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jeudi 28 mars 2024

LA THÉORIE DE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT DE MARX REVISITÉE


LA THÉORIE DE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT DE MARX REVISITÉE

par Mehmet Tabak

traduction : Jean-Pierre Laffitte


« Si nous ne sommes pas à la hauteur, d'autres nous remplaceront »

Marc Chiric

Voici un texte pertinent, fin et lumineux sur la vraie notion de dictature du prolétariat et les conditions de la transition du capitalisme au communisme. Et quel oxygène dans ce moment de préparation à la guerre mondiale, de triomphe de tous les obscurantismes religieux. Je ne connais pas ce professeur ni les individus avec qui il dialogue, mais je n'ai jamais lu de texte aussi intéressant, même dans la littérature maximaliste (CCI seul à défendre le rejet de l'Etat-parti ou néo-stalinienne comme la conception bordiguiènne du parti-Etat) depuis 50 ans. Néanmoins même s'il reste référentiel, l'exemple de la Commune de 1871 reste limité. L'auteur a hélas ignoré les critiques par après de Marx et d'Elysée Reclus : l'expérience est restée limitée à une seule ville et il y a eu aussi une flopée de bureaucrates. Autre faiblesse : où est et que fait le parti là-dedans ? On lit que partis et syndicats ouvriers ne doivent pas être subordonnés à l'Etat transitoire ou à cet organisme hybride (voire vaporeux) à moitié acteur de la gestion de la société ou dépérissant mais rien sur de nouveaux »Conseils ouvriers » (organismes d'expression des masses en période de révolution) ni sur le syndicalisme obsolète. Le texte a finalement une tonalité assez conseilliste, la conscience présumée tombant du ciel. Idéalisme assez typique des profs en chaire et simples observateurs ! Et une ignorance coupable des débats maximalistes de la mal nommée « gauche communiste » des minorités inconnues du public, infimes quarterons restés vraiment marxistes et internationalistes . Cela ne lui ôte pas cependant ses qualités d'analyse indéniables sur le fond du projet communiste encore trop messianique... (JLR)

Source : Science & Society, Vol. 64, No. 3 (automne 2000), pp. 333-356.

Publié par : Guilford Press Stable.


RÉSUMÉ : Pour Marx, la Commune – « forme politique enfin trouvée » de l’émancipation de la classe ouvrière – a été une forme de la dictature du prolétariat qui était fondée sur le gouvernement direct de la classe ouvrière. La dictature se maintient au moyen d’une fonction coercitive (négative) destinée à annihiler l’ordre ancien et d’une fonction positive destinée à mettre en place une société émancipée sur les plans économique, social et politique. Nos contemporains identifient pour la plupart la dictature prolétarienne à sa fonction coercitive. En revanche, cette étude définit la dictature prolétarienne par sa fonction positive, et elle subordonne sa fonction coercitive à sa fonction positive. En outre, comme Marx l’explique, le prolétariat a besoin de « briser » l’État avant de construire son propre ordre politique en tant que condition préalable au dépérissement de la politique. La dictature du prolétariat ne peut pas être un État bureaucratique parce que ce modèle n’est pas compatible avec l’émancipation humaine, et qu’il résiste par nature à son dépérissement. L’émancipation humaine devient possible quand le prolétariat commence à gouverner au moyen d’un pouvoir direct, et qu’il abolit les causes économiques, sociales et politiques – y compris le bureaucratisme – de l’aliénation, de l’exploitation et de la domination.

Introduction

Les écrits dispersés de Marx portant sur l’État contiennent trois séries distinctes de concepts. La série la plus largement connue et discutée analyse l’État capitaliste. L’État capitaliste est globalement vu comme : a) une organisation ayant ses propres intérêts, lesquels ne sont pas réductibles aux intérêts sociaux ; b) une force qui préserve directement ou indirectement les rapports sociaux capitalistes de production ; c) un mécanisme d’aliénation qui sépare la politique de la société, fragmente les classes sociales et donne l’image abstraite d’une relation horizontale d’égalité qui obscurcit la relation hiérarchique, qui, elle, est réelle1.

La seconde série de concepts s’occupe du futur état de l’État dans une société communiste, ou, plus précisément, de la disparition de l’État. L’État, tel qu’il apparaît dans sa forme moderne, disparaît pour deux raisons interdépendantes : a) puisque le communisme est le royaume de la liberté harmonieuse, l’État, qui contient et maintient des relations sociales contradictoires, devient antithétique à cette harmonie et à cette liberté : b) l’État disparaît parce que les forces et les relations structurelles du capitalisme qui le nécessitent disparaissent elles aussi.

Entre les deux séries ci-dessus, il existe – théoriquement, spatialement et temporel-lement – une autre série de concepts désignés sous le terme de dictature du prolétariat, et elle est le sujet de la présente étude. Je soutiens que les écrits de Marx relatif à la Commune de Paris de 1871 sont centraux pour comprendre ce qu’il pensait de cette dictature. Le fait de mettre en relation la Commune et la dictature du prolétariat est largement accepté par les marxistes, mais ce point de vue a également ses opposants. Je vais essayer de rendre cette connexion entre la Commune et la dictature prolétarienne plus solide.

Je vais aussi relever quelques défis critiques à l'égard de la position dominante, laquelle interprète la dictature du prolétariat comme une forme d’État, comme un objet dont la classe ouvrière doit s’emparer. Si la dictature du prolétariat doit être comprise à travers l’expérience de la Commune, nous devons alors mettre en question l’“étatisme” de cette dictature. Est-ce que la Commune a été un État ? Ou bien n’a-t-elle plus été, comme Engels l’a dit, « un État au vrai sens du terme » ? (cité dans Neil Harding, 1981, 90).

Le fait d’affirmer que la dictature prolétarienne ne devrait pas être interprétée comme une forme d’État entraîne d’importantes implications théoriques et pratiques. L’État, dans sa formulation moderne, bureaucratique, ne peut pas émanciper la classe ouvrière. Au contraire, l’État devient préjudiciable à la transition vers le communisme. C’est pour cette raison que le prolétariat a besoin de détruire l’État au cours de la révolution.

L’objectif qui vise à rejeter l’État ne veut pas dire que nous rejetons la politique. Au contraire, c’est seulement en rejetant l’État bureaucratique que nous pouvons parler de l’organisation politique de la classe ouvrière en classe dominante. En conséquence, la destruction de l’État n’entraîne pas la fin de la politique, mais sa revitalisation.

Selon Marx, la fin de la politique se produit avec la disparition graduelle des distinctions et des contradictions de classe : « Lorsque, au cours de l’évolution, les distinctions de classe auront disparu… la puissance publique disparaîtra également » (1974, 59). Puisque l’État est brisé pendant la révolution, ce qui finit par dépérir, c’est le pouvoir politique non bureaucratique du prolétariat.

La « dictature », qui, dans la conception de Marx, est une période de transition, est souvent simplement comprise comme une mesure coercitive dirigée contre la réaction bourgeoise à la révolution. Je soutiendrai que ce n'est pas exactement le cas. La dictature du prolétariat est pour Marx un type de régime « normal » avec ses propres critères, règles, lois, buts, et plans à long terme pour faire passer la société au communisme. Je vais rappeler ces éléments positifs/constructifs de la dictature prolétarienne.

Dans leurs efforts pour justifier la nécessité de la coercition, les marxistes contemporains sous-estiment souvent la relation qui existe entre les éléments positifs et négatifs. L’élément coercitif devient à tort l’élément caractéristique, omniprésent, de la dictature, et il fait cela au détriment de l’élément positif. Au contraire, cet article traite l’élément positif comme étant l’élément principal de la dictature prolétarienne, et il affirme que ni les institutions coercitives, ni leurs fonctions, ne devraient constituer des obstacles à l’élément positif. L’élément coercitif devrait être subordonné à l’élément positif de transformation de la société.

Le régime prolétarien prend l’émancipation du travail au sérieux, en en faisant une partie intégrale de sa constitution. Les émancipations politique, sociale et économique, prises toutes ensemble, constituent le but général, et elles en sont par conséquent l’élément constructif/positif. Toute théorie qui tente de construire un modèle théorique de dictature prolétarienne doit expliquer comment le caractère institutionnel de ce régime politique garantirait ses objectifs généraux. Le fait de construire simplement un modèle coercitif fondé sur le besoin de défendre les gains de la révolution socialiste contre le vieil ordre ne garantit pas que ce nouvel ordre se dirigera nécessairement vers le communisme.

En résumé, je vais : a) montrer que, pour Marx, la Commune a été une forme de dictature prolétarienne ; b) montrer que Marx n’a pas conceptualisé cette dictature comme une forme d’État ; c) examiner la nature et le rôle politiques de la dictature durant la transition du capitalisme au communisme ; et d) déterminer les fonctions politiques de la dictature dans la supervision de la transformation économique menant au communisme. En donnant à la dictature prolétarienne une forme positive, je vais essayer de tenir compte de l’avertissement de Poulantzas selon lequel ces propositions « ne peuvent jamais être autre chose que des notions théoriques-stratégiques appliquées qui serviront, c’est certain, à guider l’action, mais tout au plus à la façon des panneaux de signalisation » (1978, 22).

