.

LA REVOLUTION NE S’EXPORTE PAS

L’expédition militaire russe à prétention révolutionnaire, un droit d’ingérence révolutionnaire avant la lettre, par cette dérive militaire théorisée, reproduisait la même vision girondine que la révolution française en prétendant faire avancer la révolution par une politique de conquête militariste. La révolution ne s’exporte pas militairement sauf pour assurer la politique de rapine de la bourgeoisie de 1792. Au long terme, le capitalisme lui-même n’a pas triomphé par une série de guerres successives des embûches des anciens rapports de production féodaux mais par la force de son économie marchande. L’économie marchande du prolétariat universel c’est sa conscience et sa force de paralysie des moyens de production, pas le pouvoir des baïonnettes ni des tanks. Arno Mayer a le mérite honorable pour un historien officiel de rappeler cependant que les bolcheviks ne réclamaient pas la propagation de la révolution à la pointe des baïonnettes, qu’ils ne se reconnaissaient pas dans la Grande nation, malgré les épithètes polémiques internes au parti, ni dans les prétentions impériales de Napoléon, et qu’ils donnaient une interprétation expansionniste plus défensive qu’agressive de la pratique de la « levée en masse ». Mais dans la pratique, la propagation révolutionnaire par les baïonnettes avait été singée dans les faits. Et, peu après, les baïonnettes » ou plutôt les canons seront carrément utilisés pour mettre à la raison Kronstadt.

N’oubliant pas les siècles d’oppression autocratique russe sur la Pologne, Trotski s’était opposé à la demande de Lénine d’accélérer l’offensive dans ce pays : « mon aversion d’introduire le socialisme à la pointe des baïonnettes », avait-il dit. Il voulait que soit faite une offre publique de paix pour bien montrer que le pouvoir des Soviets ne convoitait pas le territoire de la Pologne et ne pas s’aliéner l’amitié du peuple polonais. Lénine était d’accord sur le fond avec Trotski mais souhaitait une défaite de l’armée polonaise dans la mesure où cela aurait permis de ridiculiser la paix de Versailles qui avait fait  « de la Pologne un Etat-tampon, qui doit préserver l’Allemagne du communisme soviétique » (Pravda n°225) : « aucun marxiste ne saurait nier, sans rompre avec les principes fondamentaux du marxisme et du socialisme en général, que l’intérêt du socialisme passe avant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ». C’est ce genre d’arguments puristes dont Staline sera friand pour justifier sa dictature d’ « héritier ».

Le rappel des principes, sans examiner les situations concrètes, peut glisser dans le même purisme anarchiste chez les plus activistes éloignés du pouvoir. Au mois d’août, alors que l’armée rouge est parvenue à chasser les Polonais d’Ukraine, le KAPD (scission du parti communiste allemand), considéré comme anarchiste par l’IC, était encore plus exalté à l’idée de « guerre révolutionnaire ». Il avait envisagé de soutenir une armée rouge qui défiait pourtant ses propres conceptions de libre expression des masses dans son fonctionnement, en préparant une campagne de propagande et d’action (sabotages et opérations de commando) qui, dénoncée par l’USPD et le KPD, le parti communiste officiel, devait tourner court.
En octobre 1920, après la retraite précipitée de l’armée rouge, Lénine fait marche arrière et reconnaît auprès de Klara Zetkine son erreur, donnant raison à Trotski et à sa position en faveur de la paix, se déclarant de façon plus consciente qu’au moment du traité humiliant de Brest-Litovsk opposé à l’exportation de la révolution à la pointe des baïonnettes. Le rôle « propagandiste » de l’armée de classe vient de connaître son plus sérieux revers. Le prestige de Trotski comme chef militaire de cette armée de classe a été régulièrement contesté en coulisses. Staline, commissaire politique du général Egorov, n’a pas cessé de manœuvrer pour se concilier nombre de chefs militaires hostiles ou déçus par le commandement ferme de Trotski, pour le discréditer et se ménager des appuis personnels. Il s’entend avec Vorochilov pour contrecarrer les ordres de Trotski, tout en accumulant les erreurs militaires avec une gestion anarchique des munitions.
Dans les débats de doctrine militaire Trotski resta le plus marxiste. On ne pouvait s’engager dans une guerre qui aboutirait à la révolution mondiale en se contentant de la propagande sur le thème des intérêts universels des ouvriers. La révolution mondiale ne devait pas découler d’une intervention militaire : « semblable aux fers d’un accoucheur, qui, lorsqu’ils sont appliqués à temps, peuvent soulager les douleurs de l’accouchement, mais qui ne peuvent amener qu’une fausse couche lorsqu’on les applique prématurément ». Comme le remarque Shapiro : « Les hommes qui espéraient supplanter Trotski ont profité de ces débats pour se ménager des appuis en se couvrant d’une doctrine séduisante de guerre révolutionnaire »[112]. Où l’on retrouve toujours des Girondins radicaux mais comme les radis, rouges à l’extérieur, blancs à l’intérieur !
Paradoxalement, face à une expérience in vivo de prétendue « guerre révolutionnaire », ce sont les anciens communistes de gauche qui critiquent l’erreur de Lénine. Ils se sont assagis, dit Trotski, dans une certaine mesure : « (ils) essayaient d’adapter leurs vues d’hier à la croissance de l’appareil étatique et aux besoins de l’armée régulière. Mais ils ne reculaient que pas à pas, utilisant tout ce qu’ils pouvaient de leurs vieux bagages et camouflant leurs tendances pro-guérillas sous de nouvelles formules. » Ils avaient soutenu, avec Trotski d’ailleurs, que les ouvriers polonais ne se rallieraient pas aux troupes russes et que la contre-offensive sur Varsovie était une erreur. Le débat a lieu à huis clos. Radek lance sans façons  à Lénine : « Nous vous l’avions bien dit ».

Dans son article « Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire » en décembre 1921, Trotski revient à la charge comme commissaire principal (mais contestable) d’une armée qui est venue à bout des féodalismes internes. Il assure que l’on se dirige vers la victoire de la révolution en Russie, c’est-à-dire à son incrustation dans le paysage pour longtemps et que, inéluctablement, cela amènera aussi la victoire en Pologne. Mais il ne précise pas si l’armée de classe voudra rééditer son prosélytisme armé. Ce qui est sûr c’est le « rôle international de l’armée rouge ». Ce rôle est précisé en partie cependant :
« Le programme communiste existait avant l’édification de l’armée rouge et l’armée rouge n’est qu’un instrument pour assurer les possibilités de réalisation du programme communiste[113] ».
Très alambiqué ce passage : « instrument pour assurer les possibilités de réalisation ». Il faut dire que Staline se chargera très bien de réaliser ce « rôle international » vingt ans plus tard dans la Seconde Guerre mondiale (patriotique)! Théoriquement Trotski cherche à innover mais ne semble pas très sûr de lui dans l’argumentation qui est vaseuse et contradictoire :
« L’histoire scientifique de la guerre n’est pas la science militaire, c’est une science morale ou une partie de la science sociale (…) La tentative d’éterniser les principes napoléoniens n’a pas été heureuse, comme nous avons pu le voir.[114] » L’éternisation ne sera pas plus heureuse avec le « merveilleux géorgien » !

La révolution à vocation internationale est isolée en Russie. L’armée rouge ne peut pas plus permettre de réaliser le programme communiste que les couplets littéraires de Rosa Luxembourg, elle est déjà bien plutôt l’instrument de la stagnation puis de la contre-révolution. L’extension de la révolution en Orient, est sensée brièvement suppléer à son tour à la défaillance du prolétariat occidental. Présent au congrès de Bakou, Zinoviev fait rédiger un manifeste ambigu qui appelle les peuples de l’Orient à se soulever dans une « « guerre sainte » (Djihad) contre les impérialistes. Avec cette version orientalisée de la « guerre révolutionnaire », Zinoviev veut faire passer la lutte de classe pour une forme de Djihad. Autant faire passer des vessies pour des lanternes. Les espérances révolutionnaires sont en réalité mort-nées à ce congrès de Bakou à la fin de la même année[115]. Les bolcheviks mesurent très bien en quoi les révolutions orientales ne sont pas fondées sur la solidarité du prolétariat mais sur la fallacieuse solidarité des nations dites opprimées, sans oublier le poids non négligeable de l’élément religieux.

La guerre avec la Pologne a révélé que le carrefour des intrigues pour le pouvoir est le Département de la  Guerre. Au huitième congrès Staline manœuvre l’opposition sur la question militaire. Lénine n’ignorait pas qu’il avait bourré le congrès de ses partisans et par naïf « esprit de parti » évita toute mise en cause personnelle. Il allait s’en mordre les doigts avec « l’incident géorgien ». C’est encore Trotski qui sera le plus lucide, même longtemps après, sur le facteur militaire qui déroule un tapis aux futurs contre-révolutionnaires :
« Il n’est pas douteux que Staline, comme beaucoup d’autres, ait été modelé par le milieu et les circonstances de la guerre civile, de même que le groupe tout entier qui devait l’aider plus tard à établir sa dictature personnelle – Ordjonikidzé, Vorochilov, Kaganovitch – et toute une couche d’ouvriers et de paysans hissés à la condition de commandants et d’administrateurs »[116]. C’est pourtant tout le parti qui avait été « modelé » par le militarisme, et pas seulement Staline et sa clique.




























CHAPITRE VI


L’ « INCIDENT GEORGIEN » OU
LA « SOVIETISATION» DE LA GEORGIE PAR STALINE

« Je me souviens avoir fait remarquer à Lénine que Staline, profitant indûment de sa situation de membre du comité central du parti, introduisait le régime des grands ducs dans notre armée. » Trotski


Une chose est claire, la guerre civile, en accoutumant le peuple russe à la violence et à la soumission militaire, a conduit aux conditions de l’éclosion du despotisme, au point où la révolution russe sera cuite dans « son jus » pour parodier le Président Wilson. Trotski remarque a posteriori que la transition de l’ancien Etat tsariste à la création du nouvel Etat procède par une série de crises dont l’objet central est l’armée : « Puisque l’armée était la plus nécessaire de toutes les institutions de l’Etat et puisque durant les premières années du régime soviétique l’attention était concentrée sur la défense de la Révolution, il n’est pas étonnant que toutes les discussions, tous les conflits à l’intérieur du parti aient tourné autour de la question de l’armée » [117].
Après Brest-Litovsk où le pragmatisme « national » du commissaire Staline a pointé le bout de son nez, la légende de son action comme commissaire politico-militaire à Tsaritsyne – modèle pour l’école de guerre du stalinisme triomphant – est édifiante, mais aussi peu brillante en réalité que sa piètre prestation lors du conflit avec la Pologne. Malheureusement pour les historiens crypto-staliniens, Trotski fut là pour le devoir de mémoire… Le commissaire Staline débarqua en juin  1918 à Tsaritsyne avec un détachement de gardes rouges, deux trains blindés et des pouvoirs illimités, pour assurer le ravitaillement des centres industriels affamés.
Selon Trotski, le commissaire Staline abandonne vite la tâche de ravitaillement pour se consacrer à la tâche « militaire » et, ce qui est étonnant de la part du parti du prolétariat réputé inflexible contre tout pouvoir personnel, son délégué politico-militaire devient sans rappel à l’ordre dictateur local de la nouvelle armée mexicaine dite « armée de classe » : « Il devint dictateur de Tsaritsyne et du front du Caucase septentrional. Il disposait de pouvoirs extrêmement larges, et pratiquement illimités, comme représentant du parti et du gouvernement. Il avait le droit de procéder à une mobilisation locale, de réquisitionner des propriétaires, de militariser les usines, d’arrêter et de juger, de nommer et de révoquer. Staline exerçait l’autorité d’une main lourde (…) Toute la vie de la cité fut soudainement soumise à une dictature impitoyable »[118] . Trotski ne nie pas que c’est le Comité révolutionnaire de guerre à Moscou qui avait envoyé un télégramme signé de Lénine et rédigé par lui-même enjoignant au « délégué Staline » de « rétablir l’ordre », mais pas à ce point là. Trotski a fini par faire rappeler Staline – Sverdlov va le chercher lui-même en train - ce que ce dernier ne pardonnera pas à Trotski. Trotski signale encore que, à la veille de la mort de Lénine, le commissaire Staline intriguera pour que Tsaritsyne devienne Stalingrad ! On verra donc que cette accumulation de comportements étrangers au but révolutionnaire a non seulement alerté Lénine, mais après « l’incident géorgien » qu’il ne s’est pas agi d’une simple rupture personnelle parce que Staline a été grossier avec sa femme, ni du comportement outrancier du seul futur dictateur. On peut y déceler la confirmation du phénomène  d’étouffement de la révolution débuté dans un militarisme rouge et qui se soldera par une dictature impitoyable. Un processus inexorable face auquel, aussi grands esprits furent-ils, ni Lénine ni Trotski ne pouvaient inverser la marche.

Avec la répression des premières grèves en 1918 puis le drame de Kronstadt, la politique de l’Etat national confirme sa prédominance sur les intérêts ouvriers jugés trop corporatistes voire fédéralistes. Dans la logique du pouvoir conquis au nom du projet communiste, les bolcheviks sont dépassés paradoxalement par les charges gouvernementales et militaires qu’ils assument. Ils ne conduisent plus, ils sont menés par une machine plus puissante, plus occulte, dont le mot bureaucratie n’est qu’un pâle reflet. La militarisation de la société par « l’Etat ouvrier »  ouvre la voie à la justification stalinienne du futur régime capitaliste d’Etat par les petits enfants occidentaux de Trotski. La contre-révolution stalinienne a ceci d’incomparable avec le coup d’Etat de Thermidor qu’elle est déconcertante, étalée dans le temps, qu’elle prive toute postérité révolutionnaire de définition stable et pousse ceux qui se prétendent révolutionnaires à défendre le pire et le meilleur.

La seule véritable victoire externe à la Grande Russie, mais peu glorieuse, de l’armée rouge est l’occupation de la Géorgie en 1922. Concernant cet épisode, les sites ou les ouvrages peu explicites ont mis en général les bolcheviks dans le même sac. Les historiens oublient de mentionner qu’il s’agit de la première incartade majeure de Staline à laquelle ni le parti ni Lénine ni Trotski ne réagissent avec suffisamment de vigueur. Nos révolutionnaires professionnels et amateurs modernes ignorent l’épisode par manque d’intérêt face aux ouvrages qui traitent de l’ouverture des archives. Moshe Lewin a mis à jour des éléments importants de compréhension dans les archives consultables après la chute de l’ancien bloc stalinien.

