PAGES PROLETARIENNES

Interview de Marc Chiric sur la deuxième guerre mondiale (1980)




LE MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE ET LA SECONDE GUERRE MONDIALE.

L'avant guerre
Pierre Hempel.: On va essayer d'appréhender la marche vers la guerre. Un certain nombre de phénomènes se produisent: développement des idéologies de la contre-révolution, stalinisme et nazisme. Par-dessus le marché, l'idéologie bourgeoise libérale en ra­joute en disant que la tactique "classe contre classe" de ces années-là des partis communistes à l'origine opportunistes et pas encore embourgeoisés, qui refusaient l'alliance avec les partis socialistes dégénérés, avaient favorisé la montée du nazisme. Il faut démystifier cette idée mensongère du front unique libéral comme seul obstacle à la prise du pouvoir par les nazis, tout aussi capitalistes. Régulièrement le journal "Le Monde", tout comme les trotskystes se lamentent de l'absence d'unité du "mouvement ouvrier" comme principale cause de la victoire du nazisme.
Marc Chiric: C'est la question du Front Unique qui remonte au IIIème Congrès de l'I.C. Les bolcheviks, et en général le Komintern, posaient la question, contrairement à ce qui était annoncé au 1er Congrès, considérant que les partis socialistes après la scission devaient être considérés comme des organes de la bourgeoisie. Tout de suite après le IIIème Congrès, ils com­mencent à considérer que les partis social-démocrates font partie du mouvement ouvrier. Après l'échec de la révolution en Allemagne, ils se posent la question de gagner la majorité des ouvriers. Il faut absolument , coûte que coûte pouvoir toucher les ouvriers. Comment toucher les ouvriers socialistes si ce n'est en proposant le "Front Unique" aux partis socialistes avec un programme minimum de défense des intérêts immédiats des ouvriers. Et dans ce cadre pouvoir dénoncer dans la pra­tique la non-défense des intérêts ouvriers par les partis so­cialistes. Treint, le secrétaire général du PC, avait utilisé l'expression "plumer la volaille socialiste", un peu comme le cuisinier qui s'approche vers la poule pour lui arracher les plumes. Et nous n'étions pas d'accord avec Treint dans les dé­bats. Cette politique dominait toute la politique des PC, sauf le parti italien, Bordiga, etc. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles, Bordiga, tout en étant  majoritaire dans le PC italien, renonce à la direction, obéissant au principe: le parti est un parti mondial unique, il n'est pas possible que dans une section, dans un pays séparé, il puisse y avoir une direction en désaccord avec la direction de l'Internationale. Très fair play, Bordiga ne renonce pas à combattre cette orientation, mais renonce à la direction très généreusement. La bataille va se mener, mais Bordiga a abandonné la direction avant la laissant à Gramsci/Togliatti.
Il y avait aussi des réactions dans le parti français, pas toujours forcément les meilleures, les plus claires. C'était souvent des réactions sentimentales. Un des délégués de la gauche française, par ailleurs droitier notoire déclarait "comment m'asseoir à la table de ceux qui ont assassiné Rosa Luxembourg? Jamais!". Avec de tels arguments, uniquement parce qu'ils avaient assassiné Rosa Luxembourg, c'était insuf­fisant. Il fallait démontrer la question fondamentale: Front Unique avec les "partis ouvriers"? Or est-ce que se sont des partis ouvriers ou non? L'Internationale donnait une crédibi­lité de partis "ouvriers", un peu comme les trotskystes le font maintenant vis à vis des partis de gauche. Or, cette politique dans les tournants à gauche, "classe contre classe", etc, dans les années 30, correspondait aux besoins de la Russie de pous­ser les bourgeoisies européennes à ne pas s'allier avec l'Allemagne.
P.H.: Mais c'était foutu de toute façon, même si les démo­crates de gauche s'étaient alliés avec les staliniens, cela n'aurait pas contre-balancé la montée du nazisme ?
M.C.: Absolument! on a les preuves de l'union nationale en France par exemple derrière De Gaulle, cela n'avait pas empê­ché la droite d'arriver au pouvoir pendant de longues années au gouvernement. Les alliances et le Front Unique n'ont jamais empêché l'arrivée au gouvernement des diverses fractions de la droite. Ce n'était pas un terrain de lutte pour la classe ou­vrière. On a aussi l'exemple du Front Unique contre Kemal Pa­cha, qui a entraîné un massacre incroyable de tous les commu­nistes, décapités. On ne fait pas le Front Unique avec la bourgeoisie. Si, au 19é siècle, cela avait un sens de parler de fractions progressistes dans la bourgeoisie contre des ten­dances féodales, comme l'alliance avec la bourgeoisie démocra­tique contre Bismark. Cela n'a plus du tout de sens après la première guerre impérialiste mondiale, l'ensemble de la bour­geoisie, du système bourgeois est entré en décadence. Le pro­gressisme n'est pas progressif. Si la bourgeoisie avance, cela prouve déjà que le prolétariat est hésitant. Pour que les na­zis puissent arriver au pouvoir et dominer l'Etat en Alle­magne, il avait fallu auparavant tout un travail de sape de la part de la social-démocratie pour démoraliser le prolétariat. Et aussi le travail de sape des staliniens, où après le traité de Versailles il fallait que l'Allemagne lutte pour une révo­lution nationale et sociale en même temps. Il fallait d'abord détruire le traité de Versailles; ce qui était le mot d'ordre des nazis, de la bourgeoisie nazie. Ce qui fait que l'alliance qui existait, que les trotskystes imaginent, avec les so­ciaux-démocrates, n'aurait rien donné du tout. La question était: le prolétariat a t'il perdu son terrain de classe? Il fallait rappeler au prolétariat qu'il fallait lutter non pas pour la libération de l'Allemagne, mais pour la lutte contre la bourgeoisie allemande. Or la lutte contre cette politique là était abandonnée au nom de la lutte contre le fascisme, nouveau dada, comme celui en Italie dans les années 22 contre Mussolini. C'est la "démocratie" qui a préparé le terrain du fascisme. Elle avait besoin du fascisme. Et, dans ce cas là, le prolétariat ne pouvait rien y changer, il était déjà battu. Ainsi l'arrivée du fascisme ne faisait que prouver la défaite du prolétariat. Défaite du prolétariat veut dire qu'on l'a en­traîné depuis des années sur un terrain de mystifications dé­mocratiques et nationalistes. De ce point de vue il n'y avait pas de question de "sauver le pays" contre le fascisme et la social-démocratie.
P.H.: Dans les années 70, les bordiguistes argumentaient que les premiers communistes ont été les premiers combattants "anti-fascistes" en Italie et en Allemagne.
M.C.: C'est faux! Les communistes défendaient la nécessité de grouper la classe ouvrière sur son terrain de classe, pour af­fronter le fascisme depuis son terrain de classe, mais non pas aux côtés de la bourgeoisie "démocratique". Du temps de la di­rection du parti italien avec Bordiga, le parti refusait toute alliance avec les partis bourgeois pour, soit-disant, empêcher l'arrivée de Mussolini au pouvoir. La Gauche Italienne, y com­pris nous la Fraction en France, ne s'est jamais réclamée de la lutte anti-fasciste. Elle avait dénoncer le Front Unique en Allemagne; c'est une des raisons de la rupture de la Fraction italienne avec Trotsky. Et de même, concernant l'Espagne, on refusait toute alliance au soutien aux républicains contre Franco. La lutte contre le fascisme oui, mais sur le terrain de classe, mais pas au nom de la défense de la république je ne sais pas quoi, "démocratique".
La position de la Gauche est claire: aucune alliance, aucun Front unique avec les partis de la bourgeoisie. Ce n'est pas une position morale. Nous dénonçons précisément l'idéologie de la bourgeoisie qui fera avancer la fraction qui lui convient le plus.
P.H.: On se trouve donc dans une période où, globalement, avec le pacte Laval-Staline en 1934, le PC d'opportuniste qu'il était pour le mouvement ouvrier, passe dans le camp de la bourgeoisie; le 1er mai 34, il défile derrière le drapeau tri­colore et Jeanne d'Arc. Il se soumet aux objectifs de guerre de la bourgeoisie...
M.C.: C'est le point culminant. C'est l'achèvement d'un pro­cessus de dégénérescence de l'I.C. et des partis communistes depuis les années 23, sur la question nationale, sur la ques­tion de Front Unique, etc, qui aboutit directement, non pas à être un parti à moitié ouvrier, mais entre l'Etat russe et l'Etat capitaliste.
P.H.: Globalement la gauche, des social-démocrates aux stali­niens, a toutes les cartes en main désormais pour préparer le prolétariat à l'idée d'inéluctabilité de la guerre. A partir de 1934, ils vont à marche forcée amener le prolétariat pieds et poings liés, disons en 3 ou 4 ans.
M.C.: Et grâce à "l'anti-fascisme". Cette mystification est décisive pour amener les ouvriers à la guerre. Sans le Front Populaire, il aurait été impossible de faire la guerre. Il a fallu le Front populaire, les événements d'Espagne, l'histoire de "l'anti-fascisme" pour lier ou au moins déboussoler les ouvriers. Les ouvriers ne sont pas partis dans la deuxième guerre comme dans la première "la fleur au fusil". Ils sont partis déboussolés, croyant aller se battre pour la liberté, mais n'en étant pas très sûrs. Mais, pendant quelques années, on les avait en­traîné sur le terrain bourgeois du Front Populaire, de l'anti-fascisme, au point qu'ils ne savaient plus à qui se vouer. On avait surtout réussi à les déloger de leur terrain de classe. Alors une fois délogés de leur terrain de classe,  ils ne pouvaient qu'aller - avec la peur et sans enthousiasme - au front de la guerre de la France contre l'Allemagne.
Mais il y avait si peu d'enthousiasme qu'on peut vérifier en comparant avec le temps qu'il a fallu diplomatiquement et mi­litairement pour l'occupation de la Pologne (près de 6 se­maines) et le temps qu'il a fallu à la France pour s'écrouler. L'écroulement de la France se fait en huit jours. C'est la dé­bandade. Et, même au début, dans une certaine mesure dans la population française, le pétainisme, quand Pétain vient parler d'arrêter la guerre, tout le monde s'en félicite: "il y en a marre de la guerre!". Donc les ouvriers ne sont pas allés avec enthousiasme à cette guerre que tous les partis appelaient de leurs voeux.
P.H.: Mais les ouvriers n'ont pas été assez forts pour l'empêcher!
M.C.: Ils n'étaient plus sur leur terrain de classe.
P.H.: Alors le PC"F" soutient le pacte germano-soviétique. Il demande à l'occupant la réapparition officielle de "L'Humanité". Mais il a en même temps, au moment de la décla­ration de guerre un semblant de politique révolutionnaire. Qu'en est-il?
