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jeudi 21 avril 2022

CRISE DE LA GUERRE TRADITIONNELLE : épisode 1914

 

1er octobre 1916 fraternisations

UNE GUERRE PAS VRAIMENT COMME LES AUTRES

 «Existe-t-il des données concrètes permettant de savoir comment, avant la guerre actuelle et en prévision de celle-ci, les partis socialistes envisageaient leurs tâches et leur tactique? Oui, incontestablement. C’est la résolution du Congrès socialiste international de Bâle de 1912, que nous reproduisons, avec la résolution du congrès social-démocrate allemand de Chemnitz [le congrès de Chemnitz, en septembre 1912, avait voté une résolution condamnant la politique impérialiste et la marche à la guerre] de la même année, comme un rappel des “paroles oubliées” du socialisme.» 

Lénine : La faillite de la IIe Internationale», 1915.

«D’une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d’y songer. Mais il peut en sortir aussi pour une longue période des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer sur ce coup de dé sanglant la certitude de l’émancipation progressive des prolétaires, la certitude de la juste autonomie que réserve à tous les peuples, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie européenne…»

Jean Jaurès

 «A propos de la lutte contre le danger de guerre, je pense que la plus grande difficulté est de vaincre le préjugé que c’est là une question simple, claire et relativement facile. “Nous répondrons à la guerre par la grève ou la révolution”, voilà ce que disent généralement à la classe ouvrière les leaders réformistes les plus en vue. Et, très souvent, le radicalisme apparent de ces réponses satisfait, tranquillise les ouvriers, les coopérateurs et les paysans. Peut-être la démarche la plus juste serait-elle de commencer par réfuter cette opinion de la façon la plus catégorique: déclarer que surtout maintenant, après la guerre récente, seuls les gens les plus sots ou les menteurs avérés peuvent assurer que pareille réponse à la question touchant la lutte contre la guerre a quelque valeur; déclarer qu’il est impossible de “répondre” à la guerre par la grève, de même qu’il est impossible de “répondre” à la guerre par la révolution au sens littéral, le plus simple de ces expressions.»

Lénine

«Le recul de l’animosité envers l’ennemi n’apparaît pas immédiatement subversif (nous l’avons vu : ni volonté de paix immédiate, ni “fraternisation révolutionnaire”), mais il conforte le sentiment d’une certaine similitude des conditions entre adversaires, qui rend d’autant plus manifeste la durée de la guerre d’usure ».

François Lagrange (historien)

DES ARGUMENT PATRIOTIQUES assez limités...

« Quand vos combattants, qui doutent dans leurs consciences obscures de la bonté de leur cause, sentiront fléchir leur courage à l’idée de mourir pour l’accomplissement de desseins qu’on n’ose formuler, le drapeau tremblera dans leurs mains, tandis que le nôtre dominera la bataille, appelant tous les cœurs au sublime sacrifice pour l’âme et le corps de la Patrie « . Georges Clemenceau (« Les deux drapeaux », L’Homme libre, 6 août 1914)
L’art de manipuler les masses était connu bien avant 1914. Pour autant, on hésitait souvent à recourir à ce procédé tant on considérait qu’introduire sciemment un poison dans l’esprit humain était déloyal. D’aucuns prétendaient même que vouloir détruire l’âme de son ennemi était moralement plus condamnable que de vouloir le tuer. La Grande Guerre changea radicalement cette perception puisque, dès son commencement, l’opinion publique fut manipulée de manière accélérée sur décision des gouvernements ou à l’initiative de comités privés créés à cette fin1.
La guerre est traditionnellement une période où l’opinion publique a soif d’information, tandis que les gouvernants s’emploient à mobiliser puis à fédérer les énergies pour remporter la victoire. En 1914, la législation internationale étant lacunaire dans le domaine de la propagande, ces derniers furent tentés de peser sur le comportement de leurs concitoyens. On réfléchit donc à la mise en place de structures bureaucratiques capables de délivrer une information, non seulement filtrée mais aussi orientée, dans un souci d’embrigadement des masses . Or c’est précisément à cet instant que la propagande commence, c’est-à-dire quand on décide d’influer sur les opinions publiques ou sur l’attitude des foules en manipulant la perception qu’elles se font de leur environnement. Il est possible de contrôler l’opinion en utilisant des symboles significatifs, en racontant des histoires, en colportant des fausses nouvelles et en diffusant photographies ou autres moyens de communication sociale.

Bien des similitudes entre le déclenchement de la boucherie de 1914 et le début de « l'opération spéciale » en Ukraine. A la veille de 1914, le premier objectif fut de faire porter la responsabilité de la guerre à l’adversaire, suivant l’exemple du Petit Journal qui, le 3 déjà, avait désigné le « machiavélisme de la diplomatie allemande » comme unique facteur déclenchant des hostilités.

Pour toucher un maximum de personnes dans un laps de temps réduit, la propagande de 1914 se sert de différents supports : discours, articles de presse, brochures, tracts, vignettes, cinéma… Si la propagande « intérieure » vise à rassembler l’ensemble des forces nationales pendant toute la durée des hostilités, l’« extérieure » tend à influencer l’opinion des neutres ou à miner la volonté de résistance adverse. En lui-même, le contrôle de l’information est déjà une forme primaire de propagande, au sens où, occultant les vérités déplaisantes, il persuade les lecteurs de la véracité de faits soigneusement sélectionnés avant leur diffusion. Mais ce contrôle ne suffit pas et l’on doit faire appel à la propagande proprement dite – science à forte connotation négative – qui manie tour à tour l’omission, le mensonge ou l’exagération à des fins de manipulation psychologique.
La propagande dite « de guerre » s’adresse en premier lieu aux nationaux du pays ennemi. En revanche, les classes dirigeantes y sont imperméables, n’ayant de cesse que d’encourager l’esprit belliqueux ; elles disposent aussi d’informations dont le quidam est privé, et il est donc peu probable de réussir à les berner. Tout au plus peut-on réussir à les démoraliser à la longue. Ainsi, la difficulté majeure à laquelle se heurte le propagandiste est de franchir les obstacles tendus par la censure officielle adverse, afin d’atteindre sa cible prioritaire qui est la population. Il reste que la propagande est un art subtil, et que ceux qui la pratiquent avec maladresse, laissant apparaître de grossières ficelles, trahissent leurs intentions et la rendent inopérante (cf. les délires antifascistes de Poutine). « La guerre psychologique est la science de la discorde [qui utilise] les possibilités subversives de la psychiatrie et de la psychanalyse », disciplines encore balbutiantes à cette époque. Les protagonistes de 1914 furent néanmoins aidés par les circonstances qui, on l’a dit, étaient exceptionnelles. On sait d’ailleurs que le passage du temps de paix au temps de guerre favorise toujours l’excitation des passions et améliore le rendement de la propagande, même si cette dernière manque de finesse. Privés de nouvelles en raison de la censure de presse, les esprits sont également plus facilement malléables (f. la population russe aujourd'hui)

Dès le 3 août, le ministre de la guerre Messimy : « … se fit plus autoritaire, donnant ordre aux journaux de se soumettre au visa du Bureau de presse, officiellement rattaché au gouvernement militaire de Paris. L’objectif était double : contrôler efficacement le flux d’informations dont pourrait tirer parti le Nachrichtenbüro (le Bureau de presse devait renseigner les journalistes français sur tous les faits de guerre dont la divulgation était sans danger pour les opérations en cours) et couper l’herbe sous le pied des officines de propagande des empires centraux . C’était certes une « précaution indispensable, puisqu’elle [évitait] les indiscrétions, [mais une] précaution redoutable, puisqu’elle allait permettre d’orienter et de chloroformer l’opinion » .

La censure devait aussi empêcher la propagande allemande (de même que les rumeurs malveillantes propagées à dessein) de s’introduire insidieusement en France ; bien que cette seconde mission soit plus difficile que le caviardage des morasses françaises, elle était d’une nécessité urgente : un journal de Berne ne venait-il pas d’affirmer que la Commune avait été proclamée à Paris et que des insurgés marchaient sur l’Élysée ? Le moment était particulièrement propice à la diffusion des rumeurs les plus folles ; en effet, « la faculté de fabulation de l’opinion publique ne se développe jamais tant qu’en période de surexcitation des esprits, lorsque la propagande positive est défaillante et quand l’opinion publique manque d’informations » . Il convenait donc de neutraliser urgemment tous les « bobards » que l’adversaire pouvait mettre en circulation avec l’idée d’affecter le moral des Français ou de peser sur les choix des États non belligérants.

On peut penser au désarroi du peuple russe en ce moment plus dure la guerre, en particulier les familles des nombreux morts du bateau amiral, tenues dans l'ignorance du sort de leurs enfants par le « génocidaire » Poutine. Les familles de 1914 se raccrochaient à l’espoir que les mobilisés seraient de retour pour célébrer Noël. La pointe d’effort porta naturellement sur les journaux, principaux pourvoyeurs d’informations. La propagande dévoila alors son vrai visage… Trois thèmes s’imposèrent d’emblée à l’entreprise propagandiste du gouvernement : la guerre était justifiée (puisque la cause défendue était juste) ; la victoire était certaine (notamment grâce à l’aide du « rouleau compresseur russe ») ; une défaite française était moralement inconvenable (puisqu’équivalente au triomphe du Mal, incarné par l’Allemagne).

Aujourd'hui la propagande occidentale a tout appris des manipulations de 1914. Á l’extérieur, il s’agissait de mener une guerre psychologique contre l’ennemi, « directement » mais aussi « indirectement » en diffusant ses propres idées chez les neutres de manière à les persuader que seuls Guillaume II et son état-major portaient la responsabilité morale du conflit. Mais mis à part le Bureau des écoles et des œuvres françaises à l’étranger, créé en 1910 au ministère des Affaires étrangères, Contrairement à 2022 (où toute l'Europe bourgeoise diffuse le même message de « défense de la démocratie imaginaire », le Paris de 1914 ne pouvait s’appuyer sur aucune officine de propagande hors du territoire national. En effet, à la différence de l’Allemagne, la France avait négligé de préparer l’opinion internationale à la guerre et ne disposait donc pas d’organes destinés à l’influencer pour soutenir sa cause. Tout restait donc à créer pour riposter à l’offensive psychologique adverse qui s’était déclenchée le jour même de l’invasion de la Belgique neutre. Pourtant le déficit des pouvoirs publics étant patent en matière de propagande, on laissa une série d’initiatives privées tenter de contrebalancer celle que Berlin distillait dans les pays étrangers.