Staline et ses adjoints avaient déjà été montrés du doigt pour leur impéritie militaire au moment de la courte guerre russo-polonaise, et tenus mêmes pour responsables de la défaite par Trotski, mais avec une critique fraternelle. Toukhatchevsky s’était dangereusement avancé et Staline lui avait refusé la cavalerie de Boudionny, qu’il destinait à prendre Lvov. Vorochilov et Staline croyaient pouvoir conquérir Lvov pour leur propre lauriers, et le résultat de cette cacophonie du commandement fut désastreux comme le note Victor Serge.
Avec sa façon grossière de passer par-dessus les décisions de son parti, le dit spécialiste de la question nationale allait n’en faire qu’à sa tête. Au nom de la lutte contre les indépendantistes fédéralistes et contre le principe d’indépendance qui n’est qu’un mot « creux », Staline, qui est charbonnier maître chez lui, fait intervenir brutalement l’armée rouge. Il est symptomatique que Pierre Broué dans son hagiographie de Trotski ne consacre qu’un court passage à l’ « incident géorgien » et ne le traite, au défi de la chronologie, qu’après Kronstadt ; or ce grave incident militaire s’est produit avant Kronstadt et explique en partie la répression démesurée contre les marins « démocrates » en révolte contre la misère économique.

Depuis septembre 1918, Staline avait déjà compris que la rampe de lancement de son ascension politique résidait dans la carrière militaire. Le commissaire Staline n’avait pas oublié son rappel de Tsaritsyne et continuait à combattre les orientations de Trotski, non en termes de projets alternatifs mais comme lutte pour le pouvoir. Combattre Trotski, le plus souvent dans son dos ou dans les réunions était d’autant plus facile que ce dernier n’était pas un général en chef dans la conception du parti bolchevik mais un militant délégué aux fonctions militaires dont les décisions pouvaient être à tout moment remises en cause par le comité central du parti et évidemment son membre le plus influent Lénine.
 Staline se servait d’un militant de second ordre, Vorochilov, pour imposer ses désidérata à Tsaritsyne, épisode peu glorieux dont ultérieurement tous ses thuriféraires seront obligés d’exalter les « leçons militaires ». Trotski fût initialement plus lucide que Lénine qui proposa un compromis dans ce qu’il croyait n’être qu’un conflit de personnalités. Trotski voyait nettement que certains voulaient profiter du chaos pour leur compte :
« Je considère que le patronage par Staline de la tendance de Tsaritsyne est un ulcère dangereux, pire que n’importe quelle perfidie ou trahison de spécialistes militaires (…) Vorochilov + les guérillas ukrainiennes + le bas niveau culturel de la population + la démagogie – nous ne pouvons en aucun cas le tolérer[119] ».

Le fait que certains militaires, et pas seulement Staline et ses affidés, n’en fassent qu’à leur tête n’a-t-il pas été un élément déterminant sous-jacent à la fermeté disproportionnée face aux mutinés de Kronstadt pour mettre à la raison tous les arrivistes du pouvoir et calmer le chaos dans la fuite en avant répressive ? Comme les Jacobins en 1793-94, Lénine et ses camarades les plus probes succombent au mécanisme classique de la surenchère, croyant effacer la débâcle de la campagne polonaise et museler les commissaires politiques trop zélés et si puristes à la Staline qui pratiquent la politique du fait accompli et, au surplus, endiguer une nouvelle révolte paysanne massive derrière Makhno.

Le parti bolchevik militarisé ne sait plus où donner de la tête, il doit assurer l’ordre intérieur sur deux plans alors qu’il est en passe de triompher des armées blanches:
-          sur le plan social : les grèves ponctuelles depuis 1918 contre la paupérisation et la famine induites par le « communisme de guerre », la rébellion de Kronstadt en sera le point culminant et la revanche symbolique des masses à qui on avait donné la paix mais pas le pain ni la liberté de continuer la révolution « en permanence » ;
-          sur le plan de la campagne : les réquisitions forcées entraînent de nombreuses émeutes, et, un mois avant Kronstadt, le mouvement fédéraliste makhnoviste vient défier l’Etat « ouvrier » centralisateur avec une idéologie arriérée régionaliste[120].

L’installation de la contre-révolution ne sera pas simplement l’élimination progressive et inexorable des révolutionnaires par la tchéka, mais l’aboutissement de la militarisation de la société que nous avons décrite jusqu’ici. La répression de Kronstadt a lieu à la fin de la guerre civile contre les « blancs ». Pourquoi les révolutionnaires se retournent-ils contre eux-mêmes, c’est-à-dire contre le prolétariat, puisque le parti bolchevik se prétend le représentant de ce même prolétariat?

La guerre civile a conditionné le parti à être dirigé comme une armée dont le comité central est devenu l’état-major. Nulle volonté de se substituer aux masses  - lesquelles sont aussi en « uniforme de classe », de la part de ce parti. Une logique de guerre-mobilisation révolutionnaire s’est installée où aucun procédé démocratique, ni consultation civile n’auraient pu remplacer efficacement un pouvoir « militarisé » dans un conflit armé hors des bienséances de salon.
Les premiers à véritablement combattre cette militarisation ne se trouvent pas dans le parti bolchevik. Les mutinés de Kronstadt  la dénonce dans le point dix de leur programme :

« Supprimer les détachements de combat communistes dans toutes les unités militaires, et faire disparaître dans les usines et fabriques le service de garde effectué par les communistes. »

Au point dix, dans le même esprit, ils exigeaient de « supprimer immédiatement tous les « zagraditelnyé otriady », détachements policiers créés officiellement pour lutter contre l’agiotage, mais qui en fin de compte confisquaient tout ce que la population affamée, les ouvriers compris, amenaient des campagnes pour la consommation personnelle.
Les premiers groupes oppositionnels de Miasnikov et Sapronov avaient déjà protesté contre la main-mise militariste sur la classe ouvrière. L’Opposition ouvrière avec Alexandra Kollontaï dénonce pareillement, au même moment, la militarisation, et bien qu’elle commette l’erreur de ne pas prendre la défense de ceux de Kronstadt – cédant à la mentalité d’assiégé de parti - comment ne pas comprendre qu’elle se rabatte vers le syndicalisme de la période antérieure pour contrer un pouvoir d’Etat aussi étouffant et anti-social :
« Les nominations ne doivent être permises qu’à titre d’exceptions, mais ces derniers temps elles ont commencé à devenir la règle. Ces nominations sont tout à fait caractéristiques de la bureaucratie et jusqu’ici elles se produisent chaque jour de façon systématique et légalisée. La procédure des nominations produit une atmosphère très malsaine dans le parti et perturbe la relation d’égalité entre ses membres par le copinage et des punitions d’ennemis ainsi que d’autres pratiques non moins nuisibles dans notre parti et dans la vie soviétique. »
Les oppositions au stalinisme encore masqué croient pouvoir redresser la barre exclusivement sur le terrain de la Russie, c’est la voie de l’impuissance. Le jeune parti communiste italien avec Bordiga croit que c’est dans la seule lutte contre la « bolchevisation » (l’obligation de suivre l’exemple russe) que résidait le combat émancipateur. Les communistes de gauche italiens avaient raison pour l’histoire mais faussaient la difficulté des enjeux au nom d’un parti pur et abstrait (invariant). Les uns et les autres ne sont pourtant victimes ni d’une mauvaise gestion socialiste ni d’une dictature de parti mais d’une militarisation de la société par le gouvernement via un parti de plus en plus vidé de sa substance révolutionnaire et surtout une « armée de classe » étatique dont l’ossature est la Tcheka. La révolution française avait montré aussi à un moment donné une façade, l’Assemblée nationale, qui, comme le parti n’était plus qu’une chambre d’enregistrement, quand le pouvoir résidait dans les mains des comités spécialisés de l’Assemblée, avec  Carnot puis plus tard Bonaparte.
Au moment du traité de Brest-Litovsk, un intellectuel bourgeois comme Max Weber, avait déjà vu venir la réaction staliniste : « …à votre avis, dans ces circonstances, à quels résultats au juste peut parvenir une révolution, de surcroît en temps de guerre ? Elle peut amener la guerre civile et peut-être aussi la victoire de l’Entente, mais assurément pas une société socialiste ; de plus, elle peut entraîner l’apparition, à l’intérieur de l’Etat qui se serait effondré, d’un régiment de gens d’origine paysanne ou petite bourgeoise ayant des intérêts à défendre, et donc de ceux qui sont les adversaires les plus radicaux d’un socialisme quel qu’il soit. Mais elle apporterait avant tout une destruction de capital et une désorganisation phénoménales, et reviendrait donc à retourner plusieurs crans en arrière dans l’évolution sociale telle que l’exige le marxisme, qui présuppose que l’économie soit toujours plus saturée de capital »[121].

Staline, comme n’importe quel autre arriviste de sa trempe placé dans les mêmes circonstances, avait saisi avant quiconque que l’expérience bancale du bastion isolé nécessitait une remise au pas de la société russe et que seule l’armée pouvait la mener à terme. Des historiens peu scrupuleux, lorsqu’ils ne savent comment jeter l’opprobe sur Lénine, font de Staline son homme des basses œuvres. Lénine aurait laissé faire ou aurait « lâché ses billes » face aux brutalités de son « âme damnée ». Hélène Carrère d’Encausse est la spécialiste des commentaires sans fondement sur l’œuvre de Lénine avec une évidente volonté de nuire ; Lénine « dissimule le but poursuivi » quand Staline substitue une stratégie brutale de conquête . Elle accuse Lénine d’être responsable de la famine et reprend à son compte en particulier le faux texte de l’agent du KGB Volkogonov qui attribue à Lénine un ordre de liquidation de huit mille popes. Digne du faux des Protocoles des sages de Sion, ce montage est démystifié par Lucien Sève in « Commencer par les fins » (ed La dispute, 1999). Jean-François Revel a lui affirmé dans un de ses derniers ouvrages qu’un des rédacteurs des Protocoles était resté un compagnon de Lénine ; contacté par mes soins, sa secrétaire fut incapable de me fournir les sources de cette ânerie de bourgeois  anti-bolchevik primaire
Il est incontestable que Lénine a longtemps cru que Staline était un modèle de prolétaire énergique face à nombre d’intellectuels « petits bourgeois décadents » et pleurnichards. Conformément à ce qu’il avait dit au futur président Jordania en 1907, Lénine considérait que la Géorgie ne pouvait pas être assimilée à la Russie, et avait souhaité un accord transitoire qui aurait mis en place un gouvernement de coalition avec les mencheviks. La brutalité de Staline faillit lui coûter cher ainsi que le note Adam B.Ulam : « Mais il était inutile de s’attendre que Staline et Ordjonikidzé pussent approuver un compromis de ce genre ou montrer de la modération à l’égard de ceux qui leur avaient si longtemps tenu la dragée haute. En fait, la brutalité dont fit preuve Ordjonikidzé en Géorgie provoqua rapidement entre lui et les communistes de ce pays un conflit qui faillit mettre fin à sa carrière au sein du parti et freina d’une façon regrettable celle de son patron[122] ».

LA POLITIQUE DU FAIT ACCOMPLI

En Ukraine, le gouvernement menchevik qui disposait de la majorité électorale est renversé au profit des bolcheviks ultra-minoritaires. Venant après la paix catastrophique avec la  Pologne et la victoire interne contre l’armée blanche de Wrangel, le projet d’envahir la Géorgie pour repousser un danger d’influence menchevik était défendu par les deux membres géorgiens (pour ne pas dire « girondins ») du comité central, en tout cas considérant avec un parfait mépris la question de l’autodétermination nationale, Staline et Ordjonikidzé (qui n’étaient rien dans leur pays d’origine). Ce purisme internationaliste, justifié par la « guerre révolutionnaire » sans complexe, est appuyé plutôt mollement au début par Lénine qui se méfie des radicaux militaristes de la phrase. Lénine allait regretter ce soutien pourtant très mitigé dans son tardif sursaut à la veille de l’aggravation de sa maladie.

 La conquête militaire ne posa pas de gros problèmes à « l’armée de classe » aux ordres localement du commissaire Staline. Mais Trotski, dans son « Staline »[123]  remarque que cette « soviétisation forcée » - alors qu’il eût fallu parler plutôt déjà de « russification » - renforça les mencheviks et conduisit à une insurrection de masse ultérieurement en 1924, férocement « labourée » par Staline[124]. Comme l’a rappelé Victor Serge, Trotski faisait partie des éléments avancés du parti qui n’envisageaient  la soviétisation  que par l’action des masses géorgiennes elles-mêmes et non par la conquête militaire à la girondine de Staline.

Le jeune Lénine avait établi une tautologie pour armée et gouvernement en 1905, ne pouvant séparer les deux termes: « L’armée révolutionnaire et le gouvernement révolutionnaire sont les deux faces d’une même médaille » (cf. Recueil 10-18, La lutte des partisans, p.109). Autrement dit, après le qualificatif initial d’ Etat « ouvrier » et les multiples variantes proposées par Lénine, Etat du peuple armé, Etat à déformation bureaucratique, etc.,  n’était-ce pas plutôt devenu un « Etat militaire » ?
La médaille fut peu révolutionnaire en Géorgie en février 1921. En mai 1918, profitant de l’impact de la révolution russe, la Géorgie avait fondé un Etat indépendant. Cette république était dirigée par des mencheviks. D’origine mal déterminée, grève ou action armée bolchevik dans la région de Borchalo en février 1921, la cause de la brutale intervention importe peu. L’existence d’un noyau bolchevik ad hoc, mis sur pied artificiellement comme celui de Pologne, servit de prétexte à l’intervention de l’armée rouge sous les ordres de Staline dans ce pays. Ce coup de force oppose cette fois-ci immédiatement Lénine à Staline qui en est le promoteur. Des historiens peu scrupuleux sont passés rapidement sur ce différent – la question géorgienne -, voire l’ont occulté pour toujours faire équivaloir Lénine à Staline. Staline, déjà puissant dans l’appareil du parti, veut intégrer toutes les républiques voisines à la Russie. Lénine prône une union plus souple de type fédéraliste avec large autonomie culturelle. Cette question géorgienne révèle que Lénine n’était pas le dictateur décrié  par les anti-bolcheviks primaires, mais que la machinerie de l’Etat lui échappait et qu’elle était passée progressivement sous contrôle militaire. Moshe Lewin rend justice au dernier combat de Lénine dans une bataille « de l’ombre » méconnue :
« Il est tout à fait symptomatique que la « question nationale », c’est-à-dire la question du mode de formation de l’URSS, ait débouché sur une bataille gigantesque autour de l’avenir et de la forme de l’Etat soviétique. Son issue montre que ce que l’on appelait le « bolchevisme » (ou le « léninisme »), confronté à la tâche immense de redresser le pays après la guerre et aux caractéristiques négatives, jusque là invisibles, du régime, était alors fragilisé et en plein désarroi. La situation imposait de repenser bien des choses, d’opérer des regroupements (…) La performance de Lénine dans cette situation fut unique. Impressionnante sur le plan politique et humain, au milieu d’un imbroglio extraordinaire, elle fut aussi le fait d’un homme mourant, à demi paralysé, mais qui resta lucide jusqu’à l’attaque fatale[125] ».