La Commune et la dictature du prolétariat

Ainsi que Harding le fait remarquer, Engels a été le premier à considérer la Commune comme une dictature du prolétariat : « En 1891, longtemps après la mort de Marx… Engels, dans son “Introduction” à La Guerre civile en France, identifiait la Commune à une, ou à la, forme de la dictature du prolétariat ». Harding soutient « qu’il est très révélateur que Marx lui-même ait évité soigneusement et systématiquement d’identifier la Commune à une forme de dictature du prolétariat » (1981, 90). Il est vrai que Marx n’a jamais désigné la Commune comme étant la « dictature du prolétariat », du moins pas en écrit2 ; mais la description que fait Marx de la Commune n’était-elle pas quelque chose d’identique à sa définition de la dictature du prolétariat ? Harding dit que non parce qu’il n’y a « rien de transitionnel dans la caractérisation de la Commune par Marx », tandis que la dictature du prolétariat exige l’inclusion de « corps séparés de prolétaires armés » en tant que « mesure transitoire ». « Le premier acte » de la Commune « a été l’abolition de l’armée permanente »3, ce qui voulait dire : « La Commune n'était pas une préparation à quelque chose de plus parfait » (ibid.). Harding pense que puisque Marx a défini la dictature du prolétariat comme un phénomène de transition, la Commune n'était pas une forme de cette dictature parce qu'elle n'était pas transitionnelle.

Le fait que Marx pensait que la dictature prolétarienne était une période de transition n'est pas contesté. Dans une lettre à Joseph Weydemeyer, datée du 5 mars 1852, Marx écrivait que « cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes » (1974, 59). Dans La Critique du programme de Gotha, Marx parlait « d’une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » (1978, 3). Ces citations montrent que Marx fait invariablement, bien que peu fréquemment, référence à la dictature prolétarienne en tant qu’instrument politique transitionnel.

Contrairement à Harding, je soutiens que Marx considérait également la Commune comme un phénomène de transition. Le fait de démontrer cette volonté aide à établir une affinité plus grande entre la Commune et la dictature prolétarienne. Harding lui-même cite Marx quand celui-ci dit : « la Commune était… la forme politique enfin trouvée par laquelle réaliser l’émancipation économique du travail » (90). Cela signifie que la Commune devait encore réaliser la transition des formes non-émancipées vers son émancipation, du capitalisme vers le communisme. Mais si Harding pense que la Commune elle-même était une forme de gouvernement finale, et par conséquent non-transitionnelle, nous devons lui rappeler que la Commune a été pour Marx « un instrument politique ». L’existence d’un pouvoir politique implique nécessairement l’existence d’une période de transition (1974, 59). Aussi longtemps que la Commune existait en tant que « forme politique », elle représentait nécessairement un phénomène transitionnel pour Marx. La fin des institutions politiques ne peut se produire qu’avec l’abolition des « distinctions de classe ». La Commune n’avait pas réalisé une telle condition.

Harding présente une objection supplémentaire : « La Commune devait refléter et promouvoir la décentralisation la plus poussée, tandis que la dictature du prolétariat devait, à la fois dans les domaines politique et économique, faire pression en faveur du centralisme le plus déterminé » (90, 186). L’une des justifications de Harding pour conclure cela est le passage suivant tiré du Manifeste communiste : le prolétariat doit « centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État » (Marx et Engels, 1985, 104). Et donc l’argument, c’est que la dictature du prolétariat exige la centralisation tandis que la Commune promeut « la décentralisation la plus poussée ».

Quand, dans le Manifeste communiste, Marx prescrivait la centralisation de « tous les instruments de production entre les mains de l’État », il avait à l’esprit un appareil du type de celui de la Commune, bien que la mécanique de cet appareil ou encore la forme qu’il prendrait ne soient devenues claires pour Marx qu’avec l’expérience de la Commune. Si nous continuons la lecture de cette section du Manifeste, nous voyons approximativement une page plus loin que l’État dans les mains duquel « tous les instruments de production » doivent être centralisés n’est rien d’autre que « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Par conséquent, pas plus tard qu’en 1848, ce que Marx entendait par centralisation possédait un registre hautement démocratique qui n’était guère différent du ton de sa caractérisation de la Commune de 1871. Ce point est encore renforcé par le fait que Marx affirme que la révolution permettrait au prolétariat de gagner la « bataille de la démocratie » (104).

La Commune par opposition à l’État

Certains des théoriciens qui acceptent la position selon laquelle la Commune représentait une forme de dictature prolétarienne pour Marx conceptualisent cette dictature comme une forme-État. Pour Lénine, John Hoffman et John Ehrenberg, pour n’en citer que trois, la dictature du prolétariat apparaît comme un État centralisé, une chose que la Commune n’était pas. Ceci est très fallacieux, en particulier étant donné que l’État, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est un appareil centralisé et bureaucratique.

La démarche de John Hoffman sur cette question est particulièrement utile. Très précisément, Hoffman conteste la supposition de Harding selon laquelle il existe une contradiction entre l’approche de Marx relative à la dictature prolétarienne dans le Manifeste communiste et celle qu’il fait dans La Guerre civile en France. Hoffman écrit : « Comme dans le Manifeste, si la production sociale doit être concentrée dans l'unité de la nation, il faut accéder à la centralisation politique. C’est évident, étant donné que “les sociétés coopératives unies” doivent réguler la production nationale sur un plan commun ; il s'agit d'une centralisation qui s'exprime à travers l'autonomie locale et “l'autogouvernement des producteurs”... ». Cette description est tout à fait similaire à la façon dont Marx a abordé la Commune dans La Guerre civile en France (Hoffman, 1986, 171).

Hoffman traite la Commune et la dictature prolétarienne comme étant « l’organe général de la domination de classe [du prolétariat] » (173). Ainsi que nous le verrons plus bas, ceci est en principe exact. Mais Hoffman pense ce système politique comme une forme-État, bien qu’elle soit quelque chose qui « cesse d’exister » (172).

Ehrenberg, comme Hoffman, prétend que, dans l’opinion de Marx, la Commune a cherché à établir « un État national ”démocratique centralisé” » (1992, 92). Pour soutenir cette opinion, il cite le passage suivant de Marx : « Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes qui restaient encore à un gouvernement central ne devaient pas être supprimés ». Mais cela ne signifie pas que l’État centralisé lui-même est préservé. Comme Ehrenberg le reconnaît aussi, Marx explique que ces « fonctions » devaient « être organisées par la constitution communale, et elles devaient devenir une réalité grâce à la destruction du pouvoir d’État » (cité par Ehrenberg, 92 ; soulignement ajouté). Pourtant, vers la fin de son ouvrage : La dictature du prolétariat, l’argument d’Ehrenberg prend une tonalité étatiste plus forte que le passage ci-dessus ne le suggère. Suivant Engels et Lénine, et non pas Marx, il remplace « la destruction du pouvoir d’État » par « l’État n'est pas aboli, il dispa-raît progressivement » (183).

L’approche étatiste de la dictature prolétarienne, défendue par Ehrenberg et par Hoffman, peut mener à des conséquences théoriques et pratiques non désirées. Hoffman par exemple soutient que la forme-Commune et le stalinisme sont tous deux des déclinaisons de la dictature du prolétariat parce que dans les deux cas « le prolétariat est organisé en classe dominante » (198). À mon avis, Hoffman peut accepter à la fois la Commune et le stalinisme – l’étatisme suprême – comme des formes possibles de la dictature parce qu’il ne suit pas ce qu’il propose lui-même : « Ce qui est important, ce n’est pas la situation idéale, mais le mouvement réel de la société socialiste, la direction dans laquelle elle se déplace et dans quelle mesure elle est marquée par les tâches de naissance de la vieille société » (203-4). Puisque cette direction mène au royaume de la liberté, la tâche de la théorie est de trouver des solutions pratiques au cours de la période de transition. Plutôt que d’accepter le stalinisme et la forme-État comme des formes possibles de gouvernement prolétarien, nous devons nous demander : comment un modèle bureaucratique-étatique pourrait contrôler non pas n’importe quelle sorte de transition politique, économique et sociale, mais celles qui peuvent nous conduire à une société sans classes ?

Les analyses fournies par Hoffman et par les léninistes s’appuient principalement sur le besoin d’éliminer « les marques de naissance de la vieille société ». Comme la plupart des théories impliquent l’élément coercitif/négatif de la dictature (18-21), il y a très peu de discussions sur son élément positif. C’est ainsi qu’Hoffman conclut : « reconnaître la nécessité est la seule façon de la transformer : le consentement doit répondre à la coercition afin de la “nier” » (210). Ce qui ressort de ces discussions, c’est une justification solide pour toutes les formes de coercition, pour autant qu’elles soient dirigées contre l’ordre bourgeois.