Du côté du grand quartier général français (gqg), l’improvisation fut totale. « Des avions français [laissèrent tomber] sur Laon des journaux de la France libre. L’ennemi [rechercha] ces feuilles qui apportaient un peu de vérité aux captifs. Il punissait de lourdes peines les Français qui en [étaient] trouvés détenteurs. » La rédaction de tracts propagandistes, spécifiquement liés aux opérations en cours, débuta peu après ; « le 9 août 1914, un message de Joffre, destiné aux Alsaciens, fut lancé par avion au-dessus de Mulhouse » . La nouvelle de la prise de cette ville fit ensuite le tour du monde. La propagande officielle française voulut faire croire que ce succès tactique annonçait la conclusion imminente de la guerre (chaque ville prise ou récupérée en Ukraine nous vaut ce genre de commentaire). Mais était-ce bien nécessaire de dépenser des millions de francs pour agir comme l'Etat, tandis que nombre de sceptiques contestaient les effets réels de la manipulation de masse ? On estimait aussi qu’une propagande bien construite et efficace ne pouvait s’envisager que dans le cadre d’un conflit qui durerait suffisamment longtemps ; or, à cet instant, personnalités politiques et chefs militaires se rejoignaient pour claironner qu’il serait court (une partie des généraux journalistes dans la guerre en cours en Ukraine).

Mais les jours passèrent et, côté français, il n’y eut plus de bonnes nouvelles à annoncer ; à l’intérieur, il fallait à présent dissimuler les défaites sur les frontières et l’incroyable lourdeur des pertes (sic ! Aujourd'hui côté russe). Un témoin raconte : « Pour masquer nos revers, on racontait des escarmouches d’avant-postes. Les colonnes des journaux étaient pleines du récit d’atrocités allemandes et d’histoires à dormir debout » (des deux côtés aujourd'hui c'est même une avalanche d'atrocité avec surtout en vérité surtout l'image de l'immense destruction irrationnelle de l'Ukraine) ; cette opération (de mensonges répétés),était destinée à flatter l’ego national ou à renforcer la crise d’espionnite qui sévissait déjà. « On publia la liste des atrocités commises par les Allemands. Le public avala tout pêle-mêle et l’imagination populaire aidant, les faits, vrais et faux, étaient démesurément grossis. La France de l’arrière n’était plus qu’une immense loge de concierge où tous les racontars circulaient. […] Mais les succès allemands se précisaient chaque jour. Il fallait cacher la vérité. Les journaux s’étendaient complaisamment sur nos opérations en Haute-Alsace. Mulhouse était abandonnée et reprise sans arrêt. […] Barrès, le penseur, en compagnie d’Albert de Mun et de quelques autres, s’était fait le colporteur de tous les cancans. Il écrivit que les soldats alsaciens enrôlés dans l’armée allemande étaient dépouillés par leurs compagnons d’armes. Il estimait “médiocre” la valeur de l’armée ennemie (dixit les nombreux commentaires actuels pro-US sur la débilité de l'armée russe). 

On publia également des lettres censées provenir du front, qui ne servaient d’autre objectif que de stigmatiser « la bêtise de l’Allemand, envahisseur barbare et sanguinaire » (dixit les barbares poutiniens) et d’exalter « le noble courage du Pioupiou français, défenseur du Droit et de l’Humanité » (dixit l'armée ukrainienne à la pointe de la « défense de l'Europe »). Pour aider à convaincre l’étranger de la justesse de la cause française, le Quai d’Orsay était idéalement situé ; recevant l’information du monde entier, il pouvait aisément la transformer en propagande en l’interprétant de manière appropriée. Le 14 août, un « crédit de propagande » fut donc ouvert au ministère des Affaires étrangères sur proposition de Jules Cambon ; il s’agissait de contrecarrer la propagande diplomatique allemande, notamment dans les pays scandinaves (…).

Les auteurs, écrivains de renom ou journalistes triés sur le volet (comme nos BHL et tous les autres cons), tendaient à montrer qu’en entrant en belligérance la France n’avait certes fait que se défendre, mais qu’elle avait surtout choisi d’épouser la cause du droit et de la civilisation face à une Allemagne violeuse de la neutralité belge et incroyablement barbare dans le choix de ses procédés de combat.

Malgré cet effort étatique notable, les initiatives propagandistes privées ne furent nullement découragées ; c’est ainsi que nombre de comités virent le jour, tous de bonne volonté, mais faisant parfois plus de mal que de bien en raison de leur dilettantisme (ces comités, secouristes ou littéraires sont encore plus nombreux et puants aujourd'hui)..

LES ETAPES DES PROMESSES DE PAIX SERVENT TOUJOURS A LA CONTINUATION DE LA GUERRE DE RAPINE

Après les lourdes pertes de la bataille des frontières et la retraite ordonnée par Joffre, la victoire de la Marne fut un heureux événement qui provoqua une véritable euphorie chez les propagandistes. La France fut alors donnée gagnante d’un conflit que l’on pronostiqua devoir être terminé pour Noël… Son prolongement et la déception qui en résulta furent compensés par des productions propagandistes plus élaborées, vantant tout à la fois le courage et l’esprit de sacrifice du soldat français, de même que la grandeur morale du pays (dixit « l'héroïsme » du peuple ukrainien).

L’appareil répressif de l’occupant va s’exercer à l’encontre des réseaux qui confectionnent et diffusent les prohibés, et de leur public (la police poutinienne). Dès les premières semaines de l’occupation, interdiction est faite de propager des écrits non censurés, les contrevenants s’exposant à des peines de prison. Pour contrer la diffusion des prohibés, alors en plein essor, un arrêté du gouverneur général précise le 25 juin 1915 que le transport d’écrits non censurés est passible d’une peine d’emprisonnement d’un jour à trois ans et d’une amende pouvant s’élever à 3000 marks (autant que chez Poutine). La répression se renforce au début de l’année 1916, avec un premier arrêté le 11 janvier, condamnant à 5 ans de prison les propagateurs de « fausses nouvelles », et un second le 5 février, qui prévoit l’application des peines prévues par celui du 25 juin 1915 à tout qui a reçu ou conservé des publications non censurées. Ces différentes ordonnances permettent essentiellement la poursuite les propagateurs de la presse clandestine. Les organisateurs, rédacteurs et imprimeurs s’exposent quant à eux à des peines plus graves.

Sans doute deux ans d’occupation ont-ils refroidi les enthousiasmes patriotiques de 1914-1915, et engendré un repli sur soi aigri, né de la déception et de la dureté des temps. Ce que constate et déplore l'état-major militaire éloigné des balles (aucun général n'est tué en 14 contrairement à 2022 sur le front russe).

La presse clandestine de la Première guerre mondiale répond à sa manière aux missions que les historiens de la Seconde ont décelées chez sa cadette, à savoir informer, stimuler le sentiment patriotique, pousser à l’action et recruter pour la résistance. En l’absence de TSF, son rôle d’informatrice de la population occupée est sans doute plus prononcé encore qu’en 1940 et explique son remarquable essor au cours de la première année d’occupation. Résolument attachée au camp de la Liberté et de la Vérité dans une guerre de civilisation aux accents manichéens, la presse clandestine se mue à partir de 1915 en presse d’opinion maniant volontiers l’ironie, pour mieux combattre la propagande adverse et ranimer l’espoir et le patriotisme des populations occupées. Ce faisant, elle s’efforce de maintenir la société soudée et de dissuader toute forme de compromission individuelle ou collective avec l’occupant (ce que la gauche bourgeoise en France assume difficilement, restant prudemment sur le terrain dubitatif majoritaire dans l'opinion française sur le fait de faire porter à la seule Russie la responsabilité de la guerre). En l’absence de mouvements de résistance organisés, les prohibés ne peuvent pas à proprement parler remplir un rôle de recrutement, et dissuadent d’ailleurs leurs lecteurs d’user de la violence contre l’occupant. En revanche, ils ne manquent pas d’inciter à la résistance passive, et de rendre hommage à ceux qui vont plus loin encore, notamment par leur engagement dans les réseaux clandestins (dixit les opposants démocrates en prison en Russie). Toutefois, face à la répression ennemie, aux difficultés matérielles et à une certaine lassitude de la population, le dynamisme de la presse clandestine s’essouffle à partir des derniers mois de 1916, suivant en cela la tendance générale du moral dans le camp allié. En fin de compte, on retrouve dans cette activité particulière qu’est la presse clandestine l’idée que le phénomène auquel on assiste pendant la Première Guerre mondiale peut légitimement être qualifié de « résistance », mais une résistance qui n’explore pas encore toutes ses potentialités comme elle le fera pendant la Seconde Guerre mondiale.

On verra à la fin pourquoi la guerre par sa conclusion (toujours provisoire sous le capitalisme empêche la révolution internationale de s'étendre, divisant le prolétariat entre celui (conservateur pacifique) des pays vainqueurs et celui de pays vaincus (prolétariat en révolution isolée).


DES MASSES VAINCUES EN PRELUDE A LA GUERRE PLUS QUE SIMPLE TRAHISON DES PARTIS SOCIALISTES

C'est surtout au nom de la défense, de la sauvegarde de l'organisation – face au risque d'une répression féroce – que les partis socialistes restent paralysés avant de collaborer à la Défense nationale. L'irremplaçable Georges Haupt, que j'ai toujours admiré, va nous faire comprendre la complexité du problème mieux que les radotages de nos infimes minorités maximalistes aujourd'hui qui s'en tiennent à la simple trahison des partis socialistes2.

« Chercher à connaître le mécanisme de la défaite, le «comment», contraint à cerner le «pourquoi», non pas sur le seul terrain de l’idéologie mais sur celui de l’histoire. Dans cette perspective, il importe de découper le temps et de délimiter les étapes. Se servir du 4 août, date du vote des crédits de guerre par la fraction parlementaire du S.P.D. et du consentement à l’Union sacrée comme point de référence, revient à confondre deux moments et deux problèmes différents: celui de l’effondrement de l’Internationale, c’est-à-dire son impuissance à empêcher les guerres entre les peuples, et celui de l’effondrement de l’internationalisme, c’est-à-dire l’acceptation de la guerre et le support positif que lui apporta la grande majorité des socialistes.

L’avertissement résidait dans l’ampleur du mouvement des masses ouvrières contre la guerre qui avait débuté un an auparavant et dont la pression croissante avait fait échouer toute tentative belliqueuse généralisée. En juillet 1914, il ne restait pas même les braises de cette offensive pacifiste. Dès 1913, dès que la tension internationale eut baissé, l’Internationale, sans fracas, avait révisé fondamentalement sa position à la lumière de l’interprétation optimiste des tendances de l’impérialisme.

Mais si le torrent de l’émotion ouvrière était rentré dans son lit, était-ce la faute de la tactique démobilisatrice de la social-démocratie? C’est ici que la problématique s’élargit et sort du domaine limitatif de la sphère des dirigeants de l’Internationale. Elle s’étend à deux «inconnues»: le comportement des masses ouvrières et les calculs des gouvernements.

