PAGES PROLETARIENNES

mercredi 3 février 2021

LA MISSION DU PROLETARIAT...



« 
Il n’est pas douteux qu’un système d’idées dont seules les grandes lignes sont tracées à une action beaucoup plus féconde qu’une construction achevée et symétrique, où il n’y a rien à ajouter, où un esprit audacieux ne peut trouver à déployer son originalité. Serait-ce la raison pour laquelle nous voyons les théories de Marx marquer un tel arrêt depuis des années ? Car, en fait, si l’on excepte une ou deux productions originales pouvant être considérées comme des progrès au point de vue théorique, nous avons bien eu, depuis la parution du dernier volume du Capital et les derniers travaux d’Engels, quelques belles popularisations, des explications de la théorie marxiste, mais, au fond, nous en sommes encore en théorie à peu près au point où nous ont laissés les deux créateurs du socialisme scientifique ».

Rosa Luxemburg (1903)


UNE REVOLUTION NECESSAIRE


Voici par après cet édito de la Revue REVISION un étonnant texte de cette revue oubliée (classée arbitrairement sur le web dans la catégorie anarchiste, mais qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de « conseilliste »), publiée à la veille de la deuxième boucherie capitaliste mondiale, qui ne se penche pas sur le prolétariat comme une catégorie abstraite, sans ce culte d'un prolétariat unifié dans l'imaginaire de nos sectes modernes, et qui remet en cause radicalement à la fois le « productivisme socialiste infini » et le religieux « messianisme prolétarien » dont je vous conterai les heurts et malheurs dans mon prochain ouvrage. Et surtout vous verrez que la contribution de Coffinet est non seulement géniale mais si actuelle...sauf qu'il n'a pas venu venir la Seconde Guerre mondiale comme conséquence de la défaite politique du prolétariat (il n'y croit plus à celui-ci comme la plupart des militants en 1940), alors qu'en effet il y avait un tassement des forces productives mais que la  sale guerre mondiale permettra de relancer le capitalisme pour 70 ans encore... quoique pas forcément éternellement.


Il faut se demander combien d'expériences seront encore nécessaires pour tuer l'idée du parti-messie chez les militants révolutionnaires. La décomposition et la trahison des partis existants s'étalent tous les jours, et les dupés d'hier ne songent qu'à une seule chose : en rebâtir un nouveau qui, cette fois, échappera à toutes les tares des précédents.

Cette conception pourrait se défendre si ses partisans se montraient réservés et prudents, mais il semble, au contraire, que plus les faillites s'accumulent, plus ils idéalisent leur mythe. Un psychanalyste pourrait expliquer ce curieux phénomène, mais il ne faut pas fouiller longtemps pour s'apercevoir que le patriotisme d'organisation pourrit les rares groupes ou individus qui conservaient la tête froide.

Il n'est pas un parti, ligue ou tendance qui ne cache en son sein les tares dénoncées chez les adversaires. Partout, les oligarchies et les bureaucraties agissent au nom des adhérents trompés, en bafouant les principes dont la défense et la propagation leur assurèrent le pouvoir. Semblable situation n'aurait rien de bizarre si les cocus d'en bas ne s'en faisaient les apôtres et les laudateurs. Profiteurs et dupés font le front unique pour déclarer qu'il y a des vérités pour initiés, les dupés prenant une hypothèque sur leur ascension au grade d'initié. Au total, les luttes sociales se mènent suivant une tactique qui nécessite une clef ou un code pour devenir compréhensible.

En fin de quoi les stratèges politiques et syndicaux s'étonnent un beau jour de la disparition des effectifs ou se trouvent atterrés par une réalité plus forte que leurs calculs à la petite semaine. Le révolutionnaire qui appelle les choses par leur nom et essaie de retrouver ses yeux de débutant devient suspect. La question : « Par qui est-il payé ? » fait aujourd'hui partie de l'arsenal des arguments socialistes. Il serait temps pour le mouvement ouvrier, de se prêter à un traitement de désintoxication.

Il serait temps pour les militants des J.E.U.N.E.S , de dire publiquement que leur leader Jean Nocher1 est un dangereux rigolo. Ce qu'ils pensent tous. Il serait temps pour les socialistes révolutionnaires, de dénoncer dans leurs propres rangs les tares qui furent à l'origine de la dégénérescence de la S.F.I.O. La social-démocratie n'est pas que dans les programmes. Il serait temps pour les trotskystes de tous les pays, de parler du Trotsky de Crontadt, et pas seulement du Trotsky créateur de l'Armée rouge. Il serait temps pour les anarchistes de montrer la même sévérité envers leurs politiciens qu'envers les politiciens avoués.

Il serait temps de dire ce que l'on pense et de penser ce que l'on dit. Première révolution à accomplir chez les révolutionnaires.


REVISION


LA MISSION DU PROLETARIAT

par Julien Coffinet2


C'est Marx qui a donné vie à la conception d'une mission du prolétariat, conception un peu mystique mais à laquelle il sut attacher une application rationnelle qui parut longtemps incontestable. La société actuelle étant divisée en deux classes principales, violemment opposées, la bourgeoisie et le prolétariat, le développement de la première a pour résultat l'augmentation du nombre et de la cohésion des prolétaires.

« A mesure que diminue le nombre des grands capitalistes... on voit augmenter la misère, l'oppression? l'esclavage, la dégénérescence, l'exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste ». Dans le même temps le monopole du capital gêne de plus en plus le mode de production qui s'est développé avec lui et devient l'entrave du progrès technique. Hégélien, Mars déduit hardiment de ces différentes constatations que le prolétariat est l'antithèse du capital et que de sa révolte sortira la nouvelle synthèse sociale, autrement dit que le prolétariat est chargé par le mouvement de la société de délivrer les forces productives arrêtées dans leur progrès, « d'exproprier les expropriateurs ». Comme le régime féodal le fit autrefois la bourgeoisie aujourd'hui arrête le développement des forces productive ; comme la bourgeoisie les libéra par la subversion du régime féodal, le prolétariat, à son tour, servira le progrès par la subversion du régime capitaliste.

Cette conception suppose d'abord une foi implicite mais profonde en un progrès technique continu et illimité et la croyance à l'unité des intérêts du mouvement ouvrier et de ceux de la culture humaine. Le progrès technique doit s'entendre des modifications techniques qui améliorent le rendement humain, celles qui permettent, avec moins de travail, de produire autant et plus d'objets utiles. En ce sens il n'est pas douteux qu'ils servent les intérêts de la culture puisque celle- ci ne s'améliorera d'une manière décisive que dans la mesure où les possibilités pour chacun d'utiliser et de développer ses aptitudes personnelles seront augmentées. Accepter la conception d'une mission historique du prolétariat c'est donc juger que le prolétariat, de par sa fonction sociale, son nombre, sa conscience, non seulement s'emparera du mode de production capitaliste mais aussi qu'après l'avoir débarrassé de l'hypothèque capitaliste et de ses résidus, il pourra l'utiliser pour favoriser la liberté et par conséquent la culture humaine.