M.C.: Oui et il faut rappeler que c'était quelques semaines avant la guerre. Ce tournant pro-russe provoque immédiatement dans le PC des scissions. Avec une argumentation "défaitiste" qui consiste à soutenir les impérialismes allemand et russe, et expliquer que c'est ainsi qu'on évite que l'Allemagne at­taque la Russie, alors que celle-ci n'était même pas en guerre, çà ne marchait pas. Toute une partie du PC rompt. Git­ton qui était membre du bureau politique et secrétaire général de la CGT, quitte le parti, dénonce le traité. Il ne rompt pas avec le parti sur le terrain de classe, mais d'une action po­litique, du bloc anti-russe, et ensuite il se retrouve sur le terrain de la défense nationale, des reconstructeurs de la France. Une grande partie de ces gens-là se retrouve naturellement dans le gouvernement de Pétain. A commencer par Marion qui avait été pendant 15 ans le représentant du PC à l'I.C. Tout le groupe de St Denis aussi, qui était autrefois, dans les années 23, les éléments les plus combatifs des jeunesses communistes. Ils se retrouvent à Vichy.
P.H. Et ce sont des gens avec qui tu avais combattu autrefois.
M.C.: Oui. Oui bien sûr. C'est même Doriot qui nous a exclu. Ceux-là n'avait plus que l'impasse nationaliste. S'il s'agissait de lutter sur le terrain nationaliste, ils étaient nationalistes. D'autant que Pétain c'était "pas de guerre et défendre la France".
Puis le PC, à son tour, change de politique rapidement, il en vient à l'idée de "résistance nationale". Alors les ouvriers sont pris dans plusieurs étaux: ou on marche dans la défense de la France, ou on marche dans la défense de l'URSS, ou on marche dans la défense de l'Allemagne, ou contre l'Allemagne. C'est le tourbillon dans la tête des ouvriers.
En tout cas, l'histoire de la "résistance" a surtout permis de récupérer les ouvriers sur le terrain de la défense natio­nale d'autant qu'on voyait les massacres de l'Allemagne. Il pou­vait être possible de faire croire aux ouvriers que leur sort dépendait de la victoire contre l'occupant.
P.H.: Examinons maintenant l'état du milieu révolutionnaire à la veille de la guerre, ceux qui ont résisté à la dégénéres­cence de l'I.C., ont quitté ou été exclus des PC devenus chauvins. Il y a la proclamation prématurée et vide de sens de la 4è Internationale, mort-née. Il y a un certain nombre de groupes qui se prononcent contre la guerre. Mais à la déclara­tion de guerre, la plupart vont éclate. Les trotskystes vont basculer dans le camp de la résistance nationale. Qu'est ce qui se passe pour que, particulièrement le groupe le plus clair à l'époque - nommé "bordiguiste", il vient de BILAN - s'effondre? Pourquoi personne dans ce milieu révolutionnaire n'assume le défaitisme révolutionnaire au sens de Lénine?
M.C.: N'insistons pas sur le groupe "Union Communiste" qui, sur la question espagnole avait déjà une position de soutien, ou même un demi-soutien au POUM et à la république. Ils écla­tent au moment de la guerre, plus même, ils sont surpris par la guerre. Mais ceux qui annoncaient la guerre depuis le début des années 30, c'était surtout la Fraction italienne. Elle soulignait que nous étions entrés dans une période de défaites et que ces défaites conduiraient de façon irréversible à la guerre.
La victoire des nazis en 33 signifiait pour nous que le cours historique était désormais vers le guerre. Dans ce cas-là une réflexion approfondie était à mener. Nous avons compris que les événements en Espagne étaient une répétition générale vers la guerre, contre tous ceux, en particulier les trotskystes qui affirmaient que les Fronts populaires ouvraient l'ère de la révolution.
Les concessions consécutives du bloc anglo-français à l'Allemagne et la fin de la guerre civile en Espagne, et sur­tout Munich, laisser occuper la Tchécoslovaquie, etc, ont fait que nous avons commencé à nous posé des questions.
Vercesi, qui était le grand théoricien, le grand dirigeant de la Fraction italienne, commença à se demander: effectivement la crise et le chômage en Allemagne disparaissent complètement avec Hitler. Le développement de l'industrie d'armement - comme on va vers le guerre, l'Allemagne en tête, et les autres pays occidentaux - est patent. Il y a un développement de l'économie de guerre qui résorbe effectivement le chômage. Vers 38, début 39, la production atteind de nouveau les chiffres de 1928, alors qu'avant cela avait baissé de 40%. La production mondiale remonte. Il subsiste peu de chômage. Les ouvriers sont de nouveau au travail. Aussi Vercesi se pose la question "est ce que, premièrement, l'économie de guerre ne peut pas être une solution économique à la crise capita­liste?". Et il lui semble que oui. Peu importe pour quoi on travaille, le fait est que le chômage se résorbe. Donc il n'y a pas nécessité d'une guerre impérialiste. Les contradictions du capitalisme international lui semblent s'atténuer grâce à l'économie de guerre. Et d'un autre côté, il y a une série de petites guerres celle d'Ethiopie, celle de Mandchourie, la guerre espagnole. Tout cela se termine par un massacre in­croyable, des ouvriers surtout. Alors Vercesi se pose la ques­tion: pourquoi y a-t'il des guerres locales et pas internatio­nales? Et il finit par dire que l'économie de guerre résorbe les contradictions du système capitaliste. Il considère aussi que les antagonismes inter-impérialistes diminuent dans la me­sure où il disait que la raison essentielle de la guerre impé­rialiste mondiale consistait à une réponse de classe à classe, du capitalisme au prolétariat. Donc, dans sa théorie la guerre était un phénomène fait pour massacrer le prolétariat. Or, disait-il, pour massacrer le prolétariat, le capitalisme n'a pas besoin de faire une guerre mondiale, il peut le massacrer morceau par morceau. Alors il massacre en Italie avec la guerre éthiopienne, il massacre en Chine et au Japon avec la guerre de Mandchourie. Il massacre des populations civiles en Espagne. Donc la guerre mondiale a cessé d'être une nécessité pour le capitalisme puisqu'il peut plus facilement massacrer les ouvriers paquets par paquets. Munich, pour ceux qui pensaient comme Vercesi, était le nouveau traité de Versailles! C'était fini, c'était la fin de la guerre! On allait assister à des guerres locales mais non plus à des guerres mondiales. Il n'y avait pas de processus vers une guerre mondiale. C'est ce que pense la direction de la Fraction, mais il y a une minorité dans la Fraction, notamment les camarades de Belgique comme Mitchell, et puis nous, le groupe de Marseille, qui dit "tout cela, c'est de la folie! C'est une révision complète".
P.H.: Mais au début vous êtes impressionné, puisque c'est Ver­cesi qui parle.
M.C.: Oui, mais notre réaction est immédiate: "ah, non, çà va pas, toutes ces théories nouvelles... l'économie de guerre qui résorbe magiquement les problèmes du capitalisme, que la guerre n'est pas déterminée par la lutte de classe mais que par les tensions impérialistes tout simplement, çà va pas!".
P.H.: Bordiga ne réagit pas?
M.C.: Bordiga n'est pas là. Il dort! Il est en Italie. Il n'a jamais pris contact. Il refuse le contact. On avait essayé de prendre contact avec lui, mais il refusait absolument tout contact de l'extérieur.
P.H.: Pourquoi?
M.C.: Il ne donnait pas une explication. Sa position était celle-ci, quand on lui avait demandé pourquoi il restait en Italie - et il y était en résidence surveillée par la police il avait été déporté d'abord dans les îles puis rapatrié en résidence forcée à Naples -: non je me dois au prolétariat italien, je dois rester sur place parce que quand la situation va renaître je serai là! Il a ainsi refusé tout contact avec l'étranger, attitude opposée par exemple à tout le travail typique des bolcheviks obligés de travailler à l'extérieur. En France ou En Belgique, il aurait pu effectuer tout le travail qui lui était impossible de réaliser en Italie. Au contraire Damen s'est déplacé trente six fois pendant la guerre.
Mais avec cette position qui domine dans la Fraction, après Munich et après l'Espagne, qui estime que nous avons affaire à une reprise du mouvement ouvrier, le titre de la revue BILAN est changé pour cette raison en OCTOBRE. BILAN c'était le bi­lan de la défaite, OCTOBRE annonce une reprise révolution­naire. Alors évidemment quand éclate la guerre, ce sont eux qui sont les plus surpris. Alors s'échafaude toute une théo­rie. Comme toujours dans un tel cas, on justifie après-coup par un tour de passe-passe théorique. Avec l'éclatement de la guerre, nous, la minorité leur demandons des comptes: alors? Votre position ne tenait déjà pas debout avant, et voilà la guerre, la Pologne d'abord, puis la France qui entre en guerre?
Ils nous répondent: mais non! Tout cela, ce sont des guerres locales. La Guerre avec la Pologne, c'est une guerre locale. La guerre de la France et l'Allemagne, c'est une guerre lo­cale. Avec l'Angleterre c'est aussi une guerre locale. Avec l'entrée en guerre de la Russie, c'est toujours local. Avec le tour des Etats Unis, c'est toujours local. Pendant toute la guerre ils continuent à soutenir que ce n'est pas une guerre impérialiste mondiale. Il s'agit de toute une série de guerres locales. Avec une telle idée, leur position est simple: si la guerre s'élargit, cela veut dire que le prolétariat a disparu. Il n'est pas seulement défait. Il a disparu comme force poli­tique et comme force sociale. Comme le prolétariat a disparu, un groupe politique ne peut pas exprimer une position de classe. C'est logique: si la classe n'est pas là il n'est pas besoin d'exprimer une position de classe. En conséquence, le groupe doit se dissoudre, un point c'est tout, et cesser de faire des Don Quichottes inutiles!

Pendant la guerre
P.H. Qu'est ce que vous faites à ce moment là?
M.C.: Pratiquement la guerre est là. L'activité devient diffi­cile. Il devient difficile de maintenir les liaisons. C'est à Marseille que, en 1940 - moi, j'avais été mobilisé et envoyé au front - mais on se retrouve en juin 40. On maintient la vie du groupe à Marseille. Le groupe s'était maintenu. J'étais à Marseille depuis 38. J'avais été prisonnier et je m'étais évadé. Avec Jacob, membre de la direction de la Fraction, avec C. ma compagne, et les autres camarades nous décidons de réta­blir les liens des différentes sections, de Paris, de Lyon, Toulon, Aubagne, de la Belgique. Jacob, en tant que membre de la direction, s'y oppose. Cependant la section de Marseille prend la décision de reconstituer la Fraction. Elle tient une conférence. On commence à renouer les contacts avec Toulon d'abord, avec Lyon et ensuite avec Paris, et puis Bruxelles. Les camarades de Belgique refusent. Une partie des camarades de Paris nous rejoignent, de Lyon aussi. Ainsi en 1942, nous faisons une première conférence de reconstitution de la Frac­tion. Il se pose la question de se prononcer contre la guerre. Mais nous n'avions pas de matériel. Il fallait se procurer une machine à écrire.
