PAGES PROLETARIENNES

jeudi 8 octobre 2020

MEMOIRES DE DIRAN VOSGUERITCHIAN


 
             MA VIE A MOSCOU SOUS STALINE

  

            DIYARBAKIR LE CAIRE PARIS MOSCOU

 



 sommaire

                             

Chapitre 1 : Une petite boutique au Caire – Le génocide en Arménie – Diyarbakir – Mon oncle Hagop – L'émigration – Une bousculade dans la rue au Caire – Bergman et les militants du parti communiste égyptien – Notre activité clandestine – La famille du cocher.

 

Chapitre 2 : Rapports entre le parti communiste égyptien et le Komintern. On m'envoie étudier à Moscou. Un passage à Paris rue Grange aux Belles. Voyage en train en Europe. Réception à l'université de Moscou. Mes amis internationalistes. Les premières purges d'étrangers. Suis-je coupable ? L'université d'Orient.

 

Chapitre 3 : Premier voyage en Arménie à l'âge adulte. Khandjian. Le « suicide » de Khandjian. Le meurtrier Béria. Retour à Moscou et soupçons du Guépéou. Les tâches de la collectivisation à Erevan. La famine. Les queues devant les magasins. La ferme d'Aram Kalfayan. Une faveur au kolkhoze de Nor-Malatya. Les tournées de propagande/agitation ne convainquent pas. Les fuyards.

 

Chapitre 4 : La « construction du socialisme ». Les conceptions des trotskistes et de Boukharine. Les machinations de Staline. Action de collectivisation à Dourdour. L'oppression de la paysannerie. Des arguments impossibles pour faire taire les mécontents. Les élections à main levée. Le cas Aboyev et ce que signifie être expulsé du parti. L'omnipotence du Guépéou. Une règle de conduite : obéir. La déformation de l'héritage de Lénine. Les critiques de Boukharine. La terreur de Staline.

 

Chapitre 5 : Le plan quinquennal. Le plan des coopératives agricoles. L'homme le capital le plus précieux. Déformation par Staline du sens de la dictature du prolétariat. Le fonctionnarisme et la suppression de l'Etat. Les révélations de Khrouchtchev . La lettre de Marx à  Weydemeyer en 1852. L'Etat ne peut pas prendre un visage humain.

 

Chapitre 6 : Le projet de nouvelle constitution de l'URSS en 1935. Staline avait-il commis des « erreurs » ? Octobre 17 une expérience inoubliable. Mon université d'Oudelnaia. Comportement d'un professeur parvenu. Marx expliquait la nature des individus parasitaires.

 

Chapitre 7 : Des soviets élus par l'appareil du parti. Comment Lénine en était venu à se méfier de Staline. L e témoignage de Chaoumian. Aggravation de la situation mondiale. Le « grand guide » Staline. La venue de la guerre mondiale. Les réfugiés antifascistes à la parade. Mes camarades de l'université de propagande. Ma rencontre avec Staline.

Chapitre 8 : Retour à Moscou. Mon stage d'entraînement militaire. J'avais perdu ma « sensibilité de classe ». Les conférences de la femme de Lénine, de Ho Chi Minh et d'une vieille garde bien humble. Boukharine fait amende honorable sur Brest-Litovsk. Création de l'ordre des « héros de l'Union soviétique ». Notre action : encadre les manifestations contre les trotskistes. La commission des purges. La maladresse de Zélikmann. L'assassinat de Kirov. Souvenirs des derniers avertissements de Lénine. Vélikovski a le malheur de douter sur l'assassinat de Kirov.

Chapitre 9 : Mes liaisons sentimentales. La vérité sur le « suicide » de la femme de Staline. Ma tâche d'étudiant activiste dans le secteur de la production. Expliquer aux ouvriers qu'on était dans « l'antichambre du socialisme ». Interdit d'arriver en retard au travail. Cotisations obligatoires pour les syndicats. Stakhanov héros du travail trafiqué.

 

ANNEXES

 

INTERVIEW vérité sur le terrorisme de résistance pendant la guerre

 

Le mythe du Colonel Fabien : interview du Dr Boutroy


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PRESENTATION

 

Comment ne pas penser à l'Arménie en ce moment, entre inquiétudes et questionnements face au black out de la guerre avec la Turquie et ses mercenaires? L'occasion pour rendre hommage à Diran que j'ai été heureux d'avoir connu.

Le vieil homme vêtu d'un long manteau, à l'allure distinguée, qui me demandait de l'aider car il était privé de courant, m'intrigua tout de suite. J'étais en train de fermer le portail de l'agence EDF de Vanves en cette fin des années 1980. Je pouvais lui répondre : non, désolé, ma journée de travail est terminée, appelez le dépannage. Je préférai le suivre avec ma sacoche à outil jusqu'à son appartement non loin de là à Issy les Moulineaux. Tout de suite, je me rendis compte qu'il n'y avait rien de grave. Son disjoncteur avait déclenché. Je l'actionnai et la lumière fût. Un détail m'intrigua, près du boîtier à fusibles, un livre de Trotsky, collection 10-18. Je me retournai vers le bonhomme :

        à votre âge vous lisez Trotsky ?

        Je ne lis pas que ce Trotsky que j'aurais pu avoir l'occasion de côtoyer. Je suis un ancien responsable du Komintern et de l'Arménie soviétique.

Puis il m'invita à passer dans sa chambre où il souleva son oreiller pour me montrer... le colt qui était dessous. J'ai pensé tout de suite que je n'avais pas affaire à un homme ordinaire ni à un intellectuel de salon. Il me donna un  aperçu de son itinéraire impressionnant de Diyarbekir au Caire et de Paris à  Moscou.

J'ai connu Diran à la fin des années 1980. Il est décoré de la Légion d'honneur par Mitterrand en 1989. Nous avons très vite sympathisé. Je l'ai reçu une paire de fois à la maison à Fontenay aux roses ; il venait toujours avec élégance, un bouquet de fleurs pour ma femme et une bouteille de whisky pour moi. C'était un homme très élégant et respectueux qui partait en lui comme un trésor caché l'histoire de son peuple. Il avait eu des fonctions importantes dans le Komintern et avait même côtoyé Staline. Il fût aussi membre du groupe Manouchian et soutien discret à la fin de sa vie à l'Asala. Il fût longtemps une vitrine internationaliste « soviétique » du PCF, il servait de traducteur en banlieue arabe pour le président du groupe PCF à l'Assemblée nationale, Guy Ducoloné. Multi-lingue il savait toucher au cœur les auditoires d'électeurs populaires. Très critique face à l'attitude du PCF en 68, il rompt avec ce parti au moment de l'affaire du bulldozer du PCF contre les immigrés à Vitry en décembre 1980, curieuse affaire où la réaction du PCF était plus une réaction contre la ghettoïsation de la banlieue qu'une action raciste mais qui lui coûta très cher politiquement et dessina déjà un boulevard à la proche élection de Mitterrand.

 

MEMOIRES D'UN STALINIEN REPENTI ? (mais pas vraiment)

 

Sa trajectoire, fuite de Turquie, Le Caire, Moscou, Paris, rejoint la MOI/FTP puis le groupe de Manouchian. Après guerre proche des sommets du PCF, aurait été avec les contestataires intellos  en 68, rompt avec le PCF au moment du bulldozer de Vitry. A mon avis est resté membre de l'ASALA, voire la soutient financièrement, probablement diplomate secret, ayant contribué au rapprochement avec la nouvelle Arménie indépendante en 1991, légion d'honneur par Mitterrand en 1989.

Raisonne toujours dans le cadre national, a avalé des couleuvres, Il ne connaît pas l'histoire des premières oppositions à Lénine et à Staline, mais nous décrit bien la montée et le conditionnement à la guerre . Entre les moments de description, il pontifie, fait référence à des citations marxistes qu'il avait apprise à l'école de propagande internationale du stalinisme mais sur lesquelles il s'asseyait en temps que fonctionnaire d'Etat « soviétique ». Manière de remord ? En réalité, comme le montre la fin de notre interview, il finit par défendre le capitalisme libéral et apporte son soutien à Gorbatchev.


Son témoignage ici est néanmoins passionnant, c'est un excellent conteur et dialecticien. La langue arménienne mettant, comme l'allemande, le complément avant le sujet, a ainsi fécondé des auteurs qui donnent une partie de la fin de l'histoire sans livrer toutes les prémisses, ce qui crée le suspense. Il nous livre nombre de faits inconnus des historiens ou même de Soljetnisyne, de l'intérieur de l'Etat stalinien. Personne n'a jamais raconté à quoi servait « l'Université de Moscou » ni avec autant de vérité la misère des masses sous le stalinisme. De son témoignage, enfant, du moment du génocide à son combat ininterrompu pour la cause arménienne, l'homme mérite de ne pas être oublié.

Je finis de saisir la partie du début de ses mémoires pour lesquelles il me rétribuait dix francs la page pour les mettre en bon français ; il n' a jamais été publié en France. Je possédais son seul ouvrage rédigé en arménien « Itinéraire d'un franc-tireur » publié en 1974 à Beyrouth ; je ne sais pas si les mémoires qu'il m'avait confiées recoupaient ce qu'il a écrit dans ce livre, il les consignait sur cassette audio. J'y ajouterai une interview qu'il m'avait accordé.Je prends mes distances avec lui le jour où je le vois à la TV, seul venu soutenir au tribunal de Paris les terroristes arméniens jugés pour l'attentat sanglant à Orly en 1983, ne voulant pas nuire ni au CCI ni à ma famille.

En introduction je peux développer l'idée centrale, que m'inspire la trajectoire de Diran, à savoir que le stalinisme est le grand-père du terrorisme un peu partout à la fin du XX e siècle via les méthodes « impérialistes » russes, pendant la WW II, puis après le soutien aux diverses libérations nationales, aux arméniens (pas toujours), aux fedayins, idéologie qui ne déplaît toujours pas à la majorité des islamo-gauchistes armés ou... désarmés

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    Mon seul problème était de trouver un éditeur, mais il faut des relations et je n'en ai point.  Je suis sûr que les milieux révolutionnaires, ou ce qu'il en reste de pas sectaires, pourraient être  intéressés par cet itinéraire hors du commun. Pour l'instant c'est le désert et le jemenfichisme généralisé. M'en fous je publie quand même ici bas. Je raconterai une autre fois une rencontre extraordinaire significative de la fin du XX e siècle, chez moi à Fontenay aux Roses, entre deux personnages peu communs, aux trajectoires si parallèles mais si différentes entre le national-communiste arménien Diran et le juif marxiste maximaliste Marc Chirik, toute une histoire... Malgré des accusations mutuelles terrifiantes (exploiteur des petites nations opprimées, stalinien nationaliste, etc.), ils avaient fini le repas en s'embrassant à la russe, sur la bouche.

 

Jean-Louis Roche

 

 

 

 

 

chapitre 1

 

Une petite boutique au Caire – Le génocide en Arménie – Diyarbakir – Mon oncle Hagop – L'émigration – Une bousculade dans la rue au Caire – Bergman et les militants du parti communiste égyptien – Notre activité clandestine – La famille du cocher.

 

Ma vie de militant communiste a commencé le jour où j'ai mis les pieds dans la boutique d'un cordonnier appelé Bergman, un juif polonais. Cette boutique se trouvait dans le quartier populaire du Caire, Ben El Sourenne. Bergman était un militant qui avait fait partie du milieu révolutionnaire en Allemagne. Il me parlait souvent de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Sa boutique était aussi un atelier de travail. Ce n'était pas très grand, quatre personnes n'auraient pas pu s'y tenir debout.

A l'époque, j'étais encore un jeune adolescent. Physiquement, je paraissais plus que mon âge, j'étais vigoureux. Ces jeunes années furent pour moi la vie d'un damné de la terre. Je suis né à Diyarbakir[1] en Asie Mineure, actuellement territoire de la Turquie. Je n'ai jamais su ma date exacte de naissance, probablement entre 1912 ou 1913. J'ai longtemps gardé pour moi ces souvenirs lancinants qui vous rattachent au pays natal. J'ai longtemps gardé le souvenir de mon pays, l'ARMENIE.

Pendant des siècles, les turcs ont dirigé des massacres contre les arméniens : pillages, assassinats, viols. Ils ont perpétré l'oppression contre ce que je considère être mon peuple. Bien que subissant la domination turque, les arméniens développaient leur culture nationale. Ils travaillaient la terre. Ils étaient artisans. Ils étaient ouvriers. Les turcs eux étaient les fonctionnaires, les militaires, les policiers, les propriétaires.

Les turcs savaient que rien ne pourrait arrêter la marche de l'histoire. Tôt ou tard, le peuple arménien obtiendrait sa liberté et son indépendance. Dès cette prise de conscience, les dirigeants du pays, les turcs, décidèrent d'exterminer physiquement tous les arméniens. Ainsi, sans arméniens, l'Arménie n'était plus possible. Dans la situation créée par la Première Guerre mondiale de 1914-1918, ils allaient pouvoir se livrer à l'extermination des arméniens, au premier génocide de notre siècle. Mais, déjà, bien avant, la domination turque en Arménie avait eu toujours un caractère féroce et sanguinaire ; elle était tout ce qu'il y a de plus nuisible dans un système de colonisation féodale et moyenâgeux. Des massacres avaient été organisés périodiquement et systématiquement par leurs autorités gouvernementales. Les arméniens le payaient à chaque fois par centaines de milliers de tués.

Le sultan Abdul Hamid organisa en 1895 le massacre de trois cent mille arméniens dans l'indifférence des puissances européennes. Les arméniens pataugeaient dans le sang. Cela révoltait tout le monde du progrès. Jaurès déclarait en 1912 : « L'humanité ne peut continuer à vivre en ayant dans sa cage le cadavre d'un peuple assassiné ». Mais tout cela n'était pas encore le génocide et restait minime si l'on peut dire en comparaison de ce qui allait se passer en 1915 quand le gouvernement turc – l'Autorité gouvernementale turque – préparerait minutieusement l'assassinat, l'extermination et le déracinement de tous les arméniens qui habitaient sur ce territoire depuis des millions d'années.

L'événement qui se produisit en 1915 fût un GENOCIDE. Le gouvernement turc avait donné des directives à ses préfectures, à toutes ses forces de police et militaires d'exterminer physiquement tous les arméniens résidant en « Turquie » : « sans égards pour les femmes les enfants et les infirmes , quelques tragiques que puissent être les moyens d'extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence » (cf. Télégramme du ministre de l'Intérieur turc, Talaat).

La différence entre un massacre et un génocide est énorme. Le massacre est un événement nuisible que les autorités étatiques organisent contre différentes minorités, mais cela a un caractère passager. Quant au génocide, il s'agit d'un phénomène tout à fait différent. Quand un gouvernement prépare avec toutes ses forces de répression le programme d'extermination de toute une nation, nous avons affaire à un génocide. C'était le cas en ce qui concerne ces événements de 1915 et cela prend des dimensions d'apocalypse sans fin.

Près de deux millions d'arméniens furent arrachés à leur patrie ancestrale. Une partie fût massacrée dans les régions d'origine et le reste déporté dans le désert de Mésopotamie pour y mourir de soif, de famine, d'épidémies et d'épuisement. Les rares survivants durent leur vie à la bonté des différentes ethnies locales comme les Kurdes et les Arabes, qui en sauvèrent beaucoup en les cachant.

Notre ville, Diyarbakir, était devenue un abattoir. On y amenait des arméniens d'autres régions pour les y massacrer. Les enfants étaient séparés et dirigés vers la rivière Tigre où des équipes d'assassins les dépeçaient en les écartelant par les pieds. Dans les régions côtières on remplissait les bateaux d'enfants d'Arménie, pour les « vider » en pleine mer. Une mort encore plus atroce était réservée aux vieux, aux adultes et aux femmes. Tous les jeunes mobilisés étaient séparés par numéros d'identité et massacrés séparément, par petits groupes. La plus grande partie de ma famille devait à son tour subir le même sort que tous les autres arméniens. Une autre partie doit sa vie à la bravoure d'un cousine. Cette cousine était très jolie. Elle avait été enlevée et prise comme femme par un notable turc. Celui-ci consentit à nous cacher dans une cave pendant que, partout, nuit et jour, étaient arrêtés et parqués les autres arméniens.

Mon père confia, en le rétribuant, à un de ses proches amis turc, deux de mes frères et deux de mes sœurs, pour qu'il les protège en les cachant. Qu'en est-il advenu ? Nous ne les avons jamais revus. Beaucoup d'enfants arméniens en bas âge avaient été ramassés par les Kurdes. Au moment de la fin de la guerre, ils étaient rendus à leurs parents si ceux-ci étaient encore vivants, en échange d'une récompense. Parmi ces enfants « rendus », je me souviens de ma cousine Marie et de son frère Aram. Un jour, un brave kurde les amena à leur domicile. Ces pauvres enfants pleuraient, ils ne voulaient pas lâche rle brave kurde considérant que c'était leur père. Ils ne voulaient absolument pas se séparer de lui. Ils s'accrochaient de leurs petites mains au brave homme. Ils criaient et pleuraient. Ils criaient en kurde : « Notre père, ne nous abandonne pas... ne nous abandonne pas ! ».