***

Marx s'appuyait sur le fait constaté que les anciennes classes moyennes ruinées par la centralisation du capital, augmentaient le nombre des prolétaires en même temps que ceux-ci subissaient une aggravation de leurs conditions de vie. Si l'on entend par prolétaires les travailleurs libres politiquement mais entièrement dépouillés, ne possédant que leur force de travail, qu'ils doivent vendre pour obtenir des moyens de subsistance, il est bien exact que les prévisions de Marx ont été entièrement justifiées par le temps. Le nombre des salariés va augmentant. Les moyens de production sont la propriété de monopoles de moins en moins nombreux. Mais si l'on entend par prolétaires les seuls ouvriers industriels, comme c'est le cas le plus fréquent, alors il faut reconnaître que la prévision marxiste a cessé d'être juste depuis pas mal d'années et que le nombre des prolétaires n'augmente plus ou diminue.

C'est que le même mouvement de centralisation du capital, en augmentant le nombre des salariés, développait aussi la division du travail et augmentait la spécialisation des travailleurs. Le développement des moyens de transport, des entreprises commerciales, du crédit, des assurances, des entreprises publiques, etc..., a suivi les progrès de l'industrie. Pendant que diminuait le nombre des entrepreneurs individuels, celui des employas, des techniciens, fonctionnaires de toutes sortes se multipliait. Par opposition aux propriétaires des moyens de production il peut être parlé d'un prolétariat en faux-col ou d'un prolétariat agricole. Ce serait une erreur de les confondre avec le prolétariat industriel qui n'a ni les mêmes conditions de vie ni les mêmes réactions.

C'est ce qu'a fort bien montré Henri de Man en baptisant de « nouvelles classes moyennes » ces groupes de nouveaux salariés. Il en fait néanmoins des classes anticapitalistes. Peut-être. Mais l'erreur commune est de confondre anticapitalisme et socialisme. Le socialisme n'est pas la qualité de n'importe quelle organisation collective. Le socialisme, il est grand temps de le rappeler, c'est une revendication de justice sociale et un espoir de libération humaine.

Marx avait aperçu les premières conséquences de la division du travail purement technique. « A côté des classes principales (d'ouvriers) il y a un personnel peu nombreux, chargé du contrôle et de la préparation de toute la machinerie, ingénieurs, mécaniciens, menuisiers, etc. Ceux-ci constituent une classe supérieure, composée de savants et d'hommes de métiers... ». Il avait aussi insisté à plusieurs reprises dans Le Capital, sur la séparation de la fonction et de la propriété du capital. Mais ce n'est que longtemps après lui qu'il a été possible de se rendre compte de ce que se développait un esprit technicien tout à fait différent de l'esprit prolétaire. Dans ses « Réflexions sur l'économie dirigée », H. de Man écrit que « l'homme dont la fonction est d'organiser la production, est naturellement porté à exalter cette activité par rapport au rôle qu'il considère volontiers comme subordonné ou même comme parasitaire, du détenteur de capitaux ou du spéculateur ». Il est même porté à vouloir étendre cette activité à l'extérieur de la fabrique. Le congrès de la Taylor Society, décembre 1930, dans son nouveau programme de revendications demande « l'application des principes d'organisation scientifique développés et expérimentés dans l'entreprise individuelle à l'économie comme telle, considérée comme une grande entreprise dans laquelle tous les membres du monde économique sont ensemble ouvriers et actionnaires ». Mais ces techniciens ne se séparent pas seulement des propriétaires de capitaux ; chargés de travaux d'organisation ou de direction ils ont une tendance naturelle, fonctionnelle, à considérer les ouvriers comme des manœuvres qu'il est possible et même moral, « dans l'intérêt de tous, de manier et d'utiliser rationnellement, le seul critère de leur travail se trouvant être l'efficiency. Ils subissent la déformation de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir. Dans leurs bureaux d'étude ou de direction, ils jouent avec la matière humaine aussi abstraitement aussi inhumainement que l'officier qui dirige de son P.C. Les opérations militaires sur un front éloigné. Par la force des choses, Toute autre considération que celle du rendement leur devient étrangère. Ils sont même prêts à concéder que chacun, l'ouvrier et le manœuvre comme le technicien joue un rôle utile dans la société mais ils tiennent à ce que chacun ne joue que ce rôle et reste à sa place. Personne n'est plus antidémocratique qu'un technicien. « Comment permette qu'un manœuvre vienne se mêler de choses qu'il n'entend pas, qu'il ne peut pas entendre, faute des études, des longues études nécessaires ? ». Et il faut reconnaître que dans la division du travail telle que le mode de production l'a développée, la séparation des travaux intellectuels et manuels s'est faite de plus profonde.

Les fonctionnaires participent à cet état d'esprit dans la mesure où ils prennent conscience de leur rôle d'organisation et de direction dans l'Etat moderne et de la supériorité que leur donne leur savoir – je ne dis pas leur culture – sur la masse primaire des manœuvres.

Les employés de commerce et les ouvriers agricoles nécessiteraient une étude plus détaillée et fouillée ; il suffit ici de constater que ces nouveaux salariés se séparent nettement par leurs goûts, leurs besoins, leur mentalité, du prolétariat industriel.

A l'intérieur du prolétariat industriel lui-même, un autre phénomène a introduit une différenciation profonde : le chômage permanent. Tant que l'armée industrielle de réserve n'a été constituée que de chômeurs momentanés, comme sa qualification l'indique bien, car une réserve est faite pour y puiser à mesure des besoins, le chômage n'en a eu d'autre résultat que d'abaisser le niveau des salaires par la concurrence sur le marché du travail. Mais dès l'instant que les chômeurs deviennent pour une large part des sans-travail permanents et sans espoir, il se forme à côté de la mentalité de l'ouvrier une mentalité fort différente, voire même opposée. Et plus les années passent et moins les chômeurs sont composés d'anciens ouvriers. Les membres ruinés des anciennes classes moyennes, ou les sans-travail des classes libérales, intellectuels ou artistes, ou les techniciens sans emploi, ne se prolétarisent plus : ils viennent directement grossir la masse des chômeurs. Les jeunes gens sortant de l'école demeurent souvent inactifs. Le capitaliste qui, il y a un siècle, faisait travailler des enfants au sortir du berceau ne sait plus aujourd'hui leur assurer du travail quand ils arrivent à l'âge adulte. Ainsi est créée peu à peu une masse de déshérités, coupés du travail et de l'action, que le désespoir fataliste mettre à la merci du premier mirage démagogique venu mais rendra incapable de parvenir à une conscience sociale progressive.