P.H.: Personne n'avait été arrêté?
M.C.: Jacob avait été arrêté et déporté. Il n'est pas revenu. Il avait été arrêté bêtement dans la rue lors d'une rafle. Il avait de faux papiers et de vrais papiers. Il avait sorti les deux en même temps! On avait essayé de le sortir de la prison d'Aix, mais vainement. Il a été déporté en Allemagne et a dis­paru. Comme Mitchell d'ailleurs...
Donc il fallait trouver une machine à écrire. Personne n'en possédait. C'était indispensable pour publier quoi que ce soit. On a fini par en trouver une. Nos correspondances jusque là étaient manuscrites avec les autres sections. Dès 41, on avait des contacts autour de nous, des camarades français, et C. de Belgique.
P.H.: Donc en 42, vous n'avez toujours pas fait de tract contre la guerre?
M.C.: On n'avait pas pu jusque là. Mais, quand arrivent les camarades français, dont un ancien trotskyste, on décide de former le noyau français de le Gauche communiste, on fait une "Déclaration de principes" en 1942. Ils se reconnaissent comme partie de la Gauche communiste internationale et on travaille ensemble. Ce qui nous permet immédiatement de faire des tracts.
P.H.: Vous faites donc vos premiers tracts en 1942? Comment les distribuez-vous?
M.C.: Au début c'était simplement une poignée d'exemplaires, une cinquantaine avec plusieurs carbones retapés plusieurs fois avec notre unique machine à écrire. C'était un travail fou. On les donnait surtout autour de nous, aux gens proches. Marseille était vraiment un lieu où tous les éléments politi­sés, réfugiés venant de Paris. Dix millions de personnes avaient quitté le nord pour le sud. A Marseille il y avait toute la faune parisienne jusqu'aux surréalistes, Victor Serge, etc. Ainsi, là s'est constitué le noyau français où nous avons pu commencer à organiser nos discussions.
P.H.: Parallèlement à vous, il existe un autre groupe, les R.K.D., les C.R., Communistes Révolutionnaires, qui, eux, ont fait des tracts depuis le début de la guerre, contre la guerre en italien, en allemand, en français. Quand prenez-vous contact pour la première fois avec eux? Et d'où viennent-il et où vont-ils?
M.C.: Le R.K.D. était un groupe trotskyste viennois. Ils vien­nent d'Autriche. Révolutionariste Communist Deutchland. Ce sont des autrichiens, mais ils préfèrent parler au nom du prolétariat allemand. C'est un groupe qui s'est formé au début des années 30 en Autriche dans l'Opposition  de gauche. Il a connu plusieurs scissions. Quand l'Allemagne occupe l'Autriche, quelques éléments se sauvent et se réfugient à Paris, dont un de leurs dirigeants qui est d'ailleurs toujours abonné à "Révolution Internationale". Ils sont habitués à un travail clandestin. Leur position à Paris lors de la constitution de la IVè Internationale, est de considérer que c'est prématuré tout en restant d'accord avec toutes les autres positions du trotskisme, sur le Front Unique, etc. Ils estiment que c'est trop tôt, que la situation ne s'y prête pas. Ils ont de meil­leures positions que Trotsky sur la question de la marche vers la guerre, comme le groupe de Verreeken. Ils n'adhèrent pas à la IVè Internationale, ce qui leur permet une évolution. Dès que la guerre éclate, ils disent: lutte contre la guerre. Et quand se pose la question russe, ils se prononcent contre la défense de la Russie. Le pacte Hitler-Staline a montré pour eux qu'elle cessait d'être un état prolétarien. D'autres, comme Schatchman, qui n'ont pas une position très claire, di­sent pourtant nettement: pas de défense de la Russie mais "défaitisme". Comme les R.K.D. sont habitués à un travail clandestin, ils avaient conservé du matériel d'impression et ils pouvaient tirer des tracts, et mener un travail révolu­tionnaire illégal. En plus, ils sont à Paris, et en relation avec tous les groupes trotskystes. Ils ont une certaine au­dience que nous n'avions pas.
P.H.: Finalement ils ont mieux tenu le coup que vous à la dé­claration de la guerre?
M.C.: Ils se maintiennent tels que. Ils sont préparés pour une activité clandestine, tandis que la Fraction italienne n'était absolument pas préparée avec les perspectives erronées de sa direction. La Fraction n'avait pas maintenu les liens. Et puis, dans la Fraction il y avait la question des réfugiés po­litiques, surtout pendant la drôle de guerre qui a précédé l'entrée en guerre proprement dite. Tous les membres de la Fraction étaient des réfugiés politiques. Une grande partie d'entre eux n'avaient pas de papiers du tout. L'éclatement de la guerre voulait dire pour eux que, en tant qu'italiens ils faisaient partie du camp ennemi. Ou bien ils seront obligés de faire une déclaration pro-française, sinon on les enverra en camp de concentration. Ou bien ils devront retourner en Ita­lie. Or, retourner en Italie...
Il se mène toute une discussion dans la Fraction: que faut-il faire? Quelle est la meilleure solution? Une seule position prédomine: pas de déclaration pro-ceci ou pro-cela.
P.H.: Y en a-t-il qui se dégonflent pour sauver leur peau?
M.C.: Aucun! Certains sont attrapés par la police pétainiste ou la Gestapo et remis aux autorités italiennes. D'autres re­tournent en Italie par leurs propres moyens, et participeront à la reformation du PCI. D'autres restent sur place. Avant que l'Italie n'entre officiellement dans la guerre, c'est déjà la défaite de la France. Ce qui ne donne le temps à personne d'hésiter à faire une déclaration de régularisation pro-ceci ou pro-cela. La France est en guerre, donc ne demande plus rien, et encore moins avec sa rapide défaite.
En tout cas la question de choisir entre camp de concentration français ou prison italienne jusqu'à la débâcle française, aura été notre principale préoccupation. C'était tout cela les difficultés des camarades de la Fraction italienne.
Pour les réfugiés allemands, la question était simple: la France nous arrête et nous livre à l'Allemagne, y compris les social-démocrates comme Hilferding, tous y passent. Les R.K.D. eux  s'étaient déjà débrouillés avant-guerre pour avoir de faux-papiers. Ils étaient prêts à entrer dans la clandesti­nité. Certains parmi eux venaient de familles riches, juifs de Vienne qui avaient fuis l'occupation allemande, et qui avaient pu emporter avec eux de fortes sommes d'argent et ainsi se do­ter du matériel d'impression adéquat. Alors que les italiens étaient tous de pauvres ouvriers en situation irrégulière, etc. Or, les R.K.D., en dehors de la IVè Internationale en 38, avait pris contact avec le groupe de Vereeken en Belgique. C. faisait partie du groupe de Verreeken. Et C. va nous servir d'intermédiaire. Il fuit Paris lui aussi et vient à Marseille. Les R.K.D. qui voyageaient en France à la recherche d'autres groupes plutôt trotskystes comme eux, rencontrent C; qui se présente comme membre du noyau français de la Gauche commu­niste. Les autrichiens sont aussitôt intéressés et demandent à prendre contact avec nous, d'autant qu'ils apprennent que nous sommes contre la guerre capitaliste et contre la défense de l'URSS. On prend contact. Ils viennent donc à Marseille et nous révèlent leur savoir-faire. Ils étaient vraiment habitués au travail clandestin. Ils nous envoyaient  ou nous fai­saient parvenir des documents qu'ils transportaient  en géné­ral dans des boîtes alimentaires, avec des pâtes ou autre chose. Ils risquaient énormément puisqu'ils voyageaient. Ils avaient des moyens pécuniaires, mais ils voyageaient quand même avec des faux papiers. Il fallait un certain courage. Ils avaient l'expérience de la Gestapo en Autriche. Un exemple d'un moment héroïque de leur travail: une de leurs camarades avait été arrêtée, camarade allemande. Cette dernière dès son arrestation se fait porter malade. On la transfère donc à l'hôpital de Marseille. A l'époque les politiques étaient surveillés directement dans ce cas-là par la Gestapo.
Dans le couloir de l'hôpital deux membres de la Gestapo se re­laient toutes les 12 heures pour garder la porte de la chambre de la fausse malade. A midi, deux autres viennent les relayer à tour de rôle.
Les camarades de la malade décident d'organiser son évasion. Ils se procurent des habits militaires allemands. Comme ils sont d'origine germanique, blonds et qu'ils pratiquent couram­ment la langue allemande, ils viennent vers midi, heure de re­lais de la garde, cinq minutes avant. Ils déclarent aux deux plantons que c'est leur tour de garde. Les deux autres ne se méfient pas et s'en vont, d'autant que les R.K.D. ont revêtu des habits d'officiers. Ils ouvrent la porte. La fille sort. Ils avaient garé une voiture dans la cour de l'hôpital où d'ailleurs, en partant, ils croisent la véritable voiture de la Gestapo, et s'en vont sans encombre. Ils étaient vraiment formi­dables. Aucun d'eux n'est tombé pendant la guerre!
P.H.: Très bien! Alors ce sont donc eux les fameux "hitléro-trotskystes" qui diffusaient des tracts en allemand, et dont la bourgeoisie française, staliniens en tête, pendant la ré­sistance et à la libération, avait juré d'avoir la peau et as­similait aux collabos parce que anti-patriotes (rires), est-ce que les trotskystes français dans la résistance n'avaient pas eux aussi diffusés des tracts en allemand?
M.C.: Les trotskystes en général n'ont rien fait contre la guerre. Ce sont les R.K.D. qui font un travail de propagande en plusieurs langues et en allemand, même en direction des soldats allemands. Même si des trotskystes ont fait des tracts en allemand, c'était toujours avec la position bourgeoise de défense de l'URSS. Il faut rappeler aussi que , quand Hitler occupe la France, il y a une discussion chez les trotskystes officiels où certains posent la question un peu comme les sta­liniens: est-ce que nous ne pourrions pas obtenir de l'occupant la reparution de nos publications. La majorité re­jette évidemment, mais une minorité envisage de travailler lé­galement comme les staliniens Duclos et Cie.
Revenons aux R.K.D., ils n'étaient qu'une dizaine, mais ils ont fait un travail formidable. Mais ils étaient très activistes.
P.H.: Ils pensaient que de la guerre allait sortir la révolu­tion.
