PAGES PROLETARIENNES

mercredi 13 décembre 2023

POUTINE N'AURAIT-IL FAIT QUE S'INSPIRER DES BOLCHEVIKS?

         Comment les bolcheviks ont créé l’Ukraine soviétique           (1917-1923)

 

Traduction en anglais

par Stephen Velychenko (Université de Toronto)

de : « Los bolcheviques en Ucrania »,

texte publié à l’origine en espagnol

Desperta Ferro n° 59 (septembre 2023)

traduction en français: Jean-Pierre Laffitte

 Prétexte ? Le texte qui suit est bizarre. Tout en se prétendant sur-informé, dans le détail sociologique, il constitue une charge bien peu rigoureuse sur la faillite de l'expérience de « l'Etat prolétarien » et ne cite que ce qui l'arrange et pas les véritables prises de position des vieux bolcheviques.

Les bolcheviks ne sont pas blancs certes avec leur internationalisme « forcé » basé sur la théorie réac de la « guerre révolutionnaire ».  La guerre avec l'Ukraine éclata peu après la révolution d'Octobre lorsque Lénine envoya le groupe expéditionnaire d'Antonov-Ovseïenko en Ukraine et dans le sud de la Russie. La victoire militaire bolchevique aurait signifié la libération de l'Ukraine ; l'article a au moins l'intérêt de démonter la fable et de révéler l'occupation militariste « bolchevique », complètement étrangère aux principes de l'extension « permanente » d'une révolution qui doit être assumée par les prolétaires de chaque pays et pas importée même par une « armée bolchevique ». Les historiens bourgeois considèrent les réactions de Petioura à Mackno comme les expressions d'une  guerre d'indépendanc ratée contreecontre les bolcheviks.

Sans nuance l'auteur met en scène par après un Staline « poutinien » en effet. Mais c'est plus complexe, il faut donc lire l'article suivant plus honnête sur ces ploucs d'ukrainiens : Révolution ukrainienne (1917-1921) — Wikirouge , même si ce dernier article est de veine trotskienne, de conservateurs marxisants incapables de tirer les leçons de l'impossibilité d'un Etat prolétarien à l'avenir (cf les textes désormais classiques de RI/CCI). La filière canado-espagnole semble plutôt animée par l'absence de principes anarchistes qui permet à de nombreux thésards d'être promus profs d'université et de sophistiquer les mêmes mensonges historiographiques que l'histoire officielle toujours haineuse au souvenir de la dernière révolution universelle.

 

Contexte

Au moins 5,7 millions d’habitants de l’Ukraine tsariste étaient classées en 1917 comme étant des personnes résidant en ville. Les Russes déclarés formaient approximativement 10% de la population totale, 33% de la population urbaine, 43% de la population des huit villes les plus grandes, et 52% des quatre villes les plus importantes. Sur l’ensemble des ouvriers, 17% venaient de provinces non-ukrainiennes et, sur ceux-là, 70% étaient des Russes en 1897. Les locuteurs ukrainiens constituaient en moyenne entre 30 et 50% de tous les travailleurs industriels urbains. Sur l’ensemble des travailleurs parlant ukrainien, 20% étaient des travailleurs industriels urbains, et 70% des ouvriers dans des localités qui n’étaient pas considérées comme des villes. Les statistiques d’avant 1917 n’enregistraient pas les individus bilingues.

Les Ukrainiens constituaient la majorité autochtone dominée dont la mobilité sociale dépendait de l'apprentissage d'une langue étrangère et de l’adoption de normes culturelles étrangères. Nombreux étaient ceux qui s’assimilaient et se considéraient comme russes – ainsi que plus tard le maréchal Kliment Vorochilov. Conformément à « l’image que les colonisateurs se faisaient des colonisés », beaucoup se considéraient comme des “Petits Russes”. Les Ukrainiens ethniques socialement mobiles, qui associaient leur identité à l’arriération rurale et à la pauvreté à laquelle ils cherchaient à échapper, assimilaient l’identité nationale russe à la modernité européenne à laquelle ils aspiraient. Il n’y avait pas de relation directe entre l’usage public de la langue et l’affiliation nationale. Les familles pouvaient comprendre des “Petits Russes” qui pouvaient être des nationalistes ukrainiens et des impérialistes russes. En Ukraine, les loyautés des activistes éduqués, qu’ils soient ukrainiens ou russes déclarés, n’étaient pas nécessairement celles des populations qu’ils représentaient. Dans l’Empire, la plupart du temps, l’usage de la langue des gens et leurs loyautés dépendaient des circonstances.    

  Un siècle de domination de la part de St Petersbourg, l’absence de frontière entre les provinces russes et ukrainiennes, ainsi que l’éducation, l’administration, l’édition et la culture de haut niveau, qui se déroulaient en langue russe, signifiaient que les colons russes de l’Ukraine n’étaient pas devenus une minorité immigrante dont la mobilité sociale dépendait de l’apprentissage d’une langue étrangère et de son assimilation dans la communauté d’accueil. Bien qu’ils ne se soient pas vus ainsi, ils peuvent être qualifiés de minorité colonisatrice dominante. Certains activistes ukrainiens de l’époque les voyaient ainsi  et, en conséquence, ils  catégorisaient les paysans ukrainiens comme étant des « nègres blancs ».

En décembre 1919, les socialistes ukrainiens n’étaient pas parvenus à établir un État indépendant – la République Nationale Ukrainienne (RNU). Le Parti Ukrainien des Révolutionnaires Socialistes (PURS) et le Parti Ouvrier Social-démocrate Ukrainien (POSDU) avaient été les partis dirigeants. Leurs ailes gauches étaient pro-bolchéviques et, au début de 1919, elles ont formé des partis séparés qui se sont mobilisés pour soutenir les bolcheviks, comme l’on fait également les juifs de gauche dans le Parti Ouvrier Juif Général (Bund). Les bolcheviks avait obligé tous ces partis à se dissoudre en 1925.

L’aile gauche du Parti Ouvrier Social-démocrate Russe (POSDR) était appelée les bolcheviks – renommée entre 1918 et 1925 Parti Communiste Russe (PCR). Ses dirigeants se considéraient comme étant les seuls représentants légitimes des travailleurs dans l’ensemble de l’Empire tsariste et non pas seulement des provinces ethniquement russes. L’écrasante majorité des bolcheviks ukrainiens étaient des Russes et des non-Russes russifiés. Presque   65 pour cent des membres se trouvaient dans les provinces de Kharkov et d’Ekaterinoslav dans lesquelles vivaient environ 45% des Russes d’Ukraine. Les bolcheviks ne contrôlaient pas plus d’un tiers des trois cents soviets existant approximativement en Ukraine. En 1917, ils n’avaient la majorité que dans deux soviets urbains – 88 pour cent à Louhansk, et 60 pour cent à Kiev. Sur les 68 soviets provenant de l’Ukraine, parmi les presque 300 soviets qui étaient réunis à Petrograd lors du II° Congrès Panrusse des Soviets, 43 ont soutenu la prise du pouvoir par les bolcheviks.

Le congrès des soviets d’Ukraine qui s’est réuni afin de ratifier le coup d’État à Kharkov effectué par les bolcheviks en décembre 1917, ne représentait pas plus de 49 soviets sur les 140 de la région du Donbass et 95 sur l’ensemble des soviets d’Ukraine. La “République Populaire Ukrainienne des Soviets” a mis sur pied son gouvernement avec l’aide d’approximativement 4 500 soldats et gardes rouges, lesquels en comprenaient environ 2 100 qui provenaient de Moscou, et elle revendiquait d’avoir autorité sur cinq provinces ukrainiennes. Dans les quatre autres provinces d’Ukraine, les bolcheviks demeuraient sous le contrôle du Conseil des commissaires du Peuple du Soviet de Petrograd (SNK). Le premier gouvernement bolchevik a cherché à obtenir davantage de pouvoirs que ses supérieurs de Petrograd étaient prêts à lui allouer. Certains ouvriers pro-bolcheviks de l’Ukraine le soutenaient en tant que gouvernement soviétique ukrainien, et non pas russe.

