PAGES PROLETARIENNES

mardi 7 février 2023

STALINISME et MISERE DE LA VIOLENCE OU VIOLENCE DE LA MISERE




Une révolution est-elle destinée à être un cortège de massacres et de crimes abominables?

Une révolution doit-elle automatiquement aboutir au chaos?

                                        À la     mémoire de Salvador Puig Antich

C'est sûr, toute ma vie ne me suffirait pas pour critiquer et analyser les tonnes de livres déversés pour saloper et détruire l'histoire et les acquis politiques de la révolution internationale commencée et morte en Russie, mais le livre de Werth innove, s'élève au-dessus des autres, malgré le parti pris bourgeois classique de démolir systématiquement l'expérience bolchevique et le génie de Lénine. Il contient d'utiles réflexions que nous pouvons intégrer sur les aléas, les conjonctures et conjectures de cette expérience historique et prolétarienne, de même pour sa capacité à dépasser les simplismes de l'anti-stalinisme, aussi crétins que l'anti-fascisme.

"Nicolas Werth explore les méandres de l'univers soviétique sous Staline.Il montre en quoi le stalinisme, dans la suite logique du léninisme, impose une ligne du parti fixée d'en haut, expérimente une véritable ingénierie sociale et propose aux Soviétiques la vision d'un monde peuplé de forces bonnes - les staliniens - et mauvaises - tous les autres, à noyer dans le sang.Mais cette extraordinaire violence du système ne se nourrit-elle pas d'une frustration permanente à contrôler un corps social éclaté ?". Nous explique la publicité de sa maison d'édition. "Une nouvelle manière de penser le stalinisme", nous dit le quatrième de couverture; certes et le contenu de l'épais ouvrage est riche d'une période inexplorée et finalement occultée par la fixation sur le seul "paranoïaque" Staline et ses goulags camps de concentration; il contient aussi et surtout une explication du phénomène de la dégénérescence jamais abordé par nos "gauches communistes", premières opposantes au stalinisme, dont les successeurs se contentent de la notion d'asphyxie et d'isolement1, et de plus parce que les informations et les données d'époque n'ont pas été disponibles pendant des décennies. Lire l'ouvrage sur ce plan, confirme bien sûr les analyses des "gauches communistes", mais fournit des éléments plus concerts et détaillés que la simple dénonciation du stalinisme comme dégénérescence dans l'isolement de la révolution en Russie.

Or le membre de phrase "le stalinisme, dans la suite logique du léninisme" n'est pas seulement faux mais pas démontré dans l'ouvrage, comme quoi les petits bureaucrates anonymes de la commercialisation éditoriale peuvent écrire n'importe quoi, pour faire vendre.

TOUTE REVOLUTION N'EST-ELLE QU'UN MASSACRE ET UNE TERREUR SANS FIN?

Werth qui se flatte d'emblée d'avoir fait partie de l'équipe réactionnaire du "livre noir du communisme" mais pas du livre sanglant du capitalisme, donne le ton des historiens toujours du côté des "blancs"2, en nous répétant à plusieurs reprises des exactions "violence d'en bas" du peuple en furie et des "marins de Kronstadt": "yeux crevés, oreilles coupés, langue arrachée, viol et castration"3. Ambiance terrorisé garantie pour le lecteur sensible et croyant à la parole "historienne".

Par contre une remarque est intéressante, et ne généralise pas à tout le prolétariat ni aux paysans les exactions. Il pointe du doigt des violences "dont les principaux propagateurs furent les millions de déserteurs de l'armée russe en décomposition" (p.27). On retrouvera cette même violence et sadisme chez les milliers de libérés des goulags au milieu des années 1950, vers la fin du livre. Werth fait même à plusieurs reprises preuve d'objectivité en signalant de l'admiration parfois du côté bourgeois; ainsi le prince Lvov, chef du premier gouvernement provisoire, déclare dans un de ses premiers discours: "L'esprit du peuple russe s'est révélé être, par sa nature même, un esprit universellement démocratique. Il est prêt non seulement à se fondre dans la démocratie universelle, mais à en prendre la tête sur le chemin du Progrès jalonné par les grands principes de la Révolution française: Liberté, Egalité, Fraternité".