Alors qu’en novembre 1912 ils avaient pris la tête du mouvement offensif et que leur attitude avait pesé lourd sur les décisions des gouvernements, ils furent pris de court par les événements de juillet 1914 et, privés du dynamisme des protestations ouvrières, ils furent acculés à la défensive, au rôle de spectateurs désorientés et finalement submergés par la vague de nationalisme. Ce revirement des sentiments des masses socialistes, point capital, reste obscur. Comment les militants socialistes qui combattaient la veille encore une guerre hypothétique apportèrent-ils leur soutien à la défense de la patrie une fois qu’elle eut éclaté? Pourquoi les masses ouvrières organisées furent-elles gagnées par la fièvre patriotique et pourquoi «l’homme de classe s’intégra-t-il sans résistance dans la nation»?

« … l’application mécanique des analyses de Lénine: les masses ouvrières ont été désorientées par la trahison des dirigeants et elles ne purent manifester leur attachement internationaliste. Aux antipodes se situe une explication aux préoccupations non moins idéologiques: elle invoque «l’extraordinaire climat d’unité nationale… à la veille de la mobilisation, l’irrésistible élan de ferveur patriotique qui a balayé toutes les idéologies», c’est-à-dire le revers d’attitude des masses dont l’exaltation nationaliste gagna les chefs des partis. En d’autres termes, si la social-démocratie a abandonné ses principes, elle n’a pas trahi les masses ouvrières, elle est restée leur expression politique authentique. Même les historiens qui rejettent ces deux types d’explication admettent la soudaineté du revirement et postulent l’effet de surprise qu’il produisit sur les dirigeants socialistes de toutes tendances, y compris les révolutionnaires. Ainsi, se référant à l’exemple de la social-démocratie allemande en juillet 1914, Wolfgang Abendroth estime-t-il que personne n’avait prévu «qu’il soit possible de retourner à des émotions apparemment “nationales” contre toute raison, avec une telle irruption de violence. Ils n’avaient pas cru que toute pensée rationnelle d’une population disparaîtrait, si l’on parvenait à la convaincre que la “Nation… était directement menacée”». Les faits contredisent cette analyse.

Les masses furent-elles déroutées par les dirigeants ou les dirigeants désertés par les masses? Poser le problème en ces termes, comme l’ont déjà fait les contemporains, revient à tourner en rond et à demeurer dans le domaine des hypothèses et des postulats. Pour échapper à ce cercle vicieux, rappelons les données qui permettront de dégager quelques directions de recherche.

Il est indubitable que le soutien des masses était essentiel à toute stratégie préventive de l’Internationale. Ainsi, le 22 juillet 1914, explicitant les raisons qui lui faisaient envisager la situation avec vigilance mais sans crainte, Jaurès énumère-t-il les trois facteurs qui parlent en faveur de la paix:

1° Les dépenses croissantes pour l’armement produisent une radicalisation du mécontentement populaire.

2° L’opinion populaire manifeste un désir accru de voir remplacer les méthodes agressives employées pour résoudre les conflits diplomatiques par des solutions pacifiques, par l’arbitrage.

3° Le mouvement ouvrier organisé prend de l’ampleur et se radicalise, ce dont témoignent la grève générale en Belgique en 1913 et l’agitation sociale croissante en Angleterre. Il aurait pu faire également mention de la campagne de masse menée en France contre la loi de trois ans.

Cependant, Jaurès souligne à plusieurs reprises que cette volonté pacifiste des masses cesserait d’être un facteur de résistance une fois que la guerre aurait éclaté: «Quand les peuples auront vu monter l’orage… à demi foudroyés ils ne pourront agir.» 

Les dirigeants socialistes de toutes tendances furent toujours lucides à propos de l’effet psychologique dévastateur que devait produire sur les masses ouvrières le déclenchement d’une guerre et ont toujours prévu qu’aucune éducation internationaliste ne pourrait résister au déferlement du nationalisme.

Quelle anticipation de juillet 1914 dans cette lettre de Engels à Bebel du 22 décembre 1882: «Je tiendrais une guerre européenne pour un malheur; ce serait cette fois terriblement sérieux; le chauvinisme serait déchaîné pour des années, car chaque peuple lutterait pour son existence. Tout le travail des révolutionnaires en Russie qui sont à la veille d’une victoire serait vain, anéanti, notre parti en Allemagne serait, dans l’immédiat, submergé par le flot du chauvinisme et détruit; il en serait tout à fait de même pour la France.»

Il formula la même idée, le même avertissement en septembre 1886: «Il est certain que la guerre ferait reculer notre mouvement dans toute l’Europe, le détruirait totalement dans de nombreux pays, attiserait le chauvinisme et la haine nationaliste et, parmi les nombreuses possibilités incertaines, elle ne nous offrirait certainement que celle-ci: après la guerre, il nous faudrait tout reprendre au début, mais sur un terrain infiniment moins favorable qu’il ne l’est même aujourd’hui.»(cf. L'engagement, plus ou moins encadré militairement des prolétaires ukrainiens)

Vingt-cinq ans plus tard, Kautsky exprime les mêmes craintes: «Si l’on en arrive à ce que la population voie la cause de la guerre non pas dans son propre gouvernement mais dans la vilenie du voisin… alors la population tout entière sera embrasée du besoin brûlant d’assurer ses frontières contre le vil ennemi, de se protéger de son invasion. Et tous deviendront d’abord patriotes, même les internationalistes…».

Lénine parvient aux mêmes conclusions que le révisionniste Vliegen lorsqu’il fait le bilan de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il en tire les leçons lorsqu’il fixe, en 1922, les devoirs de la délégation soviétique à la conférence de La Haye:«Il faut expliquer aux gens la situation réelle, combien est grand le mystère dont la naissance de la guerre est entourée et combien l’organisation ordinaire des ouvriers, même si elle s’intitule révolutionnaire, est impuissante devant une guerre véritablement imminente. Il faut expliquer aux gens, de la façon la plus concrète, comment les choses se sont passées pendant la dernière guerre et pourquoi il ne pouvait en être autrement.Il faut expliquer notamment l’importance de ce fait que la question de la “défense de la patrie” se pose inévitablement, et que l’immense majorité des travailleurs la tranchera inévitablement en faveur de sa bourgeoisie.»

S’agit-il d’un phénomène de conversion collective fulgurante ?

L’effet de surprise provoqué par la guerre eût une influence traumatisante et démoralisante sur un milieu où la propagande socialiste alimentait les sentiments de quiétude et d’assurance. Etayé par tout un rituel, tout un langage et toute une imagerie qui donnaient au mouvement ouvrier le sentiment satisfait de la puissance de ses organisations et des progrès vertigineux, numériques et géographiques, l’internationalisme diffus ne résista pas à l’irruption de couches plus profondes de la sensibilité, tels le patriotisme jacobin ou la russophobie viscérale (sic en 2022!). Ce fut aussi en 1915 le sentiment d’une autre contemporaine attentive et compétente, la socialiste hollandaise de gauche Henriette Roland Holst. «La guerre mondiale actuelle a démontré que non seulement l’internationalisme n’était pas aussi profondément ancré dans le prolétariat que nous le croyions il y a dix ou douze ans, mais surtout que ce principe demeure comme tout autre impuissant en face des sentiments, des ambiances, des tendances et des émotions qui surgissent de l’inconscient avec une force irrésistible, même si l’intérêt lucide est du côté du principe.» Friedrich Adler suggère une autre hypothèse encore: «Le réveil dans la dure réalité du mois d’août suscita pour beaucoup d’entre eux [les ouvriers organisés] l’étonnant état d’esprit que l’on pourrait qualifier, dans le langage de la nouvelle école psychiatrique viennoise, d’enthousiasme belliqueux en tant que surcompensation des désirs d’insurrection.» (« aux armes » pour l'Ukraine « démocratique »!).

(...) Ne pourrait-on dire, dans le prolongement de ces réflexions, que c’est par le dynamisme de la mobilisation des masses ouvrières dans une époque de tension sociale que le mouvement ouvrier ou plus précisément les ouvriers mis en mouvement se rendent plus accessibles aux considérations idéologiques; la perception alors dominante de l’internationalisme se traduit dans un pacifisme militant. Il importe, autrement dit, d’approfondir la corrélation entre la vague de radicalisation des luttes économiques et sociales d’une part, et la réceptivité des masses ouvrières mobilisées aux slogans internationalistes des socialistes tels que «guerre à la guerre» d’autre part. Ainsi on peut constater entre 1910 et 1912, dans les principaux pays de l’agitation sociale qui se traduit par de grandes manifestations sauvages contre la vie chère et par la croissance de la courbe des grèves de type offensif. Ne faut-il pas rechercher la raison de l’ampleur des actions contre la guerre, qui culminèrent lors du congrès extraordinaire de Bâle, dans la conjonction de l’agitation antibelliciste avec un profond malaise économique et social sur la toile de fond des actions ouvrières contre la cherté de la vie? On serait d’accord avec Annie Kriegel pour affirmer qu’«il n’existe aucun rapport de nécessité absolue entre la croissance quantitative du mouvement et son orientation révolutionnaire». Mais il existe une conformité relative, une dépendance et même une influence entre la courbe des tensions sociales, la radicalisation des revendications ouvrières et l’opposition idéologique, anticapitaliste, qui se traduit dans l’intensité des luttes pacifistes. (notez bien vous les croyants en une automaticité entre revendications salariales et guerre)

Or le reflux de la tension sociale était manifeste à la veille d’août 1914. Le rapport qu’Otto Bauer prépara pour le congrès manqué de Vienne mettait en évidence le redressement de l’économie capitaliste qui se traduisait aussi dans une amélioration de la situation des ouvriers. (dixit la profession de foi d'un Macron) Il suffit d’ailleurs de comparer les statistiques des cycles de grève entre 1909 et 1914 pour constater à partir de 1913 une courbe déclinante. A cela se superpose la régression de l’activité, de l’intensité de la propagande pacifiste, reléguée dès 1913 au second plan de l’activité socialiste.

L’étude de la corrélation et l’interaction de ces deux phénomènes, faits européens à variantes nationales, permet d’ouvrir une dimension susceptible d’introduire un élément d’explication qui fait défaut pour la compréhension de l’effondrement de 1914.

(...) il ne faut pas perdre de vue le mécanisme de la mobilisation des masses et le rôle d’avant-garde et de guide politique que s’attribuaient les partis sociaux-démocrates. La spontanéité n’est pas un caractère propre aux mouvements pacifistes d’envergure, faits d’éléments spontanés et construits, conscients et inconscients. L’initiative et la mise en route de ces mouvements appartenaient à l’état-major des organisations ouvrières. Or cette mobilisation ne se faisait en juillet que timidement.