M.C.: Cela tout le monde le croyait. Pour nous, c'était le souvenir de 17 qui prédominait. Toute la théorie qui restait depuis 17 était celle-ci: la guerre ouvre des possibilités vers la révolution. Donc, on condidérait que si la guerre était là, le cours pourrait se retourner et aller vers une re­prise des luttes ouvrières. Nous pensions cela. Nous le remet­trons en cause beaucoup plus tard. Mais le souvenir du 17 russe et du 19 allemand restait vivace. Dans la Fraction ita­lienne on n'imagine pas ce qu'était l'atmosphère pendant la guerre, surtout à partir de 33, nous étions isolés. Les trots­kystes défendaient l'URSS, les Fronts Populaires, faisaient de l'entrisme dans les partis socialistes et le PSOP de Pi­vert. Ils avaient participé au Congrès d'Amsterdam-Pleyel.
P.H.: Quelle était votre analyse du rôle des syndicats pen­dant la guerre?
M.C.: Déjà avant la guerre nous nous étions posés la question: est-ce que les syndicats sont encore des organes de la classe ouvrière? Mais la question était seulement posée. On s'était posé surtout la question de la nature de l'Etat russe.
P.H.: Mais pourtant les minorités de la Gauche hollandaise et allemande des années 20 avaient déjà compris la nature anti-ouvrière des syndicats.
M.C.: Oui. Mais dans la Fraction prédominait la position de la nécessité du travail dans les organisations syndicales, dans la tradition de la IIIè Internationale. Quand la Fraction com­battait le Front Unique, elle combattait le Front unique poli­tique, mais ils sont pour le Front Unique syndical parce que s'ils considèrent que les partis socialistes sont des partis de la bourgeoisie, les syndicats ne sont que réformistes et il est possible de travailler dedans malgré tout.
P.H.: Mais quand vous commencez à vous poser sérieusement la question pendant la guerre, vous commencez à réfléchir à l'apport de la Gauche hollandaise. Mais jusque là vous n'aviez pas remis en cause cette idée de travailler dans les syndi­cats.
M.C.: Oui, mais dans la Fraction, il y avait déjà un débat à partir des années 36. Des éléments posent la question: les syndicats sont-ils encore des organes de la classe ouvrière? C'est un débat qui ne fait que commencer, qui va se poursuivre pendant la guerre, qui va se terminer à la Libération. Le groupe Internationalisme aura désormais une position claire là-dessus, tandis que les autres avec Vercesi resteront pri­sonniers de l'idée que les syndicats sont, malgré tout, un or­gane de la classe ouvrière.
P.H.: Les grèves pendant la guerre, qu'est-ce que vous en pen­sez? Qu'est-ce que vous faites par exemple au moment de la grève des mineurs du Pas de Calais qui n'a pas été contrôlée initialement par le PCF contrairement à ce dont il s'est vanté par la suite.
M.C.: Derrière toute la question des grèves,...il n'y avait pas beaucoup de grèves, il y avait surtout des campagnes contre le STO, le travail obligatoire en Allemagne - qui a été une manne pour la résistance nationaliste - mais qui signi­fiait surexploitation et déportation pour les ouvriers, la Fraction italienne disait qu'il n'était pas question de se laisser prendre, de se laisser envoyer en Allemagne; elle re­connaissait que le mouvement de protestation des ouvriers ré­pondait à la volonté de ne pas aller travailler pour l'occupant, mais soulignait que les staliniens en profitaient pour recruter dans la résistance, pour les sauver soi-disant de la déportation.
P.H.: Alors que faites-vous?
M.C.: Dans la mesure où on a des possibilités  de parler, de contacter autour de nous, nous soutenons la validité de la ré­sistance ouvrière, du refus de marcher en quelque sorte dans la guerre, tout comme nous dénonçons le fait d'aller dans le maquis. Sinon quel choix? C'était demander aux ouvriers: soit vous participez à la guerre en Allemagne, soit vous faites la guerre ici dans la résistance, alors qu'il fallait absolument lutter contre les deux.
P.H.: Alors, cette grève des mineurs, est-ce que vous tentez quelque chose, est-ce que vous y croyez?
M.C.: Non pas en particulier de cette grève. D'une façon géné­rale notre espoir résidait dans l'attente d'un soulèvement ouvrier. Cela était conçu par nous traditionnellement que les ouvriers allaient se révolter dans la guerre. C'est tellement vrai qu'une anecdote peut l'illustrer. Je travaillais à Mar­seille comme électricien. Je montais aux poteaux en bois. Un jour, un de nos contremaîtres nous dit:"descendez, voilà, la guerre est déclarée! La mobilisation est effective!". Alors chacun de nous s'est sauvé à toute allure pour rentrer chez soi. Une grande partie des ouvriers était immédiatement mobi­lisable. Je me rappelle être allé directement dans la maison d'un camarade. Sa femme était là, en pleurs. Je lui demande qu'est-ce que t'as à pleurer? Elle me répond: la guerre a éclaté, c'est terrible! Alors je lui répond:
- écoute, maintenant, çà va. Ce qui était difficile, c'était l'attente. Maintenant nous allons attendre la révolution! En­fin! çà va bouger!
Pour moi, comme pour mes camarades, c'était comme à la veille de l'orage quand tu peux plus supporter la tension. Ah! enfin! l'orage éclate, puis après tu en attends autre chose.
Alors que la direction de la Fraction en Belgique déclare la dissolution du groupe. Pour nous au contraire, c'était le mo­ment où nous allions continuer le travail mais dans la clan­destinité durant la guerre pour constituer les forces révolu­tionnaires.
P.H.: Pourquoi ont-ils déclaré la dissolution?
M.C.: Sur la base que le prolétariat avait disparu comme classe sociale!
P.H.: C'étaient les modernistes de l'époque! (rires)
M.C.: Alors nous, nous restons dans cet esprit qu'une nouvelle période s'ouvre. On reste à l'affût de tout mouvement ouvrier qui peut surgir du mécontentement de la guerre. En France, nous pensons que ce seront de petites étincelles qui vont en­flammer. C'est vrai que la grève des mineurs ou les autres grèves étaient une expression du mécontentement des ouvriers qui ne supportaient plus qu'on leur dise de travailler, de travailler toujours plus. Il y a des réactions contre la mi­sère, sur les problèmes du mauvais ravitaillement. Tout mouve­ment de mécontentement dans ce sens des ouvriers, est un pré­mice de la révolte contre la guerre.
Aussi en 1943, quand éclate le mouvement en Italie des ou­vriers de Turin du Nord, de Milan, etc, contre la guerre, nous disons que c'est le commencement de la réaction ouvrière in­ternationale contre la guerre. Bien sûr les ouvriers sont immédiatement enveloppés formidablement...
P.H.: Est-ce que vous ne vous êtes pas exagéré la portée de ce soulèvement ouvrier en Italie?
M.C.: Nous n'avions pas d'éléments concrets, précis, sur ces événements. Nous disposions du journal de Genève, publié en Suisse et, malgré tout, de la presse française. La presse pé­tainiste dénonçait ce mouvement: ce sont des ennemis de Musso­lini, noyautés par les anglo-américains, etc. Et pour nous, le fait que la presse et la radio française s'emploient à dénon­cer de toutes leurs forces ce mouvement ouvrier, pour nous, la vérité était forcément le contraire de ce que pouvaient dire nos ennemis de classe!
C'est sur la base de ces éléments et de notre conviction du fait que la guerre allait nécessairement finir et qu'un mécon­tentement général allait se développer, que nous étions opti­mistes.
Nous organisons une Conférence du Noyau français à Marseille et nous prenons position, en appelant à se tenir vigilant... cela va se développer sur le plan international, etc. Ce qui renforce encore cette conviction, quant à ta question sur notre surestimation, ce sont les déclarations de Churchill. Puisque le sud avec Badoglio passe du côté des Alliés, le Front entre le nord et le sud de l'Italie reste fermé. Il n'y a aucune offensive de la part du bloc anglo-américain pour es­sayer de forcer le Front. C'est tellement immobilisé que cela permet aux allemands, alors que Mussolini était arrêté et avait été déporté dans une île, d'aller en avion le libérer. C'est incroyable, et les anglais ne bougent pas. Et, quand on pose la question à Churchill en Angleterre: qu'est-ce qu'on attend? Le Front italien n'est-il pas en train de s'écrouler? Churchill répond: c'est volontairement, il faut laisser la si­tuation italienne "mijoter dans son jus" pendant un certain temps. Et c'est nécessaire puisqu'ils laissent aux allemands, qui occupent le nord à ce moment là, la possibilité d'effectuer un massacre, une répression formidable contre les ouvriers. Les ouvriers de Milan et de Turin ne peuvent se sau­ver qu'en allant dans le maquis. Le maquis se renforce en Ita­lie à la suite de la défaite de Mussolini, qui permet la ré­pression allemande. Les Alliés ont parfaitement raison de laisser ainsi "mijoter" pour préserver la paix sociale capita­liste. Ils préfèrent laisser faire cette répression.  Ils n'ont pas besoin des ouvriers pour conquérir le pays, leur force militaire était suffisante. Ce qui était en jeu, c'était d'étouffer le mécontentement ouvrier contre la guerre. Coup double, en laissant les allemands faire la répression, ils poussent les ouvriers dans les bras de la "démocratie" alliée. Alors se développent, avec l'appui des staliniens et tous les démocrates, les maquis italiens qui n'existaient pas avant, contrairement à la France.
Pour nous cette affaire révèle que la bourgeoisie est intelli­gente. Churchill savait ce qu'il faisait. Il ne se précipitait pas. Il fallait laisser massacrer les ouvriers qui étaient en train de se soulever, écraser dans l'oeuf les premiers symptômes.
La libération
P.H.: Et quel était la position de Bordiga à ce moment là?
M.C.: C'est invraisemblable! Avec Bordiga nous n'avions pas de contact. Bordiga était donc dans le sud, à Naples libérée. Il y avait la liberté de parler. La démocratie était revenue avec le gouvernement de Badoglio. Il surgit alors plein de journaux, toute une presse, de déclarations. Mais ces déclarations portent surtout sur la dénonciation des massacres des ouvriers de Milan et de Turin par les nazis. Cela esquive le fond du problème. A fond de train, il est inculqué aux ou­vriers du sud qu'il faut avant tout battre Mussolini et le fascisme. Le même anti-fascisme qui avait envoyé les ouvriers à la guerre. Maintenant il s'agit d'assumer la défaite de Mus­solini pour la bourgeoisie. Surgissent un tas de groupe moi­tié-trotskystes, moitié staliniens, dans une confusion ter­rible, qui posent la question: qu'est ce que c'est cette guerre. Et les gens qui se disent de la Gauche communiste ap­paraissent aussi, se réclamant de Bordiga, font paraître des journaux.