La dictature prolétarienne doit contenir des éléments coercitifs, mais non pas des éléments du genre de ceux qui détournent du progrès vers le socialisme pour dériver vers l’administration bureaucratique. La nécessité de réprimer la contre-révolution au moyen du pouvoir de classe organisé ne justifie pas l’État bureaucratique/stalinien, car ces formes sont théoriquement et structurellement incompatibles avec la construction du communisme.

Marx à propos de la Commune

Assimiler la Commune – et la dictature prolétarienne – à l’État ne pourrait pas être plus éloigné de la pensée de Marx. Pour lui, la Commune se démarquait complètement « de ce dernier triomphe qu’était l’État séparé et indépendant de la société ». Il était entièrement opposé à l’État en tant que « le pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui, par usurpation, était le maître de la société  au lieu d’en être le serviteur » (1970, 167).

Dans la Première version de La Guerre civile en France, Marx nous rappelle que « l’appareil d’État centralisé qui, avec ses organes militaires, bureaucratiques, cléricaux et judicaires, omniprésents et compliqués […] fut d’abord forgé au temps de la monarchie absolue », dans le but de l’utiliser comme « une arme de la société moderne naissante dans sa lutte pour s’émanciper du féodalisme » (162). La Révolution française de 1789, écrit Marx, a développé « ce que la monarchie absolue avait commencé – la centralisation et l’organisation du pouvoir d’État ». L’État moderne, qui a été établi avec la Révolution, a été « contraint de développer » son propre processus de centralisation parce que, « avec sa tâche de fonder l’unité nationale – de créer une nation – il a dû briser toutes les autonomies locales, territoriales, urbaines et provinciales » (163).

Avec ce que l’État a établi lors de la première Révolution française, « chaque intérêt commun engendré par les relations des groupes sociaux a été détaché de la société elle-même, fixé et rendu indépendant d’elle, et opposé à elle au titre de l’intérêt supérieur de l’État, dont la défense est confiée à des prêtres de l’État remplissant des fonctions hiérarchiques bien déterminées ». Ce qui a été entamé par la première Révolution française a atteint son plein développement « sous l’influence du premier Bonaparte ». La Restauration et la Monarchie de Juillet « ne lui ont rien ajouté, si ce n’est une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail au sein de la société civile créait de nouveaux groupes d’intérêts, et par conséquent un nouveau matériel pour l’administration d’État » (ibidem).

Comme nous le voyons, Marx pensait que l’État français était une force autonome, un outil de modernisation et un instrument d’unification nationale, et il ne peut pas être réduit au rôle d’un gouvernement de classe, ainsi que ses critiques le soutiennent souvent. C’est seulement sous la Restauration et sous le Monarchie de juillet que, affirme Marx, l’État devient réellement « un instrument de domination forcée de classe de la classe moyenne… ». Pendant ce temps, « le pouvoir gouvernemental… est devenu si indépendant de la société elle-même qu’un aventurier grotesque et médiocre, avec une bande affamée de despérados derrière lui, a suffi pour l’exercer » (164). Inutile de le dire, Marx parle de Napoléon III4.

Marx écrit que l’État, sous l’influence de Napoléon, « n’apparaît plus comme un instrument de domination de classe ». Au lieu de cela, l’État, durant le Second Empire, a donné une leçon d’humilité, « sous son influence, même aux intérêts des classes dominantes », et en faisant cela, « il a reçu sa dernière et suprême expression lors du Second Empire » (165). Le moins que l’on puisse dire, c’est que Marx reconnaît que l’État bureaucratique peut devenir indépendant et se situer au-dessus de la société civile.

Comment la Commune se situe-t-elle dans tout cela ? Comme nous l'avons vu, l'État sous le Second Empire représentait « la dernière et suprême expression » du pouvoir d'État, c'est-à-dire « l'exécutif centralisé ». La Commune a été réalisée en tant que « l’antithèse directe de l’Empire » (ibidem). Marx affirme que toutes les révolutions et les réactions antérieures à la Commune ont entraîné l’oppression de la classe ouvrière parce que l’appareil d’État, un instrument d’oppression, ne faisait que changer de mains, en passant « d’une partie de ses oppresseurs aux autres ». Ce qui a fait que la Commune a été différente dans son caractère, c’était le fait qu’elle a été « une révolution dirigée non pas contre telle ou telle forme de pouvoir d’État, qu’il soit légitime, constitutionnel, républicain ou impérial », mais « qu’elle a été une révolution dirigée contre l’État lui-même… » (166).

La révolution prolétarienne « brise » par conséquent la machine d’État avant d’établir sa propre dictature parce que « la machine d’État centralisée… enserre le corps vivant de la société civile comme un boa constricteur… » (162). Le fameux passage de La Guerre civile en France qui affirme que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de s’emparer de la machine de l’État toute prête et de faire fonctionner ses organes omniprésents de l’armée permanente, de la police, de la bureaucratie et de l’organisation judiciaire, pour son propre compte » (1978, 629), devrait être interprété en relation avec la déclaration anti-État faite ci-dessus par Marx. À la suite de Lénine, beaucoup de marxistes interprètent mal ce passage et ils pensent que Marx attend de la classe ouvrière qu’elle construise son propre État, en tant qu’opposé à l’État de la bourgeoisie, et ils fournissent ainsi, au nom du marxisme, une justification aux États du type soviétique.

Marx n’appelait pas à la formation d’un État prolétarien, mais à l’abolition pure et simple de l’État. Et cela parce que l’État, qui est « l’instrument politique » de l’asservissement des travailleurs, « ne peut pas servir d’instrument politique de leur émancipation » (1970, 228). Ce qui peut servir à leur émancipation, c’est le système politique communal qui est « la réabsorption du pouvoir de l’État par la société en tant que ses propres forces vivantes et non pas en tant que des forces qui le contrôlent et le soumettent… » (168).

Le seul ajout que Marx et Engels ont fait au Manifeste est venu après 1871, et c’était l’adjonction au passage cité plus haut selon laquelle le prolétariat « ne peut pas se contenter de s’emparer de la machine de l’État toute prête ». Cela ne veut pas dire que le point de vue de Marx sur la dictature prolétarienne et sur l’État n’avait changé qu’après l’expérience de la Commune. Marx a gardé le même point de vue qu’il avait déjà en 1852 quand il a écrit Le Dix-huit Brumaire. Après l’expérience de la Commune, Marx, qui était heureux de voir l’une de ses prophéties se réaliser, a écrit ce qui suit à Kugelmann : « Dans le dernier chapitre de mon Dix-huit brumaire, je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire dans d’autres mains… mais à la détruire » (1933, 126, souligné dans l’original). Ceci reflète le fait que, dès 1852, il était en faveur de la destruction de l’État centralisé. Et Marx n’a jamais abandonné cette idée-là dans la dernière partie de sa vie. Dans La critique du programme de Gotha, écrit en 1875, Marx fait écho à son antiétatisme antérieur : « La liberté consiste à transformer l'État, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle… » (1978, 537).


Laisser dépérir l’État ou le briser ?

Les passages ci-dessus montrent que, du moins dans la propre perspective de Marx, la version étatiste de la dictature prolétarienne ne peut pas être soutenue. Une question demeure cependant sans réponse : si l’État est brisé, qu’est-ce qui dépérit ? Ainsi que David McLellan l’affirme, Marx n’a jamais utilisé l’expression « dépérir (absterben) », préférant plutôt « le terme plus direct d’“abolir” (abschaffen) » (1981, 31, n° 59). C’est Engels qui a introduit ce concept. Quoi qu’il en soit, je crois que le dépérissement a une certaine tonalité dans la théorie de Marx, mais pas dans le sens où on l’entend habituellement.

Puisque la dictature du prolétariat commence avec la destruction de l’État bureau-cratique centralisé, ce qui dépérit par conséquent, c’est la dictature prolétarienne elle-même. Cette dictature dure tant que « les fondations économiques des classes ne sont pas détruites » (Marx, 1978, 547). Cela signifie que l’État est brisé durant la révolution socialiste, mais que les « fondations » économiques de l’économie durent encore jusqu’à leur destruction future, ce qui, comme nous le verrons, est un processus graduel de longue durée.

Pour Marx, tout compte fait, il y a deux raisons principales pour lesquelles l’État bureaucratique doit être aboli avant que le processus de dépérissement puisse avoir lieu : a) le bureaucratisme n’est pas compatible avec l’émancipation humaine complète, en particulier pour la raison que la bureaucratisation requiert l’atomisation et la dépolitisation de la classe ouvrière ; b) la bureaucratie peut devenir une force sociale et politique autonome, et résister au dépérissement.