Longtemps ils restèrent inconsolables. Ils demandaient qu'on les ramène chez leurs parents... kurdes. Ils gardaient l'espoir de les revoir. Nous, par contre, nous gardions l'espoir du retour de nos frères et sœurs. Peut-être, cet ami turc de mon père, bien qu'il soit turc, ne les avait-il pas tué lui-même ? Peut-être les avait-il gardés ? Peut-être les avait-il élevés avec ses propres enfants pour qu'ils grandissent, et, qui sait, un jour il les ramènerait chez ma mère... Hélas ils ne revinrent jamais.

 

Notre ville, Diyarbakir, était entourée de hautes murailles et de fortifications construites autrefois par les rois d'Arménie pour se défendre contre les envahisseurs. A la sortie de la ville, tous les champs étaient couverts d'ossements et de crânes humains. En quelques endroits, des amas de déchets humains formaient comme des pyramides.

Après 1918-1920, ma famille et moi, comme tant d'autres arméniens qui avaient vécu cachés pendant la période du génocide, nous sommes revenus dans notre maison natale à Diarbékir. Elle avait été complètement pillée et saccagée. Nous l'avions remise en état, mais la vie n'y était plus comme avant. Nous restions hanté par le génocide. A la nuit tombée, des amis et des voisins venaient chez nous. Ils évoquaient ces années d'épouvante. Comment, par exemple, avait été torturé  un professeur de leur école ou tel ou tel ami, membre de la famille, une sœur, un frère, un père, une mère. Ou aussi comment avait été torturé le curé de leur paroisse. Tous ne pouvaient rien oublier. L'évêque de Diyarbakir avait été ferré comme un cheval et brûlé sur la place publique avec d'autres prêtres arméniens.

Chaque jour, c'étaient des scènes de lamentations permanentes. L'évocation de cet événement d'épouvante et d'horreur m'empêchait de fermer les yeux la nuit ou m'importunait l'esprit pendant le sommeil. Tous ces gens qui passaient chez nous évoquaient le souvenir des chers disparus et tous pleuraient. Mon père, lui, était un homme sombre pourtant. Je n'avais jamais aperçu un sourire sur son visage ni ne l'avais vu verser une larme. Le pire criminel après de tels forfaits contre des vies innocentes pourrait avoir quelques remords, mais pas l'oppresseur turc. Celui-ci continuait à persécuter les quelques survivants qui n'avaient pour seul tort que d'être arméniens et d'être simplement les vrais habitants de ce pays depuis des milliers d'années.

 

Les arméniens eux-mêmes, quoique meurtris, ensanglantés, subissant quotidiennement toutes sortes d'affronts et d'iniquités, restaient fiers malgré leur misère et la douleur du souvenir. N'avaient-ils pas su mourir pour leur foi, pour leur idéal arménien, pour leur nation, pour  ce qu'ils sont ? Mon oncle Hagop était un grand artisan maçon. Il travaillait à la construction de ponts. Les autorités turques lui avaient collé un nom turc : Oussta Chefik, prénom turc précédé du qualificatif « maître Chefik ». En réalité, pour nous, « maître Chefik » restait toujours Oncle Hagop. Ils l'obligeaint à porter un ruban autour de sa tête comme tous les autres maçons turcs. Mon oncle Hagop buvait trop.  Il avait toujours la bouteille de Raki dans sa poche. Mon père lui disait : « Hgop ! Tu bois trop ! ». Et lui répondait :

    quel salaud à ma place pourrait ne pas boire à se saoûler : ma fille ? Enlevée par un officier. Mes deux fils ? Massacrés. Ma femme aussi... des frères, des sœurs. Comment pourrais-je oublier tout ça ?

 

Un jour, mon père rentre à la maison couvert de sang. Sur le chemin de retour du travail, quelques turcs – sans qu'on sache pourquoi – l'avaient lapidé à coups de pierres et de bâtons. On ne put stopper l'hémorragie, le pauvre homme ne pût survivre et mourut des suites des graves blessures qui lui avaient été infligées.

 

En 1922-1923, les autorités turques permirent aux arméniens d'émigrer à l'étranger, sachant que n'importe comment ceux-ci ne voulaient plus et ne pouvaient plus rester. En prévision du départ, les arméniens vendaient ou essayaient de vendre tout ce qu'ils possédaient : leur maison ancestrale, leurs terres, leurs biens. Les turcs n'achetaient pas, sachant que les arméniens partiraient de toute façon sans avoir réussi à tout vendre.

En 1923, notre convoi se prépara à quitter Diyarbakir. Quand nos charrettes s'éloignèrent, ma mère pleurait. Tous pleuraient. En réalité notre ville ancestrale, par la faute des turcs, était devenue une ville maudite. Toute notre existence n'était plus qu'un cauchemar, un calvaire. Notre voyage de Diyarbakir jusqu'à Tchavouch à la frontière de la Syrie dura plus d'une semaine. Alors que nous approchions de la zone frontière de la Syrie... pourquoi ? Soudainement ! Cet officier turc envoya-t-il une gifle à l'un d'entre nous ? Comme celui-ci protestait deux soldats turcs intervinrent à leur tour pour commencer à le frapper et à le bourrer de coups de pieds. On m'expliqua par la suite que notre compagnon, un homme âgé de cinquante ans, était complètement saoul, qu'il s'était mis à chanter des chansons de révolutionnaires arméniens, les fédaïs (terme qui signifie « dévoués à la cause »). Les soldats turcs n'avaient pas compris au début, mais l'officier lui, avait bien discerné chez notre bonhomme un possible partisan arménien, un fédaï. Il avait perçu cette attitude comme une provocation d'autant que le bonhomme lui demandait à lui et à ses soldats de reprendre en cœur à sa suite des chansons... d'Antranik Pacha, un des plus grands fédaïs arméniens et héros national.

 

Enfin, nous avons atteint la Syrie. Puis, grâce à l'aide de parents qui se trouvaient déjà en Egypte, nous avons pu gagner Le Caire. Là, je me suis senti comme dans un paradis, non par la richesse et l'abondance – sur ce plan-là nous étions totalement démunis et ma mère ne possédait que ses enfants pour toute fortune – mais pour les rapports humains avec ceux qui nous accueillaient. Un jour, alors que je jouais dans la rue avec de petits camarades, je buttai violemment contre un passant arabe. Je savais que je lui avais fait très mal. Cependant, sans manifester d'animosité, l'homme se pencha vers moi et m'expliqua quelque chose que je ne compris pas. Je demandai aussitôt à mes petits copains arabes de me traduire. Ils me répétèrent : « Mahghleche ha allaya », ce qui signifie : « ça ne fait rien, c'est de ma faute ». L'homme s'était pratiquement excusé, pourtant il n'y était pour rien. C'était moi l'enfant turbulent qui avait été fautif.

Mon univers était transformé. Les arabes m'apparurent comme de braves gens, gentils, humains, hospitaliers. Je n'avais jamais éprouvé une telle bienveillance de la part des turcs. J'ai été si surpris et si bouleversé par cette réaction de ce passant que ces mots sont restés gravés dans mes souvenirs d'enfance. Avec ces quelques mots si tendres et si doux, je découvrais la noblesse de ce peuple chez qui bonté et hospitalité sont une profonde tradition. Chaque jour qui passait m'attachait davantage à ce peuple qui supportait les mêmes souffrances que nous : l'oppression coloniale, la privation et la pauvreté.

Pendant mes années de scolarité à l'école arménienne du Caire, Kalousstian, ma mère me donna une demi-piastre tous les midis pour payer mon manger. Le midi je ne pouvais pas m'asseoir à la même table que les autres écoliers. Avec quelques autres élèves de même condition économique que moi, nous ne pouvions nous offrir qu'un demi-pain avec un peu de foule, fève égyptienne et principale nourriture là-bas, accompagnée de maïs grillé. Il y avait d'ailleurs deux sortes de maïs. L'un qui était tendre et doux, et l'autre avec des grains durs comme un caillou et toujours rassis. Comme les pauvres arabes, nous étions obligés de manger la plus mauvaise qualité, celle avec des grains durs, difficiles à digérer, mais qui coupait la faim pour le reste de la journée.

 

Avant de rencontrer Bergman, par l'entremise d'un oncle qui appartenait au parti social-démocrate Hintchag, j'avais connaissance de ce qui se passait au pays des Soviets. Je recevais toutes  sortes de littérature d'Arménie soviétique que me passait mon oncle. Pendant mes nuits, je lisais ces brochures et ces journaux que je dévorais avec ravissement. Je découvrais des événements incroyables, un nouveau pays où il n'y avait plus de haine raciale, ni exploitation de l'homme par l'homme. Un pays où la classe ouvrière était le maître et où toutes les nations étaient libres, égales et fraternelles, sans divisions de classes. Même sans avoir rencontré Bergman, je serais tout de même devenu communiste. Je sentais que je le devenais. J'allais devenir un militant très actif. Au début, j'étais enfermé dans la communauté arménienne du Caire comme mes autres camarades. Cette communauté arménienne vivait repliée sur son église, ses cafés, ses journaux, son école, ses partis. Elle n'entrait en rapport avec les autres communautés que pour les questions du travail, du commerce ou tout autre raison majeure exceptionnelle. Les soirs où je me rendais chez Bergman, on savait qu'on pouvait m'y retrouver toujours assis sur un petit tabouret en face de lui. Je l'écoutais. Je restais accroché pendant des heures à ses paroles, à ses récits. Je me sentais transféré dans le monde de mes rêves : le socialisme !

 

Bergman me présenta un jour le camarade Mohammed Abdellaziz. Il me présenta aussi un autre égyptien, Chaaban Haffeze, qui venait de passer deux ans en prison, condamné pour ses activités syndicales et de parti. Bergman me présenta aussi d'autres militants comme Chihata et une femme, Charlotte Rosenthal, militante d'Alexandrie. Elle fût arrêtée par la suite, emprisonnée et expulsée d'Egypte. Je la retrouverai à Moscou en 1931 alors que je serai devenu étudiant avec Chaaban Haffeze qui me rejoignit à l'époque pour être admis lui aussi à « l'école de Lénine ».

Mohammed Abdellaziz était le premier secrétaire du parti communiste d'Egypte. Il avait déjà fait des études à Moscou. C'était un gars très maigre avec une petite moustache. Il paraissait âgé de trente cinq ans environ. Quand Mohammed Abdellaziz et Bergman me proposèrent d'aller à une réunion du parti, j'acceptai volontiers et avec beaucoup de fierté. C'était pourtant risquer la répression policière ; on pouvait écoper de deux à six ans de prison pour la seule appartenance au parti communiste égyptien, ou pour propagande communiste. Les propagandistes « étrangers »  arrêtés, après quelque temps en prison, étaient expulsés d'Egypte. Mais, comme ils n'étaient acceptés par aucun pays, on les plaçait sur un bateau soviétique qui les emmenait au pays des Soviets.

De 1928 à 1931, je participais presque chaque jour aux différentes réunions du parti communiste égyptien. Les différentes activités se développaient dans différents secteurs. Dans le quartier populaire du Caire, Ben El Sourenne, nous disposions d'un cercle de travailleurs qui groupait fraternellement environ une centaine de jeunes : l'Union Fraternelle des Travailleurs. Preque chaque soir, nous tenions des conférences sur les différents sujets du mouvement ouvrier. J'étais responsable de l'imprimerie clandestine du parti. Ma tâche consistait à imprimer, expédier et distribuer les différentes publications et les tracts du parti communiste. Les textes étaient écrits, préparés et composés par les camarades qui connaissaient très bien la littérature et la langue arabe. L'imprimerie se trouvait dans une cave très humide et sombre. Une petite lampe à pétrole était accrochée au mur pour me permettre de travailler de nuit.

Je rentrais très tard dans la nuit chez moi. Je trouvais ma mère somnolente et ma sœur en train de confectionner des boutonnières de chemise à la lueur d'une bougie. Parfois c'est mon frère aîné qui venait m'ouvrir la porte. Il me grondait et me frappait quelques fois parce qu'il savait que ce que je faisais était très dangereux, et aurait pu compliquer notre vie qui était déjà très difficile. J'étais souvent malade. Les grippes succédaient à une bronchite chronique. Nous n'étions plus que trois frères et trois sœurs, ma grand-mère, une sœur aînée avec ses deux enfants et sa propre mère. Le mari de cette sœur aînée avait été emprisonné pour appartenance au parti communiste égyptien. Elle fût arrêtée elle aussi, incarcérée et, après avoir purgé deux ans de prison, fût expulsée d'Egypte, donc emmenée par bateau jusqu'à Odessa en Russie. De là, elle ira s'installer en Arménie soviétique.

Notre vie dans le quartier Ben El Sourenne se fondait dans celle de la population. Notre habitation, qui était composée de trois pièces et d'une cuisine, était bien exiguë pour abriter onze personnes. Nous étions cependant mieux lotis que certaines familles arabes. Nous résidions au deuxième étage d'un vieil immeuble. Plus bas que le rez de chaussée vivait une très nombreuse famille égyptienne, comparée à nous ce n'était pas peu dire ! A vrai dire, ils vivaient dans la cave de l'immeuble ! Le chef de famille était cocher. Il faisait des transports en tout genre. Les jours fériés, une quinzaine de jeunes et joyeux fêtards grimpaient sur sa charrette et lui faisaient faire le tour de Ben El Sourenne. Ils dansaient et chantaient sur la cariole en passant dans les principales artères du Caire. A l'occasion des noces ou de décès, le cocher avait du travail et de « bons rendements ». Dans la cave de l'immeuble, trois femmes et une armada d'enfants l'attendaient tous les soirs. Mais nous, dès six heures du matin, nous entendions le début des chamailleries des femmes entre elles où se mêlaient les cris et les pleurs des enfants. Cela durait toute la journée. La première femme du cocher était très amie avec ma mère. Elle montait souvent chez nous pour parler de ses misères et de ses soucis, ou d'une fixation sur une rivale. La nouvelle femme, la dernière en date, n'était-elle pas sans moralité ? N'était-elle pas au surplus trop jeune ? (Elle n'avait que seize ans!). Et dire qu'elle ne savait même pas encore faire le ménage... La première femme du cocher se prévalait d'être la plus fidèle à son mari, la plus sérieuse finalement, n'est-ce pas ? Pourquoi lui, un homme d'âge mûr, avait-il introduit une écervelée à la maison ? Une bouche de plus à nourrir, en plus ! Quand les pauvres enfants eux avaient à peine de quoi se nourrir.

 


Chapitre 2

 

Rapports entre le parti communiste égyptien et le Komintern. On m'envoie étudier à Moscou. Un passage à Paris rue Grange aux Belles. Voyage en train en Europe. Réception à l'université de Moscou. Mes amis internationalistes. Les premières purges d'étrangers. Suis-je coupable ? L'université d'Orient.

 

La politique du parti était dans les faits très sectaire. Bien que notre activité dans différentes organisations de masse se développât normalement, la vie générale du parti ne tenait pas compte des décisions de l'Internationale concernant les pays coloniaux. La lutte principale aurait dû être dirigée contre l'impérialisme en pleine solidarité avec toutes les forces patriotiques et nationalistes du pays, mais le PC égyptien concentrait l'essentiel de sa lutte contre le parti bourgeois local Vaffte.

Le secrétariat de l'Internationale nous avait envoyé à deux reprises ses délégués pour nous aider et nous conseiller. Je connus ainsi deux camarades du PC de Palestine, qui avaient été envoyés pour nous épauler et un parlementaire communiste du Reichstag, Dietrich avec qui j'eus des rencontres politiques fréquentes – non pas parce que j'aurais été déjà mieux formé politiquement et que j'aurais pu assimiler ses conseils et les défendre – mais surtout à cause de ma parfaite connaissance des rues du Caire, mais aussi de ma sympathie pour ce très important dirigeant communiste.

Le camarade Berger, lui qui venait de Palestine, je le retrouverai par la suite à Moscou où il sera au Secrétariat de l'Internationale communiste. J'y rencontrerai aussi encore Dietrich qui résidait non loin de l'Université d'Orient, rue Gorki, près de la place Strassnoï, actuelle place Pouchkine. Je perdrai de vue Dietrich vers l'année 1933 ; il aurait été renvoyé dans son pays pour la lutte anti-nazie.