Le “Secrétariat du Peuple” de Kharkov est arrivé à Kiev le 30 janvier (12 février) 1918, et les Allemands l’en ont délogé en mars. Ce même mois, le traité de Brest-Litovsk obligeait les bolcheviks à reconnaître la RNU en tant qu’un État indépendant qui comprenait les                 9 anciennes provinces ukrainiennes tsaristes. Les dirigeants centraux ont placé ensuite tous les soviets de l’Ukraine sous l’autorité de son associé de Kharkov. Cette décision évitait explicitement de légitimer la “République” bolchevique ukrainienne en termes nationaux – elle la définissait  en tant qu’une « république soviétique en territoire ukrainien ». En juillet, les bolcheviks de Russie ont autorisé leurs camarades d’Ukraine, en exil à Moscou, à constituer une sous-unité provinciale dénommée Parti Communiste (bolchevik) d’Ukraine (PCU). Auparavant, les unités du parti provincial d’Ukraine n’avaient pas de relations l’une avec l’autre. Les résolutions de constitution du PCU, qui spécifiaient qu’il était une sous-section du PCR et que l’Ukraine et la Russie étaient « liées de manière indivisible » sur le plan économique, sont restées secrètes jusqu’en mars 1919. Peu de gens en dehors de l’équipe dirigeante du parti étaient au courant de cette subordination parce que, comme pour cette résolution, d’autres instructions du parti qui subordonnaient la RSS d’Ukraine et son PCU aux ministres russes et au PCR étaient également secrètes durant la période en cours d’examen. La plupart sont restées inédites jusqu’après 1956 – et certaines jusqu’après 1989.

Lorsque l’Allemagne s’est effondrée en novembre 1918, les bolcheviks russes ont retiré leur reconnaissance de la RNU, et ils ont créé un second gouvernement pour l’Ukraine dans la ville russe de Koursk. Le 19 novembre, Staline est arrivé à Koursk et il a dit aux dirigeants locaux : « Le Comité Central du PCR a décidé de créer un gouvernement soviétique – avec Piatakov à sa tête ». Le 29 novembre, Lénine expliquait au commandant en chef de l’Armée Rouge qu’il avait doté l’Ukraine d’un gouvernement fictif de telle sorte qu’une attaque future ne ressemblerait pas à une occupation. En janvier 1919, ce gouvernement proclamait la République Soviétique Socialiste Ukrainienne. Officiellement, en 1920, les bolcheviks gouvernaient l’ensemble de l’ancienne Ukraine tsariste. En réalité, leur contrôle ne dépassait guère les limites des villes. Le peuple, que les bolcheviks s’étaient aliénés en raison de leur brutalité, combattait les troupes de l’Armée Rouge sous la direction de seigneurs de la guerre anti-bolcheviks (les atamans) – la plupart d’entre eux soutenaient soit le gouvernement en exil de la RNU, soit Nestor Makhno. Certains luttaient seulement pour défendre leur comté rural. La supériorité militaire russe écrasante, la terreur, l’épuisement physique et les concessions politiques, ont mis un terme à la résistance armée en 1923.

 

Politique et structure du parti

Le POSDR en Ukraine était une organisation russe, et non pas le parti d’une nation opprimée. Pas plus de 7% des membres du PCU se déclaraient ukrainiens en 1918. Ce chiffre a grimpé à 19% en 1920 du fait de l’afflux des anciens SR ukrainiens de gauche (les borotbists). Iouri Lapchinski, un bolchevik russe depuis 1905 et membre du PCU, a quitté le parti en 1920. Dans une lettre ouverte, il condamnait les bolcheviks parce qu’ils constituaient « une organisation d’ouvriers russes et russifiés » qui, même après 1917, « considérait la tentative de créer un État national territorial ukrainien [bolchevik] comme une farce destinée à mener en bateau les chauvinistes ukrainiens et les étrangers…. ». Nikolaï Boukharine a qualifié en 1925 le PCU de « juif-russe ». Les juifs laïques russes et russifiés formaient en moyenne dans l’ensemble 80% des délégués aux six congrès du PCR entre 1917et 1924. En 1922, 72% des membres du PCR étaient des Russes. Les juifs et les Ukrainiens en constituaient chacun 6% en moyenne. Cette année-là, sur les 56 000 membres du PCU, 14% étaient ukrainiens, 50% étaient des soldats de l’Armée rouge russe, 80% étaient des urbains, et 13% étaient des ouvriers. 92 pour cent étaient des employés de bureau(*).

Les bolcheviks d’Ukraine étaient divisés en une minorité “fédéraliste” et une majorité “centraliste”, des factions qui différaient à propos des questions relatives aux prérogatives administratives. Les premiers cherchaient le maximum d’autonomie. Les seconds considé-raient l’Ukraine comme étant une province de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR). La division interne était changeante. C'est le soutien du Kremlin qui déterminait quel groupe l’emportait dans n’importe quelle question politique donnée. Les dirigeants russes considéraient le statut de la “République” d’Ukraine comme un stratagème de propagande. En avril 1918, quand ils ont décidé que ce stratagème n’était plus nécessaire, Staline a dit à ses subordonnés locaux : « Vous avez assez joué à être un gouvernement et une république, ça y est, il est temps de terminer le jeu ». Le bond suivant, à savoir le troisième gouvernement bolchevik d’Ukraine, comme le deuxième, était dominé par les “centralistes” nommés par Moscou. Le bolchevik ukrainien “centraliste” Dimitri Manouïlski déclarait franchement aux Ukrainiens qu’il s’agissait d’une simple décoration – comme les indigènes que les pouvoirs coloniaux invitaient à devenir membres de l’administration locale.

En 1918, bien que l’État ukrainien indépendant, soutenu par l’Allemagne, soit  reconnu officiellement, les officiels du parti écrivaient dans leurs publications qu’il n’existait d’Ukraine indépendante d’aucune sorte, mais seulement une occupation allemande qui avait divisé la Russie. Ils évitaient d’utiliser le mot Ukraine. Ils écrivaient à propos de « la partie méridionale des provinces occupées par les Allemands à l’est » que, lorsque l’occupation prendrait fin, elle redeviendrait la “Russie du Sud”. La première conférence du PCU ainsi que la deuxième, qui étaient dominées par les centralistes, ont annoncé qu’il n’existait pas de lutte de libération nationale ukrainienne, mais tout simplement une “lutte de classe” en faveur de l’unité de la Russie.

C’est le “fédéraliste” Gueorgui Piatakov qui était à la tête du gouvernement bolchevik en novembre 1918. Le Conseil Militaire Révolutionnaire de Russie a décrété le 12 novembre que le Revkom (Comité Révolutionaire – unité administrative temporaire dominée par les bolcheviks) de l’Ukraine lui était subordonné. Se rendant compte qu’il était totalement assujetti à Moscou, Piatakov s’en est plaint et il a demandé à Staline le 7 décembre si son gouvernement « provisoire n’était nécessaire que pour des objectifs fictifs ou comme un véritable centre de direction… ? ». L’on ne connaît pas la réponse. En janvier 1919, Lénine le remplaçait par le “centraliste” Christian Rakovski. Dans une circulaire adressée aux officiels locaux du parti le même mois, il expliquait que le Gouvernement ouvrier et paysan d’Ukraine avait été créé par le Comité Central du PCR et qu’il était en aucune façon indépendant. Son armée était dénommée « armée soviétique ukrainienne » de sorte qu’il ne pouvait pas être question « d’une offensive par les armées russes ». Les publications bolcheviques de cette année-là expliquaient que la structure de république était un expédient temporaire d’organisation  qui ne devait durer que jusqu’à la fin de la guerre. Elles rejetaient le besoin d’un parti ukrainien séparé et d’une Ukraine indépendante en raison du fait que l’économie tsariste avait fusionné l’Empire en une seule unité. En avril et en novembre 1919, des résolutions secrètes du PCR spécifiaient que l’Ukraine et la Russie devaient être « fusionnées ». Une instruction de décembre 1919 du Politburo précisait que la RSS d’Ukraine ne pouvait pas avoir des ministères séparés parce que cela compliquerait « la fusion future des deux républiques ». Le Traité d’union de 1920 conservait la structure de la “république”, mais les “républiques” étaient en réalité des provinces de la RSFSR. Le Conseil des Commissaires du Peuple (SNK) de la Russie contrôlait toutes les fonctions administratives  gouvernementales dans le territoire dirigé par les bolcheviks.  

L’Armée Rouge de l’Ukraine était issue de Russie. Ses dirigeants se méfiaient du recrutement d’Ukrainiens en Ukraine. Les commandants russes ne faisaient pas confiance aux unités militaires de partisans ukrainiens qui étaient moins payées que les unités russes en Russie, qui recevaient moins de provisions et moins d’armes que les formations russes envoyées de Russie. Jusqu’en 1921, la plus grande partie de l’Ukraine était administrée par des Revkoms contrôlés par les bolcheviks. En 1920, sur les comités exécutifs de province, de district et de comté, en Ukraine, 56% étaient des Revkoms strictement assujettis à Moscou. Lénine rejetait les plaintes “fédéralistes” sur l’afflux massif des membres du parti russes. Le ministre communiste ukrainien du logement décrivait en août 1920 la subordination de l’Ukraine dans une lettre de démission. Son ministère, comme les autres, était simplement une section du PCR et les officiels de celui-ci les ignoraient totalement : « La division administrative de l’Ukraine existe seulement pour les yeux du “citoyen” idiot [hlupaka] ».