Une autre différence se marque entre ouvriers des grands monopoles et ouvriers des moyennes et petites entreprises, incapables dans la plupart des cas d'assurer les respect des lois sociales sans travailler à perte. Les grands monopoles étant les principaux fournisseurs de la défense nationale, la formidable accélération des fabrications de guerre accentuera encore cette différence, en assurant des surprofits qui permettront des sursalaires.

Loin d'égaliser la condition ouvrière, comme le prévoyait Marx, la marche en avant du capitalisme n'a cessé de développer une division du travail social organique, c'est à dire augmentant les différences individuelles par la spécialisation.

***

Si le prolétariat n'augmente plus, s'il se divise en groupes discordants, il semblerait qu'au contraire la foi en un progrès technique continu et illimité ait pu être renforcée par les prodigieuses acquisitions de la science moderne. Il suffit d'évoquer les immenses réalisations industrielles des deux mondes pour être convaincu de la puissance du génie constructif de l'homme et de considérer le rythme accéléré des découvertes et de leurs applications pour être persuadé qu'il n'y a pas de raison apparente de prévoir un arrêt, sinon celui qu'apporterait les crises périodiques provoquées par les désordres capitalistes. Ainsi, il est tout naturel de penser que Marx avait raison de prévoir un conflit entre le développement des forces productives et le capitalisme. « A un certain degré de maturité la forme historique du procès de travail déterminée fait place à une forme plus élevée. On s'aperçoit que le moment d'une telle crise est venu dès que s'accentuent la contradiction et l'opposition entre les conditions de répartition et par suite la forme historique déterminée des conditions correspondantes de production d'une part, et d'autre part les forces productives, la capacité de production et le développement de leurs agents. Il s'établit alors un conflit entre le développement matériel de la production et sa forme sociale ». Mais des doutes sont venus sur l'exactitude de cette conception.


Le développement des forces productives tend, en augmentant la productivité du travail, à augmenter la quantité d'objets utiles produits dans un même temps de travail. D'où est venue la revendication de la diminution de la durée du travail. Pourtant un examen plus attentif montre qu'on s'est souvent trompé sur les économies de travail apportées par l'introduction des machines automatiques, puis de l'énergie électrique : on ne regardait que la diminution des ouvriers au sein de l'usine transformatrice, on ne voyait pas l'augmentation correspondante de techniciens, d'employés, de fonctionnaires, d'intermédiaires à tous les échelons, que nous montrent si bien les statistiques d'ensemble.

On ne considérait pas non plus que le mode de production d'aujourd'hui a entrainé le besoin de la vitesse dans les relations entre groupements humains. Rien de plus coûteux en travail humain, que la vitesse. Pour doubler une vitesse donnée, ce n'est pas deux mais quatre, ou huit fois plus de travail qu'il faut. Des questions de prestige personnel ou national s'en mêlent. L'accélération de la vitesse est préférée à l'augmentation du matériel, moins gaspilleuse des forces humaines quand elle est possible.

Sans compter que le même progrès technique, en mettant entre les mains d'hommes de moins en moins nombreux la propriété d'entreprises de plus en plus gigantesques, de plus en plus hors de proportion avec les capacités humaines, a provoqué de nouveaux gaspillages, par impossibilité d'assumer des charges réellement écrasantes, et par la prodigalité qui accompagne toujours une certaine grandeur dans les entreprises humaines. On a trop oublié que tout achat représente le résultat d'un travail quelque part dans la société et que toute dépense inutile est du travail exécuté en pure perte, du travail qu'il aurait mieux valu économiser, dans une société mieux organisée, parce que du travail inutile, c'est des loisirs perdus. Il faudrait écrire un éloge de l'avarice.

Julius Dickmann a signalé dans ses intéressantes études sur la production capitaliste que l'introduction imprudente des inventions nouvelles dans la production pouvait avoir pour conséquence une perte et non une économie de travail pour la société. Il suffit que la quantité de travail incorporée aux moyens de production de l'ancien outillage dépasse la quantité de travail épargné par les nouvelles machines pendant le temps que les moyens de production devenus inutiles et sans valeur auraient pu fonctionner. « Plus on part d'une technique avancée, autrement dit plus les investissements consacrés à la production des machines de l'ancien type sont importants, et plus il faut du temps, bien entendu, avant que le fonctionnement plus économique du nouvel outillage puisse, une fois compensée la perte causée par l'introduction de cet outillage, être considéré comme un gain pour l'ensemble de la production. Et si, dans l'intervalle, on fait une nouvelle invention qui remplace le type de machine nouvellement introduit par un autre encore plus productif, alors la première invention n'arrive même jamais à jouer son rôle en épargnant du travail pour l'ensemble de la société ». Comme le dit Dickmann, ces remarques sont en tout cas bonnes à rafraîchir l'enthousiasme que l'on éprouve en général pour le progrès technique et rappellent utilement que le progrès ne signifie pas par lui-même un progrès économique et ne conduit pas nécessairement à une extension de nos possibilités d'existence. Beaucoup de difficultés qui paraissent venir du régime capitaliste lui-même appartiennent en fait aux innovations de la technique moderne et reparaîtraient aussitôt dans un régime socialiste.


La possibilité d'un accroissement continu de la productivité du travail est elle-même en question. A mesure que la productivité du travail augmente, s'accumulent les travailleurs occupés à entretenir, réparer et reproduire les moyens de production et de subsistance et diminuent les travailleurs qui peuvent être employés à produire des moyens de production et de subsistance « en excédent » qui permettront un élargissement futur de la production, inséparable d'une amélioration nouvelle de la productivité. Chaque nouveau progrès diminue la possibilité, dans l'état actuel des choses, d'un progrès futur. IL ne peut pas être question d'un progrès continu et illimité mais au contraire d'un progrès de plus en plus difficile, de plus en plus limité pour finalement devenir une régression. Le progrès technique n'a pas visé à produire le même nombre d'objets avec moins de travail mais à produire plus d'objets avec le même travail. Ce qui me fait dire que l'amélioration de la productivité est inséparable de l'élargissement de la production. D'où la nécessité des marchés extérieurs. La production d'objets simplifiés et unifiés dépasse la capacité réelle d'absorption du marché national. Il y a, certes, des causes venant du capitalisme lui-même, mais il y aussi des causes techniques. Le socialisme s'il prenait la suite technique du capitalisme, se trouverait devant la même nécessité impérialiste de lutter pour la possession des marchés extérieurs. Marx dit bien qu'à mesure que la force productive se développe, elle entre en conflit plus aigu avec les fondements étroites des rapports de consommation. Mais il est évident qu'il pense que ce conflit n'aurait pas lieu si la consommation n'était pas limitée par la nécessité implacable des lois du capitalisme. Or il est non moins évident aujourd'hui qu'entre forces productives et consommation il y a un conflit qui n'est pas de source capitaliste mais technique. Il vient de ce qu'on n'a pas cherché à travailler moins, mais à produire plus.