Bien des évocations des violences d'en bas et d'en haut, sans explication ou réflexion, forcément intéressantes concernant ces deux notions; la violence sous le tsar est d'en bas, sous Staline surtout d'en haut, tout en démontrant le contraire dans ce cas-là. Il y a des révélations incontestables, qui mettent à mal le processus de désertion des soldats rentrant chez eux, dans la version mythique des militants dévôts de la révolution russe. La réalité est le chaos de soldats-chômeurs qui rentrent au pays pour piller, se livrer à des viols collectifs, pogroms, etc. Au cri peu humain de "à mort les bourgeois!", comme le rêve Mélenchon en pointant du doigt les 43 milliardaires français.

Mais Werth en rajoute aussitôt une couche, s'appuyant sur le bolchevique renégat Martov, parvenu à la conclusion "que le bolchevisme pouvait être avant tout caractérisé avant tout comme l'expression politique de la culture de guerre et de violence dont étaient porteurs, en 1917, les paysans soldats"4. Et de citer Martov sans honte écrivant en 1920: "La guerre est le terreau du bolchevisme, elle alimente la terreur bolchevique, fais vivre le bolchevisme comme système économique monstrueux, comme monstrueux système de gouvernement asiatique". La guerre a été le terreau de la révolution, doit-on plutôt dire pour l'époque, et heureusement que les masses, pas seulement les bolcheviques, y ont mis fin. La question de la gestion est plus complexe et on y reviendra plus loin, contredisant l'imbécilité de Martov. Et d'ajouter Gorki dénonçant une "explosion d'instincts zoologiques, mais Gorki vise, contrairement à ce que pense utiliser Werth, la violence d'en bas, dans un cadre de brutalisation générale "réactivant la violence naturelle, profondément enracinée dans les profondeurs de la paysannerie, du peuple russe". Le poids de la paysannerie arriérée n'est pratiquement jamais pris en compte, aussi par nos amis maximalistes, qui sera probablement en premier lieu un facteur aggravant l'isolement de la révolution trois à quatre années plus tard; certains en sont venus à penser, dont moi que, comme la Commune de Paris, Octobre 17 avait un caractère prématuré, mais ce n'est l'une des raisons de leurs échecs qui empêchent d'en saluer l'aspect novateur et révolutionnaire. De même, le radotage sur la guerre mère de la révolution m'a toujours fait tiquer, n'a-t-il pas suffi à la bourgeoisie mondiale, de faire cesser (temporairement) la guerre pour mieux isoler la révolution russe? N'est-ce pas le jeune Trotski qui écrivait en 1905: "Une révolution engendrée par la guerre est une révolution impuissante"?5

En situation de guerre il faut un Etat fort...

Les bolcheviques sont chargés de tous les péchés du monde, mais malgré ses incessantes remarques pour les décrédibiliser, Werth ne peut s'empêcher de comprendre qu'ils ne pouvaient pas...faire autrement. Pour preuve cette déclaration au tout début d'un ministre du gouvernement provisoire, économiste libéral, fervent partisan jusque là de la décentralisation de l'économie de marché: "Il nous faut restaurer l'autorité de l'Etat, mettre en place une régulation étatique de l'économie nationale...Il nous faut du blé, soit de gré, soit de force"(p.52). Il s'arroge de rectifier à la fin de la page qu'on allait vers un type inédit de "super-Etat", à la fois primitif et brutal"(répété plusieurs fois). Circulez! Un autre auteur va aussi dans le sens du ministre précédent:"Le nouveau gouvernement (bolchevique) a commencé à restaurer l'appareil d'Etat, à remettre de l'ordre, à lutter contre le chaos. Dans ce domaine, les bolcheviks font preuve d'énergie, je dirais plus: d'un indéniable talent". Redémolition en fin de page, et du type complotiste: "Le bolcheviks réussirent... parce qu'ils avaient un projet politique, fondé sur le culte de l'Etat fort, sur la terreur comme instrument primitif, mais efficace, de construction de l'Etat... habile instrumentalisation des tensions sociales et nationales et de promotion de tous ceux qui les rejoignaient...". Tout est faux, Lénine avait dit: "on s'engage et puis on voit", plus qu'au temps de Staline, tout a été improvisé, et ce n'est que longtemps après qu'on comprendra que la place du parti n'était pas dans l'Etat; mais pour conclure cela, il a bien fallu que le parti bolchevique fasse cette expérience, et il était inévitable qu'il en passe par là, et on peut affirmer qu'il a tout de même sauvé (provisoirement) la société russe du chaos et de la décomposition. Werth ne s'aperçoit pas qu'il se contredit dans un paragraphe suivant, nul complotisme bolchevique donc mais: "improvisations et opportunisme". Sur le plan de ;la violence le parti n'est pas responsable de tout en plus...