S’emparer du blé ukrainien, du pétrole caucasien et du coton du Turkestan, rendait caduque la question de l’autodétermination selon Staline, il fallait donc que l’armée rouge se lance à la reconquête de ces régions pour établir « un front unique face à l’encerclement capitaliste », et une base économique à la création de l’URSS le 30 décembre 1922. Lénine finit par percevoir une tentative de restauration de l’ancienne autocratie impériale encore à l’état de projet chez l’ancien séminariste orthodoxe.

Dans sa biographie consacrée à Staline, Trotski fournit un résumé des conditions de la nouvelle « guerre révolutionnaire » entre les mains du fossoyeur de la révolution russe :
« Le peuple géorgien, presqu’entièrement paysan ou petit bourgeois en sa composition, résista vigoureusement à la soviétisation du pays. Mais les grandes difficultés qui en découlaient furent considérablement aggravées par l’arbitraire militariste, ses procédés et ses méthodes, auquel la Géorgie fut soumise. Dans ces conditions, le parti dirigeant devait être deux fois plus prudent à l’égard des masses géorgiennes. C’est précisément là qu’il faut trouver la cause du profond désaccord qui se développa entre Lénine, qui insistait sur une politique extrêmement souple, circonspecte, patiente à l’égard  de la Géorgie et en Transcaucasie particulièrement, et Staline, qui considérait que, puisque l’appareil de l’Etat était entre ses mains, notre position était assurée. L’agent de Staline au Caucase était Ordjonikidzé, le conquérant impatient de la Géorgie, qui considérait toute velléité de résistance comme un affront personnel. Staline semblait avoir oublié qu’il n’y avait pas si longtemps que nous avions reconnu l’indépendance de la Géorgie et avions signé un traité avec elle. C’était le 7 mai 1920. Mais le 11 février 1921, des détachements de l’Armée rouge avaient envahi la Géorgie, sur les ordres de Staline, et nous avaient mis devant le fait accompli ».

Ce  constat du « fait accompli » en dit long sur l’armée de classe mexicaine et sur le changement du rapport de forces à l’intérieur du parti bolchevique encore du vivant de Lénine et de la présumée puissance de Trotski. Cette victoire par le fait accompli militariste indique que « c’était la fraction de Staline qui écrasa la fraction de Lénine au Caucase » et, poursuit Trotski, « la première victoire des réactionnaires dans le parti » qui ouvre le second chapitre de la révolution : la contre-révolution stalinienne. Jacques Baynac avait déjà perçu l’importance de l’incident géorgien dans son ouvrage de 1975 sans le comprendre comme un phénomène d’étatisation militaire où les intérêts immédiats des travailleurs ne pouvaient plus être défendus ni par l’Etat dit soviétique ni par le parti (ce que le débat sur la militarisation des syndicats avait révélé): « Toutes les catégories du stalinisme sont désormais là. Tous les concepts, toutes les structures, toutes les expériences, tous les hommes.[126] » En effet, on y trouve déjà tous les hommes de main de Staline qui vont conduire une terreur autrement disproportionnée, les Ordjonikidzé (qui avait frappé un communiste géorgien) et le petit Béria (déjà vice-président de la tchéka de Géorgie).

Les conditions d’un coup d’Etat à la Thermidor sont donc déjà là avant la mort de Lénine. Trotski ne prît pas la défense de l’intelligentsia géorgienne qu’il considère comme une « Gironde » à prétention démocratique bourgeoise et qui eût bien voulu dominer la Russie entière, mais il publie des lettres comminatoires de Lénine contre ceux qui ont réalisé le « fait accompli » militaire inadmissible. L’armée rouge n’a pas fait dans la dentelle. Des exécutions de masse furent opérées. Les opposants anarchistes et socialistes-révolutionnaires obligés de s’exiler. Des Eglises furent détruites et des prêtres exterminés. Lénine protesta contre la violence employée par Staline et ses affidés.

Lénine tance en particulier Ordjonikidzé au nom du comité central et lui « ordonne de retirer toutes les unités du territoire de Géorgie, de les ramener jusqu’à la frontière et d’empêcher toute incursion en Géorgie. Après les négociations avec Tiflis, il est clair que la paix avec la Géorgie n’est pas exclue ». Staline a le culot de cosigner avec Lénine ce rappel à l’ordre de son principal affidé.
En septembre 1922 la polémique revient faire rage dans le parti à nouveau autour de la question géorgienne, ou plutôt dans les coulisses du parti. Toute cette affaire géorgienne reste méconnue et confuse de l’invasion de 1920 au remaniement autoritaire de Staline fin 1922 du gouvernement ad hoc caucasien qui heurte Lénine une seconde fois, que Trotski résume ainsi dans « Ma vie » : « Il se trouva que Staline avait encore trompé la confiance de Lénine : pour se ménager un appui en Géorgie il avait organisé, à l’insu de Lénine et de tout le comité central, avec l’aide d’Ordjonikidzé et non sans le soutien de Dzerjinsky, un  coup d’Etat contre les meilleurs éléments du parti, en alléguant mensongèrement l’autorité du comité central ».
Les historiens trotskistes amoindrissent la problématique sous le concept simpliste et inopérant de « bureaucratisation », et les historiens libéraux  s’en fichent comme les ornithologues des ornithorynques. Il ne s’agit pas d’accabler Staline pour mieux absoudre Lénine, comme le croyait Jacques Baynac en dénonçant de façon idéaliste la terreur sans en comprendre les causes et la situation, mais de mesurer l’emprise de l’Etat sur les hommes qui croient le diriger.
Lénine se rend compte que Staline « va trop vite en besogne », qu’on ne peut pas détruire l’indépendance des peuples, qu’il est nécessaire de créer « une fédération de républiques indépendantes disposant de droits égaux. » Staline met en réalité tout le parti mal à l’aise avec son purisme contre ceux qui veulent « jouer à l’indépendance ». A la manière des communistes de gauche à Brest-Litovsk il est plus léniniste que Lénine. Il est bien déterminé à ridiculiser Lénine de son vivant. L’historien Moshe Lewin rétablit la vérité sur l’homme Lénine à l’époque, non pas le dictateur sanguinaire et tout puissant (ni jacobiniste, ni blanquiste) façonné par les historiens vendus au système bourgeois  mais un « incorruptible » souvent en minorité, et finalement manipulé à son insu lui aussi par les forces étatiques obscures. Le vulgaire livre noir du communisme s’est bien gardé de revenir sur cette époque qui infirme leur invention d’un passage de témoin entre le fondateur du parti bolchevik et son destructeur

Au mois de mars de la même année, au XIe congrès, Lénine n’avait-il pas interloqué plus d’un des nouveaux apparatchiks sûrs d’eux-mêmes : « …si nous considérons cette énorme machine bureaucratique, cet appareil gigantesque, nous devrons nous demander : qui commande ici ? Nous doutons sérieusement que ce soient les communistes qui dirigent cet appareil. A dire vrai, ils ne commandent pas, ils sont commandés ».

Cet « incident géorgien » est le moment précurseur du renforcement de l’Etat anti-révolutionnaire et qui a conditionné la répression à court terme de Kronstadt, donc du principal symbole du prolétariat affaibli. Il est la confirmation que le parti bolchevik fait fausse route et qu’il est en perdition. Lénine a personnalisé le problème en prenant conscience de la nocivité de Staline et en fustigeant sa psychologie de rancunier. Staline et ses comparses ont un comportement de « représentants d’une grande puissance dominatrice.[127] » Mais c’est l’Etat initial conçu dans une dimension simplement « prolétarienne » qui a déjà échappé des mains des plus probes bolcheviks. Lénine n’est déjà plus qu’un rouage secondaire que la maladie va gripper, il est parfaitement lucide puisque c’est à ce moment qu’il fournit l’image du conducteur qui ne contrôle plus sa voiture. Trotski est en situation où il ne tient plus le volant non plus. Lénine le lui avait déjà fait savoir en décembre 1920 en dénonçant son projet de militarisation des syndicats : « Le camarade Trotski parle d’un « Etat ouvrier ». Mais c’est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l’Etat ouvrier en 1917, c’était normal, mais aujourd’hui… on se trompe manifestement, car cet Etat n’est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C’est l’une des principales erreurs du camarade Trotski. (…) En fait, notre Etat n’est pas un Etat ouvrier, mais ouvrier-paysan (…) un Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique. »[128]. Il aurait tout aussi bien pu ajouter « Etat…présentant une déformation militaire ».

A la même époque, Pannekoek mit en évidence que le problème essentiel n’était pas la libéralisation de la NEP, qui fait l’objet de débats vindicatifs car « elle altère la politique communiste » pour les puristes, mais le changement intervenu dans le mécanisme interne de fonctionnement des partis communistes et de l’Internationale[129]. Il n’ était pas précisé que ce changement résidait essentiellement dans la militarisation du parti, ce que ne voient pas vraiment les gauches communistes en Europe, au contraire de l’Opposition ouvrière en Russie. Les petits groupes qui, en Occident, continuent à croire à la révolution russe, ne se posent pas le problème du rôle négatif de l’armée rouge comme creuset du conflit opaque des cliques pour le pouvoir.

Toutes les protestations et mises en garde de Lénine restent internes et dans des lettres aux plus proches (qui sont toutes transmises discrètement à Staline). Lénine écrit à Kamenev en octobre 1922 : « Je déclare la guerre au chauvinisme grand russe : il faut affirmer de la façon la plus catégorique qui soit que le Comité exécutif central de l’Union sera présidé, à tour de rôle, par un russe, un ukrainien, un géorgien, etc. Je dis cela de la façon la plus catégorique qui soit. » Le futur Etat stalinien jouera pourtant de cette rotation des bureaucrates « inter-’nationalistes’ » pourtant mais sans que cela ne remette en cause le « socialisme dans un seul pays » ni l’affirmation d’un régime de type capitaliste d’Etat.

Un an plus tard Lénine écrit une lettre aux oppositionnels géorgiens où il se déclare « scandalisé par l’arrogance d’Ordjonikidzé et la connivence de Staline et de Dzerjinsky » (6 mars 1923). Au mois d’avril de la même année, Staline se fiche ouvertement des remarques de Lénine. Lénine, affaibli, supplie Trotski de répliquer :
« Trotski rédige un vigoureux mémorendum à l’intention des membres du Politburo, dans lequel il affirme que les tendances hyperétatistes doivent être résolument et impitoyablement rejetées, et critique les thèses de Staline sur la question nationale. Il souligne qu’une partie importante de la bureaucratie centrale soviétique voit dans la création de l’URSS le moyen de commencer à éliminer toutes les entités politiques nationales et autonomes (Etats, organisations, régions). Une telle attitude doit être combattue en tant que comportement impérialiste et antiprolétarien. Le Parti doit être averti que, sous couvert de « commissariats unifiés », il s’agit en fait d’ignorer les intérêts économiques et culturels des républiques nationales » (cf. Moshe Lewin, p.44-45).
Malheureusement ces critiques pour justes qu’elles soient, restent internes et le bon prolétariat international n’en sait rien. Au nom de l’esprit de chapelle du parti, Trotski est magnanime et conciliateur avec le « camarade » Staline. Il ne prolonge pas le souci chez Lénine d’éradication de la méthode stalinienne encore infantile et se prononce comme un vulgaire ministre national en faveur de « l’industrialisation » et d’une cordiale « coopération au sommet du parti » alors que Staline a déjà le piolet entre les dents… Moshe Lewin montre que tous les militants honnêtes du parti ne voient pas monter Staline, mais cet auteur ne voit pas lui-même que c’est le purisme idéologique affiché par Staline qui le masque encore ni sa main-mise progressive sur l’ossature du pouvoir : l’armée rouge. Staline évince dans l’armée tous ceux qui ont travaillé avec Trotski et affermit son pouvoir en assurant lui-même les nominations, ce qui multiplie ses obligés.

Le « coup de force » en Géorgie ou la politique du « fait accompli » pour les naïfs Lénine et Trotski manifeste bien que l’enjeu du pouvoir n’est plus le parti en soi mais l’armée rouge. Staline a testé celle-ci et vu qu’elle était plus facile à manœuvrer que le parti. Le parti ne peut contrôler tous les rouages de l’Etat dans les régions éloignées. Même Carrère d’Encausse note que des informations fausses ont été fournies à Lénine par le clan de Staline pour garantir le maintien de son soutien.[130] Elle remarque que c’est « l’aspect militaire » qui « réalise l’unité » nationale, avec exactions. Cette « soviétisation » forcée découle de la sortie du « communisme de guerre », il faut consolider l’Etat continental en délimitant ses frontières. Emberlificoté au début dans son souci de la centralisation étatique, Lénine finit par comprendre que celle-ci s’appuie sur le terrain sur des « brutes bureaucratiques » et des « tenants de l’esprit de grande puissance »

Si Staline a pu se montrer aussi arrogant et ne pas être destitué du vivant de Lénine c’est parce qu’il a acquis une position de force. Il a été nommé cette année-là secrétaire général du comité central, et se servira de cette fonction comme étrier pour le pouvoir quand son prédécesseur Sverdlov s’en acquittait comme d’une vulgaire tâche administrative. A ce poste transformé en instrument de pouvoir personnel, Staline pourra nommer les cadres du parti à ses basques. Dans son testament, Lénine fait preuve d’une prévenance proche de l’épouvante (il est malade et très affaibli) : « Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu’il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence». Lénine est encore bien trop prévenant. Cela revient encore à le protéger. Pourquoi ? Pour protéger l’unité du parti qui s’effrite de l’intérieur ?