Un jour, nous entendons Henriot, porte-parole du gouvernement à la propagande pétainiste, à la radio. Il prononce un discours, disant en particulier que Bordiga vient de faire une déclara­tion comme quoi les conquêtes de l'armée rouge en Europe ne sont pas des conquêtes capitalistes mais en faveur de la révo­lution mondiale.
P.H.: Etes-vous sûrs d'avoir entendu cette déclaration?
M.C.: Oui, oui. Et immédiatement, à sa conférence, la Fraction prend position: si c'est vrai ce que la radio et la presse viennent de faire savoir concernant une déclaration de Bordiga selon laquelle l'armée rouge apporterait la révolution en Eu­rope, nous déclarons que Bordiga ne fait pas parti de la Frac­tion et que nous le combattrons comme nous combattons le sta­linisme. Bordiga paye le tribut de 15 ans de retrait et d'isolement. Il n'était pas au courant de toute l'évolution de nos discussions.
Une première question se développe avec Vercesi encore. Il dit: Mussolini est tombé comme un fruit mûr, de lui-même. La situation du capitalisme italien était telle que Mussolini ne pouvait plus le représenter. En conséquence la bourgeoisie a laissé tomber Mussolini. Nous demandons alors: est-ce que la situation à Milan et le soulèvement des ouvriers ne comptent pour rien? Pour Vercesi la guerre va se terminer, mais elle se terminera par "l'épuisement de l'économie de guerre".
P.H.: Pas l'épuisement mutuel des combattants?
M.C.: Non, par l'épuisement de l'économie de guerre. Et, selon lui, dans ce cas-là, il y aura de nouveau une crise. Et puisque la classe ouvrière n'existe pas, il n'est pas question de ressurgissement ni de réaction ouvrière pour arrêter la guerre. Il n'est plus besoin de Mussolini en Italie parce qu'il y a crise de l'économie de guerre. Donc, nous discutons entre nous de la signification de 43.
P.H.: Les réfugiés allemands sont aussi bombardés à cette époque là?
M.C.: Cà commence. La guerre reprend très violente en Italie du nord après le débarquement allié.
La résistance des soldats allemands est acharnée. Puis ensuite il y aura le débarquement en France où on verra le recul des allemands. En Russie, il y aura l'après Stalingrad fin 44.
Pour la répression des armées allemandes en déroute, la bour­geoisie alliée va appliquer les mêmes principes de Churchill en Italie. Quand l'Armée allemande se trouve aux portes de Varsovie, l'armée russe s'arrête; elle laissera massacrer pen­dant huit jours. L'armée rouge ne bouge pas, elle a besoin de laisser Varsovie "mijoter dans le sang". Ensuite l'armée alle­mande se retire, et l'armée russe entre dans un cimetière.
Au fur et à mesure que l'armée allemande recule, il se produit la même chose à Budapest par exemple. De nouveau l'armée russe s'arrête. Il y a un soulèvement à l'intérieur de la capitale de la Hongrie, plus ou moins confus évidemment. Et ils lais­sent faire un massacre au moins aussi important que celui de Varsovie. Après l'accomplissement du massacre les russes en­trent tranquillement dans la ville, comme des fossoyeurs de cimetière.
Toute cette politique est constamment appliquée à partir de 43, politique de table rase ouvrière. Politique surtout d'impliquer  l'Allemagne - qui de toute façon est condamnée - pour la rendre responsable du massacre des ouvriers pour qu'il n'y ait pas de possibilités pour les ouvriers de comprendre les vraies responsabilités.
P.H.: Et le but des bombardements?
M.C.: Ils bombardent, ils détruisent des villes entières même sans objectifs militaires: Dresde, Hambourg, Leipzig... C'est un massacre fou! Mais il y a aussi autre chose. Au fur et à mesure que l'armée allemande recule, commence, aussi bien sur le front en Allemagne même, une série de manifestations de mé­contentement contre la guerre, et au coeur de celles-ci la question du ravitaillement. Au front même il y a des manifes­tations contre la guerre. A Stalingrad l'armée allemande a subi d'énormes pertes. Or, la campagne de conquête de l'Allemagne consiste à riposter contre une tendance générale à la désertion. On ne peut pas se rendre compte en l'absence de presse, qui n'en fait pas état. Il suffit de voir la réaction de l'appareil militaire allemand. Tout le long de la route de sa débâcle depuis la Russie, sont pendus des milliers de sol­dats allemands déserteurs pour dissuader les autres. Cette ré­pression inouïe est révélatrice d'une tendance générale à la désertion.
Dans la mesure où nous pouvions parler à Marseille, j'ai eu l'occasion de travailler dans un endroit où se trouvait un commando de soldats allemands. J'ai pu parler avec de vieux soldats. Tous avaient peur de retourner au front russe. Cela signifiait pour eux un massacre terrible. On pouvait parler avec eux de l'Allemagne kaputt, de Hitler kaputt. Ils vou­laient eux aussi la fin de la guerre. Il faut dire qu'à la li­bération un grand nombre de soldats allemands  cherchent à dé­serter bien que les officiers essaient de regrouper leurs troupes "pour reculer ensemble". Nombreux ont été ceux qui ont essayé de déserter. Mais, en France, pour le soldat allemand c'était quelque chose d'épouvantable. Il valait mieux encore se terrer dans les corps constitués de l'armée allemande que d'essayer de déserter! La population française était déchaî­née. Je n'ai jamais vu un tel chauvinisme de ma vie. Tout al­lemand pris risquait d'être lynché. Il faut se représenter l'hystérie de toute la presse française, Huma en tête qui hur­lait "à chacun son boche!". Ce n'était pas un simple mot, mais un appel au meurtre public. Même "Le Libertaire" - contraire­ment à nous qui disions "enfin, ce n'est pas la faute au peuple allemand, mais au régime nazi!" - affirmait "il y a une culpabilité générale du peuple allemand!".
Parfois, quand l'hystérie n'était pas déchaînée, nous empê­chions à Marseille, que de petits groupes de soldats allemands arrêtés, ne soient lynchés par la foule.
Il faut dire que les soldats allemands à Marseille, face à cela, se sont enfermés dans la forteresse, déclarant qu'ils ne voulaient plus continuer la guerre, mais surtout qu'ils ne voulaient pas se rendre aux FFI, forces françaises de l'intérieur: "nous nous rendrons uniquement aux américains". L'armée américaine était plus une garantie pour eux de ne pas être livrés à la populace déchaînée. Les prisonniers allemands ne voulaient pas se rendre individuellement et surtout pas aux forces françaises. Ils ne se laissaient désarmer que par les américains.
Nous avons connu des arrestations arbitraires et invraisem­blables. Par exemple nous connaissions des alsaciens qui avaient fait partie de l'armée allemande, puisque l'Alsace était considérée comme faisant partie de l'Allemagne. C'étaient des amis qui avaient été mobilisés contre leur gré. Ils étaient restés employés à l'arrière dans les bureaux. Quand arrivent les américains, ils essaient de déserter. Ils s'habillent en civil et s'échappent de Marseille et arrivent à Aubagne. C'étaient deux couples et ils parlaient entre eux en alsaciens. La populace les arrête, considérant que ce sont des espions allemands. Ils ne cache qu'ils sont alsaciens et ont fait partie de l'armée allemande. On les torture et ont les tue.
P.H.: Et parmi vous la minorité communiste pendant la guerre, est-ce que vous perdez des camarades ainsi?
M.C.: Pendant la guerre certains ont été arrêtés et déportés. Mais à la libération non, parce que nous savions qu'il fallait faire attention. Cela ne nous a pas empêché de sortir un tract à ce moment là (le 1er mai 1945) appelant les ouvriers à la fraternisation.
P.H.: Vous les avez sorti à beaucoup d'exemplaires? Et vous ne vous êtes pas fait cassé la gueule?
M.C.: On ne diffusait pas de la main à la main (rires). On al­lait dans les trains à l'arrêt, on les déposait dans les wa­gons. On distribuait la nuit dans les boîtes à lettres. L'action au grand jour était très risquée dans le chauvinisme exacerbé. Par exemple, un jour, alors qu'un groupe de soldats était emmené sous escorte des FFI, nous avons vu cette scène insupportable: il s'agissait de vieux soldats allemands de l'arrière. La foule tout le long jetait des pierres, faisait n'importe quoi, crachait dans la figure, tapait. Les FFI fai­saient le ramassage des soldats disséminés dans la ville pour les amener à la prison. Alors moi, avec quelques-uns de mes camarades, je m'insurge:
- enfin, mais ce sont des hommes, cesser de les frapper, ce ne sont que des soldats recrutés par force. C'est scandaleux ce que vous faites...
Je n'avais pas fini ma phrase que j'étais attrapé et immédia­tement entouré par la foule menaçante:
- dis-donc! Et toi, qui es-tu? Et ton accent n'est pas tout à fait français?
Je pouvait être lynché à mon tour, mes camarades m'ont aussi­tôt tiré par la main et extirpé de ce pétrin. On est parti à toute allure. Il était impossible de prononcer un mot publi­quement, c'était ignoble!
P.H.: C'est la plus sale période ta vie?
M.C.: Je n'avais jamais vu une chose pareille!
P.H.: On peut croire encore dans la classe ouvrière dans ces mo­ments là?
M.C.: Ah! si! On ne peut pas ne pas croire à la classe ou­vrière. C'est la seule force qui peut réagir contre la barba­rie. Le chauvinisme peut s'évaporer peu à peu après... Donc la fin de la guerre ne se produit pas aussi facilement. En Alle­magne particulièrement, il y a des mouvements de désertion dans l'armée allemande très marqués aussi bien sur le front russe qu'en Europe. Les soulèvements en Allemagne sont no­tables d'autant que toutes les forces jeunes ont été envoyées aux fronts et qu'il reste à l'intérieur et les ouvriers étran­gers du STO, et les vieillards et les femmes. Une milice lo­cale va être mise en place rapidement pour chaque ville. Dans plusieurs villes cette population se soulevait, arrêtait les nazis et les massacrait. Or, la politique du bloc démocratique européen consistait premièrement à ne pas laisser revenir les prisonniers. L'ordre général était d'empêcher que les prison­niers retournent dans leur famille, dans leurs villes ou vil­lages. Le souvenir était présent du risque représenté par ce retour, comme en 17-18 les soldats de la marine allemande qui s'étaient soulevés contre la guerre, à Kiel. La bourgeoisie avait cette donnée en tête. En France, il y a environ deux millions de soldats allemands prisonniers. Et aussi en Italie. Mais on les gardera prisonniers pendant 5 à 6 ans! Cette force là, cette jeunesse, si on l'avait laissée retourner en Alle­magne, elle aurait équivalu à une énorme masse de chômeurs et on aurait eu des soulèvements plus importants que ceux des femmes et des vieillards. L'Allemagne est occupée, et russes et américains interdisent toute relation entre les soldats et la société civile.