Lénine affirmait en 1917 que « le socialisme ne se créera pas avec des ordres venus d’en haut. Il est étranger à l’automatisme officiel et bureaucratique. Le socialisme vivant, créateur, est l’œuvre des masses populaires elles-mêmes ». C’est là le Lénine avec lequel nous sommes d’accord, et non pas celui qui, en 1919, déclarait que « c’est justement dans l’intérêt du socialisme que les masses obéissent sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail » (cité dans Mett, 1967, 5). C’est ce message dans cette dernière déclaration qui en est venu à représenter injustement la théorie marxiste de la dictature prolétarienne, en tant qu’un État centralisé et bureaucratique.

L’État bureaucratique, ainsi que Paul Thomas le fait remarquer à juste titre, « exclut sans ménagement l’action commune volontaire » ainsi que « l’autonomie qui se développerait dans les domaines sociaux et économiques » (1994, xv- xvi). En faisant cela, comme Marx le dit, l’État bureaucratique se libère « sans que l’homme soit lui-même vraiment libéré » (1978, 32). Ses intérêts corporatifs et sa structure hiérarchique permettent à la bureaucratie d’exister et de fonctionner indépendamment de la société. L’État bureaucratique représente l’émancipation humaine uniquement dans un sens abstrait, mais il laisse l’inégalité sociale intacte. L’État bureaucratique, qui peut être efficace dans la réalisation des objectifs négatifs de la dictature prolétarienne, montre qu’il est institutionnellement inapte à réaliser les objectifs positifs de cette dictature, à savoir l’émancipation humaine.

Pour Marx, l’émancipation humaine ne peut devenir complète que lorsque « l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres(*) comme forces sociales et ne séparera donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique » (46). L’État bureaucratique perpétue la séparation entre le social et le politique. La dictature du prolétariat doit œuvrer à l’encontre de cette séparation, ainsi que la Commune l’a fait. Comme Paul Thomas l’observe, « la caractéristique la plus positive de la Commune, selon Marx, a été précisément qu’elle a dés-institutionnalisé le pouvoir politique, et, ce faisant, elle a re-politisé la société » (Thomas, 1994, 93).

Pour Marx, l’État bureaucratique aliène parce qu’il est « l’intermédiaire entre l’homme et la liberté humaine. De même que le Christ est l’intermédiaire que l’homme charge de toute sa divinité, de toute sa limitation religieuse, l’État est l’intermédiaire que l’homme charge de toute sa non-divinité et de toute sa limitation humaine » (1978, 32). La bureaucratie, elle aussi, aliène parce qu’elle crée « l’antithèse entre l’activité mentale et physique » (531). Et par conséquent, l’émancipation humaine complète, qui est le but de la dictature prolétarienne, ne peut pas se produire dans un régime bureaucratique.

La seconde raison pour laquelle la dictature du prolétariat ne peut pas être bureaucratique a davantage à voir avec la bureaucratie elle-même qu’avec sa relation aliénante avec la société. Une fois qu’elle est établie, la bureaucratie d’État peut devenir un groupe d’intérêt dont les membres jouissent de privilèges économiques et de privilèges liés au pouvoir. En tant que telle, la bureaucratie non seulement résiste au dépérissement, mais elle fait aussi tout ce qui est en son pouvoir pour se consolider5. En outre, la bureaucratie peut exister en tant que caste parasite dans n’importe quelle forme de système économique, et, une fois qu’elle existe, elle tend à créer des raisons et des appuis pour sa propre existence. C’est pour cette raison-là que d’abolir les fondations économiques du capitalisme n’entraîne pas nécessairement la disparition de la bureaucratie.

En réalité, c’est longtemps avant Weber et Michels, que Marx a été conscient que les bureaucrates, peu importe leur origine sociale, pouvaient devenir des dirigeants qui gouvernent en fonction de leurs intérêts personnels, en tant qu’individus ou en tant que personnes morales6. Ceci est explicitement affirmé dans ses écrits, comme c’est le cas bien connu dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. Dans un ouvrage antérieur, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx dit explicitement que la bureaucratie d’État « se constitue en puissance réelle et devient son propre contenu matériel ». En tant que telle, « la bureaucratie se considère comme le but ultime de l’État » (1978, 23-25).

Contrairement à Marx, Lénine a toujours maintenu que l’État s’appuie nécessairement sur une seule classe socio-économique. Par conséquent, avec la destruction de la bourgeoisie, il avait soutenu que l’État dépérirait « de lui-même » (1985, 73). Cette erreur théorique lui a permis de défendre la transformation des soviets (communes) « en organisations étatiques » (1981, 38). Cette politique a marqué le triomphe de la bureaucratie, étant donné que les organisations de la classe ouvrière ont été subordonnées au bureaucratisme.

En 1921, alors que le soulèvement anti-bureaucratique du soviet de Cronstadt, qui avait pris la Commune de Paris pour modèle, était écrasé par les troupes bolcheviques, Lénine était en train d’interdire « toute opposition » lors du X° Congrès du Parti. C’est de manière ironique qu’au cours de ce même Congrès, Lénine déclarait que son programme « formule la tâche de combattre les maux de la bureaucratie… ». La solution proposée par Lénine consistait à promouvoir « des ouvriers de la base » à des positions bureaucratiques, sans abolir les structures bureaucratiques (1978, 201).

La proposition de Lénine ratait l’aspect crucial de la dictature prolétarienne. En supposant que la promotion d’ouvriers à des positions bureaucratiques éliminerait « les maux de la bureaucratie », il a dû supposer que les ouvriers, en tant qu’individus, sont intrinsè-quement non-bureaucratiques. Berteli Oilman pense que c’était également l’opinion de Marx : « Marx pensait que les gens faisant partie d’un gouvernement n’ont pas d’intérêts importants qui entrent en conflit avec ceux de la classe dont ils sont issus. En conséquence, les dirigeants élus de la dictature prolétarienne voudront représenter les travailleurs ». Penser que les ouvriers figurant dans le gouvernement deviendraient corrompus est « un rêve insensé et impossible. Marx affirme en effet : “Les ouvriers ne sont pas comme ça”, ou bien, pour être plus précis, ils ne seront pas comme ça quand ils viendront au pouvoir” » (1979, 61).

Bakounine, qui pensait que c’était également le point de vue de Marx, mettait en garde : « Aussitôt que d’anciens ouvriers deviennent des représentants ou des dirigeants du peuple, ils cessent d’être des ouvriers… Et, du haut de l’État, ils baissent les yeux sur tous les travailleurs ordinaires ; ils représenteront dès lors non pas le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à gouverner le peuple » (dans Marx and Engels, 1978, 546). Bakounine avait raison, et l’histoire soviétique le démontre. Cependant, à mon avis, Marx a été mal compris dans cette question.

À ce que dit Bakounine, Marx répond : « Pas plus qu’un propriétaire d’usine cesse d’être un capitaliste de nos jours parce qu’il est devenu un membre du conseil municipal » (1979, 61). Dans ce lien que fait Marx, sa réponse à Bakounine signifie que les membres élus de la dictature prolétarienne ne deviennent pas des fonctionnaires spécialisés, mais qu’ils servent dans le gouvernement en tant qu’ouvriers. Même ceux qui deviennent des “serviteurs” rémunérés de la classe ouvrière, au cas où leurs services à plein temps ou leurs compétences sont nécessaires, sont des employés de la dictature du prolétariat. Le point important, c’est que le pouvoir réel dans le gouvernement communal s’appuie sur les organisations de la classe ouvrière qui sont à la fois un corps législatif et exécutif. C'est la conception structurelle de la dictature prolétarienne, et non pas la nature bienveillante des travailleurs, qui empêcherait les fonctionnaires élus ou rémunérés de devenir des dirigeants corrompus.

L’État, en tant qu’habitus de la bureaucratie, et la bureaucratie, en tant que contenu matériel de l’État, entrent dans une relation mutuelle d’auto-réalisation et de préservation. Et par conséquent, l’État bureaucratique est intrinsèquement antithétique avec son dépéris-sement. D’autre part, la tâche de la dictature prolétarienne est de constituer le prolétariat en un pouvoir réel et en son contenu matériel. En tant que tel, le prolétariat devient le « but ultime » de la dictature prolétarienne. Cependant, il existe une différence fondamentale entre la bureaucratie et le prolétariat, ce qui explique la raison pour laquelle l’État bureaucratique ne dépérirait pas alors que la dictature prolétarienne le ferait.

Tandis que l’auto-réalisation de la bureaucratie constitue sa propre préservation, l’auto-réalisation du prolétariat constitue sa propre destruction. La bureaucratie est sa propre fin. Le prolétariat est sa propre négation, étant donné que la classe ouvrière politiquement dominante ne peut pas préserver son propre assujettissement. C’est pour cette raison que la bureaucratie ne peut pas laisser dépérir l’appareil politique – sa source de vie –, alors que le prolétariat le doit. Et donc, afin d’éviter le dilemme bureaucratique de l’auto-préservation, la dictature du prolétariat est à la fois un non-État et anti-bureaucratique.