Dans sa biographie de Staline, Trotski reconnaît qu’il n’y avait pas urgence à envahir la Géorgie, considérée comme quantité négligeable par l’Angleterre. Avec Trotski le comité central du parti ne considérait pas non plus la Géorgie menchevik comme un danger. Trotski, vivement opposé à l’invasion de février 1921, comme le rappelle Baynac, est pourtant chargé « personnellement » par Lénine d’écrire un pamphlet la justifiant : « Entre l’impérialisme et la révolution », largement diffusé en Russie et traduit en France pour la Librairie de l’Humanité.  C’est très « léniniste » de forcer un militant à défendre le contraire de sa position, avec pour intérêt de le pousser à développer son argumentation sans passion. Trotski qui s’était vivement opposé à l’intervention en 1921 consent à la tâche mais livre là son plus mauvais ouvrage. Sous-titré « Les questions fondamentales de la révolution à la lumière de l’expérience géorgienne », l’ouvrage est lourd, peu convaincant, fait de digressions et redites révélatrices de la difficulté de Trotski à défendre les basses œuvres des amis de Staline.
Il commence par vouloir ridiculiser « l’opinion publique bourgeoise » qui, des bandits au pouvoir en Roumanie à Kautsky, a exigé la libération de la Géorgie. Après avoir longuement décrit les errements mencheviks et qualifié la Circaucasie et le Caucase de Vendée et de Gironde, il dénonce le soutien aux armées blanches de la « Gironde menchéviste » et de la « Vendée cosaque ». La paix de Brest-Litovsk a servi de prétexte à la proclamation de l’indépendance de la Transcaucasie (22 avril 1918), et plus désarmant encore la Géorgie (« fragment du Caucase ») se permettait de se déclarer Etat indépendant (le 26 mai 1918). Le président Jordania ne trouve pas mieux que de faire appel aux troupes allemandes pour purger le pays des bandes de brigands, singulière lutte contre l’impérialisme, sous-entend Trotski. Il passe ensuite à la moulinette les critiques de Kautsky et Martov. Mais ce n’est qu’ergotage et circonvolutions de la réalité de l’action militaire sur le terrain, dont Lénine plus que Trotski prendra conscience, catastrophé, à brève échéance.

La Géorgie n’a-t-elle pas fourni du matériel au général blanc Wrangel ? Et en 1920 n’a-t-elle pas été « un nid de conspiration pour les garde-blancs russes » ? Il est évident qu’elle a servi d’intermédiaire entre Petlioura, l’Ukraine, le Kouban, le Daghestan et les montagnards réactionnaires, continue Trotski. Sans compter que « le refus brutal et provocant du gouvernement de Jordania de s’allier à la Russie contre Dénikine avait déjà discrédité jusqu’à un certain point les mencheviks parmi les masses ».
Trotski atteint les sommets de la mauvaise foi lorsqu’il décrit ensuite un regroupement de l’armée rouge  (aux ordres d’Ordjonikidzé et Staline sur le terrain) très protecteur, puis son action comme  simple pichenette pour aider les Soviets :
« La liquidation du front de Wrangel et l’armistice avec la Pologne renforcèrent les tendances soviétistes en Géorgie. La présence des régiments rouges aux frontières de ce pays signifiait qu’il n’y avait nullement lieu de  craindre une intervention étrangère en cas de révolution soviétiste. Ce n’est pas pour renverser les mencheviks qu’il fallait des soldats rouges, mais pour prévenir toute tentative de débarquement de troupes envoyées de Constantinople par l’Angleterre, par la France ou par Wrangel pour étouffer la révolution soviétiste. Les mencheviks eux-mêmes, avec leur garde prétorienne populaire et leur armée nationale fictive, opposèrent une résistance insignifiante ».
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne doit pas être pris à la lettre tout le temps, dit en substance Trotski, bien que « la révolution prolétarienne ne saurait avoir pour tâche ou pour méthode la suppression mécanique de la nationalité et la cimentation forcée des peuples ». Chaque groupe national peut résoudre à sa guise « les problèmes de sa culture nationale » mais la révolution sociale (« avec l’assentiment des travailleurs », juge-t-il bon de préciser) unifiera les tâches économiques.
La séparation de régions excentriques de l’Empire tsariste avec la Russie et leur transformation en républiques petites bourgeoises indépendantes relève du fanatisme et des charlatans du nationalisme pour  «  l’indépendance nationale comme but en soi ». Il faut presser le pas parfois : « Combien de temps faudra-t-il pour que la classe ouvrière se débarrasse de ses illusions sur l’indépendance nationale et se mette à la conquête du pouvoir ? »
Oui, combien de temps ? Qui sait ?
Puis Trotski se fait rassurant :
« La République soviétiste ne se dispose nullement à substituer sa force armée aux efforts révolutionnaires du prolétariat des autres pays. La conquête du pouvoir par ce prolétariat doit être le fruit de sa propre expérience politique.». Mais, car il y a un « mais », soufflé par Lénine : « …cela ne signifie pas que les efforts révolutionnaires des travailleurs – de Géorgie par exemple – ne puissent pas trouver un secours armé de l’extérieur ».
Trotski conclut cette nouvelle apologie de la guerre révolutionnaire, envers et contre la réalité même, au service d’une stratégie artificielle de conquête, sans savoir qu’il rend un grand service aux fonctionnaires de l’armée, et en particulier au clan qui s’est agrégé autour de Staline :
« …nous ne vîmes et ne pouvions voir aucun obstacle de principe à répondre à l’appel de l’avant-garde révolutionnaire de Géorgie, à faire entrer les troupes rouges dans ce pays pour aider les ouvriers et les paysans pauvres à renverser, dans le plus bref délai possible et avec le minimum de sacrifices, cette misérable démocratie qui s’était elle-même perdue par sa politique ».


Au XIIe congrès du parti, Lénine, faisant un pas en arrière, avait mandaté Trotski pour qu’il prenne la défense des militants géorgiens outrés du comportement de Staline et son point de vue sur une autonomisation souple des Républiques soviétiques. Trotski garde tout dans sa poche : « Trotski, qui avait dans sa poche les notes de Lénine (où celui-ci reconnaît ses erreurs) et ses lettres sur la Géorgie, resta silencieux. En laissant condamner les géorgiens, c’est lui-même qu’il condamnait à mort.[131]».  Trotski incarne le mieux à nouveau la paralysie de Robespierre lorsque celui-ci s’aperçut que la révolution était « glacée » par un coup d’Etat militaire. Il restera  longtemps marqué par son propre mutisme, considérant, alors réfugié à l’étranger dans les années trente, que dans certaines conditions données de l’histoire « le reflux révolutionnaire apparaît inéluctable et qu’il n’y a pas de recette pour garder le pouvoir quand la contre-révolution l’emporte dans le monde entier. » Trotski n’est pas du genre à se taire. Qu’est-ce qui coince ?
 Trotski se tait, tout comme il n’a pas ouvert la bouche pour soutenir les oppositionnels. Il se tait pour une simple raison, il ne peut surenchérir  face à l’orthodoxie de Staline. Staline joue au marxiste intransigeant sur la question nationale, dénonçant le nationalisme géorgien et invoquant impunément Lénine. Il balaie d’un revers de manche les Préobrajensky et Boukharine qui prennent la défense des autonomies nationales en dénonçant le poids bureaucratique de l’Etat grand-russien.
Staline accuse les géorgiens de vouloir conserver leur indépendance et au sein de la fédération des républiques socialistes de vouloir exploiter l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Trotski ne peut contrer Staline, ni n’importe quel autre militant de premier plan, parce que Staline justifie la terreur rouge, la légitimité de la guerre révolutionnaire dès l’instant où elle est décrétée instrument de la dictature de la classe ouvrière : « Le droit de libre disposition ne peut ni ne doit faire obstacle au droit de la classe ouvrière à exercer sa dictature. Le premier doit céder au second. C’est ce qui s’est passé par exemple en 1920, quand nous avons été obligés de marcher sur Varsovie pour défendre le pouvoir de la classe ouvrière. » Même si la classe ouvrière polonaise n’avait pas voulu accueillir à bras ouverts l’armée de classe…

Le « camarade » Staline continue à défendre son action à Tsaritsyne et au Caucase après la mort de Lénine car c’est défendre le clan de ses alliés composé d’anciens mencheviks et socialistes-révolutionnaires, et de tous les mécontents à qui Trotski a « marché sur les pieds », ou plus exactement une clique qui se met en place hors de tout principe internationaliste et humain ; en Géorgie tout le clan stalinien est donc déjà là : Ordjonikidzé, Kouybichev, Molotov, Vorochilov et Béria.
En 1924 Staline justifie toujours sa politique de répression au Caucase et accusera Trotski de mener une activité fractionnelle au sein du parti parce qu’il remet en cause ses méthodes et son recours à l’armée rouge pour régler les conflits entre l’Etat « prolétarien » et les « masses arriérées ». C’est avec le même purisme, dont il avait fait montre face à Lénine de son vivant pour justifier la « soviétisation » forcée de la Géorgie, qu’il place et coince Trotski en position d’aventurier, destructeur de la cohésion du parti. Le « camarade » Staline apparaît désormais comme le principal garant de l’ « esprit de parti » et paralyse ses opposants et Trotski dans cette apparente orthodoxie léniniste au parti sacré. Avec tout le politburo, Trotski et la veuve de Lénine vont jusqu’à nier, de manière suicidaire et sectaire, l’existence du Testament de Lénine au nom de l’unité du parti.
C’est le « camarade » Staline qui, en 1925, oblige Trotski à quitter ses fonctions de commissaire du peuple à la guerre. Ce ne sont pas les têtes qui tombent d’abord dans le repli de la révolution russe, mais la perte des fonctions dans l’Etat. Les exécutions suivront seulement une décennie plus tard. La tâche est moins aisée que pour le Thermidor français.

La Géorgie sera, comme on le sait, soumise aux deux exigences de l’Etat russifié dans les années 20 et 30 : l’industrialisation à marche forcée et la collectivisation intensive, comme conditions de base du socialisme, c’est-à-dire, au contraire, d’un régime arriéré de caserne concentrationnaire. Lors du grand Tournant amorcé en 1929, l’Etat militaire de Staline réalise l’étatisation brutale de l’agriculture et l’asservissement des masses laborieuses. Le parti internationaliste n’est plus qu’une outre vide, il n’existe plus que comme quartier général des désidérata d’une clique de politiciens militaires réactionnaires.


























CHAPITRE VII

LA GUERRE REVOLUTIONNAIRE VERSION STALINE

Avec le triomphe confirmé du nationalisme stalinien, Lénine est aussi embaumé comme « chef militaire ». Clausewitz peut aller se rhabiller, Trotski aussi qui est gommé au passage :
« Des années après sa mort, la philosophie et la stratégie militaires formulées par lui rendirent encore de grands services à l’Union soviétique quand, au cours de la Seconde Guerre mondiale, son pays (sic) fut l’objet de la plus féroce invasion et le théâtre des plus grandes batailles de l’histoire »[132].
Le débat sur la guerre révolutionnaire exportée s’est poursuivi même après la victoire du stalinisme ; en 1930, peu avant d’être assassiné, le néanmoins maréchal Toukhatchevski – le boucher de Kronstadt - mais communiste, échaudé par l’échec devant Varsovie en 1920, avait dénoncé le « militarisme rouge » : « L’Etat prolétarien n’a pas le droit de renverser la bourgeoisie d’un autre pays par la force (armée ) ». Examinons brièvement ce qu’il est advenu du concept de guerre révolutionnaire après la « grande guerre patriotique » et en quoi cette notion vint servir à justifier les guerres locales du bloc russe versus bloc occidental.

Selon le manuel stalinien officiel de l’après fascisme, Lénine n’avait-il pas génialement assimilé chez Engels l’énorme portée de « la science militaire », « l’immense importance de la technique et de l’organisation militaires en tant qu’instruments employés par la masse du peuple et les classes de la société pour emporter la décision dans les grands conflits de l’histoire… C’est la science militaire, et les moyens militaires de l’armée révolutionnaire qui décideront pratiquement de toute la lutte à venir du peuple russe, et qui décidera de cette question primordiale, la question de la liberté ».
Lénine ne passait-il pas ses nuits à parcourir les ouvrages sur l’art de la guerre ? Voire à jouer à bataille navale ?
Plus grandiose pour signer le traité de Brest-Litovsk (que les éditions de Moscou ne vont pas jusqu’à qualifier de honteux) Lénine – qui «  a été obligé de signer » - a passé des nuits blanches à potasser les vieux livres de guerre (et non pas à débattre…) :
« Les collections publiées des œuvres de Lénine, et surtout la mine de documents qu’est le volume XXII de l’édition russe, révèlent toute l’étendue des études d’histoire militaire qu’il entreprit pour préparer la conclusion de ce traité. » (ibid). Il ne faut pas esquiver ses responsabilités et apprendre des leçons de l’histoire, dit Lénine, cité par ce bréviaire de guerre révolutionnaire et savoir que d’autres ont eu aussi leurs traités « archi-honteux » :
« Dans ses traités avec la Prusse, Napoléon a martyrisé et décimé l’Allemagne dix fois plus durement que Hindenburg et Guillaume ne nous pressurent aujourd’hui. Néanmoins il se trouva des gens en Prusse qui ne s’amusèrent pas à faire les bravaches, mais qui signèrent ces pactes « archi-honteux », qui les signèrent parce qu’ils n’avaient pas d’armée (le dernier membre de phrase est souligné par Lénine), qui acceptèrent des conditions dix fois plus tyranniques et humiliantes, et plus tard ce son t les mêmes hommes qui lèveront l’étendard de la révolte et de la guerre. De telles choses ne se sont pas produites une fois, mais souvent, l’histoire connaît plusieurs traités de paix et plusieurs guerres de ce genre.».
Après la signature du traité, le 5 mars 1918, Lénine déclare :
« Nous avons conclu un Traité de Tilsit. Nous parviendrons à la victoire et à la libération comme les Allemands, après le traité de Tilsit de 1807-1810, se sont débarrassés de Napoléon en 1813 et 1814. Le temps qui séparera notre traité de Tilsit de notre libération sera sans doute plus court, car l’histoire avance plus vite. »
Le bréviaire stalinien conclut que les événements ont donné raison à Lénine, car moins de huit mois plus tard il ne restait plus rien du traité de Brest-Litovsk. Que s’était-il passé huit mois plus tard : « il avait été effacé par les progrès de l’histoire et par la révolte allemande » (ibid). Or les progrès de l’histoire n’ont jamais cassé des briques, tout comme la tentative de révolution allemande n’a pas effacé le traité de Brest. Lorsque le traité de Brest-Litosvk sera effacé c’est parce qu’il aura été remplacé par un traité plus sinistre, celui de Rapallo, mais cela Moscou n’en parle pas en 1939-1945.