 

La victoire bolchevique

Les bolcheviks d’Ukraine avaient une base sociale et politique parmi la population urbaine russe et russifiée des grandes villes du Sud-est du pays, dans le lumpenprolétariat rural et urbain, et chez les partisans de la gauche du Bund et chez les borotbists. Le soutien populaire plus large que leur propagande avait suscité au début s’est dissipé une fois que le peuple a eu fait l’expérience de la réalité chaotique brutale du gouvernement des commissaires du peuple. En dernière analyse, c’est essentiellement grâce à l’Armée Rouge russe que les bolcheviks ukrainiens ont pris et gardé le pouvoir.

Les dirigeants bolcheviks de l’époque savaient qu’ils avaient conquis l’Ukraine militairement. Le chef de l’Armée Rouge, Mikhaïl Muraviov, qui s’est emparé de Kiev en janvier 1918, a proclamé qu’il avait apporté le Pouvoir rouge à l’Ukraine à la pointe des baïonnettes en venant du nord. Le 17 janvier 1919, la Pravda écrivait : « L’Armée Rouge a ouvert la voie aux céréales lors de sa conquête de l’Ukraine ». Vladimir Antonov-Ovseïenko, qui commandait les troupes bolcheviques à l’offensive en janvier 1919, expliquait sa mission comme suit : « Nous devons occuper l’Ukraine avec nos armées. Et vite. En avril 1919, Lénine a désigné notre prise de contrôle de l’Ukraine comme étant une conquête ». En mai 1920, Félix Dzerjinski, le chef de la Police Secrète (la Tchéka) écrivait à son adjoint :             « L’Ukraine doit et peut être conquise uniquement par le travail quotidien persévérant des ouvriers qui sont issus du centre et qui viennent ici pour longtemps ». Léon Trotski écrivait en septembre 1920 : « Le pouvoir soviétique en Ukraine avait tenu bon jusqu’à maintenant (et pas bien) principalement grâce à l’autorité de Moscou, du communisme grand russe [russkii] et de l’Armée Rouge russe [russkaia] ». En décembre 1919, le bolchevik “centraliste” Dimitri Manouïlski a dit aux délégués du VIII° Congrès du PCR : « Ils [les Ukrainiens] nous [les bolcheviks] battent depuis longtemps et, en fin de compte, nous nous rendons naturellement compte de cette banale vérité, à savoir  que, premièrement, sans les communistes russes, sans les ouvriers de Petrograd et de Moscou, le pouvoir soviétique ne peut pas être établi en Ukraine ». Des rapports d’un agent secret de la RNU datant de l’automne 1920 racontaient que des Russes qui arrivaient auraient dit à des gens du coin : « Nous vous avons vaincus, espèces de blancs [khakhly, terme péjoratif pour les Ukrainiens], et donc fermez-la et donnez-nous ce que nous voulons ».

En 1922, Rakovski, président du SNK d’Ukraine a dit : « Notre expérience [celle du PCU] nous a montré que, si nous n’avions pas eu derrière nous un pouvoir comme la Russie soviétique, la révolution en Ukraine serait morte et qu’aujourd'hui nous aurions ici un autre gouvernement … L’établissement de la dictature du prolétariat en Ukraine... n’est possible qu’avec l’aide de la Russie soviétique et du Parti Communiste Russe ». En 1923, un autre bolchevik important déclarait : « Le pouvoir soviétique n’a pas triomphé en Ukraine en vertu de sa force, mais seulement avec l’aide de la Russie soviétique qui s’était renforcée et alors que l’armée allemande s’effondrait ». Le vieux bolchevik de Kiev, I. M. Lapidus a écrit :

 

« Toute la trajectoire de notre révolution a montré clairement que, dans les régions limitrophes, elle ne l’a pas emporté [zavoevaniia] grâce au prolétariat local, mais elle a conquis [sic] presque toujours grâce au prolétariat du centre, et que le pouvoir soviétique dans les régions limitrophes koulaks-cosaques n’est rien d’autre qu’une occupation militaire, en particulier en Ukraine… Le khalkol a davantage de confiance en son juif [natif du pays] qu’en l’étranger moscovite parce que la plupart des Russes se comportent vraiment comme des conquérants… ».

 

Il n’existe pas de déclaration de politique bolchevique connue qui aurait appelé à l’extermination des Ukrainiens, comme cela a été le cas pour les Cosaques du Don russes, mais des attitudes analogues étaient probables chez certains en Ukraine. Lénine dans Comment organiser l’émulation ? (1917), déshumanisait ses opposants et appelait à leur extermination. Après 1918, il les qualifiait d’insectes, de vermine, de parasites et de microbes.

L’Armée Rouge ciblait les civils. En 1920, 20% de l’Armée Rouge, c'est-à-dire des groupes qui comprenaient un million d’individus, sur lesquels pas plus de 10% étaient des Ukrainiens, et qui étaient complétés par plus de 200 000 hommes agissant dans les bataillons punitifs spéciaux, combattaient en Ukraine. En mai de cette année-là, Dzerjinski informait Lénine ainsi : « Nos tchékistes travaillent ici [en Ukraine] comme dans un pays étranger ». En juillet, il écrivait : « L’absence de tchékistes ukrainiens [dans notre organisation en Ukraine] constitue un grand obstacle dans la lutte ». En 1921, la Tchéka en Ukraine comptait 22 000 membres, à côté d’un nombre égal d’informateurs secrets. En 1917, dans tout l’Empire, la police secrète tsariste n’était pas forte de plus de 15 000 membres.

En avril 1919, les troupes bolcheviques ont commencé à détruire des villages entiers qui s’étaient insurgés en utilisant l’artillerie lourde. Leurs chefs, qui se sont rendus compte que la destruction indiscriminée était peu judicieuse, étant donné qu’elle pouvait aussi bien tuer des partisans des bolcheviks que n’importe qui d’autre, ont interdit cette tactique le même mois. La résistance ukrainienne s’obstinait. En avril 1920, des instructions estampillées top secret ont de nouveau autorisé les commandants à détruire et à éradiquer des villages entiers qui offraient une forte résistance. En juillet, Lénine a ordonné à la Première Armée de Cavalerie (de 15 000 à 20 000 hommes et même davantage de chevaux) de se répandre à travers chaque comté ukrainien à deux reprises afin de les dépouiller de tout ce qu’elle pouvait, et en tuant tous ceux qui résistaient. En décembre de la même année, les dirigeants bolcheviks ont émis une autre instruction qui spécifiait que seules les maisons et les propriétés des partisans devaient être détruites et non pas des villages entiers. L’on ne sait pas si les troupes ont cessé de raser des villages entiers, et combien de villages elles ont totalement détruit entre avril 1919 et 1923.

Sergueï Zorin, le premier secrétaire de Leningrad, était un bolchevik russe qui pensait que la Russie devait contrôler l’Ukraine et extraire ses ressources par tous les moyens. Lors d’une réunion du Comité Central du PCU en avril 1919, il a déclaré que les gens mouraient de faim à Petrograd et il réclamait des céréales ukrainiennes : « Nous ne reconnaissons aucune sorte de nation ». Si quiconque s’opposait au ramassage des céréales en Ukraine : « alors envoyez dans l’autre monde, des milliers, des dizaines de milliers, et, si c’est nécessaire, 100 000 de ces idiots, de ces imbéciles et de ces scélérats [negodaev], mais ne perdez pas de temps ». Il a obtenu une salve d’applaudissements. L’opinion lors de cette réunion était que les bolcheviks n’avaient pas besoin de la population de l’Ukraine – uniquement de ses ressources pour les utiliser ailleurs.