Reste une question importante à laquelle il faut répondre : si ce n’est pas l’État, quelle autre forme politique devrait prendre la dictature prolétarienne ?

La Commune et la politique de transition

L’expérience de la Commune a fourni à Marx le matériel empirique lui permettant de développer des mesures en vue de la dictature prolétarienne. Ces mesures sont compatibles avec son appareil théorique d’ensemble et avec les remarques dispersées qu’il a faites à propos de la transition au communisme. Pour essayer de formuler la forme positive de la dictature prolétarienne, je vais compléter ce qu’il a écrit sur la Commune avec ses autres écrits.

Le terme de “dictature” est fallacieux. Hal Draper nous dit que « … au milieu du dix-neuvième siècle, le terme ancien de “dictature” signifiait encore ce qu’il avait signifié pendant des siècles, et, dans cette signification, il n’était pas synonyme de despotisme, de tyrannie, d’absolutisme ou d’autocratie, et par-dessus tout il n’était pas opposé à démocratie » (1987, 110). Et Marx, lui non plus, n’a jamais pensé que la dictature prolétarienne était antithétique à la démocratie (26). Telle est la première contribution de Draper.

La seconde contribution de Draper, c’est son affirmation selon laquelle « … Marx pense la dictature de classe… en termes de nature de classe du pouvoir politique, plutôt qu’en termes de formes gouvernementales particulières » (32). Cela revient à suggérer que la dictature du prolétariat exprime le « contenu de classe » du régime socialiste. Dans ce sens, elle peut prendre une variété de « formes gouvernementales » (45-6). De nombreux marxistes – Draper prétend que c’est le cas de presque tous, sauf de Rosa Luxemburg – pensaient à tort que la dictature prolétarienne était une forme particulière de gouvernement qui était seulement conçue en vue de l’objectif d’écraser l’opposition. Lénine est la parfaite illustration de ce malentendu. « Le terme scientifique de “dictature” signifie ni plus ni moins qu’une autorité qui n’est entravée par aucune loi, qui est absolument non restreinte par aucune loi, quelle qu’elle soit, et qui est fondée directement sur la force » (cité dans Draper, 90). Draper répond : « Au contraire, son fonctionnement signifie qu’elle établit ses propres lois, règles, références et autorités, nouvelles et réorientées quant la classe, de nouvelles institutions soumises à ses propres lois » (91).

Les explications de Draper, même si elles sont utiles, laissent les choses dans un état trop indéterminé. Ainsi que Norberto Bobbio le dit fort judicieusement : « Dans l’expression marxiste de “dictature du prolétariat”, le terme de “dictature” n’a pas de signification particulière d’évaluation : puisque tous les États sont des dictatures, dans le sens de la domination d’une classe, le terme fait en grande partie référence à un état de choses et il n’a pas de signification essentiellement descriptive » (1989, 166). Il en est ainsi du terme de “dictature”, et non pas, c’est ce que je soutiens, du terme de “dictature du prolétariat” qui ne demande aucune expression institutionnelle particulière. L’amalgame des deux, que fait Draper, le conduit à conclure que Marx « n’a rien dit sur les formes qui pourraient être trouvées pour équiper l’État ouvrier. Même là où Marx exprimait des points de vue sur ce que ces formes pourraient être, ce n'est pas le terme de “dictature du prolétariat” qui transmettait ces points de vue » (127, 131). Si, comme Draper le reconnaît, la Commune de Paris a été une forme de dictature prolétarienne (31), alors Marx avait dit beaucoup plus que “rien” sur les formes appropriées de gouvernement destinées à “équiper” le régime socialiste. Rassemblons ce que Marx a écrit sur la question dans La Guerre civile en France et ailleurs.

Ainsi que nous l’avons dit à maintes reprises, la dictature du prolétariat prend une forme non-étatique, communale. Le fait d’être un système politique communal entraîne ce qui suit :


« La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier … Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables… Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central … devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables » (Marx, 1970, 233).

Le corps législatif et exécutif est constitué de communes dominées par la classe ouvrière, dont les lois et les règlements sont représentés et appliqués par des employés élus ou embauchés, qui n'ont aucun pouvoir réel sur les citoyens. Ce ne sont plus des bureaucrates !

L’objection centraliste selon laquelle les fonctions générales de la société deviendraient impossibles en l’absence d’un État centralisé est une « absurdité » pour Marx. Il affirme que ce ne sont pas les fonctions, « mais les fonctionnaires… (qui) s’élèvent au-dessus de la société réelle » qui auront à disparaître (233). L’expérience de la Commune a suffi à Marx pour critiquer la « mystification » selon laquelle « l’administration et le gouvernement politique seraient des mystères, des fonctions transcendantes destinées à être confiées seulement aux mains d’une caste exercée de parasites d’État, de sycophantes grassement payés et de prébendiers » (169).

« La première condition pour maintenir le pouvoir politique est de transformer la machine en fonction et de la détruire » (170). Mais la lutte pour la pleine émancipation n’est pas terminée avec la destruction de l’État centralisé, parce que, pour Marx, la Commune était seulement « la forme politique de l’émancipation sociale ». Ceci signifie que la Commune n’était pas « le mouvement social de la classe ouvrière et par conséquent une régénération générale de l’humanité, mais un moyen organisé d’action ». Par conséquent, la Commune « n’a pas supprimé la lutte des classes ». Ce sont les classes laborieuses qui « aspirent à l’abolition de toutes les classes » (171). La distinction qui est faite ici nécessite l’existence d’organisations de la classe ouvrière, comme les syndicats, les associations et les partis. En d’autres termes, les organisations de la classe ouvrière ne doivent pas être transformées en organisations contrôlées par l’État, ainsi que Lénine le proposait, mais plutôt en composantes du régime prolétarien.

Le rôle de la dictature du prolétariat dans l’émancipation humaine est de préparer « le terrain rationnel où la lutte de classe peut passer par ses différentes phases de la manière la plus organique et la plus humaine » (171). La Commune « commence l’émancipation du travail – son grand but – en balayant l’État avec l’œuvre improductive et malfaisante des parasites d’État… » (171-2).

Les instruments de coercition et de défense que la dictature prolétarienne emploie doivent être, eux aussi, d’un type approprié. À la Proclamation du Comité Central du 22 mars, qui déclarait la création d’une milice « qui défend les citoyens », Marx ajoutait que « seul le peuple devait organiser cette milice au niveau national ». À nouveau, ne confondons pas le concept de l’organisation « au niveau national » avec le fait d’avoir un appareil d’État centralisé entre les mains de quelques bureaucrates ou technocrates.

L’organisation de la milice impose la suppression des armées permanentes, « un danger constant d’usurpation du gouvernement par le système de classe » (Marx, 1970, 1969, soulignement ajouté). Il est clair que Marx, craignant « l’usurpation du gouvernement par le système de classe », veut maintenir un pouvoir correctif sous la forme de la milice. La question ici, je crois, n'est pas de définir la forme exacte des moyens coercitifs du système prolétarien, mais d’assurer que le prolétariat contrôle directement ces moyens.

Ici, deux concepts distincts doivent être clarifiés. Premièrement, la dictature du prolétariat comporte des moyens de coercition. Mais le modèle institutionnel de la dictature devait protéger contre l’“usurpation” gouvernementale du pouvoir en maintenant les moyens coercitifs sous le contrôle direct du prolétariat. Marx proposait la forme non-bureaucratique de la milice.

Deuxièmement, la coercition n’est pas la norme. Marx prédit que la Commune, une fois que son organisation sera fermement établie à l’échelle nationale, « pouvait » encore subir des « catastrophes » causées par « les insurrections sporadiques des propriétaires d’esclaves, qui, tandis qu’elles interrompaient pendant un moment le progrès pacifique, n’accélérerait que le mouvement en plaçant l’épée dans les mains de la Révolution sociale » (1970, 172). Dans une situation par ailleurs normale, c'est-à-dire « de progrès pacifique », la dictature prolétarienne devient « dictatoriale » seulement pour « supprimer la résistance bourgeoise à la révolution ». Dans ce sens, l’aspect “dictatorial” de la dictature prolétarienne n’est pas exclu. Mais, comme Rosa Luxemburg le faisait remarquer, l’on ne doit pas faire « de nécessité vertu » et figer dans « un système théorique complet toutes les tactiques imposées » à la révolution par les circonstances de la guerre civile (1970, 79). C'est une chose que de se rendre compte de la nécessité de “l’épée”, mais c’est tout autre chose que d’en faire vertu7.