 

En 1930-1931, la répression contre les communistes s'intensifie en Egypte. Mon activité avait déjà attiré l'attention de la police qui me suivait sans relâche. L'objectif, ce n'était pas moi, mais par mon intermédiaire, la découverte de responsables plus importants. Je devais me méfier de leurs mouchards. Il fût décidé de m'envoyer à Moscou pour faire un rapport au comité exécutif de l'Internationale sur la situation en Egypte et pour me former par des études. On me fît dire à mes amis que je partais en Europe pour continuer des études terminales. Le responsable du parti me confia une recommandation écrite sur un chiffon, que je devais remettre aux responsables de la CGTU en France, à Paris. Sur le chiffon étaient inscrits en quelques mots ma qualité et ma mission comme membre du comité central, délégué du parti d'Egypte.

Je suivis soigneusement les recommandations jusqu'à mon arrivée à la rue Grange aux Belles, siège de la CGTU. Pour moi, à l'époque, rencontrer Jacques Duclos, André Marty l'animateur de la révolte de la mer noire et Marcel Gitton, c'était rencontrer des figures légendaires. Dans les jours qui suivirent mon arrivée en France, je participais à des banquets en l'honneur de camarades français tout juste sortis de prison. Mais j'étais étonné de me trouver dans un pays où le parti communiste n'était pas dans l'illégalité. Quand j'assistais aux meetings, j'avais affaire à des ouvriers français très chaleureux qui me questionnaient avec intérêt sur l'Egypte. Je connaissais la joie d'entrer dans un kiosque pour acheter, sans me cacher, pour lire « L'Humanité » en pleine rue sans être arrêté. On m 'hébergeait à l'hôtel. On me nourrissait. On me donnait de l'argent à ne pas savoir qu'en faire. Moi qui était habitué à la pauvreté ! Je vécus ainsi en France presque deux mois, puis je partis pour Berlin.

 

Je gagnai ensuite Hambourg où je suis monté illégalement dans un bateau soviétique, d'apparence commerciale, qui allait me débarquer à Leningrad. De Leningrad, un train de nuit nous amena à Moscou. Dans le wagon il n'y avait que des étrangers venant de tous les coins du monde. Parmi eux il était rare de trouver de simples voyageurs. Presque tous étaient des militants communistes ou des délégués internationaux envoyés pour « faire des études ». Quelques techniciens venaient aussi avec un contrat de travailleurs en Union soviétique. A la gare de Moscou, je me séparai des autres car on m'attendait. Quelle surprise pour un modeste militant comme moi ! On me fît monter dans une sorte d'énorme limousine noire. La voiture luxueuse m'amena au siège du Komintern. A l'entrée de l'établissement, je reconnus le camarade Berger qui me fît grimper au troisième étage où les autres m'attendaient. Je sentis tout de suite que le camarade responsable du comité exécutif de l'Internationale, qui trônait dans la salle, était quelque peu déçu et affligé en me voyant. Il s'attendait à l'évidence à recevoir un leader mieux informé ou un arabe, et non pas un aussi jeune émigré arménien. Sans le laisser décontenancer, je lui donnai mon rapport écrit d'avance  et je répondis à ses différentes questions du mieux que je pouvais. Etaient présents dans la salle Saffarov, Madiar et Berger, trois hommes avec qui je continuerai d'entretenir des rapports permanents. Plus tard, vers les années 1934-1935, Saffarov sera arrêté et je ne saurai jamais ce qu'il est devenu. Berger et Madiar seront déportés en Sibérie. Madiar avait une santé fragile et mourut rapidement, d'après ce que je parvint à savoir plus tard. Berger, par contre, était encore parmi les rares survivants ; il était professeur d'université en Israël.

Je n'ai jamais su ce qui était reproché à Saffarov et à Madiar. Quant à Berger, on m'apprit qu'il recevait soi-disant des sommes d'argent et finançait le mouvement trotskiste. Je ne pus moi-même subir l'influence du trotskisme dans le milieu où l'on m'avait placé. Ma culture politique était alors très primitive. C'est à ma demande qu'on m'avait envoyé faire des études dans une sorte de lycée pour adultes : « L'Université communistes des travailleurs d'Orient » au nom du « camarade Staline ».

J'avais une grande sympathie pour ces trois camarades, en particulier pour Madiar qui m'invitait de temps à autre dans son petit appartement moscovite, composé d'une seule pièce et d'une toute petite cuisine. Sa femme était très souvent malade, elle restait au lit longtemps, les pieds gonflés. Comme elle, Madiar avait le cœur malade. Pour monter au troisième étage où se trouvait leur logement, il s'arrêtait toutes les quatre marches. Ce grand bonhomme maigre aux yeux bleus, aux cheveux grisâtres, soufflait en se tenant la rampe. Madiar appartenait à la génération révolutionnaire hongroise. Il avait participé à tous les événements révolutionnaires qui s'étaient déroulés en Europe Centrale au moment de la révolution d'Octobre.

Berger lui, était de petite taille, portait une petite barbe dorée et des lunettes. Son caractère humain, très aimable apparaissait immédiatement. Il m'arrivait d'avoir de longues conversations avec lui. Il m'écoutait avec beaucoup d'intérêt et faisait tout son possible pour faire aboutir mes requêtes concernant les émigrés politiques égyptiens. Après la liquidation de tous les anciens cadres, surtout d'origine étrangère, on les remplaçait par des russes. Tous ces proches camarades étaient systématiquement remplacés par un cadre du parti russe. Ceci se produisait en vertu de la nouvelle politique de « bolchevisation » des partis dépendant du Komintern. Cette bolchévisation des partis communistes d'Europe devait modifier leur forme et leur contenu. Je pouvais continuer d'avoir des rapports avec les nouveaux dirigeants, mais sans aucune familiarité, pas même avec l'un des secrétaires, pourtant arménien, Khandjian[2], ni surtout avec Katelnikoff, sorte de défroqué, véritable ours mal léché.

J'étais avant tout préoccupé par la répression policière en Egypte, qui s'accentuait contre les communistes. En Egypte même, beaucoup d'émigrés étaient arrêtés et expulsés, puis embarqués sur les bateaux soviétiques qui les amenaient ou à Odessa ou à Bakou. Leurs ennuis ne cessaient pas pour autant car, en Russie, commençait l'époque des purges et de la répression massive. Les émigrés politiques étaient mis sous surveillance par la police politique, puis arrêtés à nouveau et déportés avec toute leur famille. J'ai essayé plusieurs fois d'intervenir mais sans succès, auprès de l'ours Katelnikoff et du Secours Rouge, pour modifier les mesures de déportation contre les émigrés politique d'Egypte. La plupart de ces déportés avait déjà jeté en prison pour leur appartenance à « L'Union Fraternelle des Travailleurs ». Ils étaient tous jeunes, pleins de vie et prêts à mourir pour leur idéal. Tous furent déportés. Tous en sont morts. Je n'ai jamais pu savoir dans quelles conditions précises ni s'il y avait eu quelques survivants.

Un seul exemple me revient en mémoire. Un seul avait réchappé de la déportation au « pays des Soviets », après de multiples démarches auprès du Secrétariat de l'Internationale et auprès du premier secrétaire du PC d'Arménie Aghasi Khandjian. Ce seul exemple est Haïg Thirian qui a pu revenir en France et continuer de militer dans la CGTU et le parti communiste français, mais pour être en fin de compte fusillé par les allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment ne pas se souvenir de ces autres camarades déportés au même moment : Abdellah Azziz, Mohamed Tantavi, Abraham Matossian, Albert Guiragossian, Tigran Arakelian, Gamssar Vartanian. IL m'eszt encore possible de citer une poignée des cinquante et un réfugiés qui, en Russie, ont pu échapper à la déportation : Gérard Achdjian, Ahmed Hossni, Mihran Mazmanian, Gérard Yeganian et Aram Sarafian.

Ma sœur et son mari qui, après avoir subi des années de prison avec leur enfant en Egypte et qui, après leur expulsion étaient venus s'installer à Erevan, alors en territoire « soviétique », renouèrent à nouveau avec la prison. Lui fût arrêté à nouveau et déporté. Il fût malgré tout aussi un des rares à survivre et à revenir – non pas parce que son premier fils avait été tué sur le front de Leningrad – mais du fait de la libéralisation de Khrouchtchev et du XX ème congrès du parti russe.

Depuis, pendant mes multiples voyages en Union soviétique, j'ai cherché et tenté de retrouver mes anciens camarades. Je n'en ai pas rettrouvé un seul. Ni ceux qui s'étaient échappés de prison, ni ceux qui vivaient à Moscou avec leurs femmes et leurs enfants. Pas un seul survivant. Que sont-ils devenus ? Personne n'en savait rien ! C'était bien leur ancienne adresse mais leurs noms étaient inconnus. Personne ne pouvait me renseigner à leur sujet, ni les voisins, ni les bureaux de renseignement. Pendant les années de 1931 à 1939, le PC d'Egypte avait reçu des coups mortels soit par la terreur policière dans le pays soit par le stalinisme qui, tel un monstre, dévorait ses enfants.

Pourquoi n'ai-je rien dit quand, il y a déjà plus de quarante ans, en 1936-1937, je suis revenu en France, et que j'avais toutes les possibilités d'écrire et de dénoncer les crimes perpétrés contre des communistes et des êtres innocents. Je me pose la question. Je cherche à y répondre moi-même.

C'est peut-être ma formation qui m'a aveuglé. Pour moi, l'Union Soviétique et Staline étaient infaillibles et, même si différents constats me paraissaient anormaux, tout ce qui était « bâti » me semblait juste. Avec le temps, j'ai trouvé l'explication. Combien de fois ne m'arrivait-il pas d'être bouleversé en apprenant qu'un de mes camarades ou de mes professeurs était arrêté. Mais je trouvais aussitôt une explication consolante. Les gars du Guépéou n'étaient-ils pas des figures héroïques qui se battaient résolument sur les premières lignes de défense du socialisme ? Etais-je le seul à m'illusionner sur leur compte ? A ce grand meeting organisé en 1938 par le PCF au Cirque d'Hiver, le « dirigeant » Marcel Cachin, de retour de voyage en Union soviétique – n'avait-il pas conclu son discours en criant : « Vive le Guépéou ! » ? Alors qu'on était en pleine époque de purges sanglantes, de procès truqués, d'arrestations et de répression massive !

Pourquoi dénoncer cela aujourd'hui[3], après tant d'autres, alors que le crime a été commis depuis si longtemps, quand presque un demi-siècle s'est écoulé ?

Mes raisons sont multiples. Bien sûr le PC de Russie a affirmé dans ses XX ème et XXII ème Congrès que l'époque stalinienne avait eu un caractère criminel, avait été dépourvue de toute lutte de classe, avait discrédité l'Etat soviétique envers les masses laborieuses et fait reculer dans le pays la cause du socialisme pour plusieurs dizaines d'années. Certainement face à tous ceux qui ont vécu cette époque, les générations d'avenir seront les seules à pouvoir en tirer des conclusions et à juger de toute la gravité des erreurs commises.

Le stalinisme prétendait que son option était le seul exemple pour parvenir au socialisme, et ainsi de nombreux pays, en Afrique et en Asie, et ailleurs où tout groupe d'individus qui parvenait par un coup d'Etat militaire  à s'accaparer le pouvoir d'Etat, pouvait se proclamer aussitôt « socialiste » ou « populaire » en commençant par parodier les pires méthodes staliniennes. Ainsi procéda le régime khmer « rouge » au Cambodge, même longtemps après le pic de la terreur stalinienne. En Albanie, le stalinien Enver Hodja fît fusiller quatre vingt dix pour cent du Comité central de son parti pour « déviation politique », sans parler des milliers d'autres victimes innocentes pour soit disant sauvegarder le « monolithisme » de parti et « le pays », comme disait aussi Staline.

Moi qui ai vécu cette sinistre époque, j'ai toujours évité de parler ou d'en faire une analyse. Peut-être est-ce parce que je ne voulais pas discréditer un Etat qui avait voulu bâtir le socialisme ? Comment ne pas me sentir fautif moi aussi en témoignant des bizarres phénomènes qui s'étaient produits sous l'égide du stalinisme ? Tout ce que je peux affirmer est qu'il faut absolument que les générations nouvelles de militants tirent des conclusions de nos échecs pour ne pas commettre les mêmes erreurs.

 

A l'université communiste de Moscou, « Mon Université », je reçus donc ma formation de « militant communiste ». « Mon Université » était un énorme bâtiment de cinq étages, édifice d'une ancienne administration tsariste. On ne savait pas à quoi il avait servi exactement a vant la révolution mais on pouvait considérer que ce bâtiment avait toutes commodités d'un établissement scolaire. Il se trouvait place Krassnoï. Au numéro deux de la rue Malei Poutinkovsky se trouvait une dépendance qui était notre cantine, notre restaurant, qui n'était autre que l'ancien monastère Krassnoïmonastir.

En 1964, poussé par le désir irrépressible de revoir ces lieux et pouvant voyager sans crainte en Union soviétique, je me rendis place Krassnoï pour tenter de revivre des moments agréables de ma jeunesse. L'endroit était méconnaissable. L'édifice de l'université est toujours planté là, mais ce n'est plus qu'une vague administration. La dépendance Krassnoïmonastir a été rasée pour céder la place à un des plus grands cinéma de Moscou. Même la statue de Pouchkine a changé de place. Elle a traversé cette ancienne place Krassnoï pour s'installer en face du boulevard Tversky. Le chemin de la vie laisse peu de traces derrière lui. La nouveauté des lieux a effacé ainsi une bonne partie des bons et des mauvais souvenirs.

Les événements qui ont caractérisés les années 1930 sont restés gravés chez ceux qui les ont vécus. On ne peut pas oublier cette époque de purges sanglantes dans le parti, ces années de collectivisation forcée et de planification tout aussi forcée. Mais, bien que le stalinisme fasse alors ses ravages, l'idée de communisme était toujours présente dans l'esprit et les consciences des ouvriers, des paysans, des intellectuels. Bien que l'idéal communiste subisse des secousses, dans l'ensemble, ouvriers et paysans continuaient à avoir confiance en un radieux proche avenir que la « construction du socialisme et la collectivisation » promettaient de leur offrir. Notre université devait nous éduquer à exalter cette « construction du socialisme ».

Comment ne pas me rappeler avec une grande fierté de « mon » université. Sans toutes ces années d'étude, je serais resté comme beaucoup de camarades, enfermé dans un milieu égyptien étroit, un militant ouvrier faiblement instruit et à l'existence banale. Quoique toutes ces années d'étude ne m'aient point enseigné une spécialité professionnelle permettant de m'assurer un emploi ou de me procurer un quelconque avantage. Je fus fier de recevoir au bout de six années un diplôme avec de très bonnes mentions et le grade de commandant de bataillon. Dans une université classique un diplôme de fin d'études n'est qu'un bout de papier qui vous ouvre plus ou moins des portes sur la vie professionnelle. Mon diplôme, ce qu'on m'avait enseigné là, faisait de moi au contraire un homme très dangereux. Tous les gars de l'université d'Orient étaient envoyés dans les pays capitalistes après la fin de leurs études, pour aller combattre dans les pays se trouvant sous la double oppression impérialiste et nationale, là où sévissaient terreur et répression policière.

Tout ce que j'avais appris pendant ces années, je le devais à « mon » université, à mes professeurs et à ces centaines de révolutionnaires qui ont donné par la suite leur vie pour la cause de mon idéal : le socialisme. Là-bas, place Krassnoï, je m'étais instruit en écoutant les lectures et les conférences de Boukharine, de Karl Radek, de Kroupskaïa, de Rakovsky, de Velikovsky, d'Haroutiounian Hamazazp, de Pochnakian, de Gaïk, de Zelikmann. Là-bas, j'avais connu les élèves Ho Chi Minh, Djou-Dé – qui sera commandant de l'armée rouge chinoise – Sao-Ké, Nazim Hikmet, Zouktu et tant d'autres militants révolutionnaires morts pour la victoire du socialisme, exceptés ceux qui, happés par la contre révolution stalinienne, sont devenus des boulons dans la machine de l'Etat ou des apparatchiks couronnés. Comment pourrais-je oublier mes « frères de classe » massacrés en Chine dans les rudes combats du Sud-Est asiatique, tués en Espagne, et combien d'autres torturés à mort dans les prisons coloniales, dans les camps de concentration de Hitler ou dans les camps de la mort de Suharto en Indonésie ?

Notre université était divisée en deux secteurs : le secteur « fondamental » et le secteur étranger. Le premier secteur dépendait directement du Komintern avec classes normales et programme d'études comme dans toute université classique mais avec la particularité  que les candidats n'étaient pas ceux qui ont généralement des facilités d'étude ou de fortune, mais des militants qui avaient fait un stage dans le parti communiste d'Union soviétique ou qui pouvaient se prévaloir des recommandations d'un comité central d'une des Républiques composant l'Union soviétique. Le second secteur était destiné aux étudiants des autres pays sélectionnés par le Komintern. Les étudiants des deux secteurs étaient d'âges différents. On y trouvait quelques jeunes gens mais surtout des militants d'âge mûr. Dans le secteur fondamental, l'étude avait lieu uniquement en langue russe, tandis que dans le secteur étranger toutes les langues étaient pratiquées.