De nombreuses manifestations ouvrières contre la guerre eurent lieu dès le 27 juillet aussi bien en France qu’en Allemagne. Soixante mille personnes participèrent à un imposant meeting à Berlin le 27 juillet et des manifestations se déroulèrent dans les jours qui suivirent dans les grands centres industriels d’Allemagne. (pas terribles voire inexistantes aujourd'hui contre la guerre en Ukraine). Ces actions produisirent une impression favorable sur les syndicalistes révolutionnaires français, qui se demandaient si les Allemands étaient réellement disposés à agir. Le 30 juillet, Rosmer écrivit à Monatte: «Et, cependant, ils ont bougé, ils ont eu de belles réunions et une manifestation dans la rue. Nous n’avons pas fait davantage.» Il y a là une part d’espérance et d’exagération d’ailleurs partagée: les résolutions prises en Allemagne lors des meetings évoquaient à leur tour l’exemple des camarades français. D’ailleurs, d’une manière générale, les milieux révolutionnaires postulaient l’ampleur des mouvements de masse et interprétaient les faits de préférence dans une optique propre à les rassurer. Les mouvements de grève à Saint-Pétersbourg s’intègrent pour eux dans le cadre d’une agitation pacifiste. «Après les récentes grèves, écrivait Rosmer à Monatte le 30 juillet 1914, le tsar ne doit pas être tellement rassuré. On parle déjà d’une agitation sérieuse en Pologne. Mais la censure doit fonctionner ferme et on n’a que des bribes d’information.» (le tsar Poutine par contre dort tranquille!)

UNE EXPLICATION QUI RELEVE PLUTOT DE LA BUREAUCRATIE DE PARTI : défense du parti avant toute mobilisation des masses

Il ne faudrait cependant ni exagérer ni minimiser l’état d’esprit antibelliciste ainsi que le caractère et le poids de ces manifestations. Elles n’annonçaient pas une grande contre-offensive ouvrière et ne faisaient pas partie d’un quelconque plan de bataille. L’initiative de ces manifestations fut prise sans grande conviction par les organisations locales. Les directions des partis socialistes en France et en Allemagne maintenaient la consigne de prudence. Pourtant, pour Jaurès, la vraie sauvegarde, la seule garantie, «ce qui importe avant tout, c’est la continuité de l’action, c’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrières». S’agissait-il d’une incapacité à mobiliser les masses ou d’un manque de volonté de le faire? En fait, la peur de prendre des initiatives précipitées et de provoquer des actions prématurées fit déboucher les directions des principaux partis socialistes sur une impasse et les plaça devant un dilemme: rester de sang-froid et ne pas céder à la panique, ou être pris de court par les événements. Prises dans ce cercle vicieux, elles succombèrent au sentiment de leur impuissance; le doute de la capacité de l’Internationale à agir dans l’imbroglio atteignit même Jaurès. Le rôle de la diplomatie secrète, que Jaurès craignait depuis toujours, menaçait plus que jamais de réduire le socialisme à l’impuissance : « A ces paniques folles, les foules peuvent céder, et il n’est pas sûr que les gouvernements n’y cèdent pas», écrivait-il dans son éditorial de L’Humanité le 31 juillet. Les dirigeants des mouvements ouvriers en voyaient les prémisses dans l’ampleur des mouvements nationalistes dont les troupes de choc étaient constituées d’étudiants, qui faisaient preuve de davantage de combativité et qui les inquiétaient réellement.(de nos jours heureusement les troupes d'étudiants ne sont pas motivées par le nationalisme).

Sur ce qui se passait en France, Rosmer communiqua à Monatte l’impression d’un compagnon de Bakounine, James Guillaume, frappé du «désarroi régnant chez les révolutionnaires. Tous disaient: il faut faire quelque chose et personne ne sortait une proposition précise». Deux jours plus tard, Rosmer confirma lui-même cette impression: «Ici, il y a beaucoup de bonne volonté mais nulle idée directrice.» Ce désarroi devait croître devant l’impuissance du 1er août et se transformer en démoralisation après le traumatisme du 4 août, ressenti, selon les termes de Rosa Luxemburg, comme «une trahison des principes les plus élémentaires du socialisme international, des intérêts vitaux de la classe ouvrière». D'après un de ses compagnons, Rosa songea même à se suicvider par désespoir.

Pour étudier l’état d’esprit des masses, ne faudrait-il pas tenir autant compte de cette démoralisation que de la capitulation devant le déchaînement du nationalisme dont on n’a pas plus postulé l’ampleur qu’on ne l’a démontrée«Le fait qu’en août 1914 l’opinion dans ses profondeurs populaires, les masses ouvrières, le mouvement ouvrier et socialiste organisé aient versé du côté de ce qu’on appela en France l’Union sacrée et qui fut le produit d’une fulgurante crispation patriotique» ne va pas nécessairement de soi.

On ne peut nier que, dans cette période de reflux, les masses ouvrières aient été plus sensibles au déferlement de la propagande nationaliste que dans les périodes de radicalisation où elles étaient immunisées contre elle.(la propagande systématiquement anti-étrangers de Zemmour a fait flop) Mais à ce propos surgit une autre question: cet «extraordinaire climat» de ferveur patriotique s’est-il créé avant ou après le 1er août? Le souci de la chronologie et les tentatives pour décanter les événements ne sont ni vains ni dictés par le goût de la chronique événementielle. 

Le 31 juillet 1914 moment où le courant du chauvinisme déferla sur le pays, paralysa l’état-major socialiste et syndicaliste, rendit impossible toute tentative de résistance. L’un des facteurs dont tout gouvernement doit tenir compte avant d’accepter le risque d’une guerre est, on le sait, l’opinion publique en général et tout particulièrement celle des secteurs qui ont manifesté leur pacifisme militant pendant des années. Point névralgique, la social-démocratie, le mouvement ouvrier pesaient lourd sur les décisions à prendre en ce domaine. S’agissait-il d’un pari ou d’un calcul conscient fondé sur une estimation de ses forces et de ses faiblesses réelles?    

Fin juillet 1914, les pouvoirs avaient assez bien compris les carences, les contradictions de l’Internationale et des partis socialistes de leurs pays respectifs, les faiblesses de la stratégie pacifiste. Comme le fit remarquer Fritz Sternberg, les gouvernements ne croyaient plus depuis longtemps aux menaces des socialistes, celles d’une révolution comme conséquence d’une éventuelle guerre européenne. Se rendaient-ils compte que les envolées théoriques et confiantes masquaient une impuissance? Ils disposaient en tout cas de suffisamment d’éléments pour répondre aux questions: les socialistes étaient-ils capables de mettre leur résolution en application? Les masses étaient-elles prêtes à les suivre et à prendre des risques? Ils savaient notamment, à la lumière de l’expérience de 1911-1912, que pour passer du verbe à la chair l’action pacifiste de l’Internationale était subordonnée à un facteur essentiel: le temps. Pour mobiliser l’«armée du prolétariat», pour hisser la conscience individuelle au niveau de la psychologie collective, l’état-major socialiste devait se livrer à des préparatifs pouvant durer des semaines afin que l’effet produit fût suffisamment puissant. Or, en juillet 1914, les gouvernements comprirent que la parenthèse dans laquelle la lutte socialiste contre la menace de guerre avait été placée depuis 1913 ne pouvait s’ouvrir dans l’intervalle de quelques jours, que la mobilisation et l’agitation socialiste ne pouvaient devancer et faire reculer l’offensive et la mise en condition patriotique et chauvine. Prise de court par les événements, l’Internationale ne parvint pas à les dominer. «On s’est mis à la remorque du gouvernement et de sir Edward Grey et on continue», constatait Rosmer .

 L’hostilité à la guerre ne pouvait-elle rejaillir brusquement et violemment aussi longtemps qu’on n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour l’étouffer dans l’œuf? Le 24 juillet 1914, lorsque l’état de siège fut proclamé en Allemagne, l’état-major envisagea d’appliquer le «plan de mobilisation intérieure» et d’arrêter tous ceux qui étaient susceptibles de créer des difficultés: les dirigeants des minorités nationales et des socialistes. Hans von Delbrück, secrétaire d’Etat à l’Intérieur et vice-chancelier, manifesta davantage de finesse politique, donc de prudence. Il s’allia Bethmann Hollweg, qui pensait également que l’utilisation de la terreur brutale à la veille d’une guerre était une erreur grossière et inefficace. Il fallait temporiser, louvoyer, ne pas donner aux partis politiques et particulièrement à la social-démocratie l’occasion de se retrancher dans une hostilité déclarée au gouvernement. Ils estimaient qu’il valait mieux gagner la confiance des socialistes et éviter ainsi de se trouver confronté à une forte opposition intérieure si une guerre éclatait. Envers la direction du parti et envers sa clientèle, le gouvernement adopta donc une tactique de camouflage: il parla leur langage, utilisa leurs arguments d’abord pour leur inspirer confiance, puis pour leur donner bonne conscience dans le soutien qu’elles allaient lui apporter.

Cependant, la social-démocratie voulait bien croire aux intentions pacifistes du gouvernement. Il ne fallait surtout pas la détromper, au contraire. Dès le 23 juillet, le gouvernement avait décidé de «négocier directement et “humainement” avec les sociaux-démocrates, de prendre des mesures contre les imbécillités des militaires et freiner en outre l’action des pangermaniques.» Ainsi, lorsque le Berliner Lokal Anzeiger annonça la mobilisation le 30 juillet, le gouvernement s’empressa de retirer tous les exemplaires de la circulation et de démentir l’information, si bien que le S.P.D. vit en elle une provocation des cercles bellicistes. (un peu comme le parti de Le Pen est considéré de nos jours comme le diable responsable de tous nos malheurs possibles, et excusant le gouvernement « démocratique »)

Par ailleurs, la conversation confidentielle entre Südeküm et Bethmann Hollweg vingt-quatre heures auparavant avait dissipé toutes les craintes que le chancelier pouvait encore nourrir. Cet entretien lui avait permis de s’assurer de l’état d’esprit réel des social-démocrates et de mesurer la fermeté de leur détermination. Les informations de Südeküm étaient importantes: le gouvernement savait désormais pertinemment que le S.P.D. demeurait une opposition agissante mais loyale et qu’il n’avait pas à craindre sa résistance au cas où la mobilisation générale serait proclamée. Par sa lettre du 29 juillet 1914 au chancelier, Südeküm a détruit d’un coup la grande arme psychologique des socialistes, leurs menaces répétées, les derniers jours encore, de répliquer par la force à toutes les menées bellicistes.