La transition, économique

Pas un seul ouvrage de Marx ne laisse la question de l’émancipation humaine inaperçue, et aucune théorie de la dictature prolétarienne ne devrait le faire. Ehrenberg saisit judicieusement l’élément le plus important dans la dictature du prolétariat : ce n’est « rien de plus – et rien de moins – que le récit que fait le marxisme de la transition complète de la nécessité aveugle à la liberté consciente » (Ehrenberg, 1992, 191). Il est crucial de reconnaître que la destruction à la fois de la bourgeoisie et de la bureaucratie d’État ne conduit pas mécaniquement à l’émancipation humaine. Depuis ses Manuscrits de 1844 jusqu’au dernier volume du Capital, Marx a toujours maintenu que les processus et l’organisation du travail pouvaient être physiquement et mentalement préjudiciables à la condition humaine et à la liberté humaine. La division du travail, l’attachement à la machine, la séparation de l’activité mentale et physique, l’organisation du travail d’usine, et la domination du travail présent par celui du passé, c'est-à-dire par le travail accumulé, tout cela contribue à l’aliénation et « l’asservissement » humains. La critique principale que fait Marx à la doctrine coopérativiste de Proudhon, en plus de son caractère apolitique, s’appuyait sur l’assertion de ce dernier selon laquelle le mécanisme et l’organisation du travail pouvaient également jouer un rôle indépendant dans l’asservissement du travail. Dans la mesure où ces inventions sont des inventions du capitalisme, elles peuvent être adoptées par d’autres types de régime, ainsi que les premiers régimes “communistes” l’attestent. Et donc, comme Berteli Oilman l’affirme, « il est clair que la dictature du prolétariat donne la priorité absolue à corriger cette situation ». Le but « de toute action dans ce domaine est, d’abord de rendre le travail supportable, ensuite agréable, et en fin de compte humain » (Oilman, 1979, 62).

Se fondant principalement sur Le manifeste communiste et La critique du programme de Gotha, Oilman rassemble une série cohérente de mesures économiques qui réaliserait graduellement l’émancipation humaine. Voici certaines de ces mesures : a) « raccourcis-sement de la journée de travail » ; b) planification afin de satisfaire « les besoins humains » ; c) accroissement des dépenses sociales, en même temps que d) diminution des dépenses administratives ; et e) salaire égal pour un travail égal (62-66). Mais ces mesures ne sont pas les objectifs finaux de la dictature prolétarienne, puisqu’elles sont également possibles dans le capitalisme. La journée de travail peut être – a été – raccourcie dans le capitalisme. Des États-providence ont été organisés afin de « satisfaire les besoins ». Les dépenses sociales continuent d’augmenter aux États-Unis. La question est que, avec un système de gouvernement prolétarien, ces mesures sont continues et qu’elles ont un point général de référence vers lequel elles doivent progresser, tandis qu’elles apparaissent comme des réponses accidentelles et forcées dans le capitalisme.

Les passages suivants tirés de La critique du programme de Gotha semblent convenir comme points de référence, ou bien comme normes et objectifs généraux pour lesquels la dictature du prolétariat lutte dans le domaine économique. La dictature prolétarienne abolit graduellement « l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ». Elle permet au travail « de devenir non seulement un moyen de vivre, mais aussi le premier besoin vital » ; les forces productives augmentent « avec le développement multiple des individus ». La dictature prolétarienne modifie le but de la production, qui est l’accumulation du capital, afin de satisfaire les besoins sociaux, du fait que « toutes les sources de la richesse collective jailliront avec plus d’abondance, jusqu’à ce que la devise : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » puisse être mise en œuvre (Marx, 1978, 531).

Marx est encore plus explicite dans le Troisième volume du Capital à propos des éléments requis pour le communisme :

« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l'extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite… Avec son développement [celui de l’homme] s'étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s'élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l'homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » (Marx, 1966, 820).

Par conséquent, le fait d’orienter le développement technologique vers une augmentation constante de la productivité – afin de satisfaire des besoins croissants – et vers une diminution constante du besoin du travail forcé – afin d’accroître la liberté humaine – devient une partie essentielle de la constitution prolétarienne.

Selon Marx, une fois que les travailleurs s’emparent du pouvoir politique sous la forme de la Commune, « le remplacement des conditions économiques d’esclavage du travail par les conditions du travail libre et associé ne peut être que le travail progressif du temps ». Marx affirme que la transformation économique qui libérera le travail exige « non seulement un changement de distribution, mais une nouvelle organisation de la production » (1970, 172).

Naturellement, Marx sait que « cette œuvre de régénération sera sans cesse ralentie et entravée par la résistance des intérêts traditionnels et les égoïsmes de classe ». Comment la dictature du prolétariat pourrait-elle répondre afin d’empêcher « la résistance des intérêts traditionnels » ? Marx pense que l’actuelle « “action spontanée des lois naturelles du capital et de la propriété foncière” ne peut être remplacée par “l’action spontanée des lois de l’économie sociale du travail libre et associé” qu’à la suite d’un long processus de développement de conditions nouvelles ». Marx voit le triomphe des lois économiques du travail libre et associé se substituant aux lois économiques du capital dans le fait que « les lois économiques de l’esclavage… et du servage » ont été elles aussi remplacées (172-3). Bien que la similarité ne puisse être que dans la forme, mon avis est que Marx a imaginé que la transformation de la société pour aller au communisme devait être similaire à sa transformation pour passer du servage au capitalisme.

Par exemple, l’État français après la Révolution de 1789 a fourni les bases juridiques du développement du capitalisme – en institutionnalisant la propriété privée, en fournissant un marché national unifié, en créant une force travail libre par l’abolition du servage et en déclarant tous les hommes “égaux”, pour ne prendre en compte que quelques aspects. De même que l’État français a procuré la « solution rationnelle » légale grâce à laquelle le système capitaliste a pu se développer plus librement, de même le gouvernement socialiste devra procurer les bases légales en vue du développement libre du socialisme. En résumé, la tâche de la dictature du prolétariat ne consiste pas à créer des moules de socialisme auxquels s’adapterait la société entière, mais de répondre aux changements avec des actes “spontanés” que les développements requièrent, compte tenu du fait que le but général de l’émancipation humaine représente le point de référence de l’action et du jugement.

Comme cela a été mentionné plus haut, la dictature du prolétariat « ne supprime pas les luttes de classe ». En d’autres termes, le gouvernement socialiste, la Commune, n’abolit pas les classes en expropriant la bourgeoisie. Il devient seulement le superviseur de la transformation sociale. De même que « la machine d’État capitaliste et le parlement ne sont pas la vie réelle de classes dominantes… mais les garanties, les formes et les expressions, politiques de l’ancien ordre des choses », de même la Commune devient la garantie politique du nouvel ordre des choses, et non pas le mouvement « d’une régénération générale de l’humanité ». Même si Marx s’attend à ce que la pleine émancipation du travail ne se produira qu’après un long processus de développement et « différentes phases de la lutte de classe », il affirme que « de grandes avancées peuvent être faites immédiatement grâce à la forme communale de l’organisation politique… » (171-3)

Ainsi que la citation ci-dessus le suggère, la dictature du prolétariat établit son économie politique au moyen de « la forme communale d’organisation politique ». Par conséquent, la sphère politique et la sphère économique tombent toutes deux sous la direction directe du prolétariat. Et donc, contrairement au capitalisme, il n’y a pas de séparation structurelle entre les deux domaines de pouvoir. De plus, contrairement aux États communistes bureau-cratiques, les deux sphères, qui sont maintenant fusionnées, sont débureaucratisées dans le régime prolétarien.

Conclusion

En conclusion, la description la plus complète de la dictature du prolétariat que Marx a faite peut être trouvée dans La Guerre civile en France. Pour la première fois, avec la Commune de Paris de 1871, Marx avait quelque chose de concret à étudier. Il a conclu que la dictature du prolétariat est une organisation politique, et non pas « le mouvement général » de l’émancipation de la société. Sa tâche n’est pas d’abolir les classes, mais de « garantir » politiquement la transformation de la société capitaliste en une société sans classes.

Pour Marx, la dictature du prolétariat ne peut être que « l’antithèse » complète de la machine d’État centralisée et autoritaire, dont les États soi-disant “communistes” sont l’illustration. La dictature prolétarienne doit prendre la forme de l’autonomie « du peuple agissant pour lui-même et par lui-même », et non pas l’autonomie grâce « au moyen d’un club oligarchique » (141). Les travailleurs ne peuvent pas « se contenter de s’emparer de la machine de l’État toute prête ». Ils ont besoin de détruire l’État, parce que son existence, en tant qu’instrument d’oppression, n’est pas compatible avec les objectifs de la dictature prolétarienne. Cette incompatibilité découle du fait que le bureaucratisme dépolitise et atomise la société. La bureaucratie peut également devenir un pouvoir social possédant ses propres intérêts, et elle peut usurper le pouvoir politique afin de se préserver à l’encontre des buts du prolétariat. Étant donné que l’accomplissement de soi de la bureaucratie et celui du prolétariat sont deux processus contradictoires – le premier ayant besoin de l’auto-affirmation et le second de l’auto-négation –, la dictature prolétarienne ne peut pas revêtir un caractère bureaucratique.