Il est possible de supposer une meilleure utilisation du génie humain ? Peut-être, mais il n'en reste pas moins que nous nous trouvons devant un énorme appareil producteur aussi pesant qu'inutile et qu'il n'est plus possible d'améliorer la condition humaine qu'au prix d'un changement radical des conceptions et des méthodes utilisées pour le renouvellement de l'appereil producteur, au contraire de ce qui était prévu par Marx. Ce qui a fait illusion c'est qu'une avance considérable a permis aux vieux pays capitalistes de vivre aux dépens des pays moins évolués. Nos masses travailleuses ont bénéficié, pour une certaine part, de l'exploitation des peuples coloniaux ou en retard. Toute la technique moderne est basée sur cette exploitation. Mais, maintenant que l'avance de certains pays est perdue, maintenant que les exploités d'hier se dressent en concurrents, que va-t-il se passer ?

Le schéma marxiste d'une progression continue des forces productives, arrêtée aujourd'hui par le capitalisme, libérée demain par le socialisme ne résiste pas à l'examen de l'observateur non prévenu. La technique dont le socialisme s'est montré si jaloux pendant cinquante ans et si pressé d'en avoir la direction, a dilapidé les ressources naturelles de la terre (sic ! Lu en 2021) et gaspillé le travail humain. Du point de vue humain qui devrait être toujours le point de vue socialiste, l'appareil producteur capitaliste ne peut plus servir de base à un nouveau progrès : pour aller de l'avant il faudrait trouver une technique de production radicalement différente.

La progression du prolétariat en nombre et en cohésion a été arrêtée et remise en question par l'évolution des méthodes de production ; le progrès technique continu et illimié qui devait libérer la révolte du prolétariat grandissant se révèle lui-même comme illusoire et comme menant à l'appauvrissement de la communauté humaine ; pour justifier la mission du prolétariat il ne reste que la notion plus intuitive de l'identité des revendications ouvrières et de la cause de la culture.

Beaucoup de camarades, et des meilleurs, gardent un attachement sentimental aux ouvriers, en raison du passé héroïque du prolétariat ndustriel, par sympathie naturelle pour les exploités et par mépris pour le bourgeois, par révolte pour tout ce qu'il représente de conformisme repu, de sottise cruelle et d'inhumanité intéressée. La question est de savoir si les ouvriers sont demeurés ce qu'ils étaient, c'est à dire s'ils représentent encore le non -conformisme, l'élément critique dans la société. D'autres, après Jaurès et De Man, pensent que les ouvriers n'ayant aucun privilège social, leur unique privilège est de n'avoir jamais besoin du mensonge, et que par conséquent la cause de la classe ouvrière est celle même de sa culture. Mais des catégories d'ouvriers sont privilégiées par rapport à d'autres, toute la classe ouvrière des vieux pays capitalistes est privilégiée par rapport aux travailleurs des pays en retard et des colonies et le mensonge n'a jamais été si employé, si massivement et systématiquement utilisé par une des organisations les plus influentes de la classe ouvrière.

Moins les hommes auront besoin de travail nécessaire pour vivre et se reproduire normalement, moins ils auront besoin du mensonge et plus ils auront de loisirs, de liberté et de goût pour les recherches désintéressées, les études sans préjugés et les travaux personnels pour cimenter la vie sociale. La cause de la culture et de la liberté physique et morale de l'homme sont liées. La cause de la culture est entièrement séparée et opposée de celles des pouvoirs quels qu'ils soient. Il y a une opposition irréductible entre le pouvoir et la culture. L'un ne cherche qu'à gouverner l'autre qu'à libérer les hommes. Il y a une malédiction réelle sur les fonctions de gouvernement de par la fonction même. Comment des marxistes ne le voient-ils pas ?

Or, le mouvement ouvrier s'intègre de plus en plus, par son mouvement normal, son évolution naturelle, dans l'Etat moderne. Le corporatisme mérite mieux que les réfutations de propagande ; il vient de plus loin qu'on ne croit généralement et il serait utile enfin de chercher un jour, objectivement, quelle communauté l'unit aux besoins de la technique que nous a donnée le capitalisme et quel rapport exite entre l'organisation militarisée de la production et l'asservissement de la révolte ouvrière.


Marx disait que la manufacture estropie l'ouvrier et fait de lui une espèce de monstre en favorisant à la manière d'une serre, le développement de son habileté de détail par la suppression de tout un monde d'instincts et de capacités. « Un certain rabougrissement intellectuel et physique est inséparable même de la division du travail dans la société en général ». Avec l'introduction des machines automatiques cette évolution s'exagère. « La séparation des puissances intellectuelles du groupe de travail d'avec le travail manuel et leur transformation en moyens par lesquels le capital s'assujettit le travail, s'opère dans la grande industrie basée sur le machinisme. L'habileté particuli-re individuelle de l'ouvrier ainsi dépouillé n'est plus qu'un accessoire infime et disparaît devant la science, les forces naturelles énormes et la masse de travail social qui, incorporées au système mécanique, constituent la puissance du Maître ». La subordination technique des ouvriers crée une discipline toute militaire et supprime l'initiative individuelle.

Cette séparation entre activité intellectuelle et activité manuelle dans le procès de production s'est e

étendue à l'extérieur, dans les organisations politiques et économiques du prolétariat. Il s'est formé une sélection entre cotisants de la base et techniciens de l'action militante, et les méthodes se sont modifiées en conséquence. Le manœuvre de l'usine est devenu le manœuvre du parti et du syndicat et, en fait, ne participe pas plus à la direction ici que là. La démocratie meurt dans les organisations ouvrières comme elle meurt dans la société bourgeoise. Les organisations sont dirigées par des militants dont les intérêts coïncident avec ceux des technocrates de la production. On pouvait espérer, avant 1936, qu'un mouvement de révolte puissant balayerait les bureaucraties parasitaires. Ce n'est plus permis aujourd'hui. Nous sommes loin d'une classe ouvrière agissant par erreurs redressées et surmontées, sans préjugé et sans dogme, rejoignant la production culturelle du savant désintéressé, uniquement passionné de vérité.