Au début, on m'avait placé avec des turcs, puis ensuite je fus mêlé à toutes sortes de nationalités. J'étais en classe avec Henver Hodja, Effendiev, Zouktu et bien d'autres avec des noms d'emprunt dont, par hasard, j'ai connu la véritable identité au cours des années suivantes. Si j'avais su que j'écrirai ce livre, j'aurais noté les détails parce que tous les élèves ont tenu une place importante dans le mouvement révolutionnaire. L'histoire de chacun d'entre eux mériterait un récit détaillé.

Ensuite j'ai continué mes études dans les classes de chinois où l'enseignement était dispensé en langue française et russe. Tous ces élèves étaient d'excellents camarades. Ils étaient d'une éducation révolutionnaire exemplaire. Aux heures de détente, ils m'avaient appris « L'Internationale » en langue française, « La Jeune Garde » et d'autres chants révolutionnaires. Ils m'avaient aidé fraternellement au cours des études et pour compléter ma formation politique.

Nous partions ensemble en excursion dans les régions minières de l'Ukraine, du bassin du Donetz et ailleurs, pour aller aussi participer aux différents meetings de propagande/agitation. Les responsables locaux du parti nous présentaient comme délégués étrangers du parti. En conséquence, les ouvriers des localités nous écoutaient avec un grand intérêt. Alors que nous connaissions et pratiquions la langue russe, on nous demandait de nous exprimer dans nos langues respectives d'origine. Un discours fait en langue annamite par exemple, était évidemment aussitôt traduit en russe par l'un d'entre nous, mais cette façon de procéder avait surtout pour but de créer une ambiance à tonalité internationaliste dans la salle.

Dans le secteur fondamental on trouvait beaucoup d'étudiants envoyés d'Arménie et de Géorgie. J'avais lié d'excellents rapports d'amitié avec eux. Quand ils me firent savoir que le secrétaire général du comité central du parti communiste d'Arménie, Aghasi Khandjian, allait incessamment venir faire une conférence sur les résultats de la collectivisation en Arménie, je demandai à y assister.

A la fin de la conférence, ces camarades et moi, nous fûmes présentés au secrétaire général. Je le connaissais déjà et éprouvais une forte sympathie pour ce dirigeant bolchevique de grande valeur, de l'époque légendaire. Grand intellectuel, Khandjian avait dirigé autrefois le comité régional du parti de Leningrad. Il m'invita à venir visiter l'Arménie. J'acceptai avec plaisir. Je pus entreprendre le voyage seulement l'année suivante sur recommandation du parti.

 

Chapitre 3

 

Premier voyage en Arménie à l'âge adulte. Khandjian. Le « suicide » de Khandjian. Le meurtrier Béria. Retour à Moscou et soupçons du Guépéou. Les tâches de la collectivisation à Erevan. La famine. Les queues devant les magasins. La ferme d'Aram Kalfayan. Une faveur au kolkhoze de Nor-Malatya. Les tournées de propagande/agitation ne convainquent pas. Les fuyards.

 

Il me fût possible d'accomplir plusieurs voyages de Moscou à Erevan entre 1932 et 1936, mais mon premier départ pour l'Arménie reste le plus marquant. En cette année 1932, je m'impatientais à l'idée de découvrir « mon Arménie » dont je ne connaissais, mais en imagination seulement, que le Mont Ararat. Comment allais-je retrouver ce pays pour lequel des millions d'êtres avaient perdu leur vie, pour qu'il reste la terre de tous les arméniens ? Tant d'êtres qui avaient consenti à tant de sacrifices, qui avaient été exécutés sommairement, brûlés vifs sans renoncer à leur amour pour ce pays, pour que la langue arménienne soit perpétuée. Combien de conquérants sanguinaires n'avaient-ils pas ravagé cette terre, ruinant, broyant, massacrant, réduisant en cendres à plusieurs reprises des populations entières ?

Le peuple arménien avait su soigner ses terribles blessures. Il avait su se relever des hécatombes et il s'avérait être capable de produire et d'offrir à l'humanité sa richesse particulière sans désespérer qu'on lui octroie un jour un peu de justice. Le train dans lequel je montai en direction d'Erevan était un convoi habituel avec ses wagons de première, deuxième et troisième classe. Mais quand nous avons atteint Tibilissi (Tiflis) nous fûmes une partie des voyageurs conviés à descendre pour monter dans un train spécial. Le convoi ne comprenait que deux wagons pour les voyageurs, deux wagons de troisième classe, les autres wagons étaient emplis de marchandises pour l'Arménie. CE nouveau train ne quitta la petite ville étape que tard dans la soirée. Et moi qui avait hâte d'arriver le plus tôt possible !

Je demandai au chef de train de me réveiller lorsque le train franchirait la frontière de l'Arménie. Il me répondit qu'au pays des Soviets il n'y avait plus de frontières et que la Géorgie et l'Arménie étaient désormais identiques. Je lui demandai de me prévenir quand même. Je m'endormis et ne me réveillai que tard le lendemain matin alors que le train était déjà arrêté dans une petite station  en Arménie. Je m'extirpai du wagon pour aller faire quelques pas dehors. Une petite source d'eau s'écoulait devant moi. Je me penchai pour y puiser de quoi me rafraîchir. Je bus abondamment. Est-ce cette eau qui me rétablit physiquement alors que je traînais une méchante grippe depuis Moscou ? C'est en tout cas ce que j'écrivis à mon camarade de classe Effendiev en lui faisant part de mon arrivée au pays et de mon bonheur. IL me répondit que c'était là l'expression de sentiments nationalistes.

Une fois installé à Erevan, je me rendis aux différentes conférences des activistes du parti où le camarade Khandjian était en général le rapporteur principal. A Moscou il avait fait une intervention orale en langue russe devant un auditoire de quelques dizaines de cadres à peine, tandis qu'ici il s'exprimait en arménien devant des milliers de personnes. Il faisait jaillir son talent de grand tribun prolétarien. Pendant ses discours, on suivait le développement des idées avec enthousiasme. C'était un véritable communiste. Il ne craignait pas de dire la vérité même si elle devait choquer. Il n'était pas de ceux qui ne savent que ramper et courber l'échine devant les plus forts ou les tyrans. Le peuple arménien pouvait lui donner toute sa confiance. Pendant une époque aussi ingrate que la collectivisation, peu d'hommes auraient pu se vanter d'une telle popularité. Les ouvriers et les paysans arméniens le nommaient « notre bien-aimé Khandjian ».

 

Quelques années plus tard, un jour de l'été 1936, alors que je déjeunais dans notre cantine du Krassnoïmonastir à Moscou, avec un membre du secrétariat du Komintern, je parcourais la Pravda et je tombai sur quelques lignes qui m'épouvantèrent et me bouleversèrent. Dans une colone du journal, un communiqué annonçait que « notre bien-aimé Khandjian » s'était « suicidé » ! Le communiqué ajoutait que c'était par suite d'une longue maladie, mais qu'il était indigne de la part d'un bolchevique d'avoir commis un tel acte contre soi-même. L'année d'étude étant terminée, je pouvais décider illico de partir pour l'Arménie. Nous entrions dans la période vacancière. Je pouvais disposer de tout mon temps. Les responsables de l'université et l'ours Katelnikoff me dirent que je pouvais aller où je voulais, par exemple en Crimée. Mais surtout pas en Arménie !

J'acquiesçai, mais intérieurement ma décision était prise, je ferai le détour par l'Arménie et cette déviation passerait inaperçue !

 

Toute l'Arménie était en deuil. Tous disaient que c'était Béria qui l'avait « suicidé ». Khandjian aurait sévèrement critiqué Béria, l'accusant de défendre une politique nuisible. Béria n'était pas encore le chef suprême du Guépéou, qu'il allait devenir, mais secrétaire général des partis de Transcaucasie, c'est à dire de Géorgie, d'Azerbaïdjan et d'Arménie.

Rue d'Hapovian, au siège du parti communiste d'Arménie à Erevan, on me fît lire une lettre écrite soit disant par Khandjian avant son « suicide » où il s'excusait d'avoir à commettre un tel acte.  Longtemps après mes doutes ont été confirmés. La lettre avait été écrite directement par les services de Béria. Khandjian n'avait pas pu se suicider comme le montrait l'autopsie du docteur Kanzandjian. Celui-ci avait constaté que la balle avait frappé en pleine nuque ! Même en voulant provoquer sa propre mort, Khandjian n'aurait pas pu se tirer une balle dans la tête dans ce sens. Il avait donc bien été froidement exécuté. Béria n'en resta pas à ce seul vil forfait. Il lui fallait continuer à persécuter Khandjian même mort, avilir sa mémoire, quand tout le peuple arménien défilait derrière son cercueil et quand son propre père avait eu l'autorisation de tenir un discours exaltant le combat de ce grand communiste disparu. Quelques semaines plus tard cependant, Béria fît paraître un article dans la Pravda révélant déjà plus clairement les raisons de son antagonisme avec Khandjian et le peuple arménien. L'article, titré « Anéantir en miettes les restes de nationalisme trotskiste : », accusait Khandjian d'avoir eu des rapports avec certains milieux nationalistes à l'étranger. Comme exemple, il faisait état de ses liaisons avec Tchobanian, le grand écrivain arménien, ami de toujours de l'Union soviétique et de l'Arménie.

Dans le fond, l'objectif recherché était plus terrible qu'on ne pouvait l'imaginer à l'époque. Béria et Staline mettait au point un nouveau plan de destruction de l'Arménie avec de nouvelles déportations. Nous savons aujourd'hui que le système de la déportation fût appliqué périodiquement  à toute une partie de la population d'Union soviétique. Il s'agissait là encore de diviser l'Arménie soviétique qui comptait alors environ un million deux cent mille habitants, de façon à ce qu'il n'en reste plus que six cent mille. Ainsi l'Arménie serait devenue une sorte de pays arriéré, une dépendance subordonnée à la Géorgie. Tel était le plan qui ne pût être réalisé dans les faits.

Peu importe ce projet en lui-même, qui pouvait être dirigé contre toute minorité nationale qui résistait, l'essentiel est de comprendre comment Staline et ses sous-fifres ont pu se servir de l'Etat dans des conditions où l'intérêt de tous était invoqué, pour déporter des centaines de milliers d'hommes sans en être empêchés, sans aucune opposition des autres simples exécutants. Que s'était-il passé en ce qui concerne l'assassinat de Khandjian ? Il ne s'agissait pas de l'exécution d'un simple gêneur mais de la liquidation d'une question touchant à la gestion de l'Etat soviétique. Toutes les lignes de chemin de fer qui reliaient l'Arménie aux autres Républiques d'Union soviétique, passaient par la Géorgie. Toutes les matières premières indispensables pour le secteur de la construction, le carburant ainsi que le ravitaillement (le peu de ravitaillement) devaient être livrés en Arménie par le Sud. Sur ordre de Béria, une grande partie de ces fournitures avaient été emmagasinées en Géorgie. Pour résoudre sans conflit cette inconvenance, Khandjian avait proposé de faire construire un chemin de fer. Cette voie ferrée aurait suivi un parcours moins long en passant par l'AZerbaïdjian. Khandjian croyait ainsi par cette proposition régler l'affaire à l'amiable alors que de toute façon les détournements de marchandises destinées à l'Arménie étaient décidés volontairement par Béria et Staline. Khandjian avait payé de sa vie ses illusions sur le compte des deux apparatchiks.

 

Quand je suis retourné à Moscou, ma profonde et avérée sympathie pour Khandjian faillit me coûter très cher. Je partageais ma chambre à l'université avec un nouveau camarade, le précédent, ayant terminé ses études, était retourné à l'étranger. Ce nouveau camarade était un cadre du parti qui parlait correctement l'arménien et assurait venir lui aussi d'Arménie. Nous étions devenus plus proches depuis quelques jours lorsqu'il commença à me parler de Béria et de Khandjian. Je l'écoutais sans rien dire. J'avais l'habitude de mordre ma langue en certaines circonstances. Cepnadnt, mis en confiance malgré moi, je ne tardais pas à dévider ma tristesse et mes doutes sur le « suicide » de Khandjian. Le lendemain, je fus convoqué au bureau spécial de l'université. J'y trouvai mon camarade de cohabitation en tenue de colonel du Guépéou, ainsi que le chef et l'adjoint du bureau spécial. Je sentis que je risquais beaucoup et que tout dépendrait de ma faculté de maîtriser mes paroles. Mon faux-frère me reprocha mes propos de la veille comme étant de nature nationaliste. Je répondis que ma sympathie pour Khandjian reposait sur le fait que je considérais que c'était un excellent communiste. Le colonel du Guépéou rétorqua qu'on ne pouvait pas avoir de l'amitié pour un traître et que cela révélait que j'avais perdu ma sensibilité de classe. Le chef du bureau spécial, que je connaissais depuis six ans, un vieux bolchevique estonien, prît subitement ma défense en amoindrissant la « gravité » de mon cas. Sans l'intervention d'un ami arabe du Komintern dont je ne sais plus le nom, sauf qu'il est fonctionnaire dans son pays aujourd'hui, j'aurais été un déporté de plus dans le grand nord.

Tout cela nous dépassait à l'époque. Malgré les dures privations que nous endurions tous, les militants et les cadres du parti comme le peuple, nous combattions fougueusement pour un socialisme à l'horizon qui promettait un âge d'or à brève échéance. J'avais dû apprendre les méthodes de travail du parti pour la campagne de collectivisation. Le parti communiste d'Union soviétique devait être considéré comme un exemple et modèle unique pour les partis « frères ». Il n'était plus ni éblouissant ni un modèle à suivre, mais une complète déformation des enseignements de Marx et de Lénine. On me plaça à la disposition du comité de parti de la ville d'Erevan, dont le secrétaire était Bedik Bedrossian et l'adjoint Hovanness Mogatzian. Avec ce dernier, je menais des tournées de propagande/agitation dans différentes entreprises, jusqu'à ce qu'on me subordonne à la section agricole du comité central. Pendant ces rudes années de campagne de collectivisation, je dûs assumer un difficile travail de propagande. Comme la plupart de mes camarades de l'Université, je devais assumer la réussite de cette collectivisation là où on m'avait désigné. Il était plus efficace de charger de cette tâche un arménien du parti dans la région d'Erevan. Par contre, mes camarades étrangers expédiés en Ukraine ou au Kazakhstan, ne connaissant ni les langues ni les traditions et rencontrant une misère noire, revinrent à Moscou complètement démoralisés. Les campagnes d'Union soviétique n'étaient pas belles à voir. Il y régnait la famine et des injustices sans nom. La « Construction du socialisme » arrachait de pauvres travailleurs à leur localité, de petits paysans à leurs terres pour qu'ils se retrouvent finalement agglutinés dans les différents centres d'exil en Sibérie. En quelques années de collectivisation, dix millions de petits paysans allaient être expédiés avec toute leur famille dans les glaciers du Nord de la Russie, au lieu de pouvoir rester vivre sur les lieux de naissance et d'habitation.

Dans le nord de l'Arménie, en Ossétie, deux autres militants et moi, nous sacrifions toute notre énergie et tout notre enthousiasme pour tenter de parvenir à mettre en œuvre les directives qui nous venaient du parti. J'avais pour mission d'organiser des réunions dans différents secteurs, des meetings ayant pour but de susciter l'enthousiasme pour la collectivisation dans les kolkhozes, dans les sovkhozes et dans les artels. Il fallait en plus organiser des centres de liquidation de l'analphabétisme. Quel idéal de participer à une aussi grande œuvre sous l'égide de l'Etat « soviétique » ! Mais dans la pratique de la mise en œuvre, mes illusions n'ont pas eu la vie dure. Terrible époque où des centaines de milliers de jeunes acceptant les privations, acceptant toute la difficulté de leur vie, fournissaient un maximum de travail pour assurer la production, les « batailles décisives ». Hélas, « l'émulation du travail », le mouvement stakhanoviste n'était pas simplement la taylorisation de la production, mais une nouvelle forme d'exploitation où le travail gratuit n'était ni compensé ni rétribué. La situation était semblable dans toutes les régions à la campagne. Partout régnait la famine. Le minimum nécessaire faisait défaut. Je continuais pourtant mes tournées de propagande/agitation dans la région d'Erevan avec Hovaness Mogatzian. Lorsque nous arrivions dans un kolkhoze de village, toute la population entourait notre voiture. La première chose qu'ils nous demandaient était « du pain ! » et ils se plaignaient d'avoir froid. L'ouvrier qui faisait un travail de force recevait de quatre cent à cinq cent grammes de pain par jour. Un ouvrier au travail moins pénible se voyait octroyer de deux cent à deux cent cinquante grammes par jour, pour toute nourriture. Il n'y avait que du pain, et rien d'autre. Encore fallait-il que ce pain arrive normalement. Quand il parvenait à destination il était toujours de médiocre qualité ; on ne réussissait pa sà le faire sécher. Même en le plaçant sur le poêle il restait humide à l'intérieur. Quand j'entrais dans les magasins de nourriture, je constatais qu'il n'y avait rien de consistant à vendre. On trouvait en abondance par contre de grands portraits de Staline, parfois de Lénine, des tonneaux absolument vides et des rayonnages couverts de poussière.