L’essentiel, c’est que la dictature du prolétariat doit être institutionnellement compatible avec les objectifs généraux du prolétariat. Il ne suffit pas de compter sur des moyens efficaces de coercition pour défendre les gains de la révolution. Les moyens de coercition doivent être subordonnés aux méthodes et aux fonctions positives, constructives, du gouvernement prolétarien, lesquelles sont mues par le but de construire le communisme. Ce fait limite les formes possibles que la dictature du prolétariat peut prendre en se fondant sur des organisations politiques directes et non bureaucratiques de la classe ouvrière. C'est pour les raisons, que cet article a cherché à clarifier, que les dictatures prolétariennes doivent se modeler sur la forme et les principes généraux de la Commune de Paris.

Sur le front économique, le but du régime prolétarien est de transformer la société afin de passer du royaume de la “nécessité” au royaume de la “liberté”. Encore une fois, cette transformation doit avoir lieu grâce aux « lois spontanées » du régime prolétarien. Pour Marx, le royaume de la “liberté” ne consiste pas seulement en la satisfaction des besoins matériels. La capacité des êtres humains à objectiver leur moi intérieur dans le monde extérieur, la capacité à utiliser leur propre conscience pour manipuler le monde matériel, sont également requises. En conséquence, la dictature du prolétariat doit en définitive supprimer les conditions de travail aliénantes. Ceci impliquerait de passer progressivement à une productivité croissante tout en réduisant le besoin de travail humain forcé. Cela exigerait aussi l’établissement de conditions de libre développement des individus dans un environnement non-bureaucratique et non-aliénant. Une chose est certaine : pour Marx, le projet de construire une société communiste implique l’élimination des éléments à la fois capitalistes et bureaucratiques de toutes les sphères de la société.

Je ne suggère pas que ces conditions du XIX° siècle persistent encore aujourd'hui. Cela veut dire en l’occurrence que la Commune n’est peut-être pas suffisante pour nous fournir tout ce dont nous avons besoin pour construire une dictature du prolétariat moderne. L’échec de l’expérience soviétique à produire une dictature prolétarienne – expérience qui est caractérisée par son État bureaucratique et la passivité politique des travailleurs générée par cet État – nous oblige à reconsidérer les vertus de la Commune en tant qu’alternative viable.

Alors que la mondialisation menace l’existence, les droits et les intérêts, des classes laborieuses dans le monde entier, ni les régimes autoritaires, ni les régimes bourgeois-démocratiques, n’ont démontré qu’ils étaient capables de répondre aux besoins des travailleurs. La dictature du prolétariat, comprise correctement, demeure une alternative politique solide à ce qui existe maintenant. Seule cette dictature apparaît comme capable de placer les besoins, la satisfaction et la liberté, humains au-dessus des besoins du capital ainsi que des intérêts particuliers des bureaucraties sans cesse croissantes et de la bourgeoisie.





NOTES

1 Parmi les meilleurs ouvrages relatifs à la théorie marxiste de l’État : Poulantzas, 1978 ; Hoffman, 1984 ; Offe, 1984 ; Oilman, 1993 ; et Thomas, 1994.

2Selon Hal Draper, un journaliste du “New York World” a cité Marx qualifiant la Commune de « dictatur » (Draper, 1987, 31).

3En réalité, comme nous le verrons plus bas, l’abolition de l’armée permanente par la Commune n’a pas signifié le désarmement de la classe ouvrière.

4Il est intéressant de noter que l’État soviétique, un autre État qui est devenu si indépendant et au-dessus de la société, a acquis cette forme complètement sous Staline – un autre « médiocre », comme l’appelait Trotski.

(*)(*) En français dans la citation. (NdT).

5 Voir Michels, 1958, et Weber, 1958, pour davantage de précisions sur ce sujet.

6 La probabilité que la bureaucratie devienne une force autonome augmente lorsque la bourgeoisie est vaincue et que la classe ouvrière est dépolitisée.

7La justification de la terreur par les bolcheviks est souvent tirée d’écrits d’Engels. Dans un article, “De l’autorité”, Engels écrit : « Une révolution est…. l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons…. ». Après la révolution, « le parti victorieux… doit maintenir son pouvoir par les moyens de la terreur ». (Engels, 1978, 733). Ici, mais pas toujours, « les moyens de la terreur » caractérisent la dictature prolétarienne pour Engels.

mardi 26 mars 2024

Le véritable « ennemi intérieur » sera le prolétariat pas l'islamisme !

 

Le véritable « ennemi intérieur » sera le prolétariat pas l'islamisme !



« La montée des mouvements islamistes radicaux, qui sont devenus une expression déformée des processus de radicalisation dans la région, ne s’explique pas seulement par des traditions locales, mais fondamentalement par le reflux de la classe ouvrière mondiale au cours des dernières décennies, qui a empêché ses secteurs d’avant-garde, tant dans les pays centraux que dans le monde semi-colonial, de présenter une alternative pour les peuples opprimés par l’impérialisme. » Claudia Cinatti1

« Guerre aux palais, paix aux chaumières, mort à la misère et à l’oisiveté” deviendra le cri de guerre de l’ensemble du prolétariat européen. » (déclaration de Bebel au Reichstag en 1871 en solidarité avec la Commune de Paris). Le pouvoir se mettait en scène comme la victime du mouvement socialiste, qui était non pas l’ennemi de l’État, mais « le pire ennemi du peuple allemand », voire « une maladie qui dévore le peuple de l’intérieur ». « En 1878, Bismarck utilise l’émotion causée par deux attentats successifs contre le vieil empereur, les instrumentalisant pour en accuser à tort le SPD, assimilé à une dangereuse organisation terroriste menaçant la liberté publique. À l’issue d’une campagne très violente, en septembre, Bismarck obtient enfin une majorité pour sa loi d’exception2. ».

« Le paradoxe, que très peu d’observateurs hors d’Espagne ont pour l’instant perçu, c’est que les communistes se trouvaient les plus à droite de tous et étaient plus désireux que les libéraux eux-mêmes d’abattre les révolutionnaires et de proscrire leurs idées. Ainsi, ils sont parvenus à briser les milices ouvrières [...] pour les remplacer par une armée organisée sur le modèle bourgeois. » Georges Orwell (15 septembre 1937).

LA DENONCIATION D'UN ENNEMI INTERIEUR CLASSIQUE PREPARATION A LA GUERRE

Après cette courte amnésie concernant les crimes successifs du régime de Poutine, une atmosphère lénifiante semble s'être emparée de la sphère mondiale bourgeoise : vous êtes tous concernés par « l'ennemi intérieur où que vous soyez, il est partout ». ( qui nous renvoie implicitement au « je suis partout » fasciste) La dictature poutinienne aurait été négligente face au terrorisme djihadiste. Certes on ne saura jamais si les quatre pauvres hères torturés et exhibés au peuple russe crétin, ont participé ou pas au carnage dans la banlieue de Moscou, si le sinistre FSB a dissimulé les cadavres de vrais auteurs manipulés, ou si, ce qui semble probable, le régime sadique de Poutine a été totalement surpris. Sur ce point il faut affirmer que c'est la propagande de guerre, des deux côtés qui se poursuit, façon « c'est toi qui l'a dit, c'est toi qui l'est ». Ce serait une nouvelle preuve de l'affaiblissement de Poutine obligé désormais de lutter sur « deux fronts militaires ». Argumentaire fallacieux car : 1. les deux fronts existent ici aussi en Occident et 2. Poutine n'est pas affaibli car quelle que soit l'origine du crime IL S'EN SERT ! Un grand classique depuis Bismarck, puis Hitler et toutes les démocraties occidentales depuis au moins 50 ans. Tout crime de masse sert avant tout à renforcer l'Etat national qui, immédiatement, enclenche une militarisation de toute la société « pour tous nous protéger » !

Qu'une partie du peuple russe penche pour l'explication d'un attentat islamiste n'évacue pas le mensonge de Poutine le mettant sur le dos de l'Ukraine. Le vrai pas en avant belliciste est que le dictateur ait prononcé le mot guerre et non plus « opération spéciale ». Ce qui n'est pas rien mais suppose une mobilisation totale de la population russe. Qui n'est pas sans risque, les mensonges les plus grossiers du genre de l'idiot porte flingue de Poutine, Medvedev, finissent toujours par s'user face aux tonnes de sang qui coulent sans interruption. Ce qui explique en partie cet irénisme transnational où les pires ennemis affichés de Poutine le décrivent comme victime, de lui-même mais surtout d'un ennemi invisible universel plus incontrôlable que les tonnes d'exactions criminelles du capitalisme ; lui signifiant qu'il est le réceptacle du même danger que ses propres rivaux bourgeois impérialistes.

Depuis cet attentat à Moscou, étrangement la guerre en Ukraine n'est plus au premier plan, il n'y a plus place que pour le terrorisme islamique, - un attentat serait déjoué tous les deux jours - des enfants seraient appréhendés un couteau ou une bombe dans leur cartable. On frissonne. L'Etat bourgeois va-t-il nous protéger ? Au moins jusqu'à la guerre totale ?