La cause du mouvement ouvrier ne rejoint plus que celle, par l'intermédiaire de ses bureaucraties dirigeantes, d'une sélection de techniciens de toutes espèces, épris d'ordre et d'organisation scientifique, mais aussi de subordination hiérarchisée de la société sur le modèle de la production. La classe ouvrière se révèle non comme l'héritière culturelle du passé et l'accoucheuse de l'avenir, mais comme l'appendice manuel d'une société dégénérescente et condamnée avec elle. Sa « mission » disparaît, et il ne peut rester d'espoir que dans l'éternel besoin instinctif de justice, d'égalité et de vérité que seront seuls à représenter les non-conformistes de toutes origines, soumettant la décourageante et complexe situation actuelle à l'imparable critique de l'esprit objectif, pour préparer l'avenir, en attendant les catastrophes inévitables.



1NOCHER Jean [CHARON Gaston dit] - Maitron

2Julien Coffinet . Son père, Louis Coffinet, était serrurier au moment de sa naissance.

Militant du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, Julien Coffinet fut signataire de deux textes, de novembre 1930 et d’avril 1931, en faveur de l’unité syndicale, écrits par des militants syndiqués du Cercle. Il adhéra ensuite au Parti socialiste SFIO en 1932, ainsi qu’aux Jeunesses socialistes du XIIIe arrondissement de Paris. Il était, en 1933 et 1934, collaborateur de la revue Le Combat marxiste, dirigée par Lucien Laurat. Il participa au Cercle d’études marxistes, notamment aux lectures collectives du Capital de Marx, puis il y donna lui-même des cours, notamment sur « L’économie marxiste ». la suite sur COFFINET Julien - Maitron

lundi 1 février 2021

Comment les bolcheviques ont supporté « facilement » l'épidémie de grippe espagnole


Enfin, j'ai trouvé les références en cherchant même dans les archives russes. Je suis apparemment le seul au monde, quand bien même je me revendique du maximalisme marxiste, à ne pas m'être aligné sur les diverses contestations petites bourgeoises des mesures de protection (certes un tantinet erratiques) du gouvernement Macron, le seul donc à m'être posé la question : et un pouvoir révolutionnaire prolétarien il aurait fait mieux ou plus mal ?

Ecrit en 1920, dans un esprit de propagande trop radieuse pour être vraie, le texte du fonctionnaire Semachko – La conservation de la santé en Russie – édulcore visiblement la gravité des multiples pandémies qui assaillirent la Russie, surtout à cause des conséquences de la guerre mondiale. Il ne parle pas du nombre de responsables bolcheviques qui en sont décédés (par ex celui de Sverdlov, considéré comme le deuxième Lénine et chargé de l'exécution du tsar) mais il est assez honnête sur le fait qu'une résolution sérieuse de toute épidémie passe par une collaboration mondiale indépendamment de la couleur politique des divers Etats.

On peut lire dans une vision plus globale de l'histoire du monde que les épidémies depuis les origines ont menacé régulièrement l'espèce humaine, sur le site Spartacus, le long texte d'Olivier : Epidémies & sociétés de classe


Le Commissariat de l'hygiène publique, créé par le décret du Conseil des Commissaires du peuple le 21 Juillet 1918, a dressé au mois de juillet 1919 le bilan de son travail annuel.

Les conditions extérieures défavorables dans lesquelles s'accomplit le travail Commissariats du Peuple se répercutèrent visiblement sur l'appareil le plus sensible destiné à protéger ce que l'homme a de plus cher : sa vie et sa santé. Le lourd héritage qui nous fut légué par le régime capitaliste et par la guerre impérialiste, tout en entravant l'œuvre de création soviétiste, pesait très lourdement sur l'organisation médicale et sanitaire. Les difficultés rencontrées dans l'approvisionnement, la désorganisation économique, le blocus de la Russie des Soviets par les impérialistes, la guerre civile, — tout cela contrecarrait péniblement les mesures prises en vue de prévenir les maladies et de les guérir. Il est difficile de mettre en œuvre des mesures sanitaires préventives quand l'alimentation insuffisante affaiblit l'organisme humain et le prédispose aux maladies, quand la population manque des objets les plus indispensables à l'accomplissement des proscriptions élémentaires de l'hygiène ; ou d'organiser un traitement médical rationnel, lorsque, grâce au blocus maintenu par les « alliés » nous sommes privés des médicaments les plus indispensables, et que les difficultés dans l'approvisionnement alimentaire ne nous permettent pas d'organiser de traitement diététique.

Et néanmoins, l'état sanitaire de la Russie Soviétiste est en ce moment tout aussi bon et même bien meilleur que celui des territoires limitrophes, se trouvant sous le joug des gardes blancs « gouverneurs suprêmes » de pays abondamment approvisionnés et largement pourvus en produits de toutes sortes, en médicaments et en personnel médical. Cet été, la Russie Soviétiste n'eut presque pas de cas de choléra ; tandis que dans la satrapie de Dénikine, le choléra, comparable à un large torrent, fit d'importants ravages. La Russie Soviétiste vint, cet été, presque complètement à bout de l'épidémie de typhus. En Sibérie, en Oural, dans les territoires que nous libérons de Koltchak le typhus fait rage ; les prisonniers de l'armée de Koltchak sont presque tous infectés de maladies épidémiques. Nous avons supporté facilement l'épidémie de grippe espagnole, bien plus facilement même que l'Europe Occidentale ; l'épidémie de choléra de l'année écoulée fut relativement courte, et seule l'épidémie de typhus revêtit l'hiver passé un caractère assez sérieux. Les raisons qui font que nous avons lutté avec suffisamment de succès, en dépit de conditions difficiles, contre les épidémies et les maladies, ces satellites inévitables de la boucherie impérialiste — consistent dans les méthodes nouvelles appliquées par le Pouvoir Soviétiste.