Il suffisait qu'on annonce dans une quelconque coopérative l'arrivage de denrées pour que des queues se forment immédiatement à l'entrée. Les possibles acheteurs, tout en ne sachant aucunement de quelle marchandise il s'agissait, attendaient invariablement toute la journée, et même pendant la nuit qui s'ensuivait. Très souvent, lorsqu'il se vérifiait que l'information avait été bonne, le produit arrivé pouvait satisfaire à peine une dizaine de personnes quand la file d'attente en comptait une centaine. La nourriture minimum commune, le pain, coûtait de dix à vingt cinq roubles le kilogramme. Le salaire moyen de l'ouvrier s'élevait à peine à 100 roubles par mois.

Pr contre, il existait déjà des magasins d'Etat, nommés Tozgsinne, où il était possible de s'approvisionner correctement mais avec de l'or, des pierres précieuses ou bien des devises étrangères. On peut imaginer que la majeure partie de la population n'avait pas accès à ces magasins privilégiés et coûteux.

Je pris conscience que plus que tout débat d'idées, prédominait dans tous les foyers un souci principal : la nourriture. Je le vérifiais à chaque fois ce souci lancinant en me rendant dans la famille d'Aram Kalfayan, un exilé égyptien, émigré politique à Erevan. Chaque fois que je me rendais chez lui, j'emportais avec moi ma ration de pain. Ils m'accueillaient avec une grande sans gêne dans le regard, ne pouvant honorer la coutume de réception d'un invité, n'ayant strictement rien à offrir, ni à boire, ni à manger. J'assistais impuissant aux diverses scènes et querelles que la femme d'Aram faisait éclater :

    Qu'est-ce que tu avais besoin de faire de la politique ?

    Où est-ce que cela a mené ta famille ?

    A quoi cela t'a-t-il servi d'être communiste ?

 

Ces scènes étaient terrifiantes. Elle lui criait que les enfants avaient faim et que :

    L'âme passe avant tout par la gorge !

Quand Aram est rentré chez lui une fois avec un bon poulet sous le bras, ce fût un souvenir mémorable. Je le vis pour une fois souriant et fier d'offrir le poulet à sa femme qui le mit immédiatement dans la marmite sans mot dire. Pourtant le sort d'Arama Kalfayan était relativement meilleur que celui de bien d'autres émigrés qui avaient été déportés dans différentes régions de l'Est de la Russie, surtout dans les mines du Tchim-Kentte. Plus tard, le pauvre Aram sera aussi arrêté en tant qu'exilé politique d'Egypte et expédié en Sibérie. Sa femme trouvera néanmoins un emploi dans une usine de farine. Elle avait cinquante ans et son enfant le plus âgé n'avait que douze ans. Avant de quitter l'usine, sans doute comme nombre de compagnons de misère, elle trouvait le moyen de subtiliser quelques poignées de farine pour les cacher dans la pochette de son tablier.

Les contrôles d'entrées et de sorties d'usine étaient très sévères et sous surveillance militaire. Un soir, sortant de l'usine, la pochette pleine de farine, la peur la fît trembler alors qu'elle passait devant la guérite de contrôle. Après quelques pas rapides, elle se mit à courir. Le gardien en faction, un soldat, comprit aussitôt l'anomalie de ce comportement et couru rattraper l'ouvrière « voleuse » du produit de « l'Etat prolétarien ». Les années de privations et de souffrances avaient enlevé à la pauvre femme ses capacités de courir aussi lestement qu'une jeune fille. Son pied, ayant buté contre une pierre, elle trébucha et roula au sol. Le soldat, ne parlant pas l'arménien, ne comprenait pas ce que balbutiait la femme d'Aram, mais il finit par en saisir le sens. La femme pleurait et parlait de plusieurs enfants. Le soldat, enfant du peuple lui aussi, s'apitoya sur le sort de cette pauvre femme. Lui aussi avait certainement une mère, des frères ou des sœurs dans les mêmes conditions de vie. Il l'aida à se relever et lui indiqua de retourner vers la petite guérite. Là, il lui offrit un grand morceau de pain, la totalité de sa ration.

Combien n'ai-je pas vu de jeunes adolescents, de jeunes étudiants, enjambant des cloîtres de vergers et dérobant des fruits, des raisins encore verts. C'était la famine. Mais moi je continuais ma mission, me déplaçant d'un village à l'autre pour organiser des meetings, des réunions spéciales dans un « coin rouge » de chaque village ou kolkhoze. Ces « coins rouges » étaient des endroits où l'on réunissait les gens, sortes de cercles de discussion et de lecture. On pouvait y trouver des bibliothèques et des journaux. C'était en même temps des centres de liquidation de l'analphabétisme.

Au cours d'une de mes visites dans le kolkhoze Nor-Malatya, qui disposait d'un artel, je trouvai une fois au retour de ma tournée, mon sac empli d'un grand morceau de pain, d'un bout de lard, de quelques saucisses et de deux boites de conserve. Le chef magasinier du village m'avait ainsi approvisionné subrepticement. J'exigeai une explication dans l'heure. Baghdassarian, le magasinier, expliqua que, sachant que je n'étais pas du pays et que j'aurais éprouvé des difficultés à m'approvisionner, il avait pensé me faire plaisir en aplanissant ce genre de problème. Au lieu de le remercier, je le critiquai sévèrement le soir même au cours de la réunion de cellule. Il n'avait pas le droit de disposer des biens de la collectivité qui appartenaient au kolkhoze. En conséquence je n'eus  même plus un grand morceau de pain comme supplément gracieux.

Nor-Malatya était un kolkhoze relativement plus aisé que les autres. Un bel atelier de tricotage y fonctionnait. Les machines avaient été envoyées par des compatriotes des Etats-Unis. Un peu plus loin, on pouvait trouver le collectif de Nor-Sebastiar. Celui-ci était plus pauvre et se situait à peine à deux kilomètres du kolkhoze de Nor-Dikranaguerde. Tous ces hameaux étaient peuplés d'arméniens venus de Grèce, de Syrie, du Liban, d'Egypte, de France et d'Amérique. Dans toute la région d'Erevan, de nouvelles villes poussaient comme des champignons. Le nom de chaque nouvelle ville était précédé du terme Nor (= nouveau). Le nom de telle ou telle ville n'était que la reprise des noms de cités détruites par les turcs lors du génocide de 1915. Au fur et à mesure que l'Etat soviétique fournissait les autorisations, les nouveaux arrivants bâtissaient et reconstituaient une nouvelle agglomération sur le territoire de la nouvelle Arménie, souvent avec l'apport de l'argent collecté  chez les arméniens restés à l'étranger.

Mes tournées de propagande/agitation se poursuivaient en compagnie de Mogatzian mais confrontaient toujours la même lamentation : « du pain d'abord ! ». Nos efforts pour convaincre étaient vains, aussi avons-nous décidé d'organiser un grand meeting populaire en présence du premier secrétaire du comité de la ville d'Erevan : Bedik Bedrossian. Cet homme d'une quarantaine d'années, faisait l'objet de mon admiration. Brun et de petite taille, lorsqu'il discourait il se pliait en deux et cela le rendait plus petit encore. On aurait dit un nain. La soirée eût lieu à Nor-Malatya. La présence de Bedrossian et son discours firent grande impression. La foule l'écoutait en silence. Bedrossian expliquait avec beaucoup de sagesse que les difficultés du moment étaient passagères, que l'accomplissement du premier plan quinquennal allait sous peu apporter bien-être et abondance. Ce n'était pas vains mots car, du militant de base jusqu'au plus haut responsable, nous étions tous convaincus sincèrement dans nos consciences de la justesse de la politique du parti et de ce que la collectivisation était la meilleure voie vers l'abondance et le socialisme. Nous rassasions la population non pas avec de la bonne nourriture mais avec de belles paroles.

Je ne connaissais pas dans l'intimité l'orateur Bedrossian, mais Hovaness avec qui j'étais très lié, tout autant qu'avec Aharon Mogatzian, membre du comité central et également issu de notre université de Moscou. Tous ces cadres que je cotoyais, ont tous été arrêtés par la suite et ont disparu à jamais en 1936 dans les glaciers de Sibérie. Bedrossian survécut à la déportation et revint à Erevan après la guerre. Il y réside toujours.

 

Comment dans les conditions imposées par le stalinisme nombre de militants et d'ouvriers n'auraient-ils pas perdu confiance dans l'espérance du socialisme ? Beaucoup de jeunes n'eurent qu'une idée en tête : quitter le pays, tenter de passer en Iran ou même en Turquie. Les frontières étaient étroitement surveillées par les mercenaires du Guépéou. Après la première sommation d'usage, ils tiraient. La tentative de s'expatrier était donc extrêmement risquée. Il fallait connaître précisément les petits sentiers frontaliers qui échappaient à la surveillance policière. Différentes équipes de passeurs s'étaient formées. Un bon passeur pouvait contre forte rétribution, vous faire passer de l'autre côté de la frontière. L'ennui était que la plupart des passeurs n'étaient autre que les propres agents du Guépéou. Après avoir déniché une dizaine de clients et encaissé l'argent, ces faux passeurs vous conduisaient directement là où les gardes-frontières du Guépéou étaient en embuscade dans l'attente. Les fuyards grugés étaient arrêtés et déportés à leur tour. Leur sort était dans l'immédiat moins graves que les fuyards sans passeurs qui se perdaient dans la zone frontalière pour se faire finalement abattre par les patrouilles..

Pour nous, fuir revenait à démissionner devant nos immenses tâches, aussi je fus désagréablement surpris quand on m'apprit que Bedrosse, que j'estimais, membre actif du kolkhoze de Nor-Malatya, se trouvait parmi des fuyards arrêtés. Celui-là ne connaîtra pas la destinée de Arpen Tavitian, plus connu sous le nom d'Armenak Manoukian. Manoukian qui avait été déporté au camp de Varkhouda, réussira le double exploit de s'évader et de venir s'engager dans les groupes armés de la résistance à Paris. Il sera fusillé par les soldats allemands au Mont Valérien.


Chapitre 4

 

La « construction du socialisme ». Les conceptions des trotskistes et de Boukharine. Les machinations de Staline. Action de collectivisation à Dourdour. L'oppression de la paysannerie. Des arguments impossibles pour faire taire les mécontents. Les élections à main levée. Le cas Aboyev et ce que signifie être expulsé du parti. L'omnipotence du Guépéou. Une règle de conduite : obéir. La déformation de l'héritage de Lénine. Les critiques de Boukharine. La terreur de Staline.

 

La construction du socialisme « en marche » primait tout. Dans toutes les villes et les campagnes où je passais avec ma voiture de fonction, je pouvais constater que le pays était devenu un énorme chantier de construction. Dans les régions éloignées de la Russie, autrefois très arriérées, il sautait aux yeux que les constructions d'usines et de toutes sortes d'entreprises s'accroissaient. Théoriquement, tout était merveilleux, mais au prix de quels gaspillages et de souffrances alors que les travailleurs des villes et des campagnes n'avaient plus leur mot à dire. N'aurait-il pas été possible d'obtenir de meilleurs résultats par le moyen de l'intéressement des travailleurs ? Lénine n'avait-il pas dit un jour qu'il était possible de s'assurer la participation des dizaines de milliers de gens dans la construction du socialisme en s'appuyant sur leur intéressement personnel ? Dans une société en marche vers le socialisme, une compensation pour la classe ouvrière et la paysannerie aurait pu aboutir à un résultat beaucoup plus rapide et tangible que ces mesures de contrainte inhumaines et dont souffraient des millions de citoyens « soviétiques ».

La paysannerie était divisée en trois couches sociales, pour ne pas dire en classes. Ceux qui employaient des ouvriers étaient  considérés comme paysans riches exploiteurs, les koulaks. Le tout petit propriétaire qui travaillait sur son terrain sans employer d'ouvrier, était considéré comme paysan moyen, ceredniak. Celui qui travaillait chez les autres était le paysan pauvre, bedniak. Aussitôt après l'application du nouveau plan économique de Lénine, la NEP, la production de la Russie soviétique était parvenue en 1925 au niveau d'avant-guerre. Elle avait commencé à progresser chaque année en moyenne de vingt à trente pour cent de produits industriels et économiques, induisant une certaine prospérité et un mieux être pour la population. Les difficultés n'avaient pas pour autant disparu. Le courant de gauche du parti bolchevique, représenté par Trotsky, Zinoviev, Kamenev et Preobrajensky, avait considéré que les difficultés économiques de la Russie découlaient de son état d'arriération et non des destructions temporaires de la guerre civile. Pour ce courant, la vraie solution résidait dans une industrialisation poussée, la nécessité d'une période d'accumulation forcée sur le front de la paysannerie et le transfert de tout l'excédent de production dans le secteur industriel.

Dès le début, Boukharine s'était élevé contre ces conceptions et avait proposé un plan de construction économique socialiste différent. Il stipulait que du fait que la paysannerie représentait la plus grande partie de la population et donc une grande force économique et sociale, on ne pouvait pas la pressurer n'importe comment. Selon lui, l'industrialisation socialiste ne devait pas imiter l'accumulation capitaliste qui est basée sur l'oppression de la paysannerie et qui conduit à l'effondrement de l'agriculture. Dans la pratique, les vues de Boukharine concordaient avec celles de Lénine disparu. Lénine avait affirmé que la NEP devait être basée sur deux principes : celui de la coopération par le lien entre paysannerie et prolétariat, et, dans le domaine de l'économie, par la coexistence du secteur nationalisé et du secteur privé. Dans son dernier article, sur l'impôt en nature et sur la coopération, Lénine s'efforcer de montrer un chemin évolutif vers le socialisme dans la paix et le bien-être.

La position de Staline était dépourvue de toute continuité de principe. S'il s'était allié avec Boukharine au début, c'était pour écraser l'Opposition de gauche, puis en éliminant cette dernière faire cavalier seul et accaparer tous les postes de commande. Il mettra en application le programme ultra-gauche qu'il avait combattu. Il dirigera ses attaques pour éliminer Boukharine en s'appuyant sur les idées conçues par Trotsky et les trotskistes. Staline mettre en pratique des idées mettant fin à la Nouvelle Politique Economique. Dès lors, machinations et provocations seront devenues des méthodes courantes de gouvernement pour Staline. Le premier procès ouvertement truqué sera celui des socialistes ingénieurs du bassin du Donetz, procès de Chkhti. Ce procès aura pour objectif dans le fond de mettre fin au plan léniniste de coopération et d'utilisation des cadres de l'ancienne société capitaliste, au profit du socialisme. Ce procès aura pour objectif affiché une intensification de la « guerre de classe », en vérité guerre tout court contre la paysannerie entière et pas simplement contre les koulaks.

 

De passage en Ossétie du Nord, à Dourdour, un petit village, nous fûmes avisés, le camarade Karginov et moi, que des paysans tuaient leur bétail. Le comité du parti nous enjoignit de nous rendre sur place pour constater les faits. On nous indiqua précisément l'endroit à quelques kilomètres de là. Nous partîmes à cheval dans l'intention de confondre dans sa ferme un des « saboteurs » en question. Après nous avoir salué, le paysan nous invita à entrer prendre le thé. En aucun cas nous ne devions accepter une faveur de la part d'unkoulak. On nous disait :

    Celui qui mange le gâteau d'un koulak, joue de son violon !