P.H.: Maintenant, essayons de comprendre mieux pourquoi est mis fin à la guerre. Tu nous a décrit comment la bourgeoisie occidentale et russe s'est efforcé de parer à tout risque de soulèvement d'envergure par le massacre des réfugiés et l'internement prolongé des soldats allemands, s'est efforcée de laisser "mijoter dans leur jus" les réactions proléta­riennes. Comment se termine cette deuxième guerre mondiale? Elle se termine de toute façon par la victoire du capitalisme.
M.C.: Comme pour toute guerre capitaliste, une guerre se ter­mine par des capitalistes qui sont défaits et d'autres gagnants. Là, les gouvernements occidentaux avec en tête les Etats-Unis et la Russie, ont changé complètement le rapport de force mon­dial d'avant-guerre. L'Allemagne pouvait se battre sur un front, mais pas sur deux...
P.H.: la révolution n'était pas possible à l'époque donc?
M.C.: C'est autre chose. Cela c'est un questionnement du point de vue du prolétariat. Mis du point de vue capitaliste, et des différents côtés du capitalisme, il était question d'éviter un ressurgissement de classe. Ensemble ils se sont efforcés d'étouffer toute manifestation de lutte prolétarienne. Pendant 3 à 4 ans c'est l'Allemagne qui avait été le gendarme de l'Europe, elle était la clé de voûte du maintien de l'ordre social; mais lorsqu'elle commence à s'affaiblir, le bloc occi­dental et la Russie savent que leur tâche est de combler cet affaiblissement, et de reprendre cette fonction de gendarme contre toute vélléité de surgissement prolétarien.
Pour ceux d'entre nous qui avaient compris l'entrée en guerre comme une guerre mondiale, celle-ci devait précipiter tôt ou tard un ressurgissement révolutionnaire. Sur quoi s'appuyaient-ils? Ils s'appuyaient sur les leçons de l'histoire. Chaque grande guerre avait entraîné un mouvement prolétarien: l'expérience de 1871, la Commune de Paris, la guerre russo-japonaise en 1905. Mais cela se produisait tou­jours dans les pays vaincus: c'est cela que nous n'avions pas dégagé suffisamment. La 1ère guerre mondiale produit 17 en Russie et le 17 et 19 allemand. La guerre produit les premiers combats révolutionnaires du siècle.
Nous étions donc entré dans la seconde guerre mondiale avec la conviction qu'au cours de la guerre, par suite aux massacres, le prolétariat serait mis en condition de se dire "tant qu'à crever pour crever, autant se soulever". C'était pour nous la position classique, compréhensible. Ceux qui ne reconnais­saient pas ce que signifie une guerre impérialiste comme la majorité de la Fraction initialement avec Vercesi, estimant qu'il y aurait simplement des massacres et pas simplement une guerre généralisée, et puisque le prolétariat avait disparu pendant la guerre, et qu'il n'y avait donc aucun espoir de soulèvement prolétarien, pour ceux-là la seule perspective était que la guerre s'arrêterait par une crise de l'économie capitaliste. La pénurie serait telle dans un bloc qu'il n'y aurait plus de forces pour continuer la guerre. Donc, ils at­tendaient la crise d'armement pendant la guerre. Rien ne pou­vait se produire pour eux, ou quand cela était, ils en niaient l'importance; ils niaient l'importance de 43 en Italie, du soulèvement de Budapest et à Varsovie, du surgissement de luttes en Allemagne. Ils ne comprenaient pas pourquoi le bloc occidental se chargeait de garder 5 millions de soldats alle­mands. Ils ne réfléchissaient pas pourquoi ce qui était la fine fleur du prolétariat mondial en Allemagne avant-guerre, était désarmé, décimé.
Sur la situation dans les pays vainqueurs en 17, sur laquelle les révolutionnaires n'avaient pas suffisamment réfléchi, il n'y avait pas de soulèvements comme dans les pays vaincus. C'est le pays vainqueur qui devenait le gendarme contre ces soulèvements dans les pays vaincus. La France et l'Angleterre s'étaient coalisées contre la Russie. Ils avaient enlevé la Pologne pour séparer la Russie de l'Allemagne. Et quand cela avait éclaté en Allemagne, pays vaincu, ils font le cordon sanitaire, et quand la révolution échoue, ils maintien­nent seulement rien que pour l'ordre intérieur 5000 soldats et leurs fournissent les armes. Les années d'après, les soulève­ment ne cesseront pas en Allemagne, putsch de Kapp, etc. Contre cela, la France occupera la Ruhr. C'était la leçon de la 1ère guerre mondiale qu'on n'avait pas perçue. Il faut en venir à l'époque actuelle où seul le CCI est parvenu à dégager cette idée que les guerres ne réunissent pas les meilleures condi­tions pour la révolution. La bourgeoisie vaincue, affaiblie, fait appel à l'aide des pays vainqueurs. Dans la 2ème guerre mondiale ce fût beaucoup plu net encore que lors de la 1ère. Quand le gouvernement allemand qui a succédé à Hitler propose aux alliés des pourparlers, ceux-ci refusent, car tout gouver­nement allemand en leur absence ne peut être pour l'heure que trop faible et attiser un foyer de révolution. Pas question de pourparlers. les Alliés ne cessent pas la guerre. Ils vont jusqu'à occuper tout le territoire allemand.
P.H.: On sait par les historiens officiels maintenant que les américains sont pris de vitesse par les russes pour l'occupation du territoire allemand...
M.C.: Peu importe! Ils ont le même intérêt. C'était une course de vitesse pour ne pas laisser le terrain libre. La question d'arriver le premier dépendait de la résistance de l'armée al­lemande.
P.H.: Non, non. Il parait que Truman a gaffé, s'est laissé abu­ser par Staline qui a su mettre les pieds décisivement en Eu­rope de l'Est et à Berlin.
M.C.: Peut-être. Mais ceci n'est pas un problème pour nous de savoir qui sera plus rapide que l'autre...
P.H.: Justement c'est un problème. J'insiste là-dessus. Les révolutionnaires classiquement dans le mouvement ouvrier di­sent "guerre ou révolution". Mais voilà une "libération" d'où il ne sortira pas de révolution, où la guerre va s'arrêter mondialement, temporairement, où ces imbéciles de trotskystes se couchent devant l'idée d'insurrection nationale. D'après la masse d'ouvrages récents consacrés à cette guerre, il appa­raît que déjà la 3è guerre mondiale se prépare au milieu de la 2è. Déjà l'antagonisme Russie/Amérique est présent, et que beaucoup de généraux occidentaux auraient préféré s'allier avec Hitler contre Staline; et en tout cas beaucoup posaient déjà le problème de la guerre contre la Russie.
M.C.: En tout cas, dans la guerre, au début, oui il y a un problème. Ils ne sont pas sûrs de leurs alliances. Mais, quand il faut que la Russie entre en guerre, l'alliance se forme. Désormais, ils marchent la main dans la main, tout en essayant chacun de travailler au mieux pour son compte. Exactement comme dans le cas du marché Hitler-Staline sur la division de la Pologne, c'était qui prendra la place le plus rapidement. Mais cela existe toujours dans les conflits impérialistes. Tout comme les tensions entre la France, les américains et les anglais. La France, elle, ne voulait pas payer les frais de la guerre.
P.H.: Mais est-ce que dans le mouvement révolutionnaire vous parliez de la possibilité d'une 3è guerre mondiale dès la fin de la seconde?
M.C.: Avant d'arriver à cela, la question était: comment se termine la deuxième? Quelle est la perspective dès 43. L'Allemagne allait à la défaite, personne ne se faisait d'illusions là-dessus. La question était: est-ce que la pers­pective de soulèvements ouvriers reste valable. En ce qui nous concerne, oui. On s'attend à une nouvelle vague de soulève­ments, dans la lignée de la Commune de Paris, et surtout à partir des leçons de 1917. Or cette perspective était-elle là? Certains niaient toute perspective de soulèvements ouvriers possibles étant donné cette fameuse notion de disparition de la classe ouvrière. Position banalement défaitiste de ceux qui ne comprenaient pas et ne voyaient aucune issue.
Notre position était de se situer vis à vis de ces soulèvements, de pouvoir y participer, y contribuer. Il faut bien le constater, ces surgissement ont lieu. Cela commence même un peu comme au moment de la 1è guerre mondiale, par une lutte au sein des armées, des désertions en Allemagne, des grèves qui annoncent la sortie du chloroforme comme se trouvait la classe ouvrière en 1914. Il y a en effet un mécontentement mais sur­tout, encore une fois, dans les pays vaincus: en Italie, en Allemagne, en Pologne. Comme je l'ai déjà dit, dans de nom­breuse petites villes en Allemagne, il y a une prise en main par des milices populaires. Ce qui est nouveau, c'est que la bourgeoisie a compris. Elle a tiré les leçons de la 1è guerre mondiale, et elle ne laissera pas les foyers de lutte se déve­lopper. Elle va y faire face, empêchant les soldats prison­niers de revenir en Allemagne, et en faisant occuper par les armées étrangères ce pays. Au Japon aussi.
Il y a le fait surtout que la bourgeoisie a su parfaitement jouer sur les sentiments chauvins contre les massacres nazis. Il prédomine dans les populations un sentiment anti-allemand, revanchard. La bourgeoisie occidentale et russe joue à fond de toute ses force sur ce registre. A tel point que les anar­chistes, les trotskystes et tout ce qui se situe à gauche des staliniens exalte la "victoire contre le nazisme". C'est leur façon de participer au déchaînement chauvin.
Dans les pays vaincus, c'est la ruée des américains et des russes. Et dans les pays vainqueurs c'est le déchaînement d'un chauvinisme incroyable, bien pire encore que lors de la 1è guerre mondiale.
Il fallait en tirer les leçons. Nous voyons les russes et les américains se précipiter. Jamais ils ne laissent un no man's land. Dès que l'armée allemande est chassée de chaque ville, ils reprennent la place. Ils massacrent toute vélléité de ré­sistance prolétarienne.
Par contre les autres, Vercesi et compagnie, ce qu'ils n'avaient pas compris en perspective avant, ils estiment que désormais nous entrons dans une période de développement de la lutte de classe où le prolétariat va se retrouver dans la période de reconstitution du parti. Notre position en 45, est au contraire: pas de reconstitution du parti, le mouvement n'est pas là. Nous sommes encore dans une période de réaction.
La fin de la guerre n'a pas résolu les problèmes. Il y a main­tenant l'antagonisme Russie/USA, nous allons continuer dans ce cours de guerre, et probablement vers une troisième guerre. La guerre de Corée va nous confirmer dans cette idée.