Les épidémies, de tout temps et en tout lieu, exercent surtout leurs ravages parmi les pauvres, parmi les classes laborieuses. Le Pouvoir Soviétiste est le pouvoir des travailleurs. En défendant les intérêts de la classe déshéritée il protège du même coup la santé du peuple. L'abolition de l'exploitation capitaliste donna la possibilité d'établir le règlement de la protection sanitaire du travail : elle permit de recourir aux mesures les plus efficaces pour la protection de la maternité et de l'enfance ; l'abolition de la propriété mobilière et foncière permit de résoudre équitablement la question des logements : le monopole du pain eut pour résultat de permettre en premier lieu la répartition des réserves disponibles aux classes laborieuses ; la nationalisation des pharmacies permit de distribuer également et économiquement les maigres réserves de médicaments, en les arrachant des mains des spéculateurs, etc... On peut dire que nul autre pourvoir dans les difficiles circonstances actuelles n'aurait pu avoir raison des obstacles incommensurables et apparemment invincibles qui existaient dans le domaine de la protection de la santé publique. Toutefois, il est encore une circonstance qui facilita notre travail dans ces conditions, c'est la concentration de tout le service médical dans les mains d'un seul organe dûment autorisé : le Commissariat de l'hygiène publique. Un seul organe avait été créé qui mena la lutte selon un plan unifié avec la plus grande économie de forces et de moyens. Cet organe vint remplacer le travail désordonné et fractionné des institutions diverses, les agissements mal combinés de plusieurs organes qui s'occupaient de la santé du peuple. La science et la pratique médicale démontraient depuis longtemps la nécessité d'une pareille centralisation du travail en un seul organe compétent. Ce sujet fut surtout débattu très vivement avant la guerre dans des ouvrages spéciaux russes et internationaux. Ainsi le médecin français Mirman écrivait dès 1913 dans l'Hygiène :

Très souvent il arrive qu'un préfet s'intéresse à la santé publique et veuille se rendre utile. Désireux d'acquérir l'appui du gouvernement, il doit à Paris visiter tous les ministères et s'entretenir avec tous les chefs de service d'une dizaine d'administrations. Il faut une grande persévérance pour ne pas abandonner la route, pour ne pas jeter le manche après la cognée, tant on finit par être désespéré par toutes ces formalités. Il s'agit surtout de la lutte contre les maladies sociales, la tuberculose et l'alcoolisme, par exemple. Voyons dans quel département ministériel peut être préparée, commencée et organisée la lutte contre la tuberculose. Elle dépend actuellement : du ministère du Travail (logements à bon marché, assurance mutuelle, hygiène des ateliers et des magasins), du ministère de l'Agriculture (hygiène de l'alimentation et analyse du lait), du ministère de l'Intérieur (prescriptions sanitaires aux communes et désinfection), du ministère de l'Instruction publique (inspection médicale des écoles). Lorsque le gouvernement sera interpellé sur les mesures qu'il compte entreprendre pour la défense de la race contre son ennemi le plus acharné, — quatre ministres devront prendre part aux débats (sans compter l'armée, la marine et les colonies) ; bref, par suite de la distribution des services de l'hygiène publique entre les différents ministères et administrations, il n'y a personne parmi les membres du gouvernement qui soit directement responsable de l'hygiène et de la santé publique. L'organisation d'un ministère de l'Hygiène publique mettra de l'ordre dans ce chaos et créera un système au lieu de l'arbitraire actuel.

Cette centralisation de l'œuvre médicale fut réalisée en Russie par le décret du gouvernement soviétiste du 21 juillet 1918. Ce décret créa « le Commissariat de l'Hygiène publique » nanti de tous les droits d'un ministère indépendant et comprenant les sections suivantes : Section sanitaire-épidémiologique, Section des traitements médicaux, Section pharmaceutique, Section des fournitures médicales et générales, Section de la lutte contre les maladies sociales (maladies vénériennes, prostitution et tuberculose), Section de la protection de l'enfance (inspection sanitaire des écoles, soins spéciaux aux enfants anormaux, organisation de la culture physique, etc...). Section des services sanitaires militaires et des voies de communication, etc...

L'administration pratique de toute l'œuvre médico-sanitaire se trouve entre les mains des organisations ouvrières des Soviets de Députés Ouvriers et Députés de l'Armée Rouge. Toutes les mesures sanitaires fondamentales se réalisent avec le concours énergique des organisations ouvrières (rappelons, par exemple, les travaux connus de la Commission, travaux ayant rendu les plus inappréciables services dans la liquidation du choléra et du typhus).

(…)


Le développement du travail du Commissariat de l'Hygiène publique, son œuvre organisatrice et la lutte menée contre les épidémies, qui se succédaient, ont été simultanés. L'été dernier, une tourmente de grippe espagnole s'abattit sur toute la Russie. On envoya en divers endroits des commissions à l'effet d'étudier cette maladie encore peu connue, aussi bien que pour la combattre efficacement ; toute une série de conférences scientifiques furent organisées et des enquêtes furent menées sur place. Comme résultat de ces études on put constater la parenté de la grippe espagnole avec l'influenza (grippe) ; des ouvrages spéciaux furent édités traitant de cette maladie sous une forme scientifique et populaire.

L'épidémie de grippe espagnole passa très vite et relativement bien. Beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile fut la lutte contre l'épidémie de typhus, qui prit une grande extension surtout pendant l'hiver de 1918-1919. Il suffit de dire que jusqu'à l'été 1919 près d'un million et demi de personnes furent atteintes de cette maladie. Cette épidémie ayant été prévue, le Commissariat de l'Hygiène publique ne fut pas pris au dépourvu. Dès l'automne de 1918, une série de consultations avec les représentants des sections locales et avec les spécialistes bactériologues avait lieu ; on esquissa le plan de la lutte qui permit d'envoyer en province des instructions précises. On soumit à la ratification du Conseil des Commissaires du Peuple un décret sur les mesures à prendre pour la lutte contre le typhus. Des réunions scientifiques furent organisées en même temps que des expériences étaient tentées avec application d'un sérum pour prévenir et traiter le typhus. On édita de nombreuses brochures scientifiques, des livres populaires et des feuilles concernant le typhus. L'épidémie de choléra qui s'était sensiblement propagée en été et en automne 1918 et qu'on attendait en 1919 ne prit pas cette année d'extension considérable, malgré le danger direct de contamination qui nous venait des troupes de Dénikine où sévissait le choléra. Comme mesures préventives on purifia l'eau potable (chlorification), en même temps que les vaccinations anticholériques se faisaient sur une plus vaste échelle. Enfin, un décret sur la vaccination obligatoire fut promulgué et confirmé par le Conseil des Commissaires du Peuple1 le 10 avril 1919, comblant ainsi une lacune capitale de notre législation sanitaire. Ce décret eut pour but de prévenir une épidémie de petite vérole qui menaçait de se développer en 1918-1919 ; pour compléter ce décret, on élabora des instructions pour les institutions locales, des règlements sur l'entretien, des étables pour l'élevage des jeunes veaux destinés à la préparation du vaccin. On assigna près de 5 millions 1/2 pour réaliser ce décret et près de 5 millions de vaccins furent distribués contre la petite vérole.