Vers la fin de 1920, un camarade, Turkin, qui commandait une unité de réquisition de nourriture, a dit à un communiste ukrainien dans la ville de Pavoloch : « Nous allons incendier ces maudites provinces de Kiev, de la Podolie et de la Volynie, en ne laissant qu’un champ de ruines afin que tout le monde sache exactement ce qu’est le Parti communiste » – un rapport de seconde main qui suggère que les opinions de Zorin circulaient au sein du parti.  Dans un autre rapport envoyé au gouvernement en exil de la RNU, un prisonnier de guerre ukrainien, qui avait traversé la province de Kiev contrôlée par les bolcheviks durant son évasion au début de 1920, prétendait que le chef de l’Inspectorat Ouvrier et Paysan de la Première Armée de Cavalerie, un homme dénommé Latipov, lui avait dit qu’il s’en fichait si 75 pour cent de la population de l’Ukraine mourrait de faim. Et s’ils ne le faisaient pas, ils seraient de toute façon tués. Cela rendrait les 25 pour cent restants obéissants : « Nous avons besoin de l’Ukraine, pas de son peuple ».

 

Consolidation

Avec la fin du conflit armé en 1922, Staline concluait qu’une « large autonomie » avait été une concession inutile qui était destinée à démontrer « le libéralisme de Moscou », mais qui avait suscité de manière inattendue l’apparition de gens « qui réclamaient une indépendance réelle dans tous ses aspects ». Il a conseillé à Lénine en septembre de renoncer à la propagande sur les “républiques” indépendantes qui s’était avérée nécessaire pour conquérir l'Ukraine. Il a rappelé à Lénine les résolutions secrètes d’avril et de novembre 1919 qui donnaient des instructions aux officiels du parti « pour préparer soigneusement des plans afin de fusionner l’Ukraine et la Russie ». Dzerjinski recommandait lui aussi d’abolir les républiques. Il pensait que ce serait un grand malheur si tous « les gouvernements des régions limitrophes » se prenaient au sérieux et faisaient « comme s’ils pouvaient être des gouvernements indépendants ».

Dans les discussions sur le statut et les prérogatives des républiques en 1920-1922, les “fédéralistes” d’Ukraine se plaignaient de la centralisation effectuée par Moscou, alors que la Commission Frounzé recommandait que le pays soit organisé comme une confédération. Lénine, qui était alors frappé d’incapacité, pensait que seulement la guerre et les affaires étrangères devraient être de la compétence de Moscou. Staline, qui était alors commissaire aux Nationalités, a ignoré Lénine, les plaintes ainsi que les recommandations de Frounzé de déléguer aux républiques le pouvoir administratif de Moscou. L’URSS qui en a résulté, proclamée en 1922, était un simulacre de fédération ; une façade derrière laquelle le PCR gardait le pouvoir et contrôlait les territoires sur lesquels il régnait. Les “centralistes” et les officiels du ministère central ont ignoré les concessions que Staline accordait en matière de langue et de culture, en refusant à employer l’ukrainien pour les affaires du gouvernement en Ukraine.

Après 1922, le PCR est resté, sur le plan organisationnel, la structure russe centralisée qu’il avait été avant 1917. Ce sujet ne figurait pas dans les délibérations qui ont précédé la formation de l’URSS. Les dirigeants du parti n’ont pas abrogé les règles dictées par Lénine en ce qui concerne l’organisation du parti, règles qui interdisaient aux non-Russes de constituer des sections autonomes en son sein. Ainsi qu’Iakov Sverdlov l’a rappelé aux camarades en novembre 1917 : « Nous [Lénine, Staline et Trotski] considérons la création d’un parti ukrainien séparé comme indésirable, peu importe comment il s’appelle et le programme qu’il adopte ». Une résolution du VIII° Congrès du PCR en mars 1919 réaffirmait cette décision. Elle spécifiait que le PCR ne se réorganiserait pas comme une fédération de partis communistes indépendants. Les différents Comités Centraux des “républiques” non-russes : … ont les droits de comités régionaux du parti et ils sont entièrement subordonnés au CC [Comité Central] du PCR ».

Sous le gouvernement tsariste, ce qui se passait dans les provinces ukrainiennes était décidé au-delà de leurs frontières – à St Pétersbourg. Sous le gouvernement bolchevik, ce qui se passait en Ukraine était de nouveau décidé au-delà de ses frontières – à Moscou.

 

  

       

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dimanche 10 décembre 2023

DANS LA GUERRE, LES DEUX PRINCIPAUX DANGERS : LA MASTURBATION ET LA PEDERASTIE DES SOLDATS ALLEMANDS



Livre du médecin militaire américain Charles Henri Fischer : La vie érotique pendant la Guerre (1935, répertorié par JJ Pauvert, et dont il n'existe que deux exemplaires en France, dont le mien)

LES ONANISTES SONT DE MAUVAIS GUERRIERS

… Il convient de faire une place importante à l'onanisme, qui, sans pouvoir être placé dans les perversions sexuelles proprement dites ne sauraient être considéré comme une satisfaction sexuelle normale.

Si nous ne taxons pas l'onanisme de perversité, c'est que jusqu'à un certain âge il est du domaine courant. Toutefois lorsqu'il remplace chez les adultes la vie sexuelle saine, il aboutit à un état morbide à conséquence quelques fois assez graves. Il ne manquait pas dans les hôpitaux militaires de ces soldats aux visages émacié, aux yeux hagards et à la nervosité à fleur de peau. On remarquait qu'il leur suffisait souvent d'une permission de quelques semaines pour les rendre à l'état normal. Aux répercussions physiques s'ajoutaient encore des répercussions morales, car cette perversion est peut-être celle qui abaisse le plus l'homme à ses propres yeux. La neurasthénie des masturbateurs est un phénomène reconnu, et su quelqu'un a encore des doutes sur cette question, il n'a qu'à consulter les annales des observations militaires.

On pourrait répondre que la neurasthénie ne se manifeste que chez un onaniste invétéré et non chez un « pécheur » accidentel. Toutefois cette limite est souvent imperceptible et la pratique plus ou moins


fréquente de l'onanisme se mue facilement en un vice dont il est difficile de se défaire par la suite. Comme les occasions d'excitations sexuelles sont créées en abondance au front, celui qui a eu une fois la faiblesse de demander à un procédé artificiel d'achever la sensation ébauchée devra faire preuve d'une très grande volonté pour ne plus succomber à la même tentation à des reprises de plus en plus fréquentes. Les onanistes d'occasion deviennent souvent sans s'en apercevoir, des onanistes incorrigibles. « Autrefois, disait un officier allemand, ma femme était mon bras droit, aujourd'hui, ma main droite est ma femme ». Faut-il s'étonner dès lors si les gouvernements ont préféré la prostitution avec tous les risques qu'elle comporte à l'éventualité de voir des régiments gagnés par les pratiques onanistes. C'était un danger par trop évident. « Des études innombrables ont révélé les maux prodigieux de ce qu'un auteur nomme « l'abus de soi-même avec les mains ». Folie, épilepsie, maux de tête, crétinisme, ramollissement du cerveau et de la moelle épinière, épistaxis, hallucinations, voilà quelques-uns des maux engendrés par cette irrésistible passion qui devient frénétique et tyrannique. Le résultat de plus fréquent, c'est la neurasthénie, avec son cortège de douleur et de désespérance.

De même une conséquence inéluctable, c'est l'aversion pour les plaisirs amoureux et l'impuissance à procréer par épuisement solitaire et improductif. L'impulsion sexuelle normale est anéantie peu à peu, étant dérivée vers une vois étrangère ». Ajoutons à ces observations le tableau que trace de l'onanisme le docteur Kapffs et nous comprendrons qu'il était urgent d'employer à tout prix les progrès de l'onanisme dans les armées.

« L'onaniste est comme une espèce de limaçon à l'épiderme froid et tacheté, rougissant sans motif, et sans que cette rougeur du visage soit un signe de modestie et de pudicité, l'éclair d'un regard lourd de pensée. Le masturbateur redoute les femmes, il les déteste ou les idéalise, selon l'usage qu'il s'en forme dans les rêves de sa fantaisie maladive. Il est paresseux et irritable, il fuit le monde, il semble méditatif, timide,

D'apparence mélancolique, il en réalité en désaccord avec lui-même et avec tout le monde. In capable d'une volonté ferme, il renonce à l'énergie nécessaire à l'assaut, à la joie et à l'initiative, il s'abandonne à sa fantaisie, il rêvasse sans conviction ferme et sans desseins définis.

Hystérique, capricieux ou hypocondriaque , il digère mal et est constipé. Rassasié de la vie jusqu'à l'écoeurement, il n'a cependant pas le courage de mettre fin à sa vie. Il se laisse prendre à la remorque par les hommes qu'il ne peut pas vaincre et par les choses qu'il ne peut pas diriger. Il est vieux avant d'arriver à l'âge adulte, il est mignard, rognon et fait étalage de scepticisme afin de se donner l'apparence d'un penseur ». Décidément un onaniste n'a rien de ce qu'il faut pour faire un guerrier idéal et les médecins avaient encore d'autres raisons que purement médicales pour redouter les manifestations morbides de ce vice.