P.H.: Mais avant d'en arriver là, vous avez assisté à une guerre plus terrifiante que la première. Or, Jaurès avait dit que si une guerre mondiale devait se reproduire, elle serait effroyable, ferait des millions de morts et laisserait l'humanité exsangue. Vous avez vu les capacités de destruction immonde du capitalisme, les destructions massives de popula­tion, est-ce que cela n'a pas produit dans la minorité révolu­tionnaire soit un découragement (il va nous détruire tous de toute façon) soit chez d'autres l'irrationalité destructrice du capitalisme?
M.C.: L'idée de Jaurès ne s'est pas vérifiée. Au contraire, la position communiste était valable. Si le prolétariat ne fait pas la révolution (dixit le 1er Congrès en 1919), si cette vague de révolutions ne réussit pas à se développer, inévita­blement se préparera une deuxième guerre, puisque les problèmes posés au capitalisme ne sont pas résolus dans la première. Pour nous c'était encore plus valable après la 2è guerre mon­diale. Celle-ci n'était qu'une continuation de la première. La deuxième guerre est différente, de nouveaux blocs vont se constituer. Le même problème classique du marxisme se repose: il n'y a pas de place dans le capitalisme en décadence pour le développement des forces productives par rapport aux marchés. Par conséquent, une autre guerre aura lieu. Quand nous avions vu cette capacité d'occupation russe et américaine, cette prise en otage de 5 millions de soldats allemands hors d'Allemagne, placés à leur tour dans des camps de travail, et ce chauvinisme triomphant, nous avions conclu qu'il fallait attendre de nouveau qu'il se reproduise  une situation qui permette une révolution. Les tentatives en 43 et en 45 avaient échoué. En conséquence s'ouvrait inévitablement une période de réaction pour une période assez longue, dans une situation comparable à celle des années 30.
La reconstruction
P.H.: Le capitalisme va reconstruire.
M.C.: Nous n'avions pas envisagé les possibilités de recons­truction. Nous ne voyions que la continuation de la guerre. Et, effectivement, quand on fait les comptes - aujourd'hui c'est plus facile de juger - le nombre de massacres, guerres et destructions depuis 45 est plus important que ce que la 2è guerre mondiale a coûté à l'humanité. Des pays entiers, en Afrique, en Asie, ont été ravagés par la guerre. Il y a eu les massacres invraisemblables en Indochine, au Cambodge, etc. Cela a été la continuation de la guerre mondiale sous d'autres formes, parce que le capitalisme n'a pas de solution.
Mais dans les principaux pays industriels, en Europe surtout, la capitalisme a assuré une reconstruction qui lui a permis de souffler dans le centre du capitalisme, pas à la périphérie.
Nous avons pensé que cette continuation de la guerre sous d'autres formes amènerait le prolétariat mondial au pied du mur, celui des pays vainqueurs évidemment cette fois-ci, face à la pénurie des moyens de ravitaillement. Il a fallu en Europe près de 6 ans pour assurer un ravitaillement normal. Jusqu'en 1950 il y a des cartes de ravitaillement en France. Les condi­tions de précarité de la guerre persistent jusqu'en 1950.
P.H.: C'est pour çà que j'ai toujours été bien nourri moi qui suis né en 1950 (rires).
M.C.: Immédiatement après se produit la guerre de Corée. Ce qui était nouveau aussi, c'est qu'il ne s'agissait pas pour nous d'une nouvelle période de reconstruction et de désarme­ment, comme après la 1è guerre mondiale où on avait assisté à un désarmement et à des discours sur la paix. Ce n'était que dans les années 30 que le réarmement avait été mis en place et assuré le développement de l'économie de guerre. Ici, après la 2è guerre mondiale, l'effort d'armement ne cesse pas. Les améri­cain ont distribués leurs surplus, mis en place le plan Mar­schall, mais le développement des armements ne s'arrête pas. Toute la période de 50 à 70 est une période de continuation de l'économie de guerre. Le réarmement n'avait recommencé qu'en 34 auparavant, 6 ans après la 1è guerre. Ici, au contraire, pas de crise d'armement, mais un immense développe­ment d'armements sophistiqués, de plus en plus destructeurs et un massacre continuel dans le monde.
P.H.: On vous a reproché  d'avoir exagéré la guerre de Corée comme prélude imminent à une nouvelle guerre mondiale.
M.C.: La tension entre les deux blocs avait atteint un pa­roxysme incroyable. C'était plus d'un million de morts. Ce n'était pas simplement Mac Arthur qui envisageait l'utilisation de la bombe atomique. C'est l'impérialisme le plus puissant du monde qui est engagé, les Etats Unis. Les russes n'ont pas encore la bombe atomique. La Corée est soutenue par la Chine dont la Russie est amie. La configuration des blocs que nous connaissons aujourd'hui doit se préciser dès le len­demain de la guerre mondiale. Quelques petits pays changent de place, mais les têtes de blocs resteront les mêmes.
Donc ce reproche d'exagération était stupide, puisqu'il a manqué très peu pour que çà éclate. Mac Arthur n'était qu'un général d'armée, mais il y avaient tous les conseillers de la Maison Blanche qui venaient du Trotskisme comme Schatman et Burnham. Il suffit de lire le livre de Burnham de l'époque qui dit: "la Russie n'a pas encore la bombe atomique, nous l'avons, qu'est ce qu'on attend pour l'utiliser préventivement, qu'on se rappelle la veille de la 1è guerre où on avait laissé l'Allemagne se reconstruire" etc.
Quand tu lis toute la presse de l'époque, tu vois un débat aux Etats Unis: est-ce qu'on utilise la bombe atomique et on perd la Chine, ou est-ce qu'on essaie de simplement diviser la Corée. Quand ce débat se déroule, nous avons en mémoire toutes les conférences entre Angleterre-France et Hitler, où chaque fois France et Angle­terre font des concessions pour éviter la guerre; Munich à la fin ne résolvant pas le problème et a amené la guerre. Tout comme aujourd'hui on nous remplit les oreilles avec des confé­rences pour la paix et on détruit des missiles obsolètes, il y a une nouvelle préparation en fait pour utiliser de meilleures armes. C'est l'état d'esprit dans lequel nous nous trouvons en 1950. On va à la guerre... il y a la guerre froide pendant toute une période. Il y a toutes les guerres de décolonisa­tion. Nous considérons que c'est différent de la période d'entre-deux guerres mondiales, comme les années 19 à 30 où prédomine une grande illusion de paix.
La crise de Cuba sera grave. Ce n'est qu'à la dernière seconde que la Russie comprendra qu'elle est mal placée pour prendre Cuba, trop éloignée...
P.H.: Que sont devenus pendant cette période d'après-guerre les minorités révolutionnaires qui avaient résistées sur les positions prolétariennes pendant le conflit mondial? Le R.K.D., le parti de Bordiga, Battaglia Communista et vous?
M.C.: Après la libération, voyons d'abord les R.K.D. Ce sont des trotskystes déçus. Ils sont fondamentalement contre la dé­fense de l'URSS, mais à part çà ils restent trotskystes. Il y a une crise chez les trotskystes en général en 46.
Mais il faut considérer que dans  cette période  il y a par ailleurs un arrêt du développement des groupes révolution­naires. Deux ans après la Libération. Alors que juste à la fin de la guerre, on avait assisté à un développement, deux ans après les révolutionnaires se retrouvent à nouveau particuliè­rement isolés. On se retrouve dans la même situation que dans les années 30.
Le R.K.D. se focalise sur l'anti-stalinisme, l'anti-russe de­vient pour eux la question essentielle. Cela devient pour eux l'empire du mal. Ils commencent en fait à perdre la méthode marxiste et cela les amène vers l'anarchisme. Le groupe se disloque, des éléments rejoignent l'anarchisme.
Il faut préciser ici que pendant la guerre lorsque nous avions envisagé de faire des conférences internationales ouvertes à la Gauche hollandaise (avec Canne Meier, etc) et plusieurs groupes  conseillistes, avec les R.K.D. et l'O.C.R.
P.H.: Qui est-ce l'O.C.R.?
M.C.: Ce sont des trotskystes que les R.K.D. avaient fini par débaucher à la fin de la guerre du Trotskisme sur leur plate-forme. Ils étaient dans la IVè Internationale à Toulouse. Or­ganisation Communiste Révolutionnaire. Les deux groupes vont évoluer ensemble plus ou moins.
La mouvance de la Gauche hollandaise se mélange avec des élé­ments proches de Sneevliet. Ils sont également contre la dé­fense de l'URSS. Sneevliet qui venait de Spartacusbond était au moins plus ferme sur la question du parti, sur la nécessité d'une organisation, alors que la Gauche hollandaise ne suppor­tait pas l'idée d'une organisation politique; elle lui préfère la notion de groupes de travail, donc elle se sépare de Sneevliet.
Tous les groupes étaient invités, même le PCI.
P.H.: Mais vous êtes une puce à côté de ce PCI?
M.C.: oui, bien sûr. Et les bordiguistes ne veulent pas venir participer à cette conférence de l'après-guerre. Ils considè­rent que le parti bordiguiste est le seul, l'unique. De 45 à 46, le PCI groupe à peu près 3000 personnes, ce qui est déjà énorme.
Contrairement à la position des R.K.D. qui pensent que l'ennemi n°1 est la Russie, Bordiga lui, au contraire, prétend que ce sont les USA. Bordiga n'avait pas accepté l'idée de ca­pitalisme d'Etat russe. Il disait: en Russie ce sont des agents qui travaillent pour l'impérialisme américain, qui ex­ploitent les ouvriers russes et servent à transférer les béné­fices au capital américain. Il ne peut pas reconnaître qu'ils travaillent pour leur propre compte. Pour lui le véritable en­nemi n'est pas la bureaucratie russe  mais l'Etat américain.
J'avais fait plusieurs démarches pour que le PCI vienne, d'autant que la conférence se tenait à Bruxelles.
P.H.: Que devient Vercesi? Quelle est la date de sa participa­tion au comité anti-fasciste de Bruxelles.
M.C.: C'était au début de 1945. Nous avions fait une résolu­tion pour l'exclusion de Vercesi mais à l'époque où la Frac­tion était unie.
Les contacts aux USA  étaient très minces.
Aussitôt après l'exclusion de Vercesi se reconstitue le PCI, mais aussi la crise dans la Fraction italienne  existante et dans le Noyau français, sur la question fondamentale des pers­pectives. Nous avions déterminé à la fin de la guerre que la période noire continuait, cours réactionnaire, et défini qu'il n'y aurait pas un ressurgissement immédiat de la lutte de classe dans le monde. Nous maintenions la même position que nous avions tenu dans les années 30, c'est idiot de former le parti dans de telles périodes. Tandis que les italiens, le parti qui se reconstitue autour de Bordiga et Damen, estiment que recommence une période révolutionnaire: ils vont partici­per aux élections. Le fait qu'ils sont 3000 va entraîner la vision que ce sont les groupes plus réduits à l'étranger, qui adhèrent au parti. Ils ouvrent les bras à tout le monde: à ceux qui sont partis à la guerre d'Espagne, à ceux qui sont restés avec Vercesi.