Mais c'était l'hiver et il faisait froid. J'observai le camarade Karginov. Nos regards se croisèrent, conciliants. Nous acceptâmes et le paysan nous fît entrer. Il n'avait rien d'un koulak. Il nous servit le thé puis nous apporta un tas de paperasses pour nous prouver que lui n'était pas du tout contre le régime soviétique. Au début de la révolution il avait été partisan rouge. Il avait donc combattu pour l'actuel régime soviétique. Il nous montrait ses papiers et des photos le montrant dans un régiment de l'Armée rouge au milieu de ses autres camarades. Il ajouta pour l'objet de notre visite, coercitive, qu'il voulait bien entrer dans un kolkhoze, mais que s'il s'y présentait avec le peu de bétail dont il disposait, non seulement celui-ci serait immédiatement confisqué mais lui-même serait mis à l'index en tant que koulak. Et, s'il n'était pas aussitôt expédié en Sibérie, il serait en tout cas déchu de tous es droits civils et ses enfants se verraient interdire l'accès à l'école. Il conclut qu'il eût mieux valu qu'il ne possède rien, comme tout paysan pauvre (le patrak), alors il lui aurait été facile d'être admis dans un kolkhoze. Karginov, lui-même paysan communiste de longue date, se tourna vers moi avec un léger sourire. Que je lui rendis. Nous avions compris mutuellement que ce paysan n'avait rien d'un « saboteur ». A l'aller, sur nos chevaux, nous n'avions cessé de dénigrer les saboteurs, c'est à dire les capitalistes contre-révolutionnaires. Sur le chemin du retour, nous étions tous deux pensifs. Nous avions décidé de ne rien révéler ni d'accuser quiconque.

Friedrich Engels avait écrit que nous sommes sans réserve du côté des petits paysans et qu'il faudra faire tout ce qui sera possible pour rendre le sort du petit paysan plus supportable pour faciliter son passage dans les coopératives « s'il se décide » ; s'il compte prendre une décision, alors nous lui laisserons le temps d'y réfléchir sur sa terre. Tel était l'esprit d'Engels et de Lénine. Mais Staline rectifiait tout de suite Engels, lequel aurait formulé cette idée pour la paysan d'Europe et des pays industriels évolués, mais pas pour le paysan de Russie. Au contraire, dans un pays arriéré n'avait-on pas besoin d'une politique plus différenciée ?

La collectivisation forcée de Staline provoqua une résistance acharnée de la paysannerie, mais cela n'avait plus rien à voir avec l'affrontement de convictions différentes ni avec une adhésion volontaire. Ce fût une sanglante guerre civile. La résistance dispersée de la paysannerie fût écrasée militairement. On entendit parler de l'utilisation des plus féroces méthodes de répression dans les villages et régions rebelles, plus particulièrement contre les cosaques du Don et du Kouban. La plupart des régions étaient laissées volontairement incultes, ou bien les moujiks faisaient brûler leurs récoltes à l'annonce des réquisitions. Ils tuaient leur bétail avant que les envoyés de l'Etat ne puissent s'en emparer. Dans les zones frontalières ils faisaient passer le bétail dans les pays voisins. Le Kazakhstan qui disposait de quarante cinq millions de têtes de bétail n'en comptait plus que trois millions et demi après la période de collectivisation. Staline lui-même fût obligé de le reconnaître en déclarant approximativement:

    La Russie possédait trente quatre millions de chevaux, il n'en reste que seize millions, dix huit millions ont été massacrés, ainsi que trente trois millions de bêtes de gros bétail et cent millions de chèvres et de moutons, soit les deux tiers du cheptel.

 

Dans la région de Moscou et dans les Républiques éloignées d'Union soviétique, j'assistais aux réunions des comités du parti et aux assemblées qui étaient nommées encore soviets. La liberté d'esprit critique allait dans un seul sens, du sommet vers la base. Les directives provenaient exclusivement  des hauteurs du parti. La vraie liberté de critique était en pratique en prison. Qui aurais pu protester que le peuple et les ouvriers manquaient de nourriture. Qui aurait pu oser déplorer la pénurie dev fournitures et de denrées de première nécessité ? Pour la plupart des familles, une seule chambre d'habitation était un privilège. Nourriture dérisoire ? Conditions d'habitation impossibles ? Qu'importe, il nous fallait trouver les moyens de convaincre les ouvriers qu'ils étaient plus heureux qu'autrefois. C'est à dire comme pendant par exemple... l'époque du mouvement chartiste en Angleterre ou la France contemporaine où, paraît-il, les ouvriers affamés couchaient sous les ponts parce qu'ils n'avaient même pas de lieux d'habitation, ou enfin n'importe quoi qui puisse justifier la situation dramatique que nous subissions. Il ne fallait pas accepter les moindres critiques ni laisser formuler les moindres doutes face à notre argumentation. Etait réprimé même le simple mécontentement en paroles tout comme les éventuels cris de colère en public contre les difficultés de la vie économique.

Le processus de décision était devenu une caricature de celui du temps de Lénine. Les élections dans le parti et les soviets se faisaient à main levée entérinant une ratification obligatoire. Les candidats désignés par les hauts sommets du parti devaient toujours « passer ». Mais, au fur et à mesure que s'appesantissaient les mesures répressives et que se développait le culte de la personnalité, il ne fallait plus que le candidat unique du parti soit élu à main levé, il fallait que son élection soit suivie d'applaudissements prolongés. Dans les régions agricoles du parti, il fallait vérifier comment les directives et le plan étaient remplis et s'il n'y avait pas tout de même un manque d'appréciation correcte des directives.

Je dus participer à une réunion, en Ossétie du Nord, pour examiner le cas d'un camarade qui posait problème. Le camarade Aboyev avait défendu son oncle qui avait été arrêté. L'oncle était un ancien curé qui avait pourtant abandonné sa soutane depuis longtemps et était devenu ouvrier agricole, un patrak. Aboyev soutenait donc que cet oncle avait cessé depuis longtemps d'être un élément capitaliste adversaire du régime. Un camarade du comité prit soudain la parole pour s'en prendre violemment à Aboyev, en le fixant droit dans les yeux :

    Tu n'as pas encore compris que si tous les éléments de l'ancien régime ont perdu leur pouvoir économique et politique antérieur, ils n'ont pas cessé pour autant d'être les ennemis de la classe ouvrière. Même s'ils sont pauvres aujourd'hui ! Nous devons mener la collectivisation jusqu'au bout sans hésiter à frapper les alliés des éléments capitalistes koulaks que sont le clergé et les curés et tout le reste !

 

Malgré cette diatribe, Aboyev continuait à défendre son oncle. Il a donc été exclu du parti et on ne sait pas ce qu'il est devenu. A l'époque, quand un homme, militant ou dirigeant dans le parti, en était expulsé pour une raison ou une autre, il en était réduit à n'être plus qu'une bête sauvage, un e haute classehors la loi que les gens croisaient avec méfiance dans la rue et évitaient de fréquenter. N'étant plus un de ces brillants leaders du parti, respecté car de haute classe, il ne méritait plus que le mépris et l'opprobe public. Pendant la collectivisation, la présence et le pouvoir du Guépéou se firent de plus en plus pesant sur l'ensemble de la société « soviétique ». Le Guépéou n'hésitait pas à user des méthodes interdites formellement par la loi soviétique. Qui aurait pu lui reprocher ses exactions ? Les prisons étaient pleine de moujiks, de travailleurs, de braves citoyens soviétiques. Tous étaient plus ou moins accusés de propos anti-soviétiques. Cela n'était vrai que dans la mesure où toute expression de mécontentement était considérée comme propos « anti-soviétique » ! Lorsqu'un individu avait faim, il pouvait dire n'importe quoi, sauf qu'il avait faim car une telle déclaration était... anti-soviétique ! Mais si les bouches pouvaient être closes, la situation de misère ne pouvait être déguisée. Pour certains dans les prisons l'avenir n'était plus que d'attendre d'être déportés avec leurs familles. Pour d'autres ce n'était que le commencement de souffrances inouïes. Le Guépéou récupérait les bijoux, l'or et les objets précieux cachés tant bien que mal par les futurs prisonniers. Des tortures inimaginables étaient pratiquées contre ceux qui résistaient. La torture morale était probablement la plus efficace, et un classique des polices russes : on amenait par exemple la femme et les enfants du prisonnier pour les faire crier dans la cellule mitoyenne sans que le prisonnier ne puisse voir comment agissaient les tortionnaires.

 

Les meilleurs cadres communistes avaient été limogés, ou bien, en général, ceux qui étaient en place avaient perdu toute liberté de jugement et n'étaient plus que d'obscurs fonctionnaires d'Etat, totalement détachés du peuple, tout comme des conceptions d'origine du parti bolchevique. La qualité la plus appréciée désormais d'un militant communiste était l'obéissance absolue ; ne jamais contredire ou contrarier les directives ou décisions des sommets du parti. Le contrôle et l'épuration dans le parti étaient des mesures défendues comme nécessaires par Lénine. Le parti avait par le passé usé périodiquement de ces mesures normales pour écarter les éléments nuisibles. Par contre, les « purges » pratiquées par le stalinisme n'avaient plus rien à voir avec les règles de sélection du parti selon Lénine. Les purges qui débutèrent au début des années 1930 avaient uniquement pour but d'éliminer les dernières tendances oppositionnelles à la « direction » stalinienne. En isolant ainsi le parti des forces vives politiques de la classe ouvrière, Staline transformait le parti en appareil militaire composé de gens qui ne savaient qu'obéir et exécuter des ordres, c'est à dire ramper.

Avant d'être « purgé » à son tour, Boukharine n'avait pas ménagé ses critiques à Staline. Au début de la collectivisation, il écrivait dans la Pravda : « L'exploitation totale des Moujiks est la dimension la plus odieuse de l'histoire du tsarisme. Staline, lui, veut réintroduire en Union soviétique les traditions de la vieille Russie ». Dans divers articles, il avait présenté la politique de Staline comme une sorte de nouvelle exploitation militaro-féodale de la paysannerie, comparable à la conquête mongole qui avait réduit sans scrupules les paysans au servage. Au moment même où de nouveaux oppresseurs pratiquaient systématiquement une politique digne des Khans tartares, Boukharine les dénonçait comme les adeptes d'un système étatique comparable au tsarisme dominant despotiquement le peuple dans l'illégalité la plus intouchable et l'arbitraire le plus total. Quand, plus tard, Staline a pu centraliser en définitive tous les pouvoirs entre ses mains, on sait avec quelle cruauté il s'est vengé de celui que Lénine qualifiait d' « enfant chéri du parti ».

Dans le parti bolchevique personne n'avait été jusqu'ici contre le principe d'une certaine collectivisation, mais la brutalité des méthodes staliniennes de répression et d'outrances finirent par dresser contre Staline ce qu'il restait de vieux cadres du parti d'avant la révolution et l'ensemble de la population. Mais il était trop tard pour réagir, le prolétariat avait été vaincu idéologiquement et n'était plus en mesure de s'opposer aux exactions des sbires du Guépéou. L'Etat n'était plus serviteur du peuple mais au contraire son maître absolu. En 1933, avant l'achèvement du premier plan quinquennal, Staline pérorait sur la victoire de sa politique. Pourtant les résultats étaient désastreux, la récolte de grains avait baissé de cinq millions de tonnes par rapport à 1928. Le prélèvement de l'Etat avait doublé. Les grains et autres produits de la collecte agricole faisaient d'office l'objet de la ponction étatique. Ces produits agricoles confisqués par l'Etat étaient vendus sur le marché mondial à un vil prix  pour financer l'industrialisation. Une fois que toute l'économie fût concentrée, centralisée et monopolisée, le talon de fer de l'Etat s'autorisa un total arbitraire bureaucratique et volontariste. L'Etat était tout, le peuple rien. Le prolétariat encore moins. Si le peuple, et surtout la classe ouvrière, avaient pu réagir et imposer leur autorité, il n'aurait pas été permis, pendant la famine généralisée dans le pays, que cet Etat vende à moitié prix les produits agricoles de première nécessité dans le pays, les prélève et les confisque pour faire du dumping sur le marché international. Pour Staline la dictature étatique et la terreur étaient les principaux moyens pour transformer les hommes et la société. Ses idées dogmatiques n'avaient rien à voir avec la tradition marxiste. Tous les moyens étaient bons pour légitimer ses caprices capitalistes. Si le brigand de l'Antiquité, Procuste, modifiait artificiellement par des méthodes monstrueuses le cors de ses prisonniers, Staline, lui, en faisait autant dans l'économie et la société.

 

Chapitre 5

 

Le plan quinquennal. Le plan des coopératives agricoles. L'homme le capital le plus précieux. Déformation par Staline du sens de la dictature du prolétariat. Le fonctionnarisme et la suppression de l'Etat. Les révélations de Khrouchtchev . La lettre de Marx à  Weydemeyer en 1852. L'Etat ne peut pas prendre un visage humain.


Le plan quinquennal devait rattraper et dépasser les pays capitalistes les plus développés, les plus « avancés ». En soulignant que nous étions en retard de cent ans par rapport à ces pays capitalistes développés, Staline affirmait que nous devions combler ce retard en cinq ans... Par la suite il dira quatre ans ! Comment cela se traduisait-il dans la réalité ? Dans les usines et les kolkhozes, les travailleurs étaient mal nourris, mal payés, mal habillés, sans parler de leurs déplorables conditions de logement. Mais dans les réunions des activistes et les meetings populaires, nous avions pour fonction de faire accepter des résolutions selon lesquelles les ouvriers de telle ou telle usine, les travailleurs de tel ou tel kolkhoze se prononçaient « à l'unanimité » pour terminer coûte que coûte le plan quinquennal en quatre ans. Afin de raccourcir les délais d'accomplissement du plan et pour atteindre les quotas de leur usine, ils s'engageaient à demander une diminution de leurs revenus et à assurer l'augmentation de la productivité. Directive avait été donnée  aux organes du parti de créer à tout prix des brigades de choc pour impulser les ouvriers à s'élever dans « l'émulation socialiste concurrentielle » pour produire le plus possible. Les usines et établissements devaient faire signer des contrats stipulant que tout nouvel embauché s'engageait à augmenter la productivité.

Au tout début, la mise en place de telles mesures apparaissait très valable aux yeux des militants communistes. Assurer le succès de ce plan de gouvernement de construction socialiste signifiait pour nous qu'il fallait, provisoirement, faire le maximum d'efforts pour enfin dépasser le système capitaliste et parvenir à la société d'abondance et du bien-être. Nous avions pour tâche de « féliciter » la jeunesse communiste et ces ouvriers qui travaillaient dans les usines en sacrifiant toute leur énergie pour que le plan soit rempli. Cependant, malgré une certaine réussite obtenue dans le système échevelé de collectivisation, l'amélioration matérielle ne pouvaiat pas être encore du domaine du possible ni de l'immédiat. Nous n'étions pas à la veille du tout de dépasser les pays capitalistes « avancés ».

Dès 1919, Lénine avait formulé les traits essentiels de la nouvelle politique économique (NEP) exigée par la période, mais son application avait été retardée par les multiples interventions militaires des Etats impérialistes contre l'Union soviétique et la guerre civile. En 1921, au dixième congrès du parti, Lénine avait longuement exposé que dans la situation où se trouvait la Russie, la NEP était la seule issue pouvant amener le pays vers la construction du socialisme. Il avait indiqué que : « La vie a montré notre erreur. Il faut une série de degrés de transition, le capitalisme d'Etat et le socialisme, pour préparer, par un travail de longue haleine, le passage au communisme ». Karl Marx, à son époque, dans la « Critique du Programme de Gotha », avait déjà insisté sur le fait que le principe d'échange veut dire principe du marché qui doit obligatoirement continuer son existence même dans la société socialiste.

Au début, ce plan de Lénine fût considéré par beaucoup de communistes comme un retour au capitalisme. Pourtant Lénine avait expliqué que, dans une certaine mesure, la bourgeoisie allait se ressouder avec la NEP, mais que cela ne constituait pas un danger majeur puisque l'Etat soviétique détenait toutes les positions-clé dans l'économie et la politique du pays. La NEP devait donner des résultats prestigieux, et Lénine prévoyait sa persistance même après la construction du socialisme achevée. En effet, sous le contrôle et sous le patronage du parti bolchevique, l'économie pluraliste s'était développée, entraînant à son tour un jaillissement dialectique, une force philosophique et culturelle, littéraire et artistique, dans une atmosphère de liberté. Pendant cette période, le peuple soviétique produisit une masse d'écrivains, de théoriciens et d'artistes de renommée mondiale. Jamais l'époque stalinienne ultérieure ne pourra soutenir la comparaison ; alors, on assistera à l'avilissement et à la liquidation spirituelle et physique de tout ce que la révolution d'Octobre avait fourni de meilleur.

De 1920 à 1930, parut une telle abondance de publications et d'oeuvres d'auteurs marxistes, à un point qu'on aurait vainement cherché une production semblable à toute autre période de l'histoire, à un point tel qu'on pouvait parler d'un âge d'or du marxisme. Evidemment dans toutes ces œuvres historiques et littéraires, il n'était pas possible de trouver des analyses au niveau du « Capital » de Marx. Boukharine et Préobrajensky avaient contribué sérieusement pour l'analyse de l'époque de transition, mais leurs écrits n'avaient pas la valeur de ceux d'un Marx. Le Capital représente toujours pour moi l'oeuvre fondamentale, la véritable œuvre sérieuse qui mérite d'être relue.