L'Allemagne détient le record d'homosexualité

On a beaucoup vanté la camaraderie des tranchées et personne ne songera à contester les beaux élans que les heures de danger passées en commun ont fait naître parmi les hommes des classes les plus différentes, unis dans une sorte de communion. Cette constatation pousse même certains à accepter toutes les horreurs de la guerre, convaincus qu'elle seule peut faire éclore des sentiments aussi beaux et désintéressés que ceux qu'on a pu constater pendant les hostilités.

L'homme le plus insociable de nature a un besoin inné de tendresse, il a besoin d'en recevoir et d'en offrir. Les lettres à la famille ne peuvent pas suffire : la mère ou la femme lointaine compatissent, sans doute, au sort du combattant, mais ne le comprennent pas aussi bien qu'un frère de tranchée qui partage toutes ses transes. En outre, la tendresse réclame un objet plus immédiat, et cet objet devient naturellement le camarade qui se trouve constamment à vos côtés.

Un régiment comporte ses vétérans et ses bleus parmi lesquels de jeunes adolescents dont le visage imberbe et le teint frais ont quelque chose de féminin. Il se forme alors naturellement des catégories de protecteurs et de protégés dont les rapports rappellent étrangement ceux d'individus de sexe différent. Imperceptiblement on assiste, dans presque tous les régiments à l'éclosion de sentiments homosexuels qui, quelques fois, ne se contentent pas de manifestations purement platoniques.

On sait que l'Allemagne a été de tous les temps un foyer d'homosexualité particulièrement intense. Les clubs de pédérastes y prospéraient et un comité avait même été créé se proposant de mener une campagne pour l'abolition du fameux paragraphes 175 dirigé contre les invertis. Pendant la guerre cette campagne redoubla d'énergie. Les champions de l'inversion sexuelle trouvèrent alors un argument suprême ; l'homosexualité au service de la patrie.

Cette nouvelle destination de l'homosexualité n'est pas d'ailleurs, tant s'en faut, d'origine germanique. André Gide, dans Coydon, décrit d'après Plutarque les méthodes guerrières des Thébains qui savaient déjà mettre à profit les amours entre hommes pour la cause patriotique.

« Il faut ranger l'amant près de l'aimé, car un bataillon formé d'hommes amoureux les uns des autres, il serait impossible de le dissiper et de le rompre, parce que ceux qui le composent affronteraient tous les dangers, les uns par attachement pour les objets de leur amour, les autres par crainte de se déshonorer aux yeux de leurs amants ».

Il est d'ailleurs incontestable qu'au cours de la Grande Guerre l'affection que se vouaient les hommes entre eux jouât un certain rôle dans la conduite héroïque des combattants. Nous avons eu l'occasion au cours de cet ouvrage de signaler que la pensée de la femme était souvent un stimulant pour le guerrier qui espérait, non sans raison, qu'une conduite valeureuse lui vaudrait une reconnaissance d'amour. Combien ce facteur est plus puissant lorsqu'il s'agit d'un témoin oculaire de prouesses martiales ! La perspective d'inspirer de l'admiration à l'aimé poussait bien souvent le soldat à accomplir des actes de bravoure dont il ne se serait pas senti le courage en d'autres circonstances.

Les engagés volontaires qui recherchent le danger de la ligne de feu pour rejoindre un partenaire dont la guerre les avait séparés étaient plus nombreux en Allemagne qu'on ne le pense. L'enthousiasme de pédérastes à s'enrôler ne put échapper à l'attention des autorités.

Le mérite patriotique des homosexuels apparaît d'autant plus considérable qu'il s'agit en général d'individus au système nerveux moins résistant que celui des hommes sexuellement normaux. Un inverti devait fournir un effort inouï pour supporter les rigueurs de la vie militaire auxquelles il devait se trouver particulièrement sensible. Les homosexuels sont très souvent des névropathes, des hommes d'une volonté émoussée, et pour juger à sa juste valeur leur rendement, il est équitable de tenir compte de ce handicap.

QUAND LA GUERRE MULTIPLIE LES PEDERASTES

Le pourcentage des invertis dans l'armée varie sensiblement suivant les corps et les pays ; il est évidemment plus fort dans l'armée de mer que dans l'armée de terre, les marins étant réputés, même en temps de paix, pour leurs mœurs spéciales. Parmi les divers pays, c'est l'Allemagne qui détient, de loin, le record en fait d'homosexualité. Voici quelques chiffres fournis par le rapport du Comité s'intéressant à cette question :

« En ce qui concerne les progrès de l'homosexualité dans la garnison, je peux conclure d'après mes informations, que le chiffre de 2p. 100 est exagéré. Parmi mes 150 compagnons de garnison que je connais de plus près, un seul me semblait suspect à ce point de vue. Ces 150 soldats appartenaient dans la vie civile à toutes les professions. Toutefois, 150 observations ne constituent qu'une quantité négligeable par rapport à ces milliers de cas que le docteur Hirschfeld a pris en considération pour ses recherches. D'autre part, je me rends parfaitement compte de la difficulté qu'il y a à classer quelqu'un parmi les homosexuels lorsqu'on n'a pas eu de preuve concrète de ses pendants »

Le cas de certains ménages, officier-ordonnance ou autres, sont vraiment touchants. Voici, cité par Bernard Zimmer, la chanson mélancolique d'une ordonnance veuf :

« Mon lieutenant, je t'ai tant aimé,

Il était si jeune, si beau !

Dans la mort même, étendu

Sur les hauteurs sanglants d'Arras.

Il reçut la balle en plein cœur.

Je le pris dans mes bras.

Je le posait doucement sur l'herbe qui sentait bon.

C'était un matin de mai. Il faisait chaud... ».

Il convient de faire une distinction entre les homosexuels de longue date, pour ne pas dire de naissance, qui ont pu donner libre cours à leurs penchants à la faveur de la guerre et ceux qui, placés dans les conditions spéciales dont nous avons parlé, et assoiffés de tendresse, ont senti naître en eux une orientation que la vie civile ne leur aurait peut-être jamais permis de découvrir. Ce sont les homosexuels accidentels qu'il serait plus exact de qualifier d'hétérosexuels car chez ceux-là, la répugnance pour la femme n'apparaît pas, ou du moins, pas dans une mesure aussi marquée que chez les vrais pédérastes.

Bien qu'on nie en France l'existence d'une homosexualité invétérée dans l'armée, on convient qu'il devait se trouver sur le front français comme sur tous les autres fronts, pas mal d'homosexuels d'occasion. Si les Français n'admettaient pas l'existence de cette perversion dans des proportions notables parmi les troupes, c'est une réaction bien compréhensible contre les abus auxquels se livraient outre-Rhin les apôtres de l'amour entre hommes faisant flèche de tout bois pour défendre leur cause. C'est ainsi que Bernard Zimmer constate qu'une photographie apportée comme


preuve des mœurs spéciales des soldats français, et représentant trois soldats travestis, représente en réalité, trois hommes qui n'ont choisi ces vêtements que pour pouvoir mieux s'évader. Un autre « document » de ce genre n'est autre qu'une affiche représentant quatre artistes qui n'ont jamais appartenu au sexe masculin et dont la toilette féminine n'a par conséquent rien d'anormal.

Il faut dire que les autorités allemandes ont fait preuve d'une sévérité relative surtout vis à vis des officiers coupables de ces goûts particuliers. Le conseil de guerre finissait cependant par acquitter les accusés convaincus de pédérastie. Car l'armée allemande aurait risqué d'être fort clairsemée si la  loi s'était montré par trop rigoureuse sur ce chapitre. Encouragé sans doute par cette clémence, un jeune officier traduit en conseil de guerre, déclare avec candeur :

« Nous faisions l'amour, mais délicatement, esthétiquement, jamais sous une forme punissable ! Nous avons connu le bonheur deux mois, sans nuages... C'est votre affaire de prouver que je suis coupable et non la mienne que je suis innocent ».

A en croire le docteur Hirschfeld, c'est une opinion erronée que celle qui représente les invertis comme des sous-hommes débiles et efféminés. Selon l'expression de Bernard Zimmer « ils n'avaient rien de la « tante » ou du petit jeune homme cintré et fessu ».

« Voici un conducteur de camion, vêtement de cuir, grosses lunettes, fusil, etc... Voici le même en robe pimpante. Et le gaillard mesure 1 m. 80 ! J'ai fait mille remarques de cet ordre en campagne ».