Lorsque notre bréviaire stalinien vient nous vanter la stratégie militaire de Lénine, il n’est bien sûr ni question du maréchal Toukhatchevsky ni de Trotski, déjà zigouillés. C’est Lénine qui a fourni la bonne classification en « guerres impérialistes et guerres révolutionnaires. » Le plumitif de service a recours à l’imagerie de Valmy. Lénine a crié lui aussi « la patrie en danger », a exigé des unités de l’armée et de la population entière de « défendre chaque position avec la dernière goutte de sang. » Avant de savoir de la bouche de Lénine que jamais le problème de construire une armée rouge dans le mouvement ouvrier, « même théoriquement » n’avait été posé, le lecteur apprend que « le rôle de stratège de Staline à Tzaritzyne fait déjà partie des études militaires classiques. » Eh oui, Staline est toujours vivant en 1945. Il avait repris à son compte ce qui avait fait la force  et le principal soutien du tsarisme : le culte de l’armée.
Le préposé aux souvenirs édifiants du communisme de caserne en guerre se fait une joie de rappeler le vocabulaire d’époque de Lénine : « … La République soviétique doit devenir un seul camp militaire et tendre à l’extrême toutes ses forces… Tout le travail de toutes les organisations doit s’adapter aux nécessités de la guerre, et doit être réorganisé selon des principes militaires. »
La source des citations n’est pas fournie, ce devait être des bouts de discours de Lénine aux troupes, mais cela ne correspond pas au fond de sa pensée politique qui était comment gérer au mieux le bastion assiégé en attendant la révolution européenne. Par contre, Staline, au cœur de la deuxième boucherie mondiale use et abuse des métaphores guerrières sur les « combattants » des « fronts », sur la « grande guerre patriotique » à ne pas confondre avec la Grande révolution française…

Reprenant une longue déclaration de Lénine qui exaltait à répandre « volontairement » son sang pour la révolution à une assemblée d’ouvriers en 1920, le préposé à la mémoire stalinienne précise : « Cette déclaration fut considérée par la Pravda, principal journal bolcheviste, comme pouvant s’appliquer si exactement aux conditions de la guerre entre les Soviets et le Nazisme au cours de la Seconde Guerre mondiale, qu’elle fut republiée le 1er février 1942. » L’année 1793 est souvent évoquée tout au long de la Seconde Guerre mondiale par les publicistes soviétiques car elle offre, outre les hautes qualités morales de la nouvelle classe révolutionnaire : « une acceptation totale du sacrifice à une grande cause, un héroïsme général des masses. »

Un obscur écrivain est traîné au bar pour témoigner du fond de la théorie de la guerre révolutionnaire version Staline : « Cela veut dire que Lénine lui-même sentait que la clé est en pays ennemi, c’est-à-dire que ce qui garantit la victoire, ce n’est pas l’occupation d’une partie du pays hostile ni le fait de forcer l’armée de l’adversaire à abandonner ses positions, mais l’écrasement, la destruction des forces armées hostiles. » Après une pensée aussi lumineuse, le lecteur apprend plus drôle encore : « Le même écrivain déclare que cette vue de Lénine résulte d’une interprétation correcte des erreurs de la Commune de Paris en 1871, qui avait laissé l’armée ennemie s’installer à Versailles. » Sans oublier, au final que : « tout combattant de l’Armée rouge (en 1940) peut dire avec fierté qu’il mène une guerre juste, libératrice, une guerre pour la liberté et l’indépendance de sa Patrie. »
On s’étonne encore, place du Colonel Fabien, que de tels trésors du marxisme et de la science militaire stalinienne soient tombés dans l’oubli.

A.Rossi dans son gros livre « Les communistes français pendant la drôle de guerre » rappelle une des falsifications du PCF en septembre 1943 pour faire oublier sa duplicité au moment du pacte germano-soviétique qui avait bien failli le flanquer par terre. Un document intitulé « Les communistes pour la levée en masse lors de l’invasion » s’invente a posteriori une attitude « révolutionnaire » :
« En mai 1940, la France isolée, trahie, est submergée… Que font les communistes pendant ces quarante jours tragiques ? Comme parti, par un acte qui aurait pu retourner le cours d’une guerre dont les conditions techniques sont telles que la défense des grandes villes y prend une importance primordiale, ils proposent la levée en masse pour défendre Paris, cerveau et cœur de la France (…) Le parti communiste considèrerait comme une trahison d’abandonner Paris aux envahisseurs fascistes. Il considère comme premier devoir national d’organiser sa défense. Pour cela, il faut :
1°) Transformer le caractère de la guerre, en faire une guerre nationale pour l’indépendance et la liberté.
2°) Libérer les députés et militants communistes ainsi que les dizaines de milliers d’ouvriers emprisonnés ou internés. (…)
5°) Il faudrait armer le peuple et faire de Paris une citadelle inexpugnable. »

Gentille fable « girondine » quand chacun a pu savoir, longtemps après, que le pâtissier Duclos, chef officiel de l’organisme stalinien depuis que Thorez attendait en prison de partir pour Moscou, avait été quemander l’autorisation de reparution de l’Huma auprès de la Kommandantur !

Les exactions de l’armée rouge depuis la Seconde Guerre mondiale ont été si abondamment illustrés par la propagande du bloc de l’Est et ses courroies de transmission en Occident pour qu’il soit inutile d’y revenir ici pour tenter d’y décrypter la moindre once de transformation révolutionnaire de la société, à moins d’exalter, à la manières des trotskiens, toute avancée ou recul d’un impérialisme contre un autre.
On n’épiloguera pas non plus sur la guerre révolutionnaire chinoise du président Mao Tsé Toung, qui servit d’exemple après 1948 aux nombreuses et prétendues « armées de libération » du tiers-monde encore colonisé. Il confirma que la guérilla, sous la mystique de la « guerre paysanne » et sans l’amateurisme des anarchistes et des « communistes de gauche » du début du siècle, pouvait aboutir à une prise du pouvoir mais uniquement sous la mobilisation totale nationaliste et aux ordres d’un chef empereur.
La « guerre agraire révolutionnaire » sous-produit d’un Komintern déjà dégénéré en 1927 lequel rêva encore d’une extension militaire de la révolution mais en soumettant les ouvriers chinois au bourgeois Chiang Kai-Shek. Le massacre des ouvriers chinois par les troupes de Chiang fût plus l’aboutissement criminel du volontarisme guerrier du Lénine au pouvoir que le sous-produit concomitant du stalinisme débutant. Le stalinisme qui comprit immédiatement que Mao ne présentait aucun danger d’organiser le prolétariat industriel, le fît bénéficier, en 1948 en Mandchourie, de l’encadrement d’un abondant matériel militaire russe, avant sa mise en place une dictature qui n’eût rien à envier au maréchal de toutes les Russies. Comme l’a fort bien dit Peter Sloterdjik : « à aucun moment de sa carrière Mao Zedong n’a été marxiste, autant qu’il se soit efforcé de préserver l’apparence du révolutionnairement correct en recourant à la rhétorique léniniste » (« Colère et temps », ed. Maren Sell).
























CHAPITRE VIII

« LA PATRIE OU LA MORT », VERSION CHE GUEVARA

Personne ne pourra jamais dénier à Ernesto Guevara un courage indéniable, et un tout aussi indéniable culot avec son discours d’Alger où il s’était permis de dénoncer officiellement mais superficiellement l’Union soviétique. Le Che était pourtant prosaïquement en Algérie pour négocier la vente du sucre cubain à l’Algérie, que les Algériens revendaient à la Chine.
Che Guevara est certainement le dernier Girondin, en tout cas le dernier avatar de cette grille schématique de la « guerre révolutionnaire », reconvertie en guérilla anti-impérialiste. Pour fonder historiquement son combat, outre ses références à la Russie stalinienne et à la caserne cubaine, Guevara éprouva inévitablement le besoin comme tous les suppôts de Moscou, fervents ou critiques, de ressortir les bonnes vieilles citations léninistes comme les deux suivantes de 1905 :
« La social-démocratie n’a jamais regardé et ne regarde jamais la guerre d’un point de vue sentimental. Elle condamne absolument la guerre comme moyen féroce d’élucider les différences entre les hommes, mais elle sait que les guerres sont inévitables tant que la société est divisée en classes, tant qu’existe l’exploitation de l’homme par l’homme. Et pour terminer avec cette exploitation on ne peut éviter la guerre que commencent toujours et partout les mêmes classes dominantes et oppresseuses. »
Remarque fort juste de Lénine que Guevara reprend dans son texte « Le socialisme et l’homme » (ed Maspéro, p.56). Est reproduite ensuite un passage du « programme militaire de la Révolution prolétarienne » du même Lénine :
« Celui qui admet la lutte de classe ne peut pas ne pas admettre les guerres civiles qui dans toute société de classe représentent la continuation et le développement – naturels en certaines occasions inévitables – de la lutte de classe. Toutes les grandes révolutions le confirment. Nier les guerres civiles ou les oublier serait tomber dans un opportunisme extrême et renier la révolution socialiste. »
Nouvelle citation très lumineuse de Lénine. Mais le problème réside ensuite dans la traduction de Guevara. Il mélange guerrilla (c’est-à-dire) guerre interne paysanne aux côtés du bloc russe ou partiellement indépendante et guerre civile classique qui oppose le prolétariat aux mercenaires de la bourgeoisie.
« Nous ne devons pas avoir peur de la violence dans les accouchements de société nouvelle », dit Guevara. (Ah ! ce clin d’œil à la guerre accoucheuse de l’histoire !) Mais attention : « cette violence doit commencer au moment précis où les conducteurs du peuple ont trouvé les circonstances les plus favorables. » Dans la guérilla il n’y a en effet pas moins de généraux-conducteurs que dans la guerre classique bourgeoise. Les peuples (d’Amérique du Sud) ne doivent pas oublier que « pour lointains que soient les pays socialistes » (en effet le bloc soviétique n’est pas à un jet de pierre), « leur influence se fera toujours sentir sur les peuples en lutte et leur exemple donnera plus de forces. » Longtemps après la « grande guerre patriotique », la « levée en masse » paysanne se justifie par l’exigence anti-américaine de « la patrie ou la mort », comme pour les « volontaires de la République Populaire de Chine » dans la guerre de Corée…
Même dans les circonstances les plus tragiques, il reste un peu de l’esprit de la « guerre de défense » dans l’âme du guérillero : « Tuer cesse d’être le commerce le plus lucratif des monopoles. Tout ce que possèdent ces soldats merveilleux, en plus de l’amour de la patrie, de leur société et d’un courage à toute épreuve, ce sont des armes de défense, et encore en quantité insuffisante. (…) Le grand enseignement de l’invincibilité de la guérilla imprégnera les masses de dépossédés. La galvanisation de l’esprit national, la préparation à des tâches plus dures, pour résister à de plus violentes répressions. La haine comme facteur de lutte ; la haine intransigeante de l’ennemi, qui pousse au-delà des limites naturelles de l’être humain et en fait une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer. Nos soldats doivent être ainsi ; un peuple sans haine ne peut triompher d’un ennemi brutal. »
Guevara nie toute conscience de classe, laquelle ne se repaît pas de haine ni ne cultive la violence en soi dans le cadre d’une guerre bourgeoise de « focos », mais dans la guerre civile urbaine qui avait disparue des esprits dans la période dite contre-révolutionnaire des années cinquante où les prolétariats d’Europe et d’Amérique étaient présumés embourgeoisés. Il ressort de sa conception politique un rejet de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire et un mépris pour la capacité des travailleurs et des masses opprimées à mener une lutte pour leur propre libération. C’est son ami, le caméléon de toutes les modes politiques bourgeoises, Régis Debray qui, en début de carrière, théorisa la guérilla comme une espèce de nouveau parti politique sans âme conscient mais militarisé, dans une brochure – « Révolution dans la révolution » - qui croyait s’élever bien au-dessus de Lénine. Cette théorie spéculative intellectuelle et vaine aurait pu s’intituler aussi bien « suicide sans la révolution » !

L’internationalisme de Guevara est une vision militaire réductrice et invraisemblable d’accumulation de guerres des peuples qui, parodiant « la patrie en danger » de 1792 finit dans le patriotisme le plus archaïque :
« …il faut développer un véritable internationalisme prolétarien ; avec des armées prolétariennes internationales, où le drapeau sous lequel on lutte devient la cause sacrée de la rédemption de l’humanité, de telle sorte que mourir sous les enseignes du Vietnam, du Venezuela, du Guatemala, du Laos, de la Guinée, de la Colombie, de la Bolivie, du Brésil, pour ne citer que les théâtres actuels de la lutte armée, soit également glorieux et désirable pour un Américain, un Asiatique, un Africain, et même un Européen.
Chaque goutte de sang versée sur un territoire sous le drapeau duquel on n’est pas né est une expérience que recueille celui qui y survit pour l’appliquer ensuite à la lutte pour la libération de son lieu d’origine. Et chaque peuple qui se libère est une étape gagnée de la bataille pour la libération de son propre peuple. » (cf. Le socialisme et l’homme, p.130, ed Maspero 1967).