Les "années matricielles" du bolchevisme doivent prendre "l'interaction entre la violence politique"d'en haut" (telle qu'elle se dévoile à travers nombre de textes de dirigeants bolcheviques...des appels au meurtre et à l'extermination) et les violences sociales "d'en bas"; issues de la double brutalisation aux effets cumulatifs:la violence paysanne traditionnelle, partiellement transplantée en milieu urbain (à cause notamment) des immenses brassages de population induits par la guerre et les migrations de réfugiés) et la brutalisation généralisée des comportements sociaux résultant du premier conflit mondial" (p.59).

Werth va nous faire ensuite une apologie des auto-administrations paysannes à faire rêver les lecteurs de la librairie Publico, mais se foutant complètement de l'approvisionnement général et centralisé. Pourtant deux page plus loin il nuance la politique des ploucs en nous dévoilant qu'au contraire, de nombreux jeunes paysans sont immédiatement séduits par le programme bolchevique qui, après avoir participé aux comités de soldats:

"Revenus des tranchées traumatisés, brutalisés, souvent armés, ils étaient bien décidés à rompre, y compris par les méthodes fortes, avec l'autorité pesante du chef de famille, et "du passé à faire table rase". Pour eux, le bolchevisme était à la fois révolte contre l'ordre traditionnel et promesse de modernité émancipatrice".

Voilà Werth tout à coup, à nouveau acquis au bolchevisme en désignant l'incurie des "Blancs": "Par delà ces violences (largement partagées – les Blancs, eux aussi, réquisitionnaient sans ménagements, recrutaient de force, avaient recours à la terreur contre les "bandits verts"6, mais ils ne parvinrent jamais à mettre en place un encadrement administratif durable, incapables qu'ils étaient de penser, en particulier, le lien entre la sphère militaire et la sphère étatique), les bolcheviques organisèrent un système d'encadrement et de contrôle et ouvrirent largement les chenaux d'intégration et les voies de promotion à ceux qui les rejoignaient".

A la fin du chapitre trois, Werth fait planer l'ombre de la dégénérescence avec une classe ouvrière et un parti "noyé dans l'océan paysan", mais pour nous balancer que l'expérience fondatrice jusqu'en 1922 n'était qu'une "étape héroïque à dépasser", donc le premier volume du stalinisme, quoique sans l'avoir démontré.

Dans les chapitre suivants on saute, carrément... en 1930 ! Face aux milliers de révoltes paysannes, le pouvoir stalinien est bientôt contraint de reculer. Loin d'être la contre-révolution sûre d'elle-même, que tant de militants ont rabâché des années durant, c'est encore un régime faible qui recule et proclame une pause dans les collectivisations accélérées. En 1922, le mouvement nationaliste ukrainien et les cosaques avaient été aussi un frein. Plus de 60% des troubles ont lieu en Ukraine, région céréalière et stratégique (sic).

En 1930, l'insubordination sociale se généralise; 14.000 émeutes ou actes de terrorisme sont commis individuellement ou en petits groupes de paysans. Des milliers de "représentants du pouvoir soviétique" sont massacrés, mais un million et demi de paysans sont expropriés, 20.000 fusillés. Un groupe de paysans expédie une lettre à Staline: "Si, un jour prochain, il y a la guerre, la première balle sera pour vous salauds".