Selon le rapport que Haase, le président du parti, fit de son entretien, il avait d’ailleurs été convoqué le 26 juillet pour engager son parti à n’entreprendre aucune démarche susceptible de justifier la volonté belliqueuse de l’adversaire russe. Lorsqu’il faisait allusion à ce danger, Bethmann Hollweg était conscient de la nécessité de présenter la guerre comme défensive afin que la nation la considère comme légitime lorsqu’elle éclaterait. Car «une politique qui risquerait la guerre comme moyen de manifester préventivement sa puissance ne supporterait pas la lumière de l’opinion publique, celle du monde européen et celle du pacifisme international tel qu’il apparaissait dans la doctrine de la social-démocratie allemande.» En revanche, le S.P.D. donnerait à coup sûr sa caution à une guerre où l’agresseur semblerait être le tsarisme russe qu’il haïssait tant et à travers lequel, en manière de compensation, il attaquait implicitement le régime prussien. Bethmann Hollweg connaissait fort bien les tenants et les aboutissants de cette russophobie déjà ancienne (sic en 2022!), aussi bien à la direction du parti que parmi les ouvriers organisés, et à laquelle l’opinion de la gauche socialiste que la Russie n’était plus seulement le fief de la réaction mais aussi le foyer de la révolution ne pouvait rien changer. Si la confiance devait être l’élément décisif permettant d’arracher l’adhésion de la social-démocratie, le gouvernement avait connaissance d’un autre facteur qui l’autorisait à la distiller habilement, à l’intégrer dans une tactique du bâton et de la carotte: depuis 1910, le parti et les syndicats nourrissaient la crainte de voir leurs organisations détruites. En juillet 1914, notamment, ils tenaient cette éventualité pour parfaitement probable. Leur souci majeur était alors de sauver l’organisation. Ce fut là, lors de la réunion du B.S.I. à Bruxelles, l’une des préoccupations essentielles, la cause de l’énervement des délégués autrichien et tchèque, de Victor Adler et de Nemec, que De Man dans ses souvenirs présente en ces termes: «Leur conversation révélait curieusement comme raison majeure de leur énervement le souci qu’ils avaient du danger qui menaçait l’organisation. En tant que socialistes avertis et d’un haut niveau intellectuel, ils pensaient sans doute aussi à d’autres malheurs physiques et moraux que pouvait causer la guerre; mais ils parlaient surtout de l’organisation menacée de dissolution, des locaux mis sous séquestre, de la presse muselée, des voitures de livraison du journal du parti réquisitionnées par l’armée.»

(…) En France, les services de police étaient aussi bien renseignés sur les difficultés que rencontrait la mise en pratique de l’accord entre la S.F.I.O. et les syndicats. Il fallut toute l’autorité et la foi de Jaurès pour réaliser cette unité d’action, tout comme pour l’action pacifiste en général. L’une des faiblesses tactiques de l’action contre la guerre en France était due au fait que tout était centré sur un seul homme: Jaurès. Et quand la nouvelle de son assassinat fut connue en France et à l’étranger, la première réaction des dirigeants et des militants socialistes fut: c’est la guerre3. Romain Rolland eut aussi cette impression, lui qui écrivit à Charles Rappoport: l’assassinat de Jaurès «a été la plus grande bataille perdue de cette guerre, perdue pour le monde entier».

Peu de temps après, dans la soirée du 31 juillet, le comité confédéral de la C.G.T. prit la décision de «s’asseoir sur les principes», c’est-à-dire de renoncer à la grève générale. Le ministre de l’Intérieur Malvy semble avoir été immédiatement informé de cette décision. Le 1er août, à une heure, il envoya un télégramme aux préfets leur prescrivant de ne procéder à aucune arrestation des personnes inscrites sur les fameux «carnets B» (il s’agit d’une liste, dressée par le gouvernement sur les rapports des préfets, de trois à quatre mille militants ouvriers qui, en cas de mobilisation, devaient être immédiatement arrêtés). Pourquoi? Le texte du télégramme de Malvy qui ne prête pas à équivoque donne la réponse. Il commençait par cette phrase: «Ayant toutes raisons de croire qu’il peut être fait confiance à tous les inscrits sur “carnets B” pour raisons politiques…» Seuls les termes différaient entre la tranquillité de Malvy et celle qu’exprima Bethmann Hollweg le 30 juillet à la réunion du ministère d’Etat de Prusse: «Il n’y avait plus trop à craindre» du S.P.D. au cas où la guerre éclaterait.

«En juillet 1914, le gouvernement n’était pas trop affligé par le souci d’une révolution sociale, de soulèvements, de refus du service armé, de grèves de masse», conclut l’historien allemand Egmont Zechlin. En juillet 1914, certes. Mais cette confiance s’étendait-elle au-delà du futur immédiat si la guerre devait ne pas éclater? Ici, on passe du terrain des certitudes à celui des hypothèses.

Cette hypothèse déjà présente à l’esprit des contemporains et suggérée par quelques historiens peut être formulée ainsi: l’une des fonctions qu’assuma la Première Guerre mondiale fut le recours à la force pour étouffer dans l’œuf une révolution menaçante. La guerre prend sa signification non seulement par rapport aux rivalités des grandes puissances, mais par rapport à la révolution.

«La peur de la révolution est à la fois un excitant pour les partis de la guerre et un obstacle à leur criminel dessein.» La guerre peut se révéler génératrice de révolutions. Mais elle peut être aussi la grande entreprise contre-révolutionnaire, «le plus grand ennemi du prolétariat». Rappoport développe son idée en ces termes: «Nous avons beau accumuler des milliers d’adhérents, nos trésors de guerre ont beau se remplir, la guerre lance les prolétaires les uns contre les autres. Les libertés publiques sont supprimées, nos trésors de guerre dissipés. Aussi quel admirable moyen pour les classes dominantes de se débarrasser de leurs adversaires, de les décimer mieux et plus efficacement qu’avec des prisons, des potences, qui font trop de bruit pour peu de besogne. Avec la croissance de la classe ouvrière, en face de la marée socialiste qui monte, qui monte, les classes dominantes seront tentées de jouer le tout pour le tout.»[

En septembre 1917, Otto Bauer caractérisa ainsi la situation des années 1911-1913: «Le renchérissement du coût de la vie et le développement des associations patronales avaient considérablement renforcé les antagonismes de classes. La croissance de la social-démocratie allemande, la vague de grèves monstres en Angleterre, le réveil du prolétariat russe annonçaient des luttes des classes gigantesques. Partout, les illusions réformistes semblaient dépassées: le ministérialisme semblait supprimé en France; en Italie, la classe ouvrière avait expulsé les réformistes du parti; en Autriche, la majorité du congrès de Vienne en 1913 s’était dressée avec ce qui semblait être une grande fermeté contre les illusions réformistes dont la victoire électorale avait permis la prolifération. Partout, la classe ouvrière semblait décidée à suivre la voie que lui avait tracée le marxisme; le puissant développement des cartels et des trusts, le processus rapide de subordination de l’économie mondiale au capital financier, la recrudescence des antagonismes entre les puissances mondiales impérialistes montraient que l’ère des affrontements décisifs entre le capital et le travail approchait.»Cette flambée retomba à la veille de la guerre. En revanche, un profond malaise dont parle Kautsky dans une lettre d’octobre 1913 à Adler: «Si la misère augmente encore au cours de l’hiver, je ne tiens pas pour exclues les manifestations de désespoir des grèves sauvages et des révoltes de rues; cela pourrait mener à une crise politique, à des mesures plus dures prises contre nous, mais également à une crise du parti Pour Kautsky, le phénomène est dû à une stagnation du mouvement ouvrier européen. La gauche allemande y voit au contraire une radicalisation et reproche son immobilisme à la direction du parti.

Déjà en 1914 on pouvait constater... une révolte de la jeunesse contre l’hypocrisie, contre une société d’adultes sclérosés, mais aussi, de la part d’une frange d’intellectuels, révolte «contre la banalité du monde bourgeois» qui aggrave le malaise (qui est patente en Occident aujourd'hui bien que noyée dans les idéologies réactionnaires wokes, anitfa, antiracistes, féministes et autres luttes communautaristes ou ridicules). Nous ne connaissons que l’expression littéraire du mouvement d’avant-garde intellectuel: expressionnisme, futurisme, où se mêlent la violence de Georg Heym, celle de Vladimir Maïakoski ou celle de Marinetti. Toute l’histoire intellectuelle de l’Europe vue sous cet angle reste encore une direction de recherches à peine entamées. (…) Mais il ne suffit pas de constater ces symptômes dans divers milieu la tension monte au fur et à mesure que l’on s’avance vers l’est ou vers le sud-est. L’exemple communément cité est celui de la vague révolutionnaire montante en Russie qui culmine dans les grandes grèves ouvrières dans la capitale juste à la veille de la guerre; ou celui de la «semaine rouge» du 7 au 14 juillet 1914 en Italie, qui vécut sa plus forte poussée de fièvre révolutionnaire depuis 1870, selon le témoignage d’Angelica Balabanoff[85]. La fonction de la guerre, pour Rosa Luxemburg, a été de retarder «ce que l’on sentait déjà sourdre depuis quelques années: la résurgence de la révolution russe. Le prolétariat russe qui dès 1911 était parvenu à lever le faix de plomb de la période contre-révolutionnaire… n’a permis à la guerre de le désorganiser, à la dictature du sabre de le bâillonner, au nationalisme de le fourvoyer que pendant deux ans et demi.» La guerre a-t-elle brisé les processus de fermentation révolutionnaire pour les rendre plus violents en 1917 ou bien en a-t-elle infléchi leur cours, le déviant en Autriche-Hongrie vers une solution nationalitaire, le déformant en Italie en une révolution fasciste, l’avortant en Allemagne en une sanglante défaite? Autant de questions qu’ont déjà posées les historiens et qui demanderaient une étude du rythme des crises révolutionnaires.

Dans cette optique, les révolutions de 1917-1918 n’apparaissent pas comme un accident qu’on insère artificiellement dans l’histoire de la guerre ou comme une catastrophe violente qui brise le long terme, mais comme un processus que la guerre a retardé ou dévié au lieu de le catalyser. Comme le fit remarquer Arthur Rosenberg: «Le soi-disant effondrement de la IIe Internationale n’a pas pour origine le fait que la classe ouvrière socialiste ne réussit pas alors à empêcher la guerre. Car même si les social-démocrates des huit grandes puissances avaient eu alors à leur tête des révolutionnaires héroïques, la guerre n’aurait pas pu être évitée… Cependant, l’Internationale se vit contrainte, en août 1914, de dissiper le brouillard révolutionnaire dont elle s’était jusqu’alors entourée; cette opération put prendre l’aspect d’une débâcle.» L’effondrement de l’Internationale revêt alors une autre dimension, une autre signification que celles d’une impuissance, d’un revirement ou d’une trahison. La guerre concrétise une démission de longue date, enferme l’Internationale dans ses propres contradictions et l’accule à l’impasse4.