Avant d’être un gêneur « non-aligné » ou « désaligné », sous-chef Guevara n’a-t-il pas été un bon agent stalinien? El commandante Guevara ne fut longtemps que le bras gauche de Fidel Castro, son Vichinsky et son commissaire aux finances cubaines (piètre postérité, sa tronche figure sur les billets de banque). Dans ses hautes fonctions il fut à tu et à toi avec les Khrouchtchev, Kossyguine et Brejnev, qu’il embrassait sur la bouche, mais c’était la mode « communiste » en ce temps-là, ne riez pas. Son internationalisme n’était que son credo au service du camp stalinien. « Un, deux, trois Vietnam » n’était que le slogan nationaliste répété dans chaque enclave nationale, où tout un chacun, comme au temps des brigades internationales, était convié à venir se faire tuer au profit du bloc de l’Est. La critique de fond du stalinisme par Guevara, à l’intérieur de ce système, est finalement le reproche de ne pas généraliser la guerre avec une totale inconscience du danger atomique.
La théorie des focos (foyers), la lutte armée partant de la campagne vers la ville, donc d’une révolution imaginaire apportant des champs et des bois la conscience aux ouvriers de la ville, était une théorie d’un autre âge, fort en vogue chez les intellectuels d’extrême gauche des années 1960, issus pour la plupart du tronc stalinien des maoïstes, aux trotskystes et même aux anarchistes, ceux-là porteurs volontaires du béret à étoile. Théorie de la « propagande armée » repiquée à Frantz Fanon par Che Guevara pour la mise sur pied de mouvements terroristes et insurrectionnels, la méthode du commandante préconisait la création de foyers (focos) de guérilla qui s'étendant auraient eu pour but l’embrigadement de l'ensemble de la population. Appliquée par le sous-chef Guevara en Bolivie, la théorie du foco s'est avérée être un échec total. Il ne recruta pas massivement chez les paysans qui ne se sentaient pas concernés par cette lutte armée, voire livraient les guérilleros à la police. Des guérilleros ne virent jamais le combat armé et certains moururent de faim.
Le développement exponentiel des centres urbains en Amérique latine durant les années 70 a vidé les campagnes, laissant les « foyers de paysans armés » dépourvus du soutien populaire envisagé. Cette théorie du foco a encouragé le développement d'un grand nombre de gangs terroristes plus ou moins autonomes et peu coordonnés, comme la Colombie en est encore le triste exemple. Cette fragmentation des groupes terroristes a facilité le travail des forces de contre-subversion de la CIA qui, forte de cette expérience, a pu téléguider le sanglant coup d’Etat au Chili. Bien qu'elle ne le revendique pas, la mouvance Islamique opaque et louche utilise un principe analogue partout où elle planifie ses attentats. Pauvre Guevara !

Sous la bannière moisie de la « guerre révolutionnaire » vietnamienne, dans le cadre du mouvement pour la paix, financé par Moscou, la plupart des groupes gauchistes européens d’obédience trotskienne, ne défendaient pas la paix mais la victoire des Etats fantoches appuyés logistiquement par Moscou. Puis ils rabattirent leur caquet avec la guerre des frères ennemis Vietnam/Cambodge. A force de choisir un camp, leur aspiration à la lutte armée pour ladite révolution s’avérait n’être qu’une lutte armée au service d’un Etat bourgeois local post-colonial mais au fond toujours au profit du bloc russe.
Après le couac de son discours critique d’Alger à l’encontre de Moscou la gâteuse, Guevara ne devait pas s’illusionner beaucoup sur ses chances de survie dans la fumeuse théorie des focos pas encore privatisée. On peut en déduire raisonnablement qu’il a été lâché par Castro et ses commanditaires de Russie. Le combat de Guevara n’était pas celui du mouvement communiste de Babeuf à Lénine, ni celui du prolétariat. Cela n’empêche pas de considérer qu’il a été très courageux, lâchement abattu, mais que, pire encore, son meurtre est totalement récupéré par les héritiers du stalinisme et de son bâtard le trotskisme. Pauvre Guevara.


































                                                    EPILOGUE

                         Guerre aux capitalistes, paix aux travailleurs…



La Commune de Paris a dépassé une partie des concepts de la révolution française dite bourgeoise, de même la révolution russe avait délaissé l’aspect émeutier et anarchiste des chambardements sociaux de la deuxième moitié du XIXe siècle. Par extension les révolutions de l’avenir auront pour tâche de dépasser les manquements inévitables de la révolution d’Octobre, sachant que ces manquements ont été plus une conséquence de l’isolement qu’une volonté d’accaparement et de profit des révolutionnaires au pouvoir.

S’exporter ou périr, se replier et mourir, tel a été le dilemme de la Révolution russe. Malgré sa fierté d’avoir dépassé les cent jours de la Commune de Paris et jeté provisoirement des bases pour réaliser l’idéal social que ne pouvait accomplir 1793, la révolution russe a laissé plusieurs boulets traînés par l’idéologie stalinienne et trotskienne : « la guerre révolutionnaire », les « nationalisations », la soumission des organismes de défense économique au parti politique puis la complète soumission des syndicats à l’Etat lorsque le parti « prend le pouvoir », la terreur rouge, etc. 
Les révolutions ne laissent jamais un simple héritage. La révolution française de la fin du XVIIIème siècle avait fourni une idée fausse de la contagion révolutionnaire par sa prétendue « guerre révolutionnaire » de libération des peuples. On pouvait déjà considérer que les peuples ne peuvent se libérer que par eux-mêmes, d’autant que leur succédera la litanie  « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », en tout cas pas d’une « armée de travailleurs » ni d’une « armée de classe ». L’armée, même relookée, possède tous les défauts décrits par Robespierre. Elle ne peut pas être reconstruite en tant que telle pour la révolution.

Il reste toujours l’acquis principal d’avoir porté atteinte à l’ordre établi. Le grand chambardement croule sous les accusations d’utopie et de crimes impardonnables. On a même laissé libre cours à l’adage : « une révolution c’est pire que la guerre », alors que c’est l’inverse qui fut toujours terriblement vrai.

La révolution française, c’est « guerre aux palais, paix aux chaumières », mais la guerre aux palais signifia la misère dans les chaumières. Avec la révolution russe, les palais ont disparu mais il n’y avait plus de quoi manger dans les chaumières.
La révolution française a fait croire en une guerre exportatrice de la justice et s’est souillée dans les conquêtes napoléoniennes. La révolution russe a montré, par son interruption de la guerre mondiale, puis par l’échec de ses « guerres révolutionnaires » que les guerres, y compris avec celles à prétention révolutionnaire, rendent impossible l’extension du socialisme.

La révolution russe vient prouver que pour libérer le prolétariat, et l’humanité dans son ensemble des chaînes du profit et des guerres incessantes, la violence ne suffit pas, fusse-t-elle la seule violence de la « guerre des rues ». La violence devient un obstacle au socialisme si elle est prise en main par une armée rouge ou bleue. Elle est une contre-indication si elle se transforme en terreur d’Etat permanente qui caractérise l’affirmation de la contre-révolution stalinienne au milieu des années 1920. La révolution demeure cependant un acte de violence contre l’ordre établi et supposera toujours l’armement des masses. La violence révolutionnaire, si les conditions d’une nouvelle révolution devaient se présenter, impliquera une plus grande célérité à s’emparer des lieux du pouvoir, étant donné les capacités modernes de destruction logistique de ce dernier.

La révolution russe a montré que ce n’est pas sur le théâtre externe d’opérations de conquêtes avec des baïonnettes coiffées du bonnet phrygien ou du conique chapeau des premiers soldats de l’armée rouge, que peut avoir lieu le bouleversement généralisé du système social, mais dans le théâtre interne de chaque pays à condition que les révolutions soient simultanées ou se répandent. Une guerre territoriale défensive reste toujours possible mais le prolétariat n’a pas de territoires à défendre. Sa guerre est une guerre sociale. La lutte de classes n’est pas une guerre de front comme lorsque deux armées bourgeoises s’affrontent pour conquérir des territoires ou des marchés.

Les communistes de gauche avec Boukharine et Kritsman ont été à la charnière du double échec, externe et interne. La « guerre révolutionnaire » ne fut pas plus envisageable que la prolongation de l’expérience désastreuse du « communisme de guerre ». Ni guerre révolutionnaire, ni communisme dans un seul pays ne pouvaient permettre d’attendre efficacement la révolution internationale. Le socialisme ne peut être introduit ni « à pas de tortue », ni « au galop échevelé » comme le crut successivement le même Boukharine dans l’impasse du repli de plus en plus inexorable. Plus que toutes les erreurs, déviations ou horreurs qui lui sont reprochées par les uns et les autres, la révolution russe est tombée victime de l’ajournement de la révolution internationale. Elle n’a plus d’objectif vraiment révolutionnaire après la fin de la guerre civile en 1920. Elle tourne en rond comme une toupie peinte en couleur kaki, puis on s’aperçoit que la pointe qui la fait tourner est celle de l’irrésistible renforcement de l’Etat sous le masque de l’obscur apparatchik militaire Staline.

Ce qui a pu paraître utopique – généraliser l’expérience révolutionnaire aux pays développés - ne l’est plus dans le « village mondial » aujourd’hui, parce que les mêmes maux économiques frappent partout, parce que tout finit par se savoir, très vite. Parce que le monde informatisé, filmé et numérisé en permanence, arrosé par des milliers de satellites, est veillé jour et nuit par des robots de plus en plus intelligents, mais qui restent de simples flics. Parce que le monde capitaliste est fragile.
Une nouvelle expérience révolutionnaire ne peut qu’être simultanée à plusieurs pays du fait de l’interpénétration de l’économie mondiale, de la disparition du bloc russe, du fait de la dépendance en ressources énergétiques épuisables. Ou échouer en quelques jours à peine.

La Russie a pu tenir quelques années parce qu’elle était un continent, parce qu’on l’a laissée isolée, parce que tout le monde se fichait de ses millions de morts de faim. Aujourd’hui, aucune nation, aucune aire géographique ne peut tenir isolément. Dans les années cinquante, un Bordiga volait comme un moineau en persistant à dire que « les marxistes » devraient encore soutenir des guerres à venir, notamment « les guerres révolutionnaires entre pays avancés qui ont dépassé le capitalisme et pays restés dans le capitalisme ou encore plus en arrière[133] ». Pauvre Bordiga, s’il vivait aujourd’hui, il aurait donc soutenu la « guerre révolutionnaire » de Georges Bush contre l’arriéré Saddam Hussein ?

On ne peut pas rêver qu’il n’y aura plus de guerre mondiale, laquelle aurait toutes les chances de détruire plus gravement que les deux précédentes. L’apparition d’une situation révolutionnaire a longtemps été imaginable seulement après une guerre perdue pour les révolutionnaires du passé. Elle peut tout aussi bien surgir d’un nouveau et brutal krach économique que d’une calamité naturelle (accident nucléaire ou inondations massives) qui désorganisent la production et jette à la rue des millions de prolétaires et la plus grande partie des couches moyennes paupérisées à leur tour. Les révolutions ont toujours été vaincues sur le plan militaire. De nos jours, toute victoire de société sur le plan militaire est devenue impossible sans risque d’autodestruction. La guerre généralisée n’est-elle pas devenue elle aussi caduque ou au demeurant d’autant plus risquée qu’elle peut à nouveau provoquer l’ultime assaut révolutionnaire ?

Aucun parti, aucun général ne pourront remplacer la conscience et la participation active des larges masses au projet de fondation de la véritable société communiste qui n’a jamais existé.
Le monde peut être changé. Les modes de production se sont succédés en déformant les individus vers des objectifs parcellaires et étroits. La propriété privée n’est pas éternelle. On n’a jamais vu un corbillard avec un coffre-fort dedans.

































BIBLIOGRAPHIE


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-          La révolution française par Georges Lefebvre (Librairie Félix Alcan, 1938)
-          Lénine par Isaac Don Lévine (Librairie Plon, 1923)
-          L’ère des tyrannies, études sur la guerre et le socialisme de Elie Halévy (ed Gallimard 1938)
-          Les fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS par Berthold C.Friedl (ed Midicis, 1945)
-          Les origines de l’absolutisme communiste de Leonard Shapiro (Les Iles d’Or, 1957)
-          La révolution française par Albert Soboul (1965)
-          Le 9 thermidor d’Emmanuel Berl (Hachette, 1965)
-          Le socialisme de Lénine de Jean Laloy (Desclée de Brouwer, 1967)
-          L’ancien régime et la Révolution par Alexis de Tocqueville (Gallimard 1967)
-          La lutte de classes sous la Première République par Daniel Guérin (le must, réédition revue et augmentée, Gallimard en deux tomes, 1968)
-          Les sans-culottes par Albert Soboul (ed du Seuil, 1968)
-          Lénine par Hélène Carrère d’Encausse (Fayard)
-          Des enragés (1793) aux égaux (1795) par Maurice Dommanget (Spartacus, 1972)
-          L’Europe de 1789 à 1848 par Christian Ambrosi (ed PUF, 1972)
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-          Vie et mort de Léon Trotsky par Victor Serge (ed Maspéro 1973)
-          Brest-Litovsk coup d’arrêt à la révolution par Guy Sabatier (Cahiers Spartacus 1978)
-          Penser la Révolution française de François Furet (Gallimard, 1978)
-          Histoire de la révolution française de Michelet (ed Robert Laffont, 1979)
-          Le sens de la Révolution française d’Alfred Cobban (ed Julliard, 1984)
-          La révolution française et les pauvres d’Alain Forrest (ed.Perrin, 1986)
-          Marx et la révolution française par François Furet (ed Flammarion 1986, d’un niveau inférieur au précédent, inutilisable et navrant tellement il est réac )
-          Robespierre, politique et mystique de Henri Guillemin (ed du Seuil, 1987)
-          Babeuf par Josette Lepine (Editions Hier et Aujourdhui, 1949)
-          Babeuf, Ecrits, par Claude Mazauric (ed sociales, 1988)
-          Girondins et Montagnards par Albert Mathiez (les éditions de la passion, 1988)
-          La révolution en questions par Jacques Solé (ed du Seuil, 1988)
-          La grande révolution par Pierre Miquel (ed Plon, 1988)
-          La Révolution française par Albert Soboul (réédition Gallimard, 2000)
-          La politique de la Terreur par Patrice Gueniffey (ed Gallimard, 2000)
-          Faut-il brûler Lénine ? de Bruno Guigue (ed L’Harmattan, 2001)
-          Les furies 1789-1917 par Arno J. Mayer (Fayard).
-          La Terreur sous Lénine de Jacques Baynac (réédition en collection de poche de son ouvrage de 1975)
-          La Révolution française par Jean-Paul Bertaud (ed Perrin)
-          Œuvres incomplètes de Lénine et écrits dispersés de Trotski.
-          La période héroïque du communisme de guerre par Lev Kritsman.