L'ENNEMI INTERIEUR MAIS CONTRE QUI ?

À chaque fois, ces ennemis de l’intérieur sont liés à un ennemi de l’extérieur, évidence lors de la vague révolutionnaire partie de Russie en 1917, à valeur d'exemplarité pour « l'intérieur prolétaire » de tous les pays. Les périodes de guerre et de révolution sont propices à l’émergence du thème de l’ennemi de l’intérieur, dont l’existence est d’autant moins discutée ou relativisée qu'il s'agit d'un danger bien réel, qui a explosé depuis la fin de la guerre froide et a même échappé aux concepteurs impérialistes de cette « administration de la sauvagerie » par l'EL-K (cf. July).

Historiquement, l'ennemi intérieur, communard, bolchevique, membre de la cinquième colonne, boche, responsable d'action anti-américaines, agent du capitalisme, occidental etc. est en partie une réalité  mais son mythe le dépasse systématiquement devant la réalité des faits. On lui attribue une réputation de puissance idéologique bien au-delà de ce qu’il représente réellement, qui tient de l'espionnite. Ce bourrage de crâne, cette fake new comme on dit aujourd'hui mais est généralement vite dévoilé (cf. Affaire Dreyfus à la veille de 1914). Elle a toujours eu le temps de contribuer hélas toujours à consolider l'union nationale bourgeoise.La Première Guerre mondiale fut évidemment un moment historique propice à l’invocation de la menace de l’ennemi intérieur, tout comme le tournant des années 1920, avec la peur des agents bolcheviques.

Au début des années 1930, une étude secrète d’état-major sur le risque révolutionnaire en région parisienne exposait en préambule les raisons qui rendaient nécessaires la prise en compte de la subversion comme problème majeur de défense nationale :

« Il était jusqu’ici de saine doctrine de guerre de ne demander la décision qu’à la manœuvre des armées et à leur choc, plus ou moins frontal, dans la bataille. Au cours de la dernière guerre, devant la lenteur de ce procédé, l’Allemagne, la première, imagina de le combiner avec une action à revers consistant dans une propagande défaitiste – voire même révolutionnaire – sur les arrières des armées alliées et contribuant à leur dislocation par ses effets sur leur moral et leur discipline. Leur expérience fut immédiatement concluante3 ».

De ce point de vue, Poutine peut compter sur le RN, LFI et la noria islamo-gauchiste comme dans les années 1930 les ligues d'extrême droite qui avaient défendu en 1914 la guerre pour récupérer les provinces de l'Est, postulaient à servir le nazisme. Ils sont in fine régulièrement accusés de soutenir le dictateur de Moscou mais pas autant que l'islamisme criminel. Cette noria, sans en utiliser les termes, prétend représenter la classe ouvrière, fondue dans le peuple. Et dans le cas d'une déclaration effective de la guerre, cette mouvance restera utile à la bourgeoisie pour canaliser ou vider de tout objectif révolutionnaire un prolétariat européen qui n'a ni envie de crever pour l'Ukraine ou cette vieille histoire de patrie.

LES ETATS RIVAUX FAVORISENT-ILS L'ENNEMI INTERIEUR » ?

L’ennemi intérieur est souvent soit étranger, soit d’origine étrangère; il a en tout cas toujours un lien avec une puissance ou une entité étrangère Au cours d’une intervention radiophonique, le Général Mola, l’un des putschistes les plus puissants, déclara qu’une «cinquième colonne» se lèverait, le moment venu, de l’intérieur du camp républicain pour livrer Madrid aux troupes nationalistes. L’expression «cinquième colonne» était née.

En France dans les années 1930 aussi sévit la crainte d’une cinquième colonne. Alors que les régimes totalitaires d’Italie et d’Allemagne ont provoqué l’exil de nombre de leurs ressortissants vers la France, ceux-ci sont soupçonnés d’être des agents de leurs pays d’origine. On craint les espions, on traque les agents italiens ou allemands. En Allemagne, ce mythe donna libre cours au déchaînement nationaliste des années 1920 puis 1930, celui du «coup de poignard dans le dos».

Véhiculé depuis l’état-major allemand, cette théorie laissait évidemment s’installer l’idée que l’armée allemande n’avait perdu que parce qu’elle avait été frappée de l’intérieur même du pays. Un de ces vecteurs fut encore l'antisémitisme, qui est encore présent et développé grâce au sadisme de l'Etat israélien de nos jours inquiétants. La haine antisémite fanatique des groupes nationalistes allemands a été la principale motivation de la terrible répression anti-spartakiste de janvier 1919. De 1938 à 1940, la Troisième République française met en place des systèmes de surveillance, de répression et de détention tendant à combattre « L’ennemi intérieur » qui peut prendre les figures du communiste, de l’étranger, du germanophile, du fasciste. Le statut de réfugié politique disparaît au profit de méthodes concentrationnaires.

La « chasse aux sorcières » ou « red scare » du maccarthysme a été une des premières armes dans la guerre froide, non contre un réel danger communiste, mais pour contrer un impérialisme stalinien qui était un vrai danger intérieur, non pas social mais militaire.

En France, plus que le constat désabusé d'une immigration disproportionnée, alourdie par l'idéologie islamiste, la focalisation principalement sur l'immigration de la part de l’extrême droite se traduit par un discours l’assimilant à un ennemi de l’intérieur. Feu Dominique Venner décrivait les immigrés comme étant un moyen utilisé par le « communisme » pour détruire l’Occident. À la fin des années 1970, Jean-Marie Le Pen évoquait «la cinquième et la sixième colonne» qui auraient «réussi leur jonction». Pour Le Pen, l’immigration est une sorte d’armée révolutionnaire de substitution. Au début des années 1980, Jules Monnerot sociologue passé de l’extrême gauche au Conseil scientifique du Front National, estimait que l’immigration est une armée de subversion à la solde de l’islamisme iranien. Plus comique, au lendemain du 21avril 2002 (choc de la présence du FN au second tour), un Marc Knobel, essayiste ami d'Israël dénonçait l’extrême gauche et des Verts, estimant que ceux-ci veulent confier aux immigrés la fonction révolutionnaire dont le prolétariat serait dépossédé. Ce qui est tout à fait vrai – le trotskisme déjanté ayant cru pouvoir parier sur une alliance avec les islamistes - mais en leur attribuant la notion d'ennemis de l'intérieur tout de même.

Remplir d'ennemis intérieurs serait la formule la plus adaptée actuellement. Par exemple pour répondre à la question de ce chapitre, la Turquie, la Russie, voire la Chine sont accusés régulièrement d'encourager l'immigration massive vers l'Europe. Quant aux espions ils font leur boulot et font partie du paysage bien connu ; c'est un job respectable comme ambassadeur ou avocat. Les joueurs de foot ne seraient-ils pas les vrais ennemis de l'intérieur lorsqu'ils se vendent pour une autre équipe nationale ?


La guerre mondiale, historiquement, nécessite un modèle de contrôle censé protéger la population contre la prolifération, en son sein, de " nouvelles menaces " : islamisme, terrorisme, immigration clandestine, violences urbaines, cartable des enfants d'immigrés... Et, pour justifier cet arsenal sécuritaire, on a partout – de Paris à Moscou - ressorti du grenier : « l'ennemi intérieur ". La focalisation sur tel ou tel « ennemi intérieur », même s'il n'a pas de visage précis ou est fabriqué, légitime le policier et le militaire.

Pour la période à venir, incluant l'événement mondial, les JO à Paris, la crainte voire l'attente d'attentats sert à terroriser la population et la classe ouvrière . Sert surtout enfin à éliminer cette classe, principale chair à canon, de l'équation guerre/révolution au profit du duo capitalisme/islamisme. Preuve que la mondialisation de la guerre sera ardue . Preuve aussi que si guerre il y a, l'islamisme passera au second plan et que le véritable danger « intérieur à la bourgeoisie » pourra bien être une nouvelle fois, et pour le bien de l'humanité, le prolétariat.



NOTES


1Il faut lire ce long article de 2006 publié par Révolution permanente, qui fournit l'historique essentiel sur la montée moderne et l'instrumentalisation de l'islamisme, sas diversité et absence d'homogénéité partout (contrairement à la propagande bourgeoise mondiale) , dont les origines remontent à la victoire d'Israël en 1967 et dont la fabrique idéologique fût avant tout américaine. Vous ferez la part des débilités sur la fable des libérations nationales mais lirezavec une intéressante réflexion sur les conséquences de la passivité de la classe ouvrière : Islam politique, anti-impérialisme et marxisme (revolutionpermanente.fr)

2Bismarck part en guerre contre « l’ennemi intérieur » : la social-démocratie.  Anne Deffarges p. 81-93

Georges Vidal (Presses universitaires de Rennes de Rennes)