A noter que, dans son ouvrage intitulé Psychologie de masse du fascisme, Wilhelm Reich a attiré l’attention sur la nécessité d’intégrer également dans l’explication de la Première Guerre mondiale la «base psychologique des masses» et a posé la question de savoir «pourquoi le terrain psychologique de masse était capable d’absorber l’idéologie impérialiste, de transporter dans les actes les mots d’ordre impérialistes». Trouvant insatisfaisant l’argument classique de la trahison, de même qu’il rejetait ceux de la «psychose de guerre» ou d’«aveuglement des masses», il a formulé le problème en ces termes: «Pourquoi des millions de travailleurs socialistes et anti-impérialistes se sont-ils laissé trahir?» Il a introduit pour répondre le concept de l’«action irrationnelle, inadéquate»; en d’autres termes, il a suggéré l’étude de la «dissociation entre économie et idéologie» (W. Reich, Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1974, p. 49-50). L'irrationnel daterait donc du début de la décadence capitaliste...

PENDANT LA GUERRE DES FRATERNISATIONS PAS VRAIMENT REVOLUTIONNAIRES5

« Il ne faut pas interpréter la Grande Guerre à travers une dualité simple : le bien contre le mal, les ennemis contre les Alliés. En effet, avec la longueur du conflit, avec le vécu militaire ou personnel des uns et des autres, l’ennemi peut être identifié aussi bien comme le « planqué » de l’arrière que comme le « frère de tranchée », même s’il est de l’autre côté du no man’s land. Par conséquent, les sentiments sont mouvants, il n’y a ni haine totale, ni antimilitarisme affirmé. Nous ne pouvons pas dire que l’un prédomine sur l’autre : les deux ont coexisté tout au long du conflit.


Les fraternisations ont débuté à Noël 1914 et ont eu lieu ponctuellement tout au long de la guerre. En effet, on en retrouve des traces écrites au moment de Pâques 1915 sur le front de l’Est, également sur le front italien en 1917 entre les Français et les Allemands, ou encore en septembre de cette même année dans les Vosges. Néanmoins, cette étude concerne essentiellement les trêves recensées sur le front allemand, du nord de la rivière de l’Aisne jusqu’à la mer du Nord. Elles ont permis surtout l’échange de denrées alimentaires, mais aussi de relever les morts et les blessés, ainsi que d’évacuer l’eau des tranchées. Pareillement, les suspensions de tirs ont pu être motivées par la nécessité de s’approvisionner en eau à une fontaine. Selon Rémy Cazals, plusieurs motivations pouvaient conduire les combattants à interrompre les hostilités : fair-play pour les uns, sens moral pour les autres, ou surtout simple respect « des convenances ». En effet, les ennemis ne s’envoient pas que des balles, des obus meurtriers, mais ils échangent des objets, des paroles chantées ou non, agressives ou non, des courriers, des propositions de fêtes ou de parties de football. D’une façon comme d’une autre, ils communiquent. Parfois, quand l’impossibilité de communiquer est imposée, les hommes biaisent en évitant de tirer. Pour autant, la haine du « boche » ne disparaît pas mais s’atténue, notamment en 1916, entre la bataille de Verdun et celle de la Somme, en raison de la guerre d’usure qui est engagée, de la durée du conflit et de la lassitude des combattants. Cela explique les relations entre tranchées opposées, certes occasionnelles, partielles, fragiles, mais non exceptionnelles. Cependant, ces relations, tout comme les fraternisations, n’expriment pas un refus généralisé de la guerre et ne remettent pas en cause la thèse du consentement patriotique, elles la nuancent.

En 1916, la différence de contexte par rapport au début de la guerre est l’immobilité de la situation. Certes, les soldats ont encore l’assurance d’une issue favorable, mais ils se demandent quand elle adviendra, alors que pour l’année 1914, la confiance dans la victoire, surtout rapide, était inébranlable. Dorénavant, ils sont éprouvés par la longueur des hostilités, bien qu’ils y adhèrent mais souvent avec tristesse, fatalité et résignation. On observe chez les soldats différents niveaux de consentement, voire de déclencheurs de consentement, par exemple vouloir protéger sa famille ou lutter contre les « actes de barbarie » commis par l’ennemi. Ainsi, les soldats ne défendent pas nécessairement le même objectif, mais leur acceptation du conflit est réelle et découle soit de leur éducation, soit de leur conviction de défendre une juste cause. Ils obéissent car ils reconnaissent à la guerre une légitimité affirmée par les autorités (le gouvernement, la religion, les chefs militaires), mais aussi par leurs pairs (les autres soldats).

L’inflexion de l’hostilité envers l’ennemi a pour corollaire les relations de tranchées à tranchées. Le phénomène des fraternisations est large, il peut aussi bien concerner l’envoi par les Allemands de leur propagande (ouvrage, tract…) que les réponses adressées par les Français au moyen d’un dialogue ou d’un échange d’objets, ou encore une non-agression tacite pendant que chaque camp s’affaire à lutter contre les conséquences des intempéries climatiques. Les facteurs déterminants sont la stabilisation du conflit, la proximité des lignes adverses et leur enterrement via le système de tranchées, dans un contexte marqué par le calme de certains secteurs, ainsi que par le recul des manifestations de haine anti-allemande.

Une communication minimale entre les tranchées ennemies, du moins pour les premières lignes séparées de quelques mètres à peine, est ainsi rendue possible. Les fraternisations viennent dans un second temps : on cesse d’abord les hostilités, que ce soit les tirs ou les bombardements, puis ces brèves périodes de « cessez-le-feu non officiel », dénommées « trêves » en français ou Waffenstillstand en allemand, permettent à certains soldats de fraterniser. Preuve en est, les contrôleurs censurent les courriers mentionnant de telles conciliations, afin qu’elles ne soient pas connues et reproduites. Toutefois, ils restent prudents dans leurs rapports : bien qu’ils connaissent l’existence de la baisse du moral, ils préfèrent souligner « les prétendues relations », soit parce qu’il n’y a pas assez de témoignages pour lever le doute sur ces supposés accointances, soit parce qu’ils veulent éviter un procès et l’éventuel verdict de peine de mort qui s’ensuivrait.

Fraternisations grâce aux fêtes religieuses

Cette période de Noël est par ailleurs marquée par des envois plus importants de lettres et de colis, venus de l’arrière. Dans le camp allemand, chaque unité reçoit un sapin de Noël, et les sources des deux côtés sont unanimes concernant des chants de Noël provenant des positions allemandes. Des trêves ont lieu le soir du 24 et le jour du 25 décembre 1914 sur le front de l’Ouest, et en 1915 des faits similaires sont rapportés aux mêmes dates. Dans certains endroits elles durent plusieurs jours, jusqu’à ce que les autorités militaires y mettent fin.

Bien que les autorités militaires qualifient ces actes « d’intelligence avec l’ennemi », plusieurs milliers de soldats y prennent part, sur environ deux tiers du front germano-britannique, avec parfois une participation de soldats français et belges. Par exemple, près de la ville belge d’Ypres, les Allemands et les Britanniques se retrouvent, le jour de Noël, dans le no man’s land. À cette occasion, ils échangent des objets, de la nourriture, discourent et jouent au football. Si les presses allemande et française ne relatent pas ces faits, en revanche quelques photographies paraissent dans la presse britannique, notamment dans le Daily Mirror. Entre Français et Allemands, les mêmes faits sont attestés, par exemple dans le témoignage du colonel Breyding : « Le jour de l’An, il s’est produit, bien à l’improviste, une fraternisation entre Français et Allemands. Les Français quittèrent alors leur tranchée, les officiers des deux belligérants vinrent se saluer simultanément sur le glacis et y échangèrent des cigarettes. » Roland Dorgelès, à la 3e section de mitrailleuse du 39e R.I., évoque lui aussi des trêves dans la nuit précédant Noël et pendant la journée de Noël, ainsi que la réaction de la hiérarchie militaire.

Les rapprochements qui ont eu lieu dans le nord-ouest de Reims, lors du Noël 1914, sont caractéristiques des positions stagnantes, amorphes : des hommes qui se surveillent de tranchée à tranchée, sans véritablement s’agresser bien que le canon gronde en parallèle. Il apparaît donc bien que, dans la nuit précédant Noël et pendant la journée de Noël, même si les versions varient dans leurs présentations des faits, il y eut des trêves avec des contacts brefs, directs, voire pacifiques, entre des soldats ennemis. À leur niveau, les officiers allemands ou français ne pouvaient donc ignorer ces relations.


(…) ils ne tombent pas dans la haine absolue, ils gardent un peu d’humanité dans cette atmosphère de guerre (apparemment ce n'est pas du tout le cas en Ukraine en 2022 à moins qu'on nous cache aussi des cas de fraternisations... d'autant que c'est le même peuple!). Toutefois, les sentiments éprouvés dans ce contexte précis ne sont pas forcément contradictoires avec la volonté de poursuivre le conflit et de lutter contre les Allemands. La lettre du soldat Le Quéau, datée de fin décembre 1914, à la Boisselle, évoque cette situation paradoxale, où il exprime à la fois de la haine à l’égard des ennemis et de la compréhension à l’occasion de la fraternisation de Noël 1914. Même si les deux sentiments coexistent, la haine aura été temporairement refoulée.

Des Fraternisations face aux conditions climatiques...

L’eau est fréquemment une des raisons de la trêve : les soldats en ont besoin pour assurer leurs besoins physiologiques, comme le rappelle le témoignage de Jean Henry : « On allait chercher de l’eau au même endroit que les Allemands. Chacun prenait son eau et retournait dans son coin. » (pas du tout le cas en Ukraine où les soudards russes laissent la population privée d'eau, de nourriture, d'électricité, etc.)

Les soldats ne sont pas les seuls à témoigner de cet arrangement, la presse le mentionne également dans sa description des conditions de vie aux tranchées. Inversement, dans certains secteurs, cette ressource est trop présente, trop abondante. Fréquemment, les soldats doivent conclure une trêve dans le but de pomper l’eau des tranchées, pour mieux poursuivre le conflit par la suite, comme l’énonce en toute transparence la légende de la photographie du docteur Paul Minvielle, publiée par le journal L’Illustration du 15 janvier 1916 : « Face à face après une explosion de mine. Au premier plan, un capitaine du génie qui vient diriger les travaux d’organisation du rebord français de l’entonnoir ; au fond, les Allemands ». La scène se situe au nord d’Arras, dans l’ouest de la cote 140. Avec les conditions climatiques, la nature du sol et la guerre des mines, l’entonnoir est rempli de boue. Les hommes des deux côtés ne peuvent donc se disputer cette place sans risquer de s’enliser. Une trêve s’instaure pour organiser de part et d’autre les travaux de consolidation des rebords de l’entonnoir, cependant l’article n’en fait pas mention. Pourtant, le docteur sera puni de soixante jours d’arrêts.