Nous aurons l'occasion dans la suite de cet ouvrage d'étudier les moeurs curieuses des homosexuels pendant la guerre, mœurs qui ont trouvé pleinement à s'épanouir entre les cloisons de bois des baraquements des prisonniers de guerre.




LE PEUPLE CHEZ MARX ENTRE PROLETARIAT ET NATION

 


par Isabelle Caro

 

L'intérêt du texte suivant de cette philosophe marxiste n'échappera pas à tous ceux qui, dans le courant maximaliste se méfient des simplismes. La notion de peuple est devenue un foutoir pour quantité de faux révolutionnaires et nationalistes avérés, mais elle ne peut être niée dans le monde capitaliste actuel si on prend soin de la relier à une émancipation par le prolétariat de toutes les classes non-exploiteuses, ou même de ces « couches moyennes » dont on nous rebat les oreilles. La philosophe ne développe pas sur les libérations nationales de nos jours ; on espère qu'elle n'a pas la vision trotskiste arriérée que celles du milieu et de la fin du vingtième siècle serait comparable à celle de l'Irlande. Face à l'extermination du peuple gazaoui par l'armée sale de l'Etat bourgeois israélien avec le plein soutien de l'impérialisme gangster US, toute une frange des protestataires sectaires dans le monde, des fascistes wokistes des universités américaines à nos petits rigolos de LFI, NPA et tutti quanti, la revendication d'un mini Etat palestinien est proprement ridicule et irréalisable. En outre elle ne peut impliquer une émancipation ni du prolétariat ni des « peuples opprimés », mais une prolongement de la duperie bourgeoise d'une quelconque « émancipation démocratique » ou favorisant la création du prolétariat comme au XIX ème siècle.

En tout cas pour l'essentiel le texte qui suit rend encore plus vivante la notion de prolétariat. Il a été publié sur le site CONTRETEMPS https://www.contretemps.eu/le-peuple-chez-marx-entre-proletariat-et-nation/


La question du peuple chez Marx est une question complexe, en dépit des thèses tranchées qu’on lui prête volontiers sur ce sujet. Au premier abord en effet, on a tendance à penser que Marx construit la catégorie politique de prolétariat précisément contre la notion classique de peuple, trop englobante et surtout trop homogénéisante, qui gomme les conflits de classe. En ce sens, la notion de peuple serait illusoire, voire dangereusement illusionnante lorsqu’elle est politiquement instrumentalisée.

Pourtant, si Marx se défie bien de toute conception organique du peuple, il reprend le terme à plusieurs occasions et, en particulier, pour penser les luttes nationales de son temps, lorsqu’elles visent à conquérir l’indépendance contre des puissances colonisatrices. Il l’utilise également pour désigner les spécificités nationales, qui caractérisent les rapports de force sociaux et politiques toujours singuliers et que, selon lui, il faut toujours analyser dans un tel cadre national. Enfin, le terme de peuple désigne un certain type d’alliance de classes dans le cadre de conflits sociaux et politiques de grande ampleur.

Lors de ces trois usages, le terme de « peuple » n’est jamais détaché par Marx de tout clivage social, bien au contraire. Il faut rappeler qu’il est, chez lui, directement hérité de la Révolution française et des œuvres politiques qui l’encadrent, de Rousseau jusqu’à Babeuf et Buonarroti : selon cette tradition, le terme de peuple désigne les groupes sociaux opposés à l’aristocratie, et il n’est pas le substantif indifférenciant que des usages postérieurs valoriseront.

Je voudrais aborder ici successivement ces différents usages marxiens, en les confrontant à la question du prolétariat, que Marx élabore parallèlement. Au cours de cette élaboration, et surtout à partir de la fin des années 1850, Marx va s’intéresser de façon précise aux luttes d’émancipation et à la colonisation, en Inde et en Chine, s’engageant activement dans le soutien à l’Irlande et à la Pologne, tout particulièrement.

 

I. Peuple et prolétariat, des concepts antagonistes ?

Il faut rappeler que l’apparition de la notion de prolétariat est ancienne. Dès l’origine, elle désigne non le peuple mais une fraction du peuple, fraction caractérisée par sa situation sociale. Cette situation peut-être définie de deux façons distinctes : soit comme dénuement et pauvreté ; soit comme situation d’exploitation et de domination, si l’on analyse un mode de production et donc une fonction sociale active, non pas seulement un statut économique subalterne. On peut dire, schématiquement, qu’avec Marx, le terme va transiter irréversiblement de son premier vers son second sens.

Reprenons rapidement cette histoire : dans le droit romain, les prolétaires, du latin « proles », « lignée », constituent la dernière classe des citoyens, dépourvus de toute propriété et considérés comme utiles seulement par leur descendance. C’est à ce titre qu’ils sont exemptés d’impôts. Repris dans le moyen français, le terme connaît un fort regain d’intérêt au XIXe alors que se développe la critique sociale, politique et économique du monde industriel naissant.

Dans ce contexte, le substantif « prolétariat » apparaît en 1832 pour désigner l’ensemble des travailleurs pauvres, dont la misère est perçue comme le résultat de l’égoïsme des classes dirigeantes. C’est la thèse défendue par celui qui est premier à l’utiliser, Antoine Vidal, dans le premier journal ouvrier de France, L’écho de la fabrique1. Et c’est en référence directe à la révolte des canuts lyonnais de 1831 qu’il invente le terme en 1832. Pour Vidal, la « classe prolétaire » est à la fois la plus utile à la société et la plus méprisée. Il est frappant qu’il revendique aussitôt qu’elle soit « quelque chose », reprenant ainsi les mots et la thématique de Sieyès, dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789), tout en redécoupant les frontières sociales d’une classe populaire qui ne coïncide plus avec les contours juridiques du tiers-état d’Ancien régime.

Dans un second temps, le terme se trouve transposé en allemand en 1842 par l’économiste Lorenz von Stein qui étudie les courants socialistes, notamment français, tout en étant hostile au communisme. Puis il est repris par le Jeune Hégélien Moses Hess, alors proche d’Engels et de Marx, tous trois revendiquant leur adhésion au communisme. On le rencontre dès 1843 sous la plume de Marx, chez qui il acquiert un sens nouveau et une importance théorique centrale. Sa redéfinition marxienne s’élabore en trois étapes.

1/ D’abord, le terme apparaît fin 1843, au terme de la critique engagée par le jeune Marx concernant la philosophie hégélienne du droit. Dans la préface qu’il rédige pour le manuscrit de Kreuznach, qui engage la critique de la conception hégélienne de l’Etat, il désigne le sujet social enfin identifié de l’émancipation générale de la société civile moderne. Le prolétariat, parce qu’il est cette classe qui « subit l’injustice tout court », ne peut viser qu’ « une reconquête totale de l’homme »2.

2/ Dans L’Idéologie allemande (1845) puis dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels affirment le rôle historique moteur des luttes de classe et ils définissent l’antagonisme moderne qui oppose le prolétariat et la bourgeoisie. Ils précisent ainsi une analyse d’abord engagée par Engels dans son étude de la Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Le prolétariat se définit par sa place au sein d’un mode de production et des rapports sociaux qui lui correspondent. Il est à la fois la classe qui produit les richesses sans posséder de moyens de production, et celle qui est appelée, de ce fait même, à la transformation radicale du capitalisme.

3/ Enfin, dans le Capital et dans le vaste ensemble des manuscrits préparatoires, la découverte de la survaleur et de son origine : la fraction de temps de travail non payé que s’approprie le capitaliste, permet à Marx de préciser cette notion et d’en exposer la dimension dialectique. Le prolétariat n’est pas avant tout pauvre, il est dépossédé de la richesse sociale qu’il crée. Par suite, son unité et son identité de classe se construisent en contradiction avec le caractère privé de l’appropriation bourgeoise et visent le communisme. Mais, d’un autre côté, le prolétariat subit aussi une concurrence vive entre ses membres, concurrence entretenue par la classe capitaliste et qui fait puissamment obstacle à sa prise de conscience unitaire et à son rôle révolutionnaire.

Le prolétariat au sens marxien est une notion qui se veut socialement descriptive mais qui présente toujours en même temps une dimension politique et philosophique constitutive. Je voudrais insister principalement sur le premier moment de cette construction.

En effet, dès l’Introduction de la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, rédigée à partir de la fin 1843, Marx développe sa thèse concernant le rôle historique du prolétariat moderne, et plus particulièrement du prolétariat allemand. Or, loin de proposer de substituer le prolétariat au peuple, on y rencontre précisément la mise en relation dialectique des notions de prolétariat et de peuple. D’une part, Marx distingue deux histoires nationales et deux scénarios d’émancipation : « nous avons en effet partagé les restaurations des peuples modernes (die modernen Völker) sans partager leurs révolutions. Nous avons connu des restaurations, premièrement parce que d’autres peuples ont osé faire une révolution, et deuxièmement parce que d’autres peuples ont subi une contre-révolution »3.