Parlant de l'époque de la transition, sans remettre en cause l'existence du parti unique et la continuation de la lutte de classe dans le développement industriel et agricole, Boukharine considérait que le parti bolchevique devait être transformé en parti de guerre civile en parti de la paix civile. Il proposait aussi la normalisation du régime soviétique, c'est à dire l'établissement de l'égalité révolutionnaire, la liquidation de tout arbitraire, et le contrôle par les communistes des phénomènes les plus nuisibles de l'ancien régime. Quant au fameux mot d'ordre, l'adresse aux paysans - « Enrichissez-vous » - il ne constituait pas du tout une sorte de collaboration de classe, mais devait être entendu comme un appel à une mobilisation de toutes les masses laborieuses et en particulier de la paysannerie pour qu'elle produise un maximum de richesses pour le pays et pour la population.

Le combat socialiste est dirigé, depuis sa naissance, dans le sens où, après la suppression de l'exploitation capitaliste, il faut aller vers une réorganisation de la production économique, une planification basée sur les besoins de toute la population. Friedrich Engels montrait, dans la critique de l'économie politique, la nécessité naturelle et les principes fondamentaux de la coopérative : « Les crises, les monopoles, la révolution de la libre entreprise engendreront des sociétés dans lesquelles les hommes s'associeront afin de produire pour eux-mêmes les biens dont nous avons besoin ». Si les producteurs pouvaient prévoir les besoins des consommateurs, s'ils pouvaient en conséquence organiser leur production et la répartir entre eux, alors les fluctuations de la concurrence et sa tendance au profit disparaîtraient.

En effet, à différentes époques, dans la plupart des pays, là où des travailleurs agricoles avaient décidé d'échapper aux usuriers et spéculateurs, en créant des coopératives où ils étaient leurs propres employeurs, en élisant librement une direction éligible et révocable, la production prenait une autre tournure. Ces coopératives impulsaient un fort élan à la production agricole. Grâce à la solidarité travailleurs-paysans, la production se transformait, se mécanisait et se modernisait, comme par exemple dans les pays scandinaves grâce à des coopératives d'agriculture devenues les plus prospères du monde.

Le plan de coopératives en Union soviétique consistait théoriquement aussi à développer davantage l'agriculture pour assurer, grâce à l'aide de l'Etat « socialiste », sa prospérité et sa modernisation graduelle. Avec l'avènement de Staline, cet esprit de coopération disparaîtra. Une des thèses traditionnelles du mouvement ouvrier, dangereusement déformée par Staline, fût l'utilisation de la violence et de l'Etat en particulier pour assurer la marche en avant. Selon lui, au fur et à mesure que la société socialiste progresserait vers le communisme, la lutte de classe s'intensifierait, c'est à dire dans son jargon que le pouvoir de l'Etat, englobant toutes les fonctions répressives, légitimerait ces fonctions violentes et omnipotentes qui écrasent toutes les libertés individuelles et collectives. Dans le carcan étatique, le citoyen est démuni de tout droit civil, il en est réduit à être soumis et effacé. Il est en permanence à la disposition de la police, sujet au moindre caprice de l'autorité qui peut interférer dans sa vie privée quand bon lui semble, vingt quatre heures sur vingt quatre. L'homme n'est pas simplement réduit à l'état d'esclave, mais surtout à l'état de marchandise. C'est sans ironie qu Staline lança le slogan : « L'homme le capital le plus précieux ». Parlant de l'Etat, Staline n'imaginait pas autre chose qu'un appareil puissamment concentré, composé de différentes forces de police de la société, gigantesque pyramide au sommet de laquelle, lui, Staline, voyait tout, contrôlait tout. Divinisé par cet appareil, Staline ne pouvait être que l'homme le plus grand, le plus génial, le plus savant, le plus prévoyant, celui qui savait tout, celui qui ne se trompait jamais, un Bouddha ressuscité !

Staline n'a jamais mis en pratique les vues de Marx et Engels, au contraire, il a déformé les théories les plus fondamentales du socialisme, il les a transformées à sa manière pour servir à ses buts criminels et anti-socialistes. Il y a autant de différence entre la dictature du prolétariat selon Marx et Lénine et celle de Staline, qu'entre le jour et la nuit. Chez Staline, dictature du prolétariat rimait avec  la toute puissance de l'Etat sans limite aucune, tandis que chez Lénine, elle signifiait un développement supérieur, la démocratie au vrai sens du terme, la liberté individuelle pour une vie plus humaine. Avant lui, dans la critique du Programme de Gotha, Marx avait exprimé l'idée que, dans la période du processus transitoire du passage de la société capitaliste à la société communiste, l'Etat ne pouvait être confié qu'à la dictature révolutionnaire du prolétariat. Son compagnon, Engels, avait déclaré en 1871 : « Messieurs les capitalistes, vous voulez savoir ce qu'est la dictature du prolétariat, regardez la Commune de Paris ! ». Autrement dit, l'expérience des communards a révélé in vivo que, même en pleine guerre civile, la démocratie prolétarienne et l'éligibilité avaient été respectées, que tous les responsables avaient été élus au suffrage universel dans les divers quartiers de Paris, responsables révocables à tout moment. Même en pleine guerre insurrectionnelle, le contrôle démocratique et populaire de toutes les fonctions administratives était chose évidente.

Inspiré par cette expérience, Lénine ajoutait dans « L'Etat et la Révolution » : « Il ne saurait être question de supprimer d'emblée et partout et complètement le fonctionnarisme. C'est une utopie, mais il faut d'emblée briser la vieille machine administrative de l'Etat pour commence à en construire une meilleure sans délais, permettant de supprimer sans délai le fonctionnarisme. Cela n'est pas une utopie mais l'expérience même de la Commune face aux besoins immédiats du prolétariat révolutionnaire ».

Depuis un siècle, et surtout depuis le dernier demi-siècle, beaucoup d'encre a coulé sur la question de l'Etat. De nombreux auteurs ont cherché à s'accrocher à chaque phrase, ou même à chaque mot, pour tenter d'expliquer un tel phénomène. Pourtant le problème ne réside pas dans la phraséologie, dans une bonne ou mauvaise interprétation, mais dans l'application, dans l'exercice pratique des thèses théoriques. Selon Staline, la dictature du prolétariat était un pouvoir absolu, au-dessus de toute loi ou institution, un pouvoir étatique illimité. Une telle interprétation  pu justifier tout arbitraire, toutes les mesures criminelles de soit disant « communistes » accaparant tous les pouvoirs du parti via l'Etat et l'armée. Après les révélations faites par Khrouchtchev au XX ème et au XXII ème congrès du parti russe, mais non officiellement en Union soviétique, sur les crimes de Staline, les PC occidentaux, y compris le PC français, ont tourné casaque pour prôner un objectif diversifié de conquête de la démocratie. Beaucoup plus tard, le XXII ème congrès du PCF en est arrivé à supprimer de son programme le concept de dictature du prolétariat, provoquant l'opposition d'un courant qui voulait rester fidèle au principe de Marx et Lénine, bien que celui-ci ait été déformé par Staline, que Lénine ait affirmé que la dictature du prolétariat est la démocratie jusqu'au bout et que le dépérissement de l'Etat doit justement commencer avec la dictature du prolétariat. Tout cela avait été de vains mots pour Staline et pour ses successeurs. Les veufs de Staline ont continué à mener une politique stalinienne, oubliant volontairement les enseignements de Lénine sur la question de l'éligibilité et de la révocabilité à tout moment, sur l'exigence pour tout membre de l'appareil d'Etat de ne pas percevoir un salaire supérieur à celui d'un ouvrier qualifié, sur l'adoption constante de mesures afin que tous remplissent des fonctions de contrôle et de surveillance, c'est à dire que tous deviennent pour un temps « bureaucrates » et que de ce fait personne ne puisse devenir bureaucrate en permanence.

Engels dans « L'origine de la famille, de la propriété et de l'Etat », donne cette lumineuse définition de l'Etat : « L'Etat est un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l'aveu que cette société s'est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu'elle s'est constituée en antagonismes inconciliables dont elle est une puissance à se débarrasser. Pour que ces antagonismes de classes qui ont des intérêts économiques contradictoires ne se dévorent pas les uns les autres et ne dissolvent pas la société dans une lutte stérile, il devient nécessaire qu'il se place en apparence au-dessus de la société, modère les conflits, maintienne dans les limites l'ordre. Cette force issue de la société mais se plaçant au-dessus d'elle et s'en éloignant de plus en plus, c'est l'Etat ».

Dans une lettre à Weydemeyer en 1852, Marx ajoutait : « Ce que j'ai fait de mieux c'est d'avoir démontré premièrement que l'existence des classes se rattache à certaines phases historiques du développement de la production, deuxièmement que la lutte de classe mène nécessairement à la dictature du prolétariat, que cette dictature n'est elle-même que la transition vers la suppression de toutes les classes, vers la société sans classes ». C'est à dire, d'après le contexte, sans Etat.

Aujourd'hui, la mode veut que les politiques draconiennes que font et qu'ont fait les différents Etats dits « socialistes », et signifierait que les déformations staliniennes et les théories de Marx et Lénine puissent être confondues.

Lénine avait eu beau souligner que la prise du pouvoir est facile en un sens et qu'il est plus difficile de continuer après. Depuis un demi-siècle, dans la plupart des pays où le pouvoir a été pris au nom du socialisme, il n'y a eu qu'une emprise accrue de l'Etat ; que l'on appelle celui-ci comme on veut, la domination totalitaire de la société par l'Etat n'a rien à voir avec la démocratie, le socialisme ou le communisme. A chaque fois, l'autoritarisme de la nouvelle classe dirigeante s'accompagne d'un assujettissement plus total des masses. Dans ce système où le pouvoir est puissamment organisé et concentré, la masse populaire peut difficilement mener le combat pour reconquérir ce qui avait déjà été obtenu comme minimum par le peuple en France grâce à la révolution de 1789 car l'Etat ne peut pas prendre un visage humain.

 

Chapitre 6

 

Le projet de nouvelle constitution de l'URSS en 1935. Staline avait-il commis des « erreurs » ? Octobre 17 une expérience inoubliable. Mon université d'Oudelnaia. Comportement d'un professeur parvenu. Marx expliquait la nature des individus parasitaires.


En 1935, un projet de nouvelle constitution de l'URSS fût mis à l'étude dans tous les organes du parti et dans ce qu'il restait des Soviets. On allait nommer la nouvelle constitution « stalinienne », considérée comme plus « démocratique » que dictatoriale. Trois hommes, qui seront par la suite fusillés par Staline, eurent pour charge d'en élaborer la première mouture : Boukharine, Radek et Yakovlev. Tous trois oeuvrèrent pour que cette nouvelle Constitution corresponde aux aspirations démocratiques de la masse populaire. Longtemps après, certains critiques marxistes tels que Balibar, Althusser et d'autres, l'ont analysé en détails pour en conclure qu'elle n'était qu'une déviation du caractère révolutionnaire au sens où les différents aspects du processus révolutionnaire y étaient isolés les uns des autres et présentés comme simples moments consécutifs de phases historiques distinctes. Quoiqu'il en soit, en dépit de son intention généreuse affichée, c'est au moment de son approbation par le 8 ème congrès des Soviets en 1936 que l'arbitraire étatique et la terreur la plus sanglante faisaient rage sur toute l'étendue du territoire soviétique. Peu importe les bonnes déclarations d'intention si elles se révèlent fausses dans la réalité.

Argumenter que Staline aurait commis des « erreurs » à cette époque revient à cautionner ses crimes et le mensonge selon lequel ce renforcement terrible de l'Etat signifiait que « La lutte de classe devenait plus âpre après la disparition des classes ». Vivant alors à Moscou, dans le tourbillon des événements, je ne saisissais pas encore cela. Maintenant il est clair pour moi que Staline était un criminel, non pas devenu criminel à la suite des crimes de ses sbires mais criminel avant tout pour ses déformations de marxisme. Beaucoup de communistes consciencieux dans le parti ont perçu sa barbarie mais trop tard, mais manquant de courage pour remettre en cause à ce moment-là cette structure devenue hyper-puissante de la bureaucratie en place. J'ai déjà évoqué la disparition de mes anciens camarades égyptiens, palestiniens, iraniens, hongrois ou polonais. N'ayant pas retrouvé leur trace dans l'URSS d'aujourd'hui, je sais désormais cruellement qu'ils ont disparu dans les geôles de Staline. Moi je suis déjà trop vieux et j'ai peu de chances d'être entendu, mais je suis sûr d'une chose : une nouvelle génération de militants sera capable de jeter à la figure le sang des victimes à ceux qui sont restés staliniens.

Il doit rester dans les mémoires, face à la tuerie sanglante de 1914-1918, que la révolution d'Octobre, sous le drapeau de l'internationalisme et de la fraternité des peuples, a été une étape inoubliable dans la perspective historique du socialisme mondial, un nouvel espoir d'émancipation sociale et nationale. Un nouveau monde avait commencé à se mettre en place. Oui le monde avait changé de base grâce à l'institution des Soviets. Un nouveau type de démocratie et de pouvoir prolétarien avaient été créés dans le sens où Marx, Engels et Lénine l'avaient envisagé.

Les déformations et usurpations staliniennes ont pendant longtemps déformé ce sens de la révolution d'Octobre, mais, aujourd'hui, dans le monde entier, on connaît mieux les aboutissements de la dictature stalinienne : les procès de Moscou et les archipels du Goulag. Des millions de travailleurs tournent le dos à ce socialisme « réel », autrement dit irréel, archi-faux.

En parallèle avec cette hyper concentration et hyper centralisation de l'Etat et de sa police, l'appareil permanent des conseils ouvriers et des cadres du parti se détachait peu à peu des masses populaires et de la classe ouvrière. Sans qu'on s'en rende compte, une nouvelle classe dirigeante commençait à se former, une nouvelle bureaucratie étatique. Notre université disposait d'une dépendance dans la banlieue de Moscou, OUDELNAIA. Le mois de mai était arrivé.  En mai il fait très chaud à Moscou. La chaleur était vraiment étouffante, aussi nous nous déplaçions à Oudelnaia pour y continuer nos cours. Là il y régnait une fraîcheur agréable. Bien que les petites réunions et les meetings se tinssent toujours à Moscou, nous revenions toujours à Oudelnaia pendant ce mois. Pour nos allées et venues fréquentes, nous prenions le tramway et le chemin de fer. Je montais dans le wagon à la gare de Kouresk et je descendais à la station Oudelnaia. Après avoir marché pendant dix minutes à travers une forêt, je parvenais enfin à la dépendance de notre université.

Les jours fériés, les trains étaient combles. Les voyageurs s'agrippaient aux portillons, aux fenêtres, aux marche-pieds à l'extérieur, ou même s'allongeaient sur le toit. C'était pratiquement le seul moyen de transport collectif pour aller se détendre à la campagne.

Ce jour où je pris le tramway à Moscou pour retourner à Oudelnaia, en compagnie d'un de mes professeurs, je ne l'oublierai jamais. Ce professeur se distinguait des autres par son accoutrement. Il était vêtu d'habits soignés, de coupe étrangère et arborait un chapeau mou. Il avait été autrefois ambassadeur dans différents pays du Moyen Orient. A la gare de Kousk, nous nous dirigeâmes vers un des wagons du train. Sans aucun doute, comme d'habitude, toutes les places seraient déjà occupées et le wagon bondé. Habitué comme la plupart des voyageurs à faire le trajet debout, cela ne m'aurait ni étonné ni contrarié outre mesure. Mon professeur lui héla le chef de train. Quels arguments utilisa-t-il ? Quels papiers furent exhibés ? Le résultat fût immédiatement la convocation d'une poignée de collègues avec lesquels le chef de train se mit en demeure de faire évacuer tout un compartiment du wagon. Droit comme un i, mon professeur me fit signe de le suivre, entra dans le compartiment et m'indiqua un siège en face de lui. L'homme et la femme expulsés du compartiment se tenaient à présent dans le couloir serrés comme des sardines contre les vitres alors que la cohue continuait d'emplir tous les wagons. Ils n'avaient émis aucune protestation, certainement déjà bien habitués à ne plus remettre en cause les prérogatives d'une certaine autorité. En guise d'insultes, ils ne pouvaient que nous lancer des regards de haine que mon professeur ignorait superbement. En tout cas, s'il n'ignorait pas la tension créée par ce remue-ménage, cela ne paraissait nullement l'impressionner. Il s'était assis nonchalamment, avait croisé les jambes, un léger sourire aux lèvres. Mais moi. Que j'étais gêné ! Je me tenais à peine assis sur le bord de la banquette comme si elle avait été trop large pour moi. Mes mains restaient posées sur mes genoux. J'aurais mille fois préféré être debout comme d'habitude au milieu de tous ces braves gens entassés, bousculé moi aussi à chaque roulis du train. Je profitais honteusement d'un privilège au pays de la disparition des privilèges.