Fraternisations dues à la longueur de la guerre, à l’ennui du quotidien


Le journal 
L’Illustration décrit, dans son numéro du samedi 15 mai 191531, la réalité de la vie aux tranchées : la longue attente de la relève, l’appréhension du combat à venir, le sentiment de l’éloignement de la fin du conflit. Certes on échange entre soldats, mais sans pour autant oublier que l’on est en guerre. Il s’agit d’une échappatoire de quelques heures, d’une situation opportuniste. Dans ce cas, l’agressivité contre les autres s’amenuise : leur humanité se renforce, ils ne sont plus « ces bêtes » qui vivent dans des conditions déplorables, avec des animaux nuisibles tels que les poux et les rats. Échanger avec le voisin d’en face redonne le moral car on se rend compte qu’il est traité de la même façon, et une curiosité s’éveille vis-à-vis de ses produits, de son histoire, de sa manière de vivre. Cependant, si cette situation perdure, la hiérarchie doit ordonner explicitement, rédiger des notes, pour demander aux hommes de ne pas flancher et de ne pas avoir une attitude familière envers les Allemands. En effet, au-delà des fraternisations, ces trêves pouvaient générer du troc, en violation de la règle militaire, (avec les soudards russes en Ukraine c'est monnaie courante où il plus question de faire du fric que de fraterniser) d’où le recours à de sévères punitions (blâmes, mises aux arrêts, bombardements intensifs). Les autorités militaires peuvent également recourir à la pratique des raids ou coups de main afin de rompre la trêve et démoraliser l’adversaire.

Autre forme de fraternisation : les quolibets, les moqueries, les échanges oraux ou écrits avec des pancartes. Il s’agit, dans ce cas, d’un échange, voire d’un jeu. On peut aller jusqu’à l’intermède, lié à la proximité. (choses vues aussi en Espagne 36, JLR)

Les hommes n’ont pas un esprit défaitiste, antipatriotique, ils connaissent l’ennemi mais parfois prennent des libertés avec les ordres. En effet, ils vont trouver plus judicieux de « faire la paix » ponctuellement avec leurs adversaires plutôt que de tirer sans cesse. En revanche, pour les gradés, qui ne vivent pas le même sort que les soldats, aucune concession n’est possible. Pourtant, certains chefs comprennent les difficultés de la vie aux tranchées, liées aux aléas climatiques, à la peur permanente, à l’ennui face au statut quo des lignes. C’est pourquoi ils ne signalent pas toujours ces relâchements patriotiques, ces baisses de moral aussi. D’ailleurs, les chefs connaissent parfaitement les raisons de ces rapprochements, c’est la proximité des lignes, qui facilite le dialogue et rend les attaques difficiles. En général, dans les témoignages de trêves, on constate que les Allemands sont toujours à l’initiative de ces rapprochements. (ne pas oublier que le mouvement socialiste était plus fort en Allemagne et le niveau de conscience de classe plus élevé... qui mènera à la révolution de novembre 18, certes révolution de soldats. JLR) Or, probablement, certains Français ont pu entreprendre des échanges, mais il n’en est jamais fait mention dans les rapports officiels. Aussi peut-on en conclure que la crainte de la censure

(…) les anciens combattants disent habituellement qu’ils étaient plus proches de l’ennemi d’en face que du civil de leur camp. Mais les rapports les mentionnent rarement, soit par méconnaissance, soit pour éviter les sanctions de la hiérarchie, car les officiers ne veulent pas s’exposer à des représailles de la part de leurs supérieurs. 

Sans doute les rapprochements pourraient-ils être interprétés comme la conséquence d’un désenchantement par rapport à la situation militaire, mais certaines révèlent un intérêt pour l’ennemi en tant que personne, une forme de respect pour son organisation ou la supériorité de ses tactiques.

Au cours du conflit, les chefs militaires ont conscience que l’antipathie des poilus envers leurs adversaires s’amenuise. Pour ces soldats, l’homme d’en face est dans la même situation qu’eux, dans les mêmes détresses morale et physique. Par conséquent, ils estiment que l’identification de l’ennemi doit être périodiquement renouvelée, afin de dissiper les confusions nées de la longueur du conflit. Les communiqués ont ainsi pour objet de justifier la guerre et sa poursuite, de désigner clairement l’ennemi et d’en dénoncer les responsabilités. Malgré cela, les ennemis désignés dans les témoignages sont souvent le pouvoir politique à l’arrière, qui souhaite que la guerre dure, et la hiérarchie militaire qui peut faire prendre des risques mortels aux troupes. Dans ces cas, l’Allemand apparaît comme le « frère » qui partage et endure les misères.

D’autres, délibérément, décident de ne pas donner la mort. Chez certains, l’importance du choix de donner ou non la mort à un individu l’emporte sur l’obligation de tuer. Quand on ne tire pas, c’est qu’on est un être avisé, dépourvu de l’aveuglement de la haine. Mais cela peut aussi relever d’un calcul ou d’une stratégie ponctuelle pour se protéger. Il ne s’agit donc ni de lâcheté ni d’acte antipatriotique mais simplement, voire mutuellement, d’action de survie et de bon sens avant de reprendre les activités militaires pour lesquelles les soldats sont mobilisés. On tire parce que c’est la guerre et que l’on continue le combat, mais en certaines circonstances on tire en évitant de tuer, de causer des dégâts, simplement pour s’assurer de sa sécurité, ou de la tranquillité d’un secteur. On note que les arrangements peuvent concerner aussi bien les heures que les visées du tir, ce qui est rendu possible par la proximité des lignes, qui permet aux hommes de constater la similitude de leurs conditions, ainsi que par la complicité entre ceux qui occupent les postes avancés des deux camps. Comme le note Élie Préauchat, « l’ennemi nous voit et néanmoins ne tire pas sur nous car nous sommes très courtois les uns envers les autres. Ainsi, nous ne tirons jamais sur leur relève que nous apercevons très bien ». De même, puisque l’adversaire n’est pas si éloigné de nous, on va respecter ses heures de repos, de corvées, de ravitaillement. Tacitement, les poilus de part et d’autre de la ligne du front évitent de tirer pour éviter des représailles, le but étant que le secteur reste  tranquille.

Peu à peu, les lancers de tracts sont abandonnés, sous prétexte qu’ils incitent aux relations de tranchée à tranchée, au profit de projectiles lançant des tracts, comme le propose la note du lieutenant-colonel, chef du bureau des services spéciaux. Cette propagande est utilisée pour inciter l’ennemi à la cessation du combat, voire à s’allier contre d’autres forces en présence. Mais les tracts allemands n’ont pratiquement aucun impact sur les troupes françaises. En effet, pour François Lagrange, « Chaque partie est trop absorbée par l’entretien de sa tranchée pour ne pas vouloir en plus constamment harceler l’autre. » On peut en dire autant de la propagande organisée depuis l’Allemagne afin de promouvoir la révolution et les fraternisations, notamment celle du groupe international de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Bien qu’il y ait l’union sacrée, les autorités militaires et politiques restent vigilantes pour éviter les fraternisations internationales, l’union des prolétaires de tous les pays, comme prônées par les communistes.

(…) trêve organisée afin d’enterrer les morts gisant entre les lignes. Cette rencontre fut d’abord teintée d’une certaine appréhension, quand les Français sortirent, la pelle à la main, alors que les Allemands apportaient des cigares. Après qu’un caporal français et un Allemand se furent serrés la main, que des saluts et des cigares furent échangés, les corps rassemblés et enterrés, les hommes regagnèrent leur tranchée en silence, et dans la soirée la canonnade reprit. Ainsi du côté des Alliés comme de celui des ennemis, les soldats évoquent les trêves pour relever leurs morts respectifs. Pourtant, ces relèves ne se font pas sans crainte. À tout moment, le combat peut reprendre. De plus, les ennemis sont parfois au coude à coude pour reprendre leurs morts, leurs blessés. Il peut en résulter une situation de malaise ou d’indifférence, comme le souligne le médecin Louis Maufrais, au Mort-Homme en mai 1916 : « Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. […] Les Allemands comme les Français, ils sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien ? »Ici nulle haine n’est mentionnée, mais plutôt la lassitude face à longueur du conflit et ses conséquences sur le moral des troupes.

Notons que ces interruptions dans le déroulement de la guerre permettent de rendre le quotidien plus tenable et d’obtenir une accalmie dans les bombardements. Aussi n’expriment-elles ni défaitisme, ni antimilitarisme. Les soldats s’accommodent simplement d’un arrêt des tirs avec les Allemands, dans le but de sauver certains des leurs ou de rendre un dernier hommage à d’autres, une forme de respect via l’ensevelissement des corps. Toutefois, ces faits ne sont sans doute pas toujours relatés : toute vérité n’est pas bonne à dire, notamment à la hiérarchie qui ne peut comprendre la réalité de la vie aux tranchées. Ils peuvent avoir été cachés simplement pour éviter le jugement des responsables militaires, qui aurait pu avoir pour conséquence des sanctions ou la rupture de la trêve.

Certes, les Français légitiment leur participation à une guerre voulue par les Allemands qui les ont attaqués. Cependant, l’essoufflement arrive dès le mois de septembre 1914, puis les cas de fraternisations de Noël 1914 expriment le désappointement de certains soldats, qui pensaient que la guerre serait terminée à la fin de l’année. Il ne s’agit pas d’un refus de la guerre, comme pour le cas des mutineries, mais d’un aménagement, d’un contournement des règles de la guerre qui remet fortement en cause le consentement. Les soldats restent patriotes, mais différemment, comme le prouvent les formes d’identification à l’autre, les ententes tacites. Dans un premier temps, il y a une trêve, une suspension des hostilités et, dans un second temps, cette cessation des combats peut aller jusqu’aux fraternisations. Comme l’exprime à juste titre Marc Ferro, « le terme “fraternisation” ne convient pas encore, même si la situation décrite est bien une suspension de la guerre : le tir sur cibles visibles n’est pas déclenché. Pour formaliser la trêve, il suffira de quelques signes, […] produits lancés, […] donnés de la main à la main, […] jusqu’à boire ensemble. »

Si la guerre n’avait duré que quelques mois, le sentiment anti-allemand serait resté très fort. Mais sa prolongation modifie un peu la donne. Même si le phénomène est loin d’être général, les trêves de Noël 1914 sont le signe de l’amorce d’une évolution. Avec le conflit qui dure, on tend à se découvrir une identité commune avec le soldat de la tranchée d’en face. Le sentiment de haine s’érode donc, mais il peut être relancé et s’exprimer de nouveau avec force, par exemple lorsque les Allemands emploient des armes nouvelles comme les gaz de combat. (Par après Poutine le sait et c'est pourquoi il menace de l'arme nucléaire) Au reste, plusieurs sentiments peuvent cohabiter en même temps chez le même soldat. La révélation d’une identité commune avec l’ennemi n’a pas toujours pour conséquence d’affaiblir le patriotisme : les soldats allemands sont peut-être des humains comme les poilus, mais ils n’ont rien à faire en France. (la soldatesque russe non plus en Ukraine!)