Il était matériellement impossible, dans notre république isolée de l'Europe, de se procurer des vaccins médicaux et des sérums. Le Commissariat de l'Hygiène publique nationalisa promptement tous les instituts bactériologiques importants, aussi bien que les étables où étaient élevés les veaux destinés à la préparation du vaccin ; des étables spéciales furent créées (notamment dans le gouvernement de Saratov) : on les munît de tout le nécessaire, on élargit leur travail ; l'approvisionnement de ces institutions en matériel nécessaire fut centralisé, organisé en sorte que, lors des épidémies, le pays ne manqua ni de sérum, ni de vaccin.

Il faut surtout souligner, que toute la lutte pratique contre les épidémies se faisait sur de nouveaux principes, à savoir, sur les principes de la participation directe de toute la population et avant tout, des masses ouvrières et paysannes. Même les correspondants des journaux bourgeois, séjournant en Russie, durent reconnaître que le Pouvoir Soviétiste luttait contre les épidémies d'une façon toute nouvelle, en mobilisant pour cela toute la population. Des services irremplaçables et inestimables furent rendus lors de la lutte contre les épidémies par les commissions, surnommées « commissions ouvrières », composées des représentants de Syndicats, de Comités de Fabriques et d'Usines et d'autres organisations prolétariennes et paysannes. Les Commissions Ouvrières, affectées aux sections du Commissariat de l'Hygiène publique, veillaient activement au maintien de la propreté, prenaient des mesures énergiques pour l'organisation des bains de vapeur et des buanderies à l'usage de la population, facilitaient la possibilité de se procurer de l'eau bouillante pendant l'épidémie de choléra et travaillaient a la propagande sanitaire.

Le Commissariat de l'Hygiène publique, afin de prêter un appui financier à ses collaborateurs sur les lieux — assigna aux Comités Exécutifs locaux pour la lutte contre les épidémies 292 millions de roubles du 1er octobre 1918 au 1er octobre 1919.

En vue de prévenir le développement des maladies et des épidémies — le Commissariat prenait soin de la surveillance sanitaire de l'eau, de l'air et du sol ; il élaborait et appliquait des mesures en conséquence, s'occupait de questions d'hygiène alimentaire, etc... Les soins concernant les logements destinés à la population laborieuse eurent ici une importance particulière. Le Commissariat de l'Hygiène publique fit accepter par le Conseil des Commissaires du Peuple le décret sur l'inspection sanitaire des habitations, prépara des inspections et des règlements relatifs aux logements et organisa des cours pour la préparation d'inspecteurs de logements.

Tout le travail anti-épidémique et sanitaire était mené parallèlement à la propagande sanitaire la plus énergique au sein des masses populaires ; des brochures furent éditées, à Moscou et en province ; des musées d'hygiène sociale et des expositions sur la conservation de la santé furent organisés. Un institut scientifique de l'hygiène publique est en cours de préparation pour être ouvert et le sera très prochainement. On étudiera dans cet institut les questions scientifiques sanitaires d'hygiène et de lutte contre les maladies contagieuses.

Dans le domaine des traitements médicaux, le Commissariat s'occupa l'année passée de centraliser toutes les institutions médicales disséminées jusqu'alors dans les divers ministères et départements. Malgré toutes les conditions défavorables au développement de ce genre de traitement ce dernier fut organisé d'après un système uniforme, et en plusieurs endroits non seulement n'en souffrit pas, mais au contraire, s'améliora et s'élargit ; on fit beaucoup, en particulier, pour obtenir des traitements médicaux gratuits et accessibles a tous.

La lutte contre les maladies vénériennes et contre la tuberculose fut l'objet d'une attention particulière du Commissariat de l'Hygiène publique : il créa des organes spéciaux en province, ouvrit des ambulances ou des hôpitaux pour les malades, intensifia la production des préparations spéciales pour le traitement de la syphilis (plus de 60 kilogrammes de 606 furent employés), accrut le nombre de sanatoria au centre aussi bien qu'en province pour combattre la tuberculose, organisa dans plusieurs endroits des ambulances (dispensaires} et prêta une attention particulière à la tuberculose infantile. Mais le point capital fut l'entreprise sur une vaste échelle de l'œuvre de propagande sanitaire, qui donna la possibilité d'établir un lien vivant avec les organisations ouvrières, ce qui est d'une très grande importance dans la lutte contre les maladies sociales. Dénikine nous coupa des principales villes d'eau du Sud ; toutes les autres villes d'eau, Lipez, Staraïa-Roussa, Elton, Sergievsk, etc., furent largement fréquentées par les travailleurs. Là, où auparavant les bourgeois se soignaient contre l'obésité et contre les conséquences de la débauche, là où ils brûlaient leur vie par les deux bouts — les ouvriers et les paysans de la Russie Soviétiste trouvent maintenant refuge et soulagement.

On sait que la Russie recevait tous ses médicaments de l'étranger (surtout d'Allemagne). Nous n'avions presque pas d'industrie pharmaceutique. On comprend, aisément, dans quelle situation catastrophique la Russie Soviétiste fut mise par le blocus impérialiste. Le Commissariat de l'Hygiène publique nationalisa promptement l'industrie et le commerce pharmaceutiques et sauva, grâce à cette mesure, les provisions pharmaceutiques du pillage et de la spéculation. En collaboration avec le Conseil Supérieur de l'Economie nationale, on organisa rapidement de nouvelles fabriques, où la production des médicaments fut intensifiée. Les remèdes furent réquisitionnés par dizaines et par centaines de kilogrammes chez les spéculateurs. Le dépôt central du Commissariat de l'Hygiène publique envoya en province, rien que pour la population civile, au cours de 10 mois (septembre 1918-juin 1919), pour 24 millions et demi de médicaments, pour 9 millions de matériel de pansement, pour 1 million et demi d'instruments chirurgicaux, presque pour 1 million de toutes sortes de matériel pour traitement des malades, pour 1 million et demi de vaccins et de sérums, pour 300 000 roubles d'appareils de Rœntgen, etc. Et chaque mois, la livraison des fournitures s'accroît.

Le service militaire sanitaire dans cette guerre, à la différence des autres, fut organisé sur de nouvelles bases. Le pouvoir d'Etat ayant adopté pour principe la création d'une médecine organisée sur un plan uniforme, devait logiquement inclure le service sanitaire militaire dans l'organisation générale du Commissariat de l'Hygiène publique, en retirant les services sanitaires militaires du ressort immédiat et exclusif des organes de l'Administration militaire, comme il en avait été jusque-là. Par une telle organisation, une direction uniforme de toute l'œuvre médico-sanitaire de la République est assurée par le Commissariat de l'Hygiène publique. Un front sanitaire unique se crée dans le pays, ce qui est indispensable surtout pour l'accomplissement systématique des mesures anti-épidémiques.