Le "groupe stalinien" a recours à une "culture défaitiste et apocalyptique", qui nous fait penser inévitablement penser au Poutine d'aujourd'hui. Durant l'été 1927, avait été instrumentalisée une "psychose de guerre" pour se débarrasser de l'Opposition unifiée, et pour contrer le nationalisme ukrainien qui déclare: "On ne va pas aller se faire tuer pour le pouvoir des Moskali et des youpins! Qu'une guerre éclate, qu'on nous donne des armes et on se battra contre eux pour une Ukraine aux ukrainiens:" (p.104)

LA MENACE DE GUERRE UN ELEMENT FONDAMENTAL POUR L'AFFIRMATION (nationaliste) DU STALINISME

Comme en 2023 on pense que la guerre va solutionner tout; dans les chiottes des usines à Moscou on peut lire: "Vivement une guerre qui chassera les youpins, les chefs et les communistes qui font passer devant le tribunal l'ouvrier qui a 20 minutes de retard au travail". C'est à la fin des années 1920, et donc pas au temps de Lénine vivant que le thème du "danger de guerre", de "l'encerclement capitaliste" (qui vient justifier une théorie...nationaliste de l'isolement), devient une des leitmotive de la propagande stalinienne". Tel Poutine, Staline n'hésite pas à jouer du "syndrome de la Russie battue". L'instrumentalisation de la "psychose de guerre" par le groupe stalinien est vivement combattue par Boukharine, Rykov, Tomski qui soulignent le danger de "jouer avec le feu" (p.110).

Werth saute en 1941pour signaler que depuis les années 1930 le groupe stalinien pourchasse les défaitistes. Certains souhaitent la défaite de l'URSS quitte à lui préférer le régime nazi qui les débarrasserait de ce régime soviétique honni. Ce qui permet au groupe stalinien de prétexter combattre pour la survie et la défense de la Nation. L'arme de la faim servira à briser le nationalisme ukrainien. L'oppression de la paysannerie a pour but de répondre aux besoins de "l'Etat prolétarien"7

La paranoïa de Staline une explication psychologique pas politique...

Contrairement à tant d'historiens complotistes américains (Robert Conquest et Cie), on n'assiste pas à une exploittaion planifiée d'un despote paranoïaque: "Au contraire, après l'annonce à Moscou d'une "campagne" aux objectifs d'ailleurs souvent vagues, les fonctionnaires locaux "interprétaient" les ordres à leur guise, y obéissaient ou non, faisaient du "zèle", ou tentaient de "saboter" l'initiative". Les processus se déroulaient de manière incontrôlée, reflétant des conflits sociaux occultés, des violences sociales latentes, l'existence de structures de pouvoir locales, clans et autres "cliques" sur lesquelles le Centre n'avait aucune prise (...) Staline était un dictateur faible: jusqu'à la fin des années 1930, il n'avait pas à sa disposition un appareil capable de mettre en oeuvre ses instructions" (p.171).

L'essence du stalinisme selon Moshe Lewin c'est: "un sentiment d'impuissance, qui se développe dans le cercle étroit des plus haut dirigeants, puis chez le dirigeant suprême. Plus le pouvoir central se renforce, plus ce sentiment d'impuissance persiste et s'accroît" (p.174)

Puis Werth redevient ami des bolcheviques, comme si l'impuissance provisoire de Staline était comparable: "Dès leur arrivée au pouvoir, les bolcheviques eurent le sentiment aigu de la précarité des instruments de contrôle étatique à leur disposition. L'Etat dans la théorie léniniste, devant disparaître, les dirigeants bolcheviques n'avaient guère développé d'analyses approfondies de la bureaucratie (...) Ayant renoncé, après une brève phase "gauchiste" à leurs chimères sur la "disparition de l'Etat", les bolcheviques furent contraints, faute de cadres, de "bricoler", dans l'urgence et l'improvisation leur armée et leur administration avec des "spécialistes" de l'Ancien régime ralliés, mais toujours suspects". Malgré l'interdiction des fractions au sein du parti, celles-ci existaient au plus haut niveau.