Ici, les notions de peuple et de révolution (ou de contre-révolutions) se font immédiatement écho. Il existe des cultures politiques populaires, et ces cultures politiques conduisent à se déterminer pour ou contre la révolution, cette dernière ayant avant tout pour modèle la « grande » révolution anti-féodale française. En rapport avec cet horizon, qui lie peuple et révolution anti-féodale comme des entités politiques associées, indissociables même, Marx va utiliser la notion de prolétariat pour la relier à un nouveau type de révolution, plus avancée, qu’on peut qualifier d’anti-capitaliste ou de communiste, radicalisant la révolution précédente. Il en résulte, d’une part, que les luttes allemandes, aussi arriérées soient-elles, présentent pourtant une portée universelle, au même titre qu’en son temps la Révolution française.

On retrouvera par la suite, bien plus développée, l’idée que les luttes émancipatrices d’un peuple importent au sort de tous les autres. De ce point de vue, la solidarité avec les peuples opprimés est bien plus que de la philanthropie. Pour le dire autrement, elle n’est pas seulement de nature morale, elle est d’ordre fondamentalement politique : « Et même pour les peuples modernes, cette lutte contre le contenu borné du statu quo allemand ne peut être sans intérêt, car le statu quo allemand est l’accomplissement avoué de l’ancien régime et l’ancien régime est le défaut caché de l’Etat moderne »4

Ainsi, la notion de peuple conserve-t-elle sa validité, en dépit de ses limites, du fait du maintien de l’Ancien Régime, y compris au sein des nations qui ont réalisé leur révolution anti-féodale. En d’autres termes, cette révolution partielle et inachevée se fait matrice de révolutions plus radicales, de la même manière que les peuples se déterminent comme classes populaires elles-mêmes plus ou moins radicales, le prolétariat étant le nom de cette radicalisation populaire, à la fois sociale et politique.

C’est en ce point, qu’on rencontre une définition du prolétariat très originale : à la fois fraction du peuple, elle représente le peuple tout entier et tendanciellement l’humanité même, du fait de la condition qu’elle subit en même temps que des exigences politiques et sociales elle est porteuse. Loin de proposer une sécession sociale, qui isolerait le prolétariat des autres composantes et en ferait une avant-garde sociale et politique, c’est bien comme représentant universel, représentant de fait de la souffrance, de l’exploitation et de la volonté d’émancipation, que le prolétariat se découpe et se singularise, en tant que classe offensive, apte à s’organiser politiquement.

Mais il faut aussitôt préciser que c’est précisément en vertu de cette dimension universelle que la révolution à venir n’est pas, ne sera pas une simple révolution politique. « Où réside la possibilité positive de l’émancipation allemande ? » s’interroge Marx. Et il répond : « Dans la formation d’une classe aux chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile, d’un état social qui soit la dissolution de tous les états sociaux, d’une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances (…), qui ne puisse plus se targuer d’un titre historique mais seulement du titre humain (…), d’une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans émanciper de ce fait les autres sphères de la société, qui soit, en un mot, la perte totale de l’homme et ne puisse donc se reconquérir sans une reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société réalisée dans un état social particulier, c’est le prolétariat »5.

Marx ne changera jamais d’avis quant au caractère humain, c’est-à-dire universellement humanisant, de l’émancipation sociale. En revanche, après être entré dans ce qu’il nomme le « laboratoire de la production » c’est-à-dire après avoir engagé la critique de l’économie politique, il développera une conception plus complexe et moins optimiste du prolétariat comme classe offensive, faisant toujours davantage place aux contradictions qui le divisent d’avec lui-même. La concurrence ouvrière est à la fois inscrite dans les rapports de production capitalistes et systématiquement instrumentalisée par la bourgeoisie, en particulier par sa fraction industrielle. Mais il insistera également sur l’émergence, dans le cadre de la grande industrie naissante, du travailleur polyvalent, porteur d’une culture et de facultés humaines développées, loin de tout misérabilisme et de toute « victimisation ». Enfin, il fera place à la complexité du processus politique qui doit parvenir à l’abolition de l’appropriation privée des richesses socialement produites, au communisme donc.

Quoi qu’il en soit, la conception du rapport entre prolétariat et peuple se révèle dès le départ contradictoire, ou plus exactement : éminemment dialectique, ce qui est bien différent. Car Marx, qu’il traite de politique ou d’économie, ne cesse d’être philosophe. Ici, la singularité est le lieu où émerge l’universel, non le lieu de formation d’une identité séparée et close sur elle-même. Il en ira de même des nationalités : découpage de l’humanité en entités politiques jamais complètement isolées, les nations sont dans certains cas et à certains moments porteuses d’une histoire émancipatrice qui les rend universelles.

 

II. Peuples en luttes et libérations nationales

Ainsi, parallèlement à la spécification sociale et politique des classes dans le cadre du mode de production capitaliste, la notion de peuple reste pourtant utilisée par Marx pour penser des réalités nationales diverses, irréductibles, où se spécifient singulièrement les rapports de classes. Sur ce point encore, on attribue souvent à Marx une sous-estimation profonde de la question des nationalités et des différences nationales, en vue de penser un prolétariat d’emblée mondialisé, formé d’ouvriers qui « n’ont pas de patrie » comme le proclame le Manifeste du parti communiste6 en 1848, à la veille du « printemps des peuples » et alors que s’éveillent les consciences nationales. Là encore, l’analyse marxienne est bien plus complexe qu’on ne le dit habituellement.

D’une part, Marx et Engels, reconnaissent, dès cette époque, cette dimension nationale, constitutive de la construction de mouvements ouvriers distincts, fonction d’un degré de développement économique et social donné, fonction également d’un niveau de culture politique déterminé : « bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en revêt cependant d’abord la forme. Le prolétariat de chaque pays doit, bien entendu, en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie »7.

Ici, l’idée de nation tend à remplacer l’idée antérieure de peuple, défini par son antagonisme avec l’aristocratie. La nation est le cadre d’un rapport social qui met aux prises toutes les classes, qu’elles soient dominantes ou dominées. Mais l’analyse se situe également à un autre niveau : elle s’arrête sur la capacité d’uniformisation du marché mondial d’un côté, qui entre en contradiction, de l’autre côté, avec le maintien voire le renforcement des spécificités nationales. Ainsi, Marx et Engels continuent-ils pendant un temps de penser que c’est la révolution allemande, d’abord anti-féodale ou bourgeoise, qui « ne saurait être que le prélude d’une révolution prolétarienne »8. Ce scénario sera profondément bouleversé par la suite, et à plusieurs reprises.

Si la dimension nationale est bel et bien prise en considération, Marx et Engels affirment dans le même temps la force d’expansion mondiale du capitalisme, force estimée d’abord socialement homogénéisante, thèse que Marx corrigera par la suite. On peut supposer que dans un texte qui a vocation de manifeste politique, ils s’emploient d’abord à faire valoir une perspective qu’on qualifiera plus tard d’ « internationaliste », de même ampleur que le marché mondial en voie de formation, mais porteuse de perspectives tout autres. De fait, le texte qui prolonge l’affirmation célèbre « les ouvriers n’ont pas de patrie » ajoute: « comme le prolétariat doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens où l’entend la bourgeoisie »9. On peut ajouter bien évidemment : nullement au sens où les nationalismes chauvins l’entendront par la suite.

Marx et Engels continuent : « déjà les démarcations nationales et les oppositions entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qui lui correspondent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». Et quelques lignes plus loin on lit : « du jour où tombe l’opposition des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles »10. Internationales, mais seulement par anticipation, les luttes des prolétariats nationaux ont bien la nation pour cadre mais non pour but.

Le prolétariat est-il encore ici, au moins pour un temps, la figure du peuple, ou plus exactement : sa reconfiguration sociale et politique ? Oui et non. Non, eu égard à l’argumentaire que je viens de préciser. Oui pourtant, dans le cadre de luttes nationales qui visent l’émancipation. En ce cas, un parallélisme apparaît entre la lutte du prolétariat, dans un cadre national quel qu’il soit, et la lutte de certains peuples, auxquels l’oppression subie confère un rôle historique majeur et, une fois encore, une portée universelle.