Une pareille structure donna la possibilité de sauver l'armée des ravages des maladies épidémiques qui régnaient dans le pays (le typhus de famine, le typhus abdominal, le typhus récurrent, la petite vérole, la dysenterie, le choléra et autres maladies) et cela malgré les conditions générales extrêmement difficiles de la période transitoire que nous traversons. Il y eut dans l'armée 20 à 30 cas de choléra, les cas de typhus de famine atteignirent, avant l'automne, un maximum de 4 à 5 % dans toute l'armée, les cas de dysenterie 0,01 %, de typhus récurrent près de ½ %. Le service de santé militaire se trouva en état de préparer un grand nombre de lits de malades, bien pourvus matériellement, dont la proportion2, par rapport aux effectifs de l'armée rouge, est de 1 pour 7. Tous les points d'évacuation possédant plus de 2 000 lits de malades disposent d'hôpitaux ou de sections pour les différents genres d'assistance spéciale. Le principe de l'utilisation des médecins selon leur spécialité se réalise de jour en jour.

Tous les points d'évacuation sont pourvus de laboratoires chimico-bactériologiques. Presque tous disposent d'un cabinet pour traitement par rayons Rœntgen.

Les mesures sanitaires-hygiéniques générales sont appliquées d'une façon régulière.

La campagne de vaccination pour la préservation du choléra et du typhus égala, sous le rapport du pourcentage, les résultats de la campagne 1914-1917.

Pour le traitement des soldats atteints de maladies vénériennes, il y a 11 hôpitaux spéciaux avec 4 630 places ; de plus, dans 49 hôpitaux, des sections pour ces malades sont installées ; un traitement d'ambulance a été créé pour les vénériens et la Première Ambulance modèle du Département militaire pour le traitement des maladies cutanées et vénériennes a été ouverte. Afin de lutter contre la propagation des maladies vénériennes, une campagne active est menée, au moyen de projections lumineuses, pour faire connaître la nature et les dangers de ces maladies.

Pour la première fois, l'assistance dentaire est largement organisée dans l'armée. Il a été ouvert dans les circonscriptions militaires 68 ambulances pour le traitement dentaire et 62 sur le front. De plus, des ateliers spéciaux sont créés pour la préparation des râteliers. La centralisation de toute l'œuvre médico-sanitaire dans un seul commissariat spécial et autonome permit d'organiser rationnellement le travail du traitement médical et le travail sanitaire dans l'année sans porter un préjudice tant soit peu considérable aux intérêts de la population civile. Ce principe fut si largement réalisé que, même pendant la mobilisation du personnel médical, les intérêts de la population civile furent attentivement observés et les travailleurs indispensables du corps médical furent exemptés du service à l'armée. Près de 25 % des médecins furent ainsi libérés dans les cas où on les reconnaissait indispensables.

Le nombre des médecins mobilisés et envoyés au front donne un médecin sur 300 ou 400 soldats de l'armée rouge.

L'œuvre de propagande sanitaire est l'objet d'une attention particulière, Dans tous les organes d'administration militaire sanitaire ont été introduites des sections ou des personnes chargées de l'éducation sanitaire des corps de troupes. On distribue une grande quantité de littérature de propagande sanitaire, on organise des cours, des conférences populaires, ainsi que des expositions sanitaires et hygiéniques mobiles et permanentes. On procède sur une large échelle à la préparation du personnel médical subalterne et secondaire, principalement des sœurs de charité et des infirmières rouges.

La conservation de la santé des enfants n'occupe nulle part une place plus prépondérante que dans la Russie Soviétiste. Non seulement les médecins mais toute la population est conviée à cette œuvre. Un Conseil de la Conservation de la santé des enfants fut créé au mois de novembre 1917. Il fut composé de médecins du Commissariat de l'Hygiène publique et de représentants des organisations prolétariennes (des syndicats, des Comités de fabriques et d'usines), de l'Union de la Jeunesse Communiste et des représentants des masses laborieuses.

L'intérêt pour la conservation de la santé des enfants se renforça beaucoup parmi les médecins et pédagogues grâce aux deux congrès panrusses de l'hygiène sanitaire des écoles (au mois de mars et au mois d'août). Partout, — non seulement au centre, mais aussi dans les villes provinciales, — s'ouvrirent des sous-sections pour la conservation de la santé infantile, sous-sections rattachées aux sections de l'hygiène publique de gouvernements et en majeure partie aux sections de district.

Le travail de la conservation de la santé infantile se divise en trois branches principales : 1° inspection sanitaire dans toutes les institutions enfantines, dans les écoles, dans les garderies, dans les écoles maternelles, dans les crèches, etc. ; 2° culture physique ; 3° classification des enfants d'après l'état de leur santé et leur répartition parmi les institutions médico-pédagogiques (les écoles forestières et les écoles auxiliaires, les colonies pour les enfants moralement défectueux, etc.).

Afin que toutes les tâches concernant la conservation de la santé des enfants, tâches que se pose la République Soviétiste, soient accomplies d'après un plan défini, on organisa au centre, près de la Section, douze institutions modèles médico-pédagogiques servant à faire connaître en province l'élaboration scientifique et pratique des questions et des mesures sur la conservation de la santé infantile. En octobre 1918, un institut de culture physique avec écoles expérimentales (urbaines et suburbaines) fut ouvert pour les enfants physiquement et moralement bien portants. Cet institut est un laboratoire du travail de l'enfance et d'exercices physiques (sport et gymnastique) et en même temps un instructeur de l'éducation ouvrière socialiste des jeunes générations. Toutes les expériences sur les écoliers sont faites auprès de cet institut où s'élabore pratiquement les processus du travail dans l'école unique du travail de la Russie Soviétiste. Des cours d'instructeurs d'éducation physique y sont aussi donnés.

Les ambulances (des écoles) infantiles sont des organes d'enquêtes sur les enfants ainsi que des organes de traitement. Ces ambulances classent les enfants dont l'état nécessite un traitement ou un allègement du programme d'éducation : a) les enfants malades sont placés dans des hôpitaux et dans des écoles-sanatoriums ; b) les enfants faibles et tuberculeux sont dirigés sur des écoles en plein air (écoles forestières, écoles de steppes) ; c) une autre partie est envoyée dans des écoles auxiliaires et dans des colonies médico-éducatrices. Là où il y a suffisamment d'éléments, les soins dentaires sont donnés dans des ambulances spéciales pour enfants.



Le texte intégral ici : N.A. Semachko : La conservation de la santé en Russie Soviétiste (1920) (marxists.org)