LE POPULISME STALINIEN ET LA PARODIE DE LENINE

"Comme le remarqua Lénine au Xe congrès en 1922, les cadres d'Ancien régime "d'origine bourgeoise", ou les bolcheviques de la dernière heure "bureaucratisés", n'étaient-ils pas responsables du fait que "la voiture ne va pas où le conducteur veut la faire aller? C'est un thème que Staline allait développer à satiété dans les années 1930, pour expliquer que, la ligne politique ayant été tracée, "90% des difficultés provenaient de l'absence d'un système organisé de contrôle sur l'exécution des décisions". Dans ses notes d'un économiste, en 1928, Boukharine avait pronostiqué qu'avec la collectivisation forcée tout cela allait conduire à un Moloch bureaucratique qui "n'était pas en germe dans le bolchevisme léniniste". Cela Werth se passe de le commenter (p.178).

La supercherie et le double langage de Staline s'adressait plus habilement à une classe ouvrière rentrée dans le rang que Poutine face à sa population indistincte: "Le refus de la délégation de pouvoir était motivé par une méfiance croissante du "patron" Staline vis à vis... des "bureaucrates", thème obsessionnel de sa correspondance".

"En septembre 1936, après avoir nommé Ejov à la tête du NKVD, Staline engagea une vaste campagne anti-bureaucratique, populiste et policière contre les cadres industriels soupçonnés de dissimuler les capacités réelles de production".(p.189) "La stratégie populiste, manière singulière pour le Guide de communiquer avec les masses, par-dessus la tête de la bureaucratie" (dixit Poutine qui s'en inspire visiblement).

Comme Arlette Laguiller, Staline opposait : "les petites gens, les simples membres du parti autrement plus près de la vérité que certains grands seigneurs" (p.272).

"L'appel populiste aux militants de base, encouragés à dénoncer leur hiérarchie, s'avère néanmoins une arme à la fois inefficace et difficile à manier. Jusqu'en mai-juin 1937, les bureaucraties communistes locales, dirigées par des "petits Staline", parvinrent à museler les critiques de la base, à préserver leurs "cercles de famille" et les vagues prérogatives acquises durant les années où le régime n'avait pas clairement défini les attributions de ces appareils proliférants chargés d'encadrer et de contrôler le corps social".

UNE GRANDE TERREUR FUITE EN AVANT

"Loin d'être un projet soigneusement planifié, mis en place par Staline à partir de l'assassinat de Serguei Kirov et révélant la paranoïa d'un dictateur tout puissant, la "Grande Terreur" aurait été une sorte de "fuite en avant vers le chaos" (...) Le processus se serait alors emballé de manière anarchique et incontrôlée, reflétant des violences sociales latentes, des réglements de compte, des conflits entre les clans et les cliques locales. Par bien des aspects, le développement de la "Grande Terreur" aurait anticipé le tour pris, trente ans plus tard, par la "Révolution culturelle" chinoise" (p.206). C'est pas une question d'anticipation, c'est une constante au Xxe siècle, tout régime autarcique conduit à des holocaustes!

Werth a raison de souligner finalement que, un peu comme chez nous l'épopée napoléonienne ou la résistance nationale en 43-45, les procès staliniens des années 1930, avec leur aspect populiste, de répression "contre les élites", restent dans la mémoire d'un peuple derrière Poutine dans la même conformité nationaliste: "Evénement-spectacle, mais aussi événement-écran, ces procès publics ont occupé – et occupent toujours – une place centrale et disproportionnée dans la mémoire populaire et savante de la "Grande Terreur" (p.270).

Werth, qui ne connait rien à la guerre d'Espagne retombe dans l'explication paranoïaque: "la guerre d'Espagne ou, plus exactement, l'interprétation que faisait Staline des défaites des Républicains espagnols, victimes, selon lui, de leur inaptitude à se défaire des "espions" infiltrés dans leur rang, joua un rôle capital dans la diffusion du thème de la "cinquième colonne"". (p.282) C'est des conneries, le plus grave est omis, le soi-disant parano assassine dans le dos la révolution espagnole, dernier acte sanglant contre le prolétariat mondial.

UNE ABSENCE DE CRITIQUE DU STALINISME DANS LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE

Le chapitre 15 montre en effet l'affirmation du patriotisme stalinien et l'impéritie de l'Etat face à la surprise hitlérienne. Le chapitre aurait pu examiner les conditions du retour à la guerre mondiale et de la participation du régime stalinien à celle-ci. Rien. Comme dans l'insipide "livre noir du communisme", on nous aligne les chiffres faramineux du monde de tués et déportés. Aucune indignation concernant l'immense chair à canon sacrifiée pour le patriotisme stalinien, ni mention de la connerie de Staline surpris en 41 par l'invasion allemande, ni des troupes du NKVD chargées de tirer dans le dos des soldats au Front ou réticents à s'exposer à la mort inutile.