Nous ne sommes pas d'accord évidemment sur les perspectives immédiates, et surtout nous sommes contre l'idée de former un parti qui ramène des gens que nous avons exclu, qui ne renon­cent pas à leurs positions.
P.H.: Il semble d'après les documents que vous soyez vous aussi pour la formation du parti?
M.C.: Au début, c'est la ligne de 43 à 45. Au fur et à mesure que la guerre se termine nous changeons de position:  la révo­lution n'est pas venue, elle a été écrasée dans l'oeuf préven­tivement, donc pas de possibilité de parti pour l'heure. Il n'y a possibilité que d'existence d'organisations révolution­naires comme dans les années 30.
Tous les anciens d'Union Communiste sont happés eux-aussi dans cette création de parti (D., L., etc).
Deux positions se dégagent: l'une c'est le parti s'est recons­titué et nous n'avons plus de raison d'exister en tant que groupe séparé, la Fraction doit se dissoudre et on doit ren­trer dans le parti un à un en Italie (comme la majeure partie sont des réfugiés italiens (comme certains disaient à l'époque "le prolétariat en Italie a des couilles en or!), l'autorité de Bordiga fait le reste: l'autre, pour nous la majorité du groupe français, si fonder le parti pouvait être valable en 43, maintenant ce n'est plus valable, alors notre position était: il faut aller en Italie pour discuter avec ces gens de leur plate-forme, car en fait nous ne disposions d'aucune base, d'aucun document. On ne pouvait pas juger. On ne se dis­sout pas sans avoir pris connaissance des positions et de l'utilité ou pas d'adhérer en tant que fraction, etc.
Il se produit donc la scission dans la Fraction, une partie du Noyau français adhère au PCI.
Nous, nous maintenons, nous revendiquant de la légitimité de la IIIè internationale: on ne forme pas  le parti n'importe quand, n'importe comment, on ne se dissout pas comme çà.
Quand la conférence a lieu à Bruxelles, Vercesi est là aussi; nous avons gardé une estime personnelle. Quand je lui demande des explications à sa participation au comité anti-fasciste, il répond: - ce comité représente pour moi les soviets.
Aussi je lui répond que ce n'est pas vrai, que le comité anti-fasciste représentait un conglomérat de partis, tandis que les soviets étaient des organes unitaires du prolétariat.
Vercesi fait encore partie de la Fraction en Belgique  en tant qu'élément opportuniste. Quand nous parlions de faire un tra­vail commun, à la fin de la guerre, avec les R.K.D. et les conseillistes, on nous disait: quoi? c'est le Front unique, etc. Il n'y avait pas de conférence à faire non plus, il fal­lait à tout prix rejoindre le parti nouvellement crée.
P.H.: Peux-tu dire en quelques mots l'évolution du parti de Bordiga?
M.C.: Il se forme en 43 dans le nord de l'Italie sur des posi­tions plus claires contre la guerre. Dans le nord ce sont sur­tout d'anciens camarades de la Fraction. Ceux qui étaient re­tournés en Italie étaient des gens du nord. Ils avaient ap­porté tout le travail de la Fraction. Dans la plate-forme de 43 ils ont des positions beaucoup plus nettes par rapport à la Russie, par rapport à la guerre. Mais, en même temps, dans le sud où se trouve le gouvernement Badoglio, se forment un tas de groupes plus ou moins confus, plus ou moins contre la guerre, mais surtout contre le fascisme. Les positions de Ver­cesi et Bordiga sont équivoques.
Or, jusqu'en 45 l'évolution est parallèle. En 45 avec la ré­unification de l'Italie, les deux moitié du parti se retrou­vent. Ils réalisent ensuite la plate-forme de 45 qui elle est beaucoup plus ambiguë, moins claire sur la question russe, c'est l'apport de Bordiga. Et cela va continuer comme cela jusqu'en 52 où on verra la scission en deux. En effet c'est une unité invraisemblable dans la confusion. Beaucoup de cama­rades à l'étranger, en France, rejoignent le parti de Bordiga.
Pourtant, en 52, autant Damen, que Bordiga et Suzanne se ren­dent compte que c'était une erreur de former le parti, eux oui. Mais par contre ceux du nord continue à en défendre la validité. La question du PCI sur les syndicats reste orthodoxe dans la ligne de l'I.C. mais au fond plus proche de celle des trotskystes. Ceux du nord sont pour la participation aux élec­tions.
Il sera plus facile de discuter avec Battaglia Communista. Mais numériquement le PCI-Programma se développe avec un sens plus particulier de l'activité.
P.H.: Les deux partis séparés ont continué dans l'ensemble une dénonciation correcte de l'anti-fascisme bourgeois?
M.C.: Oui mais avec beaucoup de difficultés et d'ambiguïtés, du fait même que la minorité de 36 qui n'a jamais été condam­née pour sa position sur l'Espagne en entrant dans le parti. Pour ne pas gêner ces camarades là qui avaient été en Espagne, ils préfèrent ne pas en parler. Par rapport à Vercesi et à son comité anti-fasciste en Belgique. Il faut attendre 4 ans qu'il se prononce. Nous, nous rappelons l'avoir exclu sur cette position, et demandons: comment se fait-il qu'il soit maintenant membre du comité central du nouveau PCI?
Ce n'est que 4 ans après qu'il y a un petit entre filet dans leur presse disant que c'était une erreur d'avoir participé à un tel comité.
P.H.: Les R.K.D. vous reprochent, et à toi en particulier de ne pas avoir voulu la scission tout de suite avec les révisionnistes à la Vercesi. Je cite, extrait du bulletin R.K.D. d'avril 45: "... il fallait la trahison de classe directe et ouverte pour faire avancer le groupe Marco qui formait alors l'aile gauche de la Fraction française et de la Fraction ita­lienne mais qui ne voulait pas se séparer organiquement de Vercesi et Cie. Même après l'entrée de la fraction révision­niste dans la Coalition Impérialiste, le camarade Marco s'est prononcé contre la scission immédiate, par souci que la dis­cussion pourrait en souffrir".
M.C.: Les R.K.D. étaient avant tout trotskystes, avec des po­sitions correctes contre la guerre et sur la Russie. Mais sur les autres questions nationales, etc, et sur la question du parti, ils ont la position de Lénine. Ils avaient gardé les méthodes trotskystes. Ils faisaient de l'entrisme vis à vis du trotskisme. Ils voulaient provoquer des scissions par rapport aux autres groupes. Par rapport aux trotskystes, je veux bien, mais par rapport à nous, non. Donc, nous étions en débat sur cette question du comité anti-fasciste. Quand surgit la ques­tion d'adhérer au parti italien, des camarades disent: il faut faire la scission là dessus. C'était une question fondamentale à débattre, et que nous voulions bien débattre. Nous avons voulu aller en Italie. Et nous y avons été. Nous avons été discuter de ce qu'était ce parti. Bordiga était là. Refus de Bordiga.
P.H.: La dernière question. Depuis cette conférence de 45 de la Gauche, que sort-il de cette conférence? Pourquoi vous al­lez disparaître en 1952, laisser donc le terrain libre aux groupes néo-trotskystes genre "Socialisme ou Barbarie"? Pen­dant toute cette période de triomphe des idéologies de libéra­tion nationale, on n'entendra plus de voix révolutionnaire contre ce point de vue bourgeois. Tous les groupes existant des bordiguistes aux trotskystes vont soutenir cette farce de l'indépendance nationale pendant 20 ans. Vous avez été irres­ponsables de leur laisser le terrain libre comme cela. Et fi­nalement vous n'avez pas contribué à armer théoriquement le prolétariat à la veille de la reprise historique de 68.
M.C.: Dans les années cinquante, tous les groupes révolutionnaires commencent à s'essouffler tellement ils sont isolés. Ils diminuent numériquement. Les staliniens ont pignon sur rue. Comme nous sommes parvenus à une position claire sur la nature anti-ouvrière des syndicats et que les ouvriers y adhèrent comme jamais, on est coupé de la situation. Alors on sortait "Internationalisme" et "L'étincelle" imprimé.
P.H.: C'était coûteux un journal imprimé.
M.C.: C'était cher, mais c'était de notre poche bien que nous soyons qu'une di­zaine. Le journal sortait à 2 ou 300 exemplaires. Après on avait plus les moyens et on sortait "Internationalisme" seule­ment sous forme renéotée. On se fixait de recommencer le tra­vail de BILAN, en attendant que la situation se décante.
Après la conférence de 45, nous avions tenté avec les cama­rades de la Gauche  hollandaise de lancer ensemble une revue internationale de clarification, qui soit un pôle de référence pour les éléments dispersés. Il n'y a eu qu'un seul numéro. On a eu quelques correspondances avec Mattick qui était sur les mêmes positions que Canne Meier sur la question de l'organisation. Ces groupes conseillistes disparurent très vite. Nous étions resté en contact avec le Spartacusbond(...)
La période ne permettait pas le surgissement de nouveaux groupes.
Les bordiguistes en Italie allaient en se rétrecissant, de 3000 ils descendent à une centaine. Le seul qui se maintiendra après le départ de Battaglia Communista, c'est Programa qui s'amoindrira à son tour parce que la discussion n'y est pas possible. Dès qu'il y a discussion ils se séparent, tous les anciens disparaîtront tour à tour. Mais le groupe se maintient parce qu'il dispose d'une plate-forme, autour de Maffi et Bor­diga. Mais il va s'engager dans un activisme sur les luttes syndicales, sur les luttes de libération nationale, saluant Che Guevara. Ce sera l'époque des départs  de Dangeville et Camate. Ils ramasseront un tas de types sans principe.
"Internationalisme" à son tour connaît des difficultés. Cer­tains vont partie à "Socialisme ou Barbarie", séduits par les théories de Chaulieu sur le 3è système bureaucratique. Dans cette  période des camarades commencent à partir. Et puis la question de la guerre de Corée. Certains vont partir aux Etats Unis. Nous on partira au Vénézuela.
Nous déterminons que la France se trouvera probablement au coeur de la prochaine guerre et qu'il ne faut pas que l'activité du groupe s'arrête. Il faut continuer le travail à l'extérieur. (...)
P.H.: Qu'est ce que tu penses de cette polémique sur les chambres à gaz?
M.C.: Je n'en sais rien. Je me fous de comment ils ont tué. Ils en ont tué des millions. Guillaume et Cie sont des imbé­ciles.

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