Proposition de QUATRIEME DE COUVERTURE

Au XVIIIe siècle, la guerre a-t-elle jamais été vraiment révolutionnaire  quand elle a suivi la révolution?
Au tout début du XXe siècle, la révolution a-t-elle été vraiment favorisée par la guerre qui l’avait précédé ?
La révolution de 1789-1794, révolution universelle a été inachevée et n’a pas favorisé immédiatement la prise du pouvoir par la classe bourgeoise. De son époque date la notion de guerre populaire, bien que née dans des débats contradictoires où Robespierre a affirmé initialement l’essentiel : ce sont toujours les pauvres, même tirés au sort, que l’on envoie au casse-pipe. La dite révolution bourgeoise ne s’est pas affirmée ensuite au XIXe siècle par le développement d’une guerre révolutionnaire à partir d’un pays phare ; ce sont des guerres intrinsèques ou géographiquement limitées qui ont amené les changements de régime. Les deux révolutions industrielles ont été plus efficaces que la théorie de la guerre imposant un nouveau mode de société.
La révolution de 1917 a été diluée dans l’isolement, après avoir provoqué l’arrêt de la guerre mondiale. Elle ne pût pas plus rompre cet isolement avec la théorie de la guerre révolutionnaire. Malgré des virevoltes, Lénine, premier dénonciateur de la trahison socialiste en 1914, a été amené à se rendre compte à son tour de la caducité de la théorie de l’exportation de la révolution « à la pointe des baïonnettes ».
Il fallait donc examiner, rétroactivement, les avatars de cette théorie pour comprendre en quoi elle était devenue depuis 1870 inopérante pour l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier.









[1] Cahiers de l’Herne, 1970.
[2] La veille de son arrivée à Petrograd en 1917, Lénine avait affirmé qu’en cas de besoin, il était possible d’envisager une guerre révolutionnaire pour le compte du socialisme international (cf. Lettre d’adieu aux ouvriers suisses, OC T.XX p.65.70).
[3] Ernest Kantorowicz, « Mourir pour la patrie et autres textes », ed Fayard 2004.
[4] Réédition poche Marabout/Hachette 1960, Les révolutions 1789-1848, p.62.
[5] Des enragés aux égaux, p.41 (Cahiers Spartacus n°3).
[6] cf. Michel Vovelle, Les Jacobins p.137.
[7] Il s’agit de la victoire de Jourdan en Belgique contre l’Angleterre et la Hollande en 1794 qui vient conforter la « guerre révolutionnaire ».
[8] Lettre aux communistes de gauche italiens (aux partisans du cam. Bordiga), lettre de Léon Trotski du 25 septembre 1929 in Bulletin d’Information de la Fraction de Gauche italienne n°2, sept. 1931.
[9] Clef des changements de scène des « grands acteurs » de l’histoire, Il Programma Communista n°23, 1964, republié et traduit in Invariance n°5, janvier 1969.

[10] Cité in Clef des changements de scène des « grands acteurs » de l’histoire.
[11] L’analyse des « communistes de gauche » et des « socialistes-révolutionnaires » de gauche est inconsistante, l’enfant adultérin du « traité honteux » n’est pas l’arrêt de la révolution internationale, qui va rester menaçante jusqu’aux années 30 et au triomphe du nazisme, mais la création de l’armée rouge en vue d’une hypothétique « guerre révolutionnaire » sortant le bastion russe de son ornière. Des millions de prolétaires ont continué à faire grève, à militer, à s’occuper de politique plusieurs décennies après l’étouffement de la révolution russe, et au nom de celle-ci sans tenir rigueur aux bolcheviks d’avoir été obligés de signer une paix « honteuse » seulement pour les Robin des bois anarchistes.
[12] Article « Sur la défense de la révolution », Dielo trouda n°25, juin 1927.
[13] Cf. notes de Hélène Stassova, rapportées par Souvarine dans son « Staline », p.195. Cf. le célèbre slogan de Trotski pour « habituer l’ouvrier au cheval » militaire : « Prolétaires, à cheval ! » ; néanmoins la fameuse cavalerie rouge, ramassis de marginaux déclassés s’illustra de façon sanglante aux ordres de l’ivrogne illettré Boudionny, affidé de Staline.
[14] La politique de la Terreur, p.160 et suiv.
[15] Troisième couplet de la Marseillaise, quelque peu déiste et girondine, qui en comporte originalement 12 jamais enseignés à l’école républicaine où il eût été difficile de les apprendre par cœur.