En définitive, au début du conflit, les hommes sont davantage enclins à la violence, à la volonté de tuer, pour certains sans même avoir jamais vu l’ennemi. Cependant, après un combat, leurs sentiments peuvent devenir plus nuancés, voire contradictoires. Il y a donc une dichotomie entre la guerre perçue, rêvée, et la guerre réellement vécue, d’où la prudence et la résignation des témoins. Par ailleurs, le consentement n’est pas exclusivement lié au patriotisme mais à la construction de l’obéissance, comme la camaraderie ou le respect de la discipline. Or, il peut décliner avec les difficultés. D’ailleurs, à partir des années 1920, les écrits commencent à dénoncer la guerre, dont la majorité de la population ne veut plus entendre parler. Parallèlement, un très fort courant antimilitariste, appuyé sur le rejet de la guerre, apparaît chez les anciens combattants.

L'imaginaire mécanique des minorités maximalistes actuelles

« Dans les principales puissances capitalistes, en Europe de l’Ouest et aux ÉtatsUnis, le prolétariat n’a aujourd’hui ni la force ni la capacité politique de s’opposer directement à ce conflit par sa solidarité internationale et la lutte contre la bourgeoisie de tous les pays. Il n’est pour le moment pas en mesure de fraterniser et d’entrer en lutte massivement pour stopper le massacre ».

On ne peut être que frappé par cette lucidité du CCI, contrairement à nombre de charlatans qui croient qu'une révolution va sortir du néant actuel ou même des trotskiens du NPA qui appellent à se mettre derrière Zelensky. Mais on nous dit que la classe ouvrière en Ukraine est la principale victime ! D'abord où est-elle cette classe ouvrière, dans un monceau de ruines pas seulement concrètes ? Et le prolétariat russe ? Invisible et consentant ? Même pas au niveau de ses ancêtres glorieux de 1917 ? Minable et soumis aux délires de Poutine et sa clique de lâches ?

Certes : « C’est la classe ouvrière, et non l’État ukrainien, qui est la véritable victime de cette guerre, qu’il s’agisse de femmes et d’enfants sans défense massacrés, de réfugiés affamés ou de chair à canon enrôlée dans l’une ou l’autre armée, ou encore du dénuement croissant que les effets de la guerre entraîneront pour les travailleurs de tous les pays ». Sauf que les travailleurs des autres pays ne subissent pas un tel niveau d'atrocités et ne se bougent pas le cul pour protester !

Certes : « Soyons clairs, les États-Unis et les puissances occidentales disposent des mensonges les plus convaincants et de la plus grande machine à mensonges médiatique pour justifier leurs véritables objectifs dans cette guerre. Dans celle-ci, ils sont censés réagir à l’agression russe contre de petits États souverains, défendre la démocratie contre l’autocratie du Kremlin, faire respecter les droits de l’homme face à la brutalité de Poutine ». Sauf que les principaux dégât et meurtres ont lieu sur la population ukrainienne indistincte, pas seulement la classe ouvrière, et la réaction de défense a quand même d'abord été celle des « habitants » que l'on chasse par millions après une destruction immense, délibérée de leurs habitations, pillant leurs maigres biens, détruisant irrationnellement toutes les usines. A moins d'être malhonnête ou indifférentiste on ne peut pas mettre sur le même plan les dégâts monstrueux provoqué par l'armada poutinienne et la mort de leurs soudards y – ce qui ne sous-entend pas se mettre à la queue de la bourgeoisie ukrainienne – mais il y a des proportions, des gradations dans la barbarie, qui doivent permettre de rester objectif ! Dans plusieurs entretiens privés avec notre grand Marc Chiric, je l'ai tarabusté sur un certain purisme révolutionnaire et qui fait tout équivaloir : dis-donc mon père prisonnier en Allemagne, qui s'était évadé, revient travailler en France où, peu après, son patron lui demande d'aller travailler (travail forcé) en Allemagne. Il rejoint la résistance et en particulier mettra à l'abri de nombreux juifs en auvergne ! Que pouvait-il faire d'autre ?

Réponse de Marc : je comprends ton père. Tu sais moi aussi j'ai été sauvé par un député gaulliste... et puis c'est les américains qui ont ouvert les portes des camps de la mort...

Les destructions massives d'êtres humains et de leurs lieux d'habitation « ukrainienne » ne suppose pas en soi qu'on leur serine « on ne choisit aucun camp », ni « que le seul terrain est la lutte de classe ». J'ai envie de répondre au CCI que leurs belles déclarations internationalistes se heurtent et se dissolvent dans leur propre théorisation de la décomposition où la lutte de classe ne peut plus s'exprimer sur un lieu envahi, devenu un atroce champ de bataille où les civils sont les principales victimes, surtout ukrainiennes et pas russes. Où les plus odieux massacres sont commis par la soldatesque russe.

Les commentaires hautains et indifférents au martyre ukrainien avec la projection superficielle d'une révolution automatique suite à la guerre auraient fait rire Engels, Jaurès et Lénine : « Plus il s’enfoncera dans une crise insoluble, plus la destruction militaire du capitalisme sera grande, parallèlement aux catastrophes croissantes (dont il est responsable) que sont la pollution et les épidémies. Le capitalisme est pourri et mûr pour un changement révolutionnaire ».

Automatisme stupide. Suivi d'un recopiage historique complètement infirmé par le drame de la situation actuelle, hélas trois fois hélas... Une population ukrainienne éperdue, à la dérive, évidemment instrumentalisée par un petit sergent recruteur, mais dont tous nous pouvons comprendre la réaction de défense pas férocement nationaliste des ukrainiens traités comme des chiens (car le pseudo intérêt national est désormais enveloppé dans l'idéologie supranationale européenne- on n'est plus en 1914). Zelensky s eprésente d'ailleurs comme le défenseur de l'Europe... et pourquoi pas de la civilisation ! Le bla-bla du CCI en tant qu'organisation surtout attachée à son existence est le même que ce que vous avez lu comme justifications de l'impuissance de la social-démocratie avant 1914 ; du blabla et aucune solution sérieuse et soutenable dans la réalité . « Le développement de la défense de ses intérêts de classe, ainsi que sa conscience de classe stimulée par le rôle indispensable de l’avant-garde révolutionnaire, recèlent un potentiel encore plus grand de la classe ouvrière, celui de pouvoir s’unir en tant que classe pour renverser complètement l’appareil politique de la bourgeoisie comme elle l’a fait en Russie en 1917 et a menacé de le faire en Allemagne et ailleurs à l’époque. C’est-à-dire, renverser le système qui mène à la guerre. En effet, la Révolution d’Octobre et les insurrections qu’elle a alors suscitées dans les autres puissances impérialistes sont un exemple brillant non seulement d’opposition à la guerre mais aussi d’attaque contre le pouvoir de la bourgeoisie ».

Ce qui n'empêche pas encore une fois l'éclair de lucidité mais autosuffisante :

« Aujourd’hui, nous sommes encore loin d’une telle période révolutionnaire. De même, les conditions de la lutte du prolétariat sont différentes de celles qui existaient à l’époque de la première tuerie impérialiste. Par contre, ce qui ne change pas face à la guerre impérialiste, ce sont les principes fondamentaux de l’internationalisme prolétarien et le devoir des organisations révolutionnaires de défendre ces principes bec et ongles, à contre-courant quand c’est nécessaire, au sein du prolétariat ».

Oui les conditions sont différentes de celles de 1914, mais les conditions de lutte de prolétariat ne sont pas différentes aujourd'hui mais quasiment nulles, impossibles en Ukraine occupée, impossibles dans une Russie fossilisée et inapte à reprendre tout flambeau révolutionnaire. Au niveau international le prolétariat reste invisible. Il est mille fois plus faible que celui de 1914. Il n'a pas de conscience. Si une résistance devait avoir lieu face à la guerre elle ne viendra pas des trois jolis appels :

  • Aucun soutien à quelque camp que ce soit dans le carnage impérialiste en Ukraine

  • - Pas d’illusions dans le pacifisme 

  • Seule la classe ouvrière peut mettre fin à la guerre impérialiste

On a vu que, en 1914 et pendant la guerre, les appels maximalistes étaient secondaires et restaient ignorés, c'est des conditions terribles de la guerre que la lutte des soldats a émergé, mais que la révolution a été scindée en deux par la victoire pour le prolétariat d'un côté, resté scotché à sa bourgeoisie et la défaite au court terme pour la partie du prolétariat qui avait mené la révolution. En tous les cas les partis ou cénacles révolutionnaires n'ont pas été à l'origine de la lutte réelle contre la guerre. Cela ne signifie pas que les minorités maximalistes devraient rester silencieuses, mais qu'elles n'outrepassent pas une espérance mécanique et messianique de la révolution. Mais on dira que je suis très pessimiste. Et en effet je le suis. Mais pas complètement il y a sûrement nombre de cas de fraternisations masquées par les médias des deux côtés.



NOTES

2«Guerre ou révolution? L’Internationale et l’Union sacrée en août 1914» Par Georges Haupt : https://alencontre.org/societe/histoire/guerre-ou-revolution-linternationale-et-lunion-sacree-en-aout-1914.html

3Une anecdote personnelle pour confirmer l'aura inoubliable et l'admiration du mouvement ouvrier international pour Jaurès (aussi par Lénine et Rosa). Une amie âgée de ma tante de Castries, fille du bras droit du chef syndicaliste de Jouhaux de FO, me raconta l'anecdote suivante : « au moment de la déclaration de guerre de 1939, le secrétariat de FO était réuni dans une pièce du local syndical. Peu après l'annonce de la terrible nouvelle à la radio, on entendit un grand fracas dans la pièce à côté. Tous se précipitèrent. C'était le grand portrait de Jaurès qui venait de tomber sur le plancher !

4 Article paru dans la revue de Sartre « Les temps modernes » en 1969, je l'avais lu à l'époque, émerveillé mais sans en comprendre toutes les implications. Je fréquentais alors le secrétaire de Sartre André Puig.

5Des fluctuations du consentement patriotique à travers les trêves et les fraternisations (1914-1918) par Anne Geslin-Ferron (Cahiers de l'histoire) https://journals.openedition.org/chrhc/4440