Il eût été en outre déstabilisant pour un historien du côté des "Blancs" et surtout de la version US, de nous expliquer pourquoi la bourgeoisie occidentale avait perdu tout intérêt à faire tomber le territoire russe. Tout simplement parce que Staline "faisait le boulot", assumait une contre-révolution terroriste, et, comme ce sera le cas après Yalta, servira à servir de repoussoir, en Occident, à tout renouveau d'un espoir en vue d'une société réellement communiste.

Aucune allusion à la supercherie de la bataille de Stalingrad. Comme pour l'Ukraine aujourd'hui, si la bourgeoisie américaine n'avait pas fourni des milliers de tanks made in USA (repeints aux couleurs russes comme l'avait dit Souvarine) puis le prêt-bail; choses maintenues sous le boisseau durant 50 ans et peu d'historiens invoquent cet arrangement ni ne réfléchissent sur l'intérêt qu'a eu le capitalisme, au plan idéologique, à laisser survivre le glacis russe; quoique la contre-révolution après-guerre n'ait duré que vingt ans (de 1945 aux sixties).

A la fin, avec la gloriole de l'Armée rouge "qui nous a libéré du nazismé" (quoique grâce aux tanks US), le régime stalinien en sort grandi et encore plus bluffeur:

"Cette hantise de la guerre, à la hauteur du traumatisme qu'avait été la Grande Guerre patriotique, allait être durablement instrumentalisée pour "faire passer" des mesures d'austérité, ainsi qu'un certain nombre de grands choix économiques en faveur du développement du "complexe militaro-industriel". Cette politique présentait un autre avantage de taille: maintenir la population dans des conditions d'existence matérielle si précaires qu'elles s'épuisent et découragent toutes les aspirations au changement nées dans les épreuves de la guerre" (p.377).

Werth n'a jamais entendu parler des exigences patriotiques de "reconstruction" dans tous les pays, et des illusions de la plupart des révolutionnaires prolétariens quant à une nouvelle révolution sortant de la guerre.

POURQUOI LE DEGEL ET LE DEBUT DE LA FIN DES GOULAGS?

"En l'espace de quelques années (1953-1956), le Goulag fondit des deux tiers". Pourquoi? A cause des insurrections en Allemagne de l'Est en 53 et en Hongrie en 56? Werth ne se pose pas cette question en tout cas. Il nous parle plutôt "des émeutes de masse dans un certain nombre de camps tenus à l'écart de l'amnistie (...) Ces réactions, visiblement inattendues, prirent souvent de court les autorités judiciaires et les appareils bureaucratiques, rapidement débordés. Enfin, le retour massif de détenus et de déportés fit remonter à la surface bien des tensions enfouies durant la "glaciation" stalinienne". De là à parler de réveil du prolétariat, on verra que c'est oiseux. Souvent ce sont plutôt des révoltes plus ou moins téléguidées par des réseaux nationalistes ukrainiens ou baltes. Il y a malgré tout une forme de grève dans les goulags, un véritable "refus du travail des détenus". Le coût d'entretien et de surveillance d'un détenu est surtout devenu prohibitif, le salaire des matons était plus élevé que le salaire – dérisoire – versé à un travailleur "libre".

"La crise du Goulag – et les tentatives avortées de dégraissage – du système concentrationnaire – éclairent d'un nouveau jour la grande amnistie du 27 mars 1953, décrétée trois semaines après la disparition de Staline". Les libérations ne sont pas glorieuses et ajoutent au chaos:

"Nous avons décrit ailleurs les innombrables incidents (agressions, pillages, viols collectifs, meurtres) et affrontements avec les forces de l'ordre qui accompagnèrent le "Grand retour" de plus d'un million d'amnistiés, libérés sans pécule de sortie ni ravitaillement, excédés d'attendre parfois des semaines durant, le convoi ferroviaire ou fluvial spécialement affrété par l'administration pénitentiaire qui devait les ramener sur le "continent". Les ouvriers des villes ont peur de l'arrivée de ces voyous, voleurs et tueurs: "Dans certaines villes, des pétitions se mettent à circuler parmi les "collectifs de travailleurs" demandant le retour de la peine de mort pour les agressions à main armée et les homicides" (p.441). "En juillet 1953, près d'un demi-millions d'amnistiés étaient toujours sans travail (...) Pour les autorités, cependant, les "désordres" les plus inquiétants étaient ceux qui, à partir de l'été 1953, se produisirent dans les camps (...) éclatèrent une quarantaine d'émeutes ainsi que trois grandes révoltes dans les grands ensembles concentrationnaires du Goulag". Pas spécialement ouvrières ni révolutionnaires ces révoltes ont plusieurs causes ou but. Il y a les réseaux nationalistes baltes et ukrainiens, la temporisation provisoire des "autorités" et la promesse de réexaminer tous les dossiers. Parmi les détenus, les Tchétchènes et les Ingouches constituent le contingent "le plus incorrigible qui soit", ils sont fanatisés par le panislamisme. Des pétitions de paysans circulent pour demander à l'Etat d'empêcher le retour des dangereux Tchétchènes et des Ingouches; ils nous disent: "Maintenant qu'on est de retour, on va diriger nous-mêmes notre propre République. La terre nous appartient, vous les Russes vous n'avez rien à faire ici". Les mollahs sont ici tout puissants. Nos femmes et nos enfants russes sont terrorisés".

Quand enfin, Werth consent à nous parler de 1956 c'est comme conséquence accessoire pas la partie probablement la plus importante du dégel: le nouvel "optimisme Khrouchtchévien" consécuitif au Xxe congrès, fut brutalement confronté aux événements de Pologne et de Hongrie. Dès lors le discours sur l'intégration des "nationalistes" changea radicalement (...) les arrestations des "nationalistes" désormais de plus en plus isolés parmi la population aspirant à la paix civile, reprirent de plus belle", sans qu'on sache si c'était vraiment des nationalistes ou des ouvriers en colère.

Le cheminement du dégel conclut Werth avait un objectif principal: "ne pas déstabiliser le système politique, ne pas faire remonter à la surface les tensions sociales ou ethniques durant l'époque stalinienne". Déstabilisation qui ressurgira quarante années plus tard.

On lira avec intérêt le chapitre 19 qui est un document inédit "pré-rapport secret" où on peut lire, en souriant que le Lénine (de la machine étatique qui nous échappe) ressort de sa tombe pour hanter les nuits des pâles bureaucrates qui ne veulent pas embaumer Staline, à travers leurs étranges questionnements, si proches de n'importe quel maximaliste hésitant de nos jours:

"Comment présenter le rôle de Staline? Comment expliquer ce qui s'était passé? A partir de quand Staline avait-il "dévié"du marxisme-léninisme? A partir de 1922-1923 (quand Lénine mettait en garde le parti contre Staline) ou plus tard?"

Il faut lire le "résumé du travail"de la réunion du praesidium de CC du PCUS en vue du rapport Krouchtchev, super édifiant comment les bureaucrates déconfis tentent de se réapproprier Lénine, en laissant de côté leur lamentable soumission à Staline pendant des décennies, et leur complicité dans les massacres.

En conclusion tout ce qu'on vient de lire démontre qu'une réédition de la révolution russe est impossible. On peut continuer à souhaiter à une révolution simultanée, qui s'étend à plusieurs pays, qui montre l'exemple. Mais une chose est sûre, aucune révolution prolétarienne ne peut réussir dans un pays à majorité paysanne. Aucune révolution digne de ce nom ne pourra plus se livrer à des chasses à l'homme, ni torturer ou tuer sauvagement des hommes qui ne sont que les exécutants d'institutions capitalistes iniques qui elles sont à détruire. Contrairement aux à-peu-près de Werth, et à des cas malheureux de lynchage, la violence individuelle ni la vengeance ne sont des méthodes de la classe ouvrière.