[16] Clef des changements de scène des « grands acteurs » de l’histoire. Dans son ouvrage « Russie et révolution dans la théorie marxiste », Bordiga considère que la révolution française est le « modèle classique. » Il précise qu’avec  la révolution américaine il s’agit « d’indépendance de colons blancs vis-à-vis d’un Etat européen et non du renversement d’une classe dominante nationale. »
[17] Certains historiens, Elie Halévy et longtemps après lui Arno Mayer, ont outrepassé ce constat pour en déduire que l’aristocratie militaire allemande aurait délibérément préparé la guerre de 1914, quitte à risquer un  conflit européen, pour prendre les devants face au danger du prolétariat, ridiculiser le socialisme et sortir de la guerre comme parti de la victoire, alors que de toute manière la bourgeoisie a tenu les rênes.
[18] La lutte des classes sous la Première République, tome I, p.25.
[19] Histoire de la révolution française, tome 1 p.660, ed Robert Laffont 1979.
[20] La révolution française, p.235 (réédition Gallimard 2000).
[21] Penser la Révolution française, p.165.
[22] Penser la Révolution française, p.170.
[23] « Robespierre et la guerre révolutionnaire » ed Marcel Rivière, 1937. La version de la révolution française par Hippolyte Taine, père de tous les historiens révisionnistes, est une constante aversion des révolutionnaires, avec pour cible le « rhéteur, charlatan  et cuistre » Robespierre. Taine est d’autant plus « teigneux » en 1875 que son ouvrage va être un best-seller bourgeois, quatre ans après l’écrasement d’une autre révolution dérangeante, la Commune de Paris.
[24] Ibid.
[25] « Je crois que nous allons déclarer la guerre (…) Les imbéciles, ils ne voient pas que c’est nous servir, parce qu’enfin il faudra bien que toutes les puissances s’en mêlent… La meilleure manière de nous servir est de bien nous tomber sur le corps » (Lettre à Fersen, 9 décembre). Georges Lefebvre écrira : « Ce fut l’initiative de Louis XVI qui précipita le conflit ».
[26] Georges Michon, Robespierre et la guerre révolutionnaire, p.46 et 65.
[27] La politique de la Terreur, p.143.
[28] Robespierre, politique et mystique, p.110.
[29] Cf. La chute de la monarchie, ed du Seuil, 1972, p.250.
[30]  Cf. L’ami du Peuple n°634 à 639.  Marat se confond toujours avec le peuple insurgé « à l’intérieur » : « A quoi devons-nous la liberté, dit-il un jour, aux émeutes populaires ! » (in La chute de la monarchie par Michel Vovelle, p.139).
[31] Rumeur stupide qui sera reprise par le « girondin » Engels.
[32] Les œuvres complètes de Lénine ne comportent cependant que trois fois le nom de Robespierre, et on ne trouve pas de référence explicite à  l’incorruptible dans le célèbre cahier bleu des notes et citations pour son ouvrage sur la question de l’Etat. Il est vrai que l’Etat jacobin fut un Etat faible et de courte durée.
[33] Les militants bordiguistes qui publient la revue Programme communiste  font une curieuse analogie entre la Vendée dite réactionnaire de 1793 et la répression de Kronstadt en 1921 : « …ceux qui brandissent le drapeau noir de la malheureuse Vendée de Kronstadt sur laquelle le Trotski que nous revendiquons n’hésita pas à abattre l’impitoyable épée révolutionnaire ». Sauf que Bordiga estimait que la révolution française n’était pas transposable sur la révolution moderne soviétique. Pourtant le même peuple qui avait brûlé des châteaux en 1789 avait rejoint les chouans, de même que les marins de Kronstadt de 1921 n’étaient pas  très différents de ceux de 1917 ; contre les laudateurs des massacres « tragiques mais nécessairses » d’Etat à la Robert Camoin, c’est le pouvoir qui avait changé de mains, le prolétariat était resté dans la même situation de misère.  Trotski eût du mal à justifier cette répression lui-même, une fois pourchassé par le stalinisme, chose que les petits bourgeois bordiguistes oublient de signaler. Plus loin, ils remarquent, dans une diatribe contre Gramsci, leur bête noire, que celui-ci ne retenait « tout au plus que l’aspect jacobin de la période d’ « économie de guerre ». Analogie désuète avec la révolution bourgeoise. (article Trotski et la gauche communiste italienne, n°51, avril 1971).
[34] Alan Forrest écrit : « Les statistiques indiquent que le recrutement révolutionnaire comporte une forte dose d’injustice et que l’idéal d’égalité est loin de se retrouver dans les bataillons de 1793 (…) la Révolution accomplit un exploit qui dépasse les prévisions les plus optimistes des contemporains en organisant une armée moderne et disciplinée avec les recrues inexpérimentées de la levée en masse. Les plaintes régulières des soldats reflètent une réalité fondamentale que la bureaucratie révolutionnaire aurait préféré ignorer et qui est pourtant inhérente à toute histoire du recrutement révolutionnaire – les nouvelles recrues servent avec la plus grande répugnance et saisissent n’importe quel prétexte pour échapper à la discipline et à la vie militaire. Sans police moderne, civile ou militaire, les armées révolutionnaires sont incapables d’empêcher les évasions… » (p.202 et p. 213de « La révolution française et les pauvres »).
[35] Cf . l’extraordinaire et volumineuse étude de Jean Nicolas : « La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789).
[36] Sur ces questions, voir Michel Vovelle, La découverte de la politique (ed La découverte, 1992).
[37] La lutte de classes sous la Première République, p.57.
[38] Le Défenseur de la Constitution n°1.
[39] Discours du 13 juin à la société des jacobins.
[40] De son vivant Robespierre est souvent qualifié à outrance dans les polémiques de dictateur ; Saint-Just objecta alors un jour à Carnot qu’on n’avait guère vu de dictateur qui ne se crée pas d’abord un parti dans l’armée (source : Emmanuel Berl, le 9 thermidor, Hachette 1965).
[41] La Révolution française, p.179.                                                                                                                                            
[42] Grandeur et misère de l’individualisme français, (ed La palatine, 1962). Il cite René Grousset qui note l’importance de l’engagement passionnel jacobin pour mobiliser les masses : « L’histoire peut assez facilement imaginer ce qu’il serait advenu de notre pays si en 1793, au lieu de rencontrer en face d’elle l’énergique impulsion du Comité de Salut public l’invasion des coalisés ne s’était trouvée en présence que de théoriciens feuillants ou du fédéralisme girondin. »
[43] « Jacques Roux contre la vie chère », Cahier Spartacus n°3, 1972.
[44] Ibid p.79.
[45] Cf. Daniel Guérin, tome I, p.59.
[46] Guérin, op.cit. p77.
[47] Cf. Guérin, p.197.
[48]  Cette mise en scène à la manière antique qui prétendait donner tout son lustre universel à la révolution française n’a rien à voir avec le culte artificiel d’un Lénine empaillé sur la place rouge (décision de Staline imposée malgré les protestations énergiques des proches ; l’embaumement aurait permis d’éliminer les viscères et toute recherche légiste sur un fort peu probable empoisonnement comme l’imagina Trotski). Le Lénine sous vide et réfrigéré n’est-il pas plutôt une concession à perpétuité aux reliques sacro-saintes de l’orthodoxie inusable de la Russie éternelle ? Comme Robespierre et Lénine, Staline n’avait-il pas compris qu’on ne peut pas supprimer la religion par décret ? Et que le pouvoir doit composer avec ses instances terrestres.
[49] P.758, tome II.
[50] Voir le précis et excellent « Le roi s’enfuit » de Timothy Tackett (ed la découverte, 2004).
[51] La politique de la Terreur, p.127. Gueniffey n’est qu’un mandarin universitaire, pas un révolutionnaire ; il s’apparente aux historiens révisionnistes à la Furet et Courtois par ses piques anti-révolutionnaires qui jalonnent son ouvrage : « la Terreur est une fatalité de toute révolution considérée comme modalité de changement », « la réalité atroce de toute révolution », « la radicalisation de la politique révolutionnaire engendre la guerre et la terreur », « La Terreur est en révolution la forme même de la justice ». (p.226) Il ne se gêne guère pour piquer des idées à Robespierre, sans mention de la source, comme je l’ai déjà indiqué.
[52] Cf . Arno Mayer page 166.
[53] Certains historiens ont récemment fait provenir l’apparition du climat de peur de l’invasion, puis du recours à la terreur du traumatisme, de la trahison du roi ou comme un héritage de la violence de l’Ancien régime ;en particulier l’intéressant ouvrage de Timothy Tackett (Le roi s’enfuit ou l’origine de la terreur).
[54] Etudes sur Robespierre, écrits de 1920, ed Messidor p.58-59. Mathiez est fortement impressionné à l’époque dans sa réflexion sur la Révolution française, voire « russifié » par l’atmosphère qui découle de l’ébranlement provoqué par la révolution bolchevik. Il en ressort qu’il explique la révolution française par ce qu’il perçoit confusément de la révolution russe. On oublie souvent que les historiens écrivent ou réécrivent l’histoire selon les critères et les impressions de leur temps.
[55] Daniel Guérin tome II, p.47.
[56] La révolution en question par Jacques Solé (ed du Seuil, 1988).
[57] Ibid. p.194-195.
[58] Cf. Chapitre : La révolution française est terminée, p.93-94. Il affirme même : « la terreur et la guerre sont deux héritages jacobins », ce qui est doublement faux pour la guerre et réducteur pour les circonstances de l’application de la terreur. Robespierre avait parfaitement prévu que la logique de guerre produirait un Bonaparte, et qu’elle allait revitaliser l’esprit archaïque de croisade de « l’honneur » aristocratique. Furet ne peut donc rien comprendre à Thermidor.
[59] Henri Guillemin est un des rares avec Georges Michon, à avoir perçu cette dimension de  fond de la guerre de 1792 qui « répond à des mobiles de politique intérieure », cf. p.101 de son Robespierre aux éditions du Seuil, 1987. Il cite souvent Robespierre à ce sujet : « C’est Paris que l’on veut détruire ; il s’agit non de dompter les factieux de Coblentz, mais de châtier les factieux de l’Assemblée nationale et de la capitale. »
[60] cf. Guillemin p.131 et 132. Ce que Michelet, sortant un peu de ses délires, confirme : « il y avait un avantage sans nul doute (…) à donner des cadres militaires à ces masses confuses dont une partie, s’écoulant vers l’armée, aurait allégé Paris. » Le girondin Roland, lui, dit qu’il fallait éloigner les milliers d’hommes sous les armes « aussi loin que les porteront leurs jambes » « ou bien ils viendront nous couper la gorge » (cf.P.Gueniffey, p.134)
[61] L’ancien régime et la Révolution, p.68. Il ajoute p.70 : « Comme elle avait l’air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu’à la réforme de la France, elle a allumé une passion que, jusque là, les révolutions politiques les plus violentes n’avaient jamais pu produire. »
[62] En 1843, Engels montrait déjà en exemple aux Chartistes anglais la Révolution française, expliquant qu’elle « développa la démocratie en Europe », ce qui est faux à l’époque et après, et que cette révolution avait produit deux éléments : Napoléon et Babeuf, ce qui est pour le moins réducteur. Comme l’a dit Soboul, le passage au capitalisme n’a pas été un processus simple et il a fallu longtemps avant qu’il ne triomphe vraiment politiquement et économiquement. La révolution française avait simplement « déblayé la voie devant le capitalisme » et reste la principale révolution universelle avant la révolution russe.
[63] Pages 332 et 333 des « Ecrits militaires ».
[64] pages 517 et suivantes des « Ecrits militaires ».
[65] page 611 des « Ecrits militaires ».
[66] Daniel Guérin, tome II, p.478.
[67] Daniel Guérin, tome II, p.290.
[68] Daniel Guérin, tome II, p.338. Sur l’organisation du coup d’Etat voir aussi Jean-Paul Bertaud, p.272 et Emmanuel Berl p.142 et D.Guérin p.303, p. 323  et suiv. du tome II.
[69] Cité par D.Guérin, p. 267 du tome II.
[70] Notamment p.88-89 de Penser la révolution française. Avec ce radotage réactionnaire répété : « la terreur fait partie de l’idéologie révolutionnaire », ou cette ânerie : « Il n’y a pas de circonstances, il y a une révolution qui se nourrit des circonstances » ! Roger Dupuy explique que la terreur semble bien plutôt avoir échappé à ses utilisateurs successifs (cf.La politique du peuple, p.134, ed A.Michel).
[71] On présente de façon erronée le même objectif à la loi de juin 1794 (22 prairial) qui inaugure la deuxième période de terreur comme dûe aux attentats manqués contre Robespierre et Collot d’Herbois, alors que Couthon avait déjà préparé depuis longtemps cette loi comme mesure d’ordre de l’Etat affaibli.
[72] L’ouvrage officiel des PUF, L’Europe de 1789 à 1848, l’établit pourtant bien, page 63.
[73] Albert Soboul, page 88.
[74] Albert Soboul, page 91.
[75] La guerre de Vendée et le système de dépopulation, 1794 (p.93) ed Tallandier 1987.
[76] Celle-ci signifie l’arrêt de la révolution bien que la Convention puis le Directoire en conservent les apparences . Mais si d’abord ils sont réjouis de la fin de la terreur rouge, les sans-culottes et les babouvistes ne tardent pas à déchanter, ce sont bien les « ci-devant » qui ont repris le pouvoir et qui vont leur faire subir une répression équivalente, la terreur blanche.
[77] Cité par Michel Vovelle, Les Jacobins, ed La découverte p.31, 1999.
[78] Albert Soboul, page 101.
[79] La conscription obligatoire ne fût jamais universelle, les plus riches restant toujours exempté du don  du sang patriotique. Alain Forrest, dans « La révolution française et les pauvres », le démontre amplement.
[80]  Furet, qui nous fournit cette citation, croit enfoncer un peu plus Robespierre, mais il est obligé de reconnaître que le pouvoir jacobin institue l’essence même de ce que seront nos Etats modernes, fondés sur une terreur plus totale, à travers la juste critique de Marx à la vision robespierriste de l’Etat « vertueux ». Marx dans la Sainte Famille a montré que la terreur c’est l’Etat devenant à lui-même sa propre fin, et dont le dernier acte sera la prise du pouvoir par Bonaparte qui  « accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. »
[81] Notes et fragments sur la révolution russe.
[82] Cf. Arno Mayer, page 473.
[83] Cf. Audouin-Rouzeau, La France dans la guerre de 1870 (ed A.Colin, 1989).
[84] Le problème de la guerre, par Mitchell dit Jehan, membre de la Gauche communiste en Belgique (LCI) in Bulletin d’étude et de discussion n°2 (1935).
[85] Le siècle soviétique de Moshe Lewin, p.348-349.
[86] Sur la notion d’honneur face à la guerre nationale, je ne résiste pas à citer le journal Les Révolutions de Paris qui soutint Robespierre en décembre 1791 : « On parle d’honneur du peuple français. Depuis que le peuple français tâche de devenir libre, ce mot est vide de sens. Si la révolution n’est pas un rêve, celui qui parle encore d’honneur aux français, les avilit et les met au rang des plus vils esclaves… On assure que cette guerre ne sera pas longue. Et qui vous l’a dit ? Il en est de la guerre comme de tous les fléaux ; on sait quand ils commencent, on ne sait pas quand ils finissent, que d’incidents, de revers, d’échecs on peut essuyer… La prétendue gloire des armes a toujours et partout causé la ruine et l’esclavage des peuples. »
[87] cf. Arno Mayer, Furies, p.524.
[88] Jugé après l’attentat contre le siège du parti communiste à Moscou (le 25 septembre 1919 dit de Kovalévitch), le SR Tchérépanov rappelle que l’insurrection du parti populiste en juillet 1918 avait pour projet de « rompre le traité contre-révolutionnaire de Brest-Litovsk ». Le coup d’Etat mou des socialistes-révolutionnaires et ce dernier attentat manifestaient une conscience très blanquiste et nationale de la dynamique révolutionnaire… Tchérépanov s’emporte ensuite contre ses juges : « Ce qui se passe actuellement n’est qu’une véritable robespierrade ! » A chacun ses références.
[89] Thèses sur la question de la conclusion immédiate d’une paix séparée et annexionniste, 20 (7) janvier 1918, Œuvres t.35, p.246. Avec ses variations et supputations sur la possibilité, quand même, de la guerre révolutionnaire, Lénine fut prêt à s’allier même avec le diable, c'est-à-dire les armées de l’Entente au mois de février, comme le signale Guy Sabatier dans la postface au livre des Socialistes-Révolutionnaires de gauche, Cahiers Spartacus n°122.
[90] Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, p.43.
[91] La plupart des articles des communistes de gauche n’ont pas été traduits du russe, mais les ed. Spartacus en ont fourni une sélection (cf. cahier Spartacus n°122, p.24 et suivantes).
[92] cf. Souvarine, p.198-199.
[93] Ernst Kantorowicz rappelle que : « le but des croisades a le plus souvent, et toujours dans les premiers temps, été formulé en termes de guerre défensive, une défense des frères chrétiens et des églises de Terre sainte, et non présenté comme une guerre d’agression contre les infidèles. » (cf. p141 de « Mourir pour la patrie »)
[94] Page 652 des Ecrits militaires, extrait d’une lettre de Marx à Engels, du 17 août 1870.
[95] Œuvres complètes, t.15, p.261.
[96] Il faut remarquer que dans son ouvrage titré « la révolution russe », Rosa ne revient pratiquement pas sur son article initial « la tragédie russe » qui était centré sur Brest-Litovsk, ce n’est donc plus important pour elle. Elle a dès lors des critiques plus sérieuses à faire sur l’autodétermination et la question agraire. Elle est par exemple particulièrement dure contre la classe moyenne qui a boycotté la révolution à ses débuts.
[97] « Le gros de l’armée prolétarienne mondiale » qui était-ce ? selon le brouillon de Rosa : une armée rouge mondiale virtuelle ? Ou le prolétariat organisé dans ses conseils et milices ? Inexistant à peu près partout sauf en Allemagne.
[98] Vie et mort de Léon Trotsky, tome I, p.94 (ed Maspéro 1973).
[99] Cahier Spartacus n°122, p.27.
[100] cf. Œuvres, T.27. Et un souci particulier de la Russie en tant que telle qui avait eu de quoi indisposer Gorter qui n’avait pas oublié un n°23 de Naché Slovo, revue du jeune Trotski en 1915, qui écrivait : « Craignons de tomber dans la tendance messianique national-révolutionnaire qui incite à considérer son Etat-nation comme destiné à conduire l’humanité au socialisme. »
[101] p. 26 Les SR de gauche dans la révolution russe (cahier Spartacus n°122).
[102] L’Internationale n°25 du goupe Union Communiste, 5 janvier 1937.
[103] Au VIIe congrès du parti en mars 1918.
[104] Ecrits militaires, tome 1, ed L’Herne 1967. Dans « Ma vie », Trotski décrit son combat contre l’arriération du partisanat : « le chaos des entreprises de partisans était l’expression même des dessous ruraux de la révolution. »
[105] Ibid.
[106] Victor Serge a écrit les pages les plus lucides sur cette période, délimitant les trois événements qui signent le reflux révolutionnaire : la soviétisation forcée de la Géorgie, la répression de Kronstadt et l’échec de l’insurrection à Berlin (p.122 et 123 de son ouvrage sur Trotsky, tomeI).
[107] Dans un pamphlet intéressant – Faut-il brûler Lénine ? – Bruno Guigue démonte très bien les abus et amalgames de l’école révisionniste des Furet et Courtois. Après avoir expliqué que la terreur rouge ne fit que répliquer à la terreur blanche, infiniment plus meurtrière, il signale que les camps d’internement ouverts pendant la guerre civile furent fermé dès 1922, et bien loin de préfigurer le goulag.
[108] La fin de la Première Guerre mondiale en novembre 1918 avait annulé le traité de Brest-Litovsk (13 novembre).
[109] Le brutal Staline considérait avec mépris ce type de discours internationaliste, vers 1920 il parla de Trotski ainsi : « cet individu qui ne comprend pas la différence qui existe entre l’armée et la classe ouvrière », pour ridiculiser son projet de militarisation des syndicats, mais Staline avait bien compris la différence entre les deux et que l’armée serait plus adaptée à sa prise du pouvoir.
[110] M.Heller et A.Nekrich, dans L’utopie au pouvoir, écrivent : « Lénine avait commis la même erreur que Pilsudski. Ce dernier avait imaginé que l’on pouvait apporter l’indépendance d’un peuple à la pointe des baïonnettes, Lénine lui était sûr qu’on pouvait lui apporter le communisme. »
[111] cf. Arno Mayer, p.260.
[112] Ibid, p.211.
[113] Doctrine militaire et marxisme, in Ecrits militaires.
[114] Savoir militaire et marxisme, ibid. Dans sa théorisation de la terreur rouge, Trotski ne s’embarrasse pourtant pas de « morale ».
[115] Bruno Guigue tape à côté de la plaque en embellissant ce congrès en tant que guide du XXe siècle à toutes les supercheries nationales tiers-mondistes (cf. Faut-il brûler Lénine ?).
[116] « Staline », tome II, p.278.
[117] « Staline », tome II, op.159.
[118] Ibid, p.171-172.
[119] Lettre à Lénine, 11 janvier 1919, in Pierre Broué p.262-263.
[120]  L’invocation de la légende de Makhno est le must du radicalisme pour le snobisme des anarchistes parisiens.
[121] Discours aux officiers autrichiens, Vienne 1918 (p.457 des Œuvres politiques, ed Albin Michel, 2004)
[122] Staline, l’homme et son temps, ed Gallimard 1977.
[123] Moshe Lewin puise amplement dans ce témoignage plus que dans les archives ouvertes qui, finalement, corroborent l’authenticité de l’internationaliste persécuté.
[124] Sur cette période on ne trouve aucun développement d’historiens, aucune précision non plus chez Trotsky sur le déroulement de ce « labour ».
[125] Moshe Lewin p.48.
[126] Baynac commet une lourde erreur en écrivant « les soldats de Trotski sont entrés à Tbilissi », ce sont bien par contre des soldats aux ordres du commissaire Staline, et dans le dos du comité central.
[127] Moshe Lewin, Le siècle soviétique p.42. L’auteur se sert utilement des révélations contenues dans les archives ouvertes et qui vont toutes dans le sens contraire aux Courtois et Volkogonov : Staline n’est pas le fils spirituel de Lénine - comme la gauche communiste l’a toujours proclamé dans son isolement et son ignorance par les mass médias – mais un héritier débile des tsars dont l’orthodoxie marxiste procède de la religion orientale et du chauvinisme grand-russien. Dans le livre de Baynac en 1975 on trouvait déjà des éléments essentiels en particulier dans l’article de David Charachidzé : « Henri Barbusse, les soviets et la Géorgie » (p.295 en édition de poche).
[128] Trotski par P.Broué, p.286.
[129] Ce rappel est fait par Mitchell in « Parti-Internationale : l’Etat soviétique », Bilan n°25, p.838. Il ajoute : « il est faux de vouloir inférer une politique révolutionnaire des succès économiques de l’Etat prolétarien. »
[130] P.513 de son « Lénine ».
[131] Cf. Jean Ellenstein p.94.
[132] Les fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, p.93.
[133] Les grandes questions historiques de la révolution en Russie in Discontinuité n°21, traduction de François Bochet.

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