Le mot de « peuple » voit alors coïncider ses deux sens, fondus en une nouvelle définition. Le peuple est à la fois une entité politique délimitée nationalement, mais il est aussi cette entité sociale qui lutte avec et contre d’autres, au plan international : disons que la portée descriptive ou analytique du terme retrouve de nouveau sa dimension politique, ouverte aux radicalisations que Marx appelle de ses vœux. Si le terme de « peuple » ne devient pas pour autant l’occasion d’une théorisation séparée, il ne disparaît pas du vocabulaire marxien parce que lui seul permet de comprendre les mouvements d’indépendance nationale en tant que luttes elles aussi porteuses d’universalité, et cela par-delà même leur composante prolétarienne. C’est bien entendu le cas lorsque des paysanneries luttent contre une puissance coloniale.

Cette reprise ouvre à une réflexion nouvelle et tout à fait essentielle sur les perspectives de révolution communiste. Car, à partir de là, Marx va s’orienter vers des scénarios qui échappent à toute linéarité et ne font pas de la constitution d’un prolétariat national la condition sine qua non de l’émancipation. Autrement dit, il en vient à penser qu’il est possible d’accéder au communisme sans passer nécessairement par la voie capitaliste. Et la notion de peuple est finalement et de nouveau la plus utilisable pour penser ces processus différenciés.

En effet, Marx va abandonner au cours des années 1850 la thèse de la portée civilisatrice de la colonisation, dont on trouve quelquefois trace dans ses textes antérieurs. A la lumière en particulier des situations indienne et chinoise, qu’il étudie alors, il juge que la pire barbarie se trouve en réalité du côté des colons britanniques. Parallèlement, il s’intéresse et prendre parti pour la Pologne et l’Irlande, en faveur des anti-esclavagistes américains, avant de se pencher sur la Russie.

Le cas de l’Irlande est particulièrement intéressant, en ce qui concerne le rapport entre peuple, classe ouvrière et nation tel que Marx s’efforce de le concevoir, modifiant au cours du temps ses conceptions initiales. Je m’appuie ici sur le remarquable ouvrage de Kevin Anderson :  Marx at the Margins11. Dans ses articles et ses déclarations au sujet de l’Irlande, à cette époque, Marx s’emploie à combiner les questions de classe, d’identité ethnique et de réalités nationales, déjà abordées précédemment.

En Irlande, le prolétariat se présente comme fraction du prolétariat britannique, fraction surexploitée et dominée. Dans le même temps, l’Irlande se présente comme colonie britannique, luttant pour son indépendance nationale. Face à cette situation complexe, d’une part, Marx et Engels conseillent aux révolutionnaires irlandais de donner toute son importance à la question des classes, et leur reprochent l’utilisation de la violence autant que la fixation religieuse identitaire.

D’autre part, Marx en vient peu à peu à considérer que le mouvement irlandais est le point d’appui des luttes ouvrières anglaises, et non l’inverse. Dans une lettre à Engels du 10 décembre 1869, il écrit : « longtemps j’ai pensé qu’il était possible de renverser le régime actuel de l’Irlande grâce à la montée de la classe ouvrière anglaise (…) Or une analyse plus approfondie m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera jamais rien tant qu’elle ne se sera pas défaite de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut placer le levier. Voilà pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général »12.

Présente également sur le sol anglais, la classe ouvrière irlandaise est l’occasion de dissensions internes au mouvement ouvrier, qui paralysent ce dernier et qui sont sciemment entretenues par le patronat anglais, sur le modèle du racisme et de l’esclavagisme nord-américain. Sur ce point, Marx accorde une conscience bien supérieure à la classe capitaliste, tandis que la classe ouvrière, qu’elle soit anglaise ou irlandaise, ne parvient pas à surmonter son antagonisme, la lutte de races, la xénophobie, l’emportant sur les luttes de classe, qui devraient logiquement fédérer prolétariat britannique et sous-prolétariat irlandais.

Pour conclure sur la portée politique considérable de ces réflexions, deux remarques sur la question du peuple me semblent importantes.

La première concerne le débat fameux qui opposera Marx à Bakounine au sein de la 1ère Internationale. On connaît l’accusation d’autoritarisme et d’étatisme adressée par Bakounine à Marx. On sait moins que cette opposition concerne aussi la situation en Irlande. Pure diversion, pour les bakouninistes, la cause irlandaise nuit selon eux à la cause révolutionnaire. Pour Marx, elle en est une composante, l’émancipation des peuples opprimés contribuant à l’émancipation ouvrière, et plus largement à l’émancipation humaine.

La seconde concerne la spécificité de la société irlandaise : l’Irlande est avant tout une colonie agricole de l’Angleterre, qui incite les indépendantistes à faire de l’insurrection paysanne le point de départ de la révolution nationale. C’est contre l’oligarchie foncière anglaise que lutte avant tout le peuple irlandais, Marx donnant alors à la question de la propriété de la terre un rôle politique clé, comme point de départ d’une révolution sociale en Angleterre même.

Cela pose à la fois le problème des alliances de classes, notamment celui de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, bien loin de l’idée que le prolétariat serait à lui seul la classe destinée à conduire l’histoire et à conduire les révolutions. Par ailleurs, cette analyse s’inscrit dans la réflexion de plus en plus affinée de Marx sur des voies de développement non capitalistes. Dans ces cas, qui concernent bien des sociétés dans le monde, qu’il analyse plus ou moins précisément (Chine, Inde, Russie, Mexique, Pérou, Algérie, etc.), la révolution communiste n’a pas pour préalable l’industrialisation capitaliste et la formation d’une classe ouvrière.

Toute linéarité historique disparaît alors, et la succession obligée des modes de production cède la place à une attention portée à des formes de propriétés traditionnelles, communales. Pour Marx, ces formes persistantes pourraient bien fournir le point de départ concret d’une réorganisation économique et sociale égalitaire, faisant l’économie du passage de certains peuples par le capitalisme et par les souffrances qu’il entraîne.

 

Conclusion

On le voit, la figure du prolétariat est complexe. Pour la saisir, il faut prendre en compte la spécificité de sa formation nationale et donc la mettre obligatoirement en relation avec l’idée de peuple. Mais, selon Marx, il faut aussi, à terme, viser une émancipation qui sache dépasser les barrières nationales et les antagonismes, sans unifier pour autant les voies politiques, ni les cultures au sein d’un scénario unitaire, préécrit, de dépassement du capitalisme. L’attention à la périphérie non-occidentale du capitalisme, dont les enjeux se révéleront pleinement dans le cadre des décolonisations du XXe siècle, se trouve déjà chez Marx lui-même, qui envisage que des sociétés puissent passer au communisme sans passer par le capitalisme, faisant ainsi l’économie de sa violence sociale et de sa barbarie coloniale.

Au total, on peut conclure que le prolétariat n’est pas une catégorie sociologique stable, encore moins le nom d’un sujet de l’histoire unifié, mais une construction dynamique, toujours définie par son antagonisme avec certaines classes et ses alliances avec d’autres classes sociales. Cet antagonisme autant que ces alliances sont à concevoir avant tout comme des constructions politiques, selon une perspective stratégique qui fera parfois défaut au marxisme ultérieur mais sera reprise par certaines de ses composantes.

Et c’est en raison même de cette plasticité de la notion, que la catégorie de peuple se maintient, en vue de penser le caractère toujours national d’une telle construction. Pour autant, le peuple n’est jamais lui non plus une entité substantifiée ou figée. C’est donc bien la dialectique prolétariat-peuple, soumise à l’examen précis de ce qu’elle est dans chaque situation historique, qui fait sens, c’est-à-dire qui ouvre (ou qui referme) des perspectives politiques d’émancipation qui, elles, visent bien, au bout du compte, l’humanité tout entière.

 

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références

1

Jacques Guilhaumou, «De peuple à prolétaire(s): Antoine Vidal, porte-parole des ouvriers dans L’Echo de la Fabrique en 1831-1832», Semen, n° 25, 2008, p. 101-115

2

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, « Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », trad. A. Baraquin, Paris, Editions sociales, 1975, p. 211.

3

Ibid., p. 199.

4

Ibid., p. 201.

5

Ibid., p. 211.

6

Karl Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, trad. G. Cornillet, Paris, Messidor/Editions sociales, 1986, p. 83.

7

Ibid., p. 72.

8

Ibid., p. 106.

9

Ibid., p. 83.

10

Ibid., p. 83. 

11

Kevin B. Anderson, Marx at the MarginsOn Nationalism, Ethnicity and Non-Western Societies, Chicago, The University of Chicago Press, 2010.

12

Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, vol. X, trad. G. Badia et J. Mortier, Paris, Editions sociales, 1984, p. 232.