L'intégration d'immenses masses de non-prolétaires implique aussi qu'on en finisse avec le critère discriminant lancé à tout va : bourgeois/prolétaires. La conviction ne doit pas devenir une obligation, ni le débat un terrorisme permanent.

Aucun des militants historiques des "gauches communistes" n'auraient été capables de gérer un Etat, et si les bolcheviques ont eu tort de croire que leur place était dans l'Etat, ils ont eu raison de montrer qu'on aura besoin de spécialistes, même bourgeois, pour prétendre réaliser l'architecture de la société future.



NOTES


1Le CCI en particulier, avec une centaine d'articles en 50 ans, n'a jamais abordé sur le fond ce qui a aidé le stalinisme a tenir si longtemps, et que nous révèle Werth. Il faut tenir compte chers camarades disparus aussi des avancées de la recherche historique, surtout d'autant plus qu'elle ne remet pas en cause les grandes généralités que vous avez ressassée si longtemps, tout en confirmant la complicité honteuse des trotskysmes et staliniens franchouillards avec le règne de la terreur de "l'Etat ouvrier" dégénéré, mais ouvrier quand même; cliques qui nièrent les goulags même à l'époque de leur révélation. Lire : "L'isolement c'est la mort de la révolution" Revue Internationale le 14 février 2006 https://fr.internationalism.org/revorusse/chap3a.htm

2Je signale pour les éventuels wokistes racialistes qui me liraient que les "blancs" n'ont rien à voir avec les blancs en général ni les colonialistes mais sont les bourgeois et les armées contre-révolutionnaires qui se dressent à chaque fois contre les révolutions. Je ne développerai pas ici, comme dans mon article précédent contre un auteur falsificateur de 1917, le pourquoi la plupart des historiens de la révolution russe et du stalinisme se situent du côté du tsar ou des conservateurs, en partie, minimisant la barbarie de la guerre mondiale comme des siècles d'esclavage, vous le savez. Werth ne néglige pas au passage de signaler que les "Verts" (sic) autre surnom des "Blancs" se livraient eux aussi à des déportations massives de civils et exécutions d'otages (p.50)

3Les "violences les plus graves" "perpétrées par les marins de Kronstadt qui mutilèrent et assassinèrent des centaines d'officiers (la marine était connue pour la dureté de ses règles disciplinaires et discriminatoires"; c'est très partial et répété à deux reprises comme affirmation et en même temps contradictoire, typique d'un historien "blanc", car il est obligé de rappeler les conditions ignobles des marins sous le régime du tsar; or "les violences les plus graves" avaient déjà été la guerre mondiale ("les abattoirs mondiaux de la guerre impérialiste") puis comme l'auteur le démontre amplement depuis plusieurs livres (dont L'ivrogne et la marchande de fleurs, espérant faire le buzz comme naguère BHL), les massacres sous le stalinisme.

4On pense à Danton, effarouché face à la violence populaire d'en bas, et demandant à ses collègues d'en prendre la tête, afin de ne pas être massacrés à leur tour. Or, dans le cas de la minorité bolchevique il n'y a jamais eu apologie de la violence aveugle des ploucs et des marginaux anarchistes.

5Trotski sera pourtant un ministre d'Etat sans complexe quand prônera la "militarisation du travail" et l'interdiction des grèves puis lorsqu'il déclarera: "créer l'armée, c'est créer l'Etart". Gorki ne fait pas confiance à l'armée; peu avant de se rallier aux bolcheviques, n'a pas tort de constater: "Il serait naïf et ridicule d'exiger du soldat redevenu paysan qu'il adopte comme religion l'idéalisme du prolétaire et qu'il implante le socialisme prolétarien dans son mode de vie campagnard (...) La Révolution s'avèrera impuissante et périra" (p.46). Les soldats-paysans ont été finalement moins nombreux qu'on ne l'a imaginé; il y eût 4 millions de déserteurs, et "l'Armée rouge" ne dépassa jamais 500.000 hommes!

6Werth n'est pas explicite à cet endroit, les "bandits verts" étaient des bandes armées incontrôlables, mais qui avaient un point commun avec les "blancs", l'anti-bolchevisme.

7Ainsi que le formule Molotov: "Un vrai bolchevique doit mettre les besoins de l'Etat prolétarien à la première place".(p.125)