Alors que mon état d'esprit était celui d'un coupable, le professeur, espérant sans doute soulever admiration ou enthousiasme de ma part, se mît à disserter sur la misère des peuples coloniaux, et à théoriser à propos de l'exploitation et de l'oppression colonialiste. Tout le temps que dura le trajet ses paroles m'étaient étrangères et un comble d'hypocrisie. Cet épisode gravé dans ma mémoire illustre le comportement de cette nouvelle classe dirigeante en formation et le développement de cet esprit bureaucratique indifférent jusque dans les petites choses de la vie. Dès les premiers moments de la création de l'Etat « soviétique », Lénine avait pourtant fait un certain nombre de déclarations pour mettre en garde contre les possibilités de retour en arrière.

Comme ce professeur, les dirigeants du parti et du gouvernement étaient, en principe, objectivement subordonnés à la perspective de transformation sociale, mais le gouffre s'agrandissait entre la réalité et les discours. Ce professeur ainsi que les autres parvenus de l'appareil prenaient plus de plaisir à se distinguer de la masse des déshérités tout en prétendant parler en leur nom, d'autant plus qu'ils avaient la fierté d'en être « sorti ». Bien sûr, autrefois, ils avaient appartenu eux-mêmes à la classe prolétarienne, mais leur fonction actuelle les protégeaient des privations et de la pauvreté. Marx n'avait-il pas dit que la conscience est déterminée par l'existence ? Et 'était leur nouvelle existence privilégiée qui déterminait leur conscience, n'est-ce pas ?

Si, inéluctablement, un fossé s'était créé entre eux et la classe dominée, ce n'étais pas (voyons!) une classe proprement dite de bureaucrates, mais une couche sociale de nouveaux dirigeants, formés dans des conditions « spécifiques » d'alternance et de transition. Ils étaient les « défenseurs » de la nouvelle relation productive avec l'Etat. Cet Etat auquel ils devaient tout !

Supérieurs des masses populaires, et pour conserver leurs privilèges, il leur fallait entraver tout risque de remise en cause de la base. Ces nouveaux parvenus étaient devenus une nouvelle force parasitaire. Marx, dans « L'idéologie allemande » expliquait : « Plus la forme normale des relations sociales, et avec elles, les conditions d'existence de la classe dominante, accusent leurs contradictions avec les forces productives développées, plus s'accuse le le fossé entre la classe dominante et la classe dominée. Tout naturellement, dans ce cas, la conscience qui correspondait originellement à cette forme de relation sociale, devient inauthentique, et les représentations antérieures traditionnelles de ce système de relations secrètent les intérêts personnels réels... qui étaient présentés comme intérêt général, se dégradent de plus en plus d'une simple formule idéaliste en illusion consciente, en hypocrisie délibérée. Plus elles sont démenties par la vie et moins elles ont de valeur pour la conscience elle-même. Plus elles sont délibérément valorisées, et le langage de cette société se fait de jour en jour plus hypocrite, plus moral et plus sacré ».

 

Chapitre 7

 

Des soviets élus par l'appareil du parti. Comment Lénine en était venu à se méfier de Staline. L e témoignage de Chaoumian. Aggravation de la situation mondiale. Le « grand guide » Staline. La venue de la guerre mondiale. Les réfugiés antifascistes à la parade. Mes camarades de l'université de propagande. Ma rencontre avec Staline.

 

La bureaucratie montante avait rendu le rôle des Soviets négligeable. Leur élection ne se faisait plus sur la base d'un libre choix mais était désormais imposée par les hommes les plus hauts placés de l'appareil d'Etat sous la coupe du plus grand des plus grands bureaucrates : le divin Staline. Encore une fois, de véritables militants du mouvement ouvrier comme Lénine et Marx, avaient prédit ces risques de bureaucratisation et avaient combattu ce phénomène contraire aux principes du communisme. Dans une lettre envoyée au communiste allemand Wilhelm Bross, Marx écrivait : « Mon hostilité au culte de l'individu a fait que je n'ai jamais publié, durant l'existence de l'Internationale, les nombreux messages en provenance de différents pays qui reconnaissaient mes mérites. Cela m'ennuyait beaucoup. Je n'y répondais même pas, sauf quelques fois pour réprimander leurs auteurs. Lorsque nous avons adhéré, Engels et moi, à la société secrète des communistes, ce fût à la condition qu'elle bannirait de ses statuts tout ce qui se rapporte à l'adoration superstitieuse de l'individu. Par la suite, Lassalle a fait tout le contraire ».

En Union soviétique, dans les années 1930, le combat contre le culte de la personnalité et la bureaucratie, n'eût pas lieu simplement à l'initiative d'une couche d'économistes consciencieux, mais surtout comme conséquence de l'aboutissement de ces nouvelles relations productives sur la base d'une économie collectivisée qui apparaissait comme la restauration complète de tous les traits négatifs de l'ancienne société divisée en classes antagonistes, qui n'avaient finalement pas disparues. Cette lutte commença avec retard car Staline avait déjà usurpé le pouvoir et avait concentré autour de lui toute la puissance du parti et de l'Etat.

Lénine en était venu à se méfier de Staline en 1922 lorsqu'il écrivait ces lignes qui allaient figurer dans son testament : « Le camarade Staline, en tant que secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu'il puisse en user avec suffisamment de prudence ». Quinze jours plus tard il ajoutait : « Staline est trop brutal, et ce défaut pleinement supportable dans les relations entre nous communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est à dire qui soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux... ».

Ces quelques lignes pouvaient peut-être paraître insignifiantes dans les circonstances de l'époque, mais, compte-tenu de ce que j'ai analysé plus haut concernant les rapports Staline-Trotsky, il ne s'agit pas d'une bagatelle. En tout cas, ce qui pouvait apparaître comme une bagatelle llait acquérir une importance capitale. 

Nous disposons du témoignage de Chaoumian concernant Staline, qui affirmait que ce dernier était incapable de persuader ses adversaires, de les convaincre du bien fondé de telle ou telle analyse théorique du parti, ni de régler les désaccords par des méthodes démocratiques ainsi que Lénine savait le faire. En ayant recours exclusivement à des mesures administratives et techniques, Staline tranchait inévitablement en sa faveur dans les luttes internes du parti. Staline renforçait sa position et son autorité personnelle par de toutes autres méthodes que la libre discussion pour se targuer d'être irremplaçable ; arrogance étrangère à l'esprit de Lénine pour qui l'intelligence de dizaines de millions de créateurs fournit quelque chose d'infiniment plus élevé que les prévisions les plus vastes et les plus géniales d'un seul individu. Dans la première période de la révolution en Russie, le rejet de tout culte de la personnalité fondait la conscience des cadres et militants communistes ; ce véritable esprit léniniste régentait les rapports entre les organismes dirigeants et les rangs du parti. Le développement du stalinisme détruisit ce type de rapports dans la bataille pour le socialisme, et lamina les volontés militantes sincères dans le parti en Union soviétique et dans les partis « frères » à l'étranger.

Ainsi, au moment où je me passionnais pour mes études au secteur fondamental de l'université communiste de Moscou, la dictature stalinienne s'appesantissait peu à peu sur toute l'Union soviétique. Les événements se précipitaient dans le monde. A la férocité de la répression contre tous les vieux bolcheviques et cadres de l'armée rouge première manière, répondait comme un écho l'avènement au pouvoir d'Hitler. Aux fameux procès de Moscou répondait le procès de Leipzig ; à cette différence près que le condamné Dimitrov put lui revenir à Moscou. Au comité central du PC d'Union soviétique et dans le Komintern se tenaient d'interminables discussions pour trouver une issue à la situation mondiale alarmante... dans les théories dogmatiques staliniennes, pour faire face à la montée du fascisme et à l'accentuation de nouvelles menaces de guerre contre l'Union soviétique. Dans tous les journaux, dans toutes les conférences et réunions publiques, tous les écrivains et orateurs, à l'unanimité absolue, en embouchant les trompettes de cette aggravation de la situation mondiale, commençaient et finissaient leurs diatribes par l'exaltation du « génial » Staline. Dans la Pravda, les izvestias et tous les journaux locaux, les litanies étaient comme des processions sans fin : Notre grand GUIDE ! Notre grand Staline ! Sa fermeté léniniste ! Sa sagesse ! Son génie ! Son stoïcisme ! Son intelligence... universellement reconnue ! Sa perspicacité ! Son don de prévoyance ! Toutes qualités « assurant notre victoire sur les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur ! ».

Après cette suite d'éloges dithyrambiques, la foule des réunions publiques se levait, retentissait alors un tonnerre d'applaudissements ponctué de « Hourrah ! ». Les éloges reprenaient, puis les applaudissements redoublaient d'intensité et les cris « Vive Staline » fusaient dans les salles ou les places publiques. Mais cette adoration était trop surfaite. Elle était bien trop « organisée ». Si le bruit des vivas calmait sans doute la soif inextinguible de gloire de Staline, il ne faisait que recouvrir la grande déception des masses populaires. Il masquait la peur et la terreur inséparables. L'exaltation de Staline le pur et l'infaillible, qui ne pouvait être considéré responsable des actions de basse police de son guépéou, atteignait un double but : rassurer les masses populaires face à la montée des fascismes hitlérien et japonais, pour faire croire au demeurant que ces régimes militaristes étaient bien pires que le sien.

Le danger de guerre mondiale se faisait de plus en plus sentir. Staline savait pertinemment que, au nom des Soviets et du socialisme il avait fait commettre tant d'iniquités et de crimes qu'il ne suffisait plus seulement d'invoquer les grandes espérances bafouées d'Octobre 17, et que pour mobiliser ces immenses masses travailleuses déçues et désarmées, il pouvait recourir à l'exaltation du nationalisme. Si Marx avait affirmé que les prolétaires n'ont pas de patrie, peu importait à présent, cette idée Staline la rejetait dans l'oubli. Staline ne parlait plus que de la « patrie soviétique », des actes héroïques pour sa défense, du passé patriotique qui avait fait la gloire de la Russie. Le passé d'oppression tsariste était soudainement oublié, oubliée la terreur des tsars contre les militants bolcheviques dans la clandestinité, oubliés les emprisonnements et les assassinats de l'Etat tsariste. Soudainement on flagornait les anciens oppresseurs. Mais on n'efface pas impunément l'histoire. Mais on ne joue pas n'importe comment avec le moral des peuples.

Nombreux sans doute étaient ceux qui n'oubliaient pas les persécutions contre les ouvriers révoltés, contre les cosaques et les autres minorités nationales, mais Staline triomphait. Autrefois les vieux bolcheviques n'auraient pas permis que le nationalisme réactionnaire que représente l'idée de patrie, triomphe sur la place publique. Ils n'étaient plus là pour s'opposer à la vague du nationalisme renaissant. Tous les journaux, et la Pravda en tête, titraient : »Notre grande patrie », « Défense de la patrie », « Un fils méritoire de la patrie », ou encore : « Un ami juré de la patrie ». Tous ces slogans étaient devenus monnaie courante de l'idéologie stalinienne.

Au début de 1934 fût instauré par le comité exécutif  central de l'Union soviétique, l'ordre de « Héros de l'Union soviétique ». Les premiers bénéficiaires de cette breloque furent ces aviateurs qui avaient participé à une campagne de sauvetage de rescapés d'une expédition du brise-glace Tchiliousskin. Ce brise-glace avait eu pour mission initiale de mener en une seule étape des voyageurs de Mourmansk à Vladivostok. Le navire s'était malheureusement éventré sur la glace et avait coulé. Quelques rescapés miraculeux avaient pu se réfugier sur une banquise et être finalement récupérés par les aviateurs. L'événement avait, comme on dit, défrayé la chronique.

Chaque épreuve, toute occasion était bonne désormais pour glorifier le « magnifique peuple » de l'Union soviétique. Quels que soient les accidents, ils signifiaient que ce « magnifique peuple » avait manifesté son esprit de « sacrifice » et d' « héroïsme » pour le socialisme. Néanmoins, Staline discréditait toujours un peu plus le véritable héritage politique et théorique de la révolution. Il achevait de démoraliser ceux qui s'en réclamaient encore. Des réactions contre la misère engendrée par ce système devaient certainement se produire sous forme de grèves en plusieurs endroits du pays, mais, sans en être informés précisément, nous étions assurés qu'elles étaient fomentées par l'impérialisme. Pourtant, en 1934, après les famines successives et les dures années de « collectivisation », une certaine amélioration se faisait ressentir. Ma bourse mensuelle me permettait même d'aller manger dans les restaurants en ville. La comparaison n'était plus possible avec les années de famine de 1930-1933. Il valait mieux tout de même déjeuner dans la cantine de notre université où la nourriture était de meilleure qualité et moins chère. D'ailleurs, nous avions droit automatiquement – et quel avantage ! - à deux tickets (talons) pour le déjeuner et le dîner.

1934 fût aussi l'année des défilés de réfugiés politiques et des représentants des minorités nationales. Staline recevait en grandes pompes des délégations des kolkhozes des différentes Républiques de l'Union soviétique. On vît circuler à Moscou des cosaques du Don, du Kouban et d'autres régions encore, en grand uniforme de parade. A la suite de la défection des Etats démocratiques, en Allemagne et en Autriche en particulier, on nous avait annoncé l'arrivée imminente d'un certain nombre de victimes de la « terreur fasciste ». Les combattants du Schutzbund autrichien furent accueillis avec solemnité sur la place de la gare de Minsk. On nous les présenta sur une tribune dressée pour l'occasion face à une dizaine de milliers de personnes. Des discours furent tenus par nos officiers, saluant ces réfugiés comme de vrais combattants de tradition révolutionnaire, venus en Russie avec leur drapeau à la suite de la défection des forces démocratiques bourgeoises qui n'avaient pas su barrer la route au fascisme par la voie militaire. Quoique ces réfugiés aient eu droit, mais un court laps de temps, à un régime de faveur, ils ne tardèrent pas à être remisés dans des sortes de maisons de repos, qui ressemblaient plutôt à des camps, où ils ne purent s'adapter à la vie du pays. La plupart repartirent pour l'étranger. 

Des étudiants de notre université partaient. D'autres arrivaient. Je faisais sens cesse de nouvelles connaissances. Il en venait des pays arabes. Je m'attachais particulièrement à un nouveau venu, syrien d'origine. Son attitude avait attiré mon attention. Il refusait de manger avec notre groupe et les autres étudiants. En règle générale, il refusait ce qui était officiellement programmé. On me pria moi, en tant que responsable politique pour les pays du Moyen Orient, de m'occuper de lui, de lui expliquer, de la guider dans la « bonne voie ». Mais, avec insistance, le gars me disait : « Je veux voir où vivent les travailleurs, voir les ouvriers avec leurs habitudes, leur famille ». En somme il voulait découvrir la face cachée de l'Union soviétique. Tous mes efforts pour relativiser la portée de ses questions ne donnèrent pas le résultat attendu. Il fût renvoyé en Syrie. Pourtant rares étaient les militants-étudiants à se voir accorder un tel sauf-conduit car le moindre désaccord ou mécontentement était sévèrement réprimé. Cela pouvait mener à l'exclusion du parti puis au refus de vous renvoyer chez vous.

Quant à cet autre camarade de cohabitation, au nom d'emprunt Saïdov, d'origine iranienne, il avait terminé ses études mais était dans l'impossibilité de retourner dans son pays, non par interdiction soviétique, mais à cause des divergences qui le séparaient du parti iranien. Très intelligent, très instruit, ce petit gars aux cheveux et aux yeux très noirs, connaissait à la perfection la langue russe. Lorsque je quittai Moscou, il s'y trouvait encore, attendant de retourner en Iran.

Il faut se replacer dans l'atmosphère de cette époque pour comprendre ce que pouvait signifier pour nous voir ou rencontrer Staline. Pour des millions de gens, dans le monde entier, il personnalisait la révolution d'Octobre. C'était lui le principal compagnon de Lénine, l'alter-ego et même l'héritier. IL approfondissait les enseignements du grand Lénine. Le Kremlin ne désemplissait pas. Des délégations de tous les partis frères du monde étaient reçues en son auguste présence. Autant dire qu'une simple délégation de paysans kolkhoziens reçue par le « petit père des peuples » en ressentait un honneur impérissable. C'est à l'occasion de la réception d'une délégation venue d'Arménie soviétique que je fus convié à mon tour à approcher de près le « génial Staline », pour ma plus grande fierté. Bien amère aujourd'hui. Certains étaient prêts à frapper à toutes les portes pour accéder à cet honneur suprême d'approcher ou de toucher la statue vivante du « grand guide des peuples ». Naïzi Zarian, ce grand poète que je connaissais, était venu me trouver en catastrophe pour que j'intervienne en sa faveur, pour qu'il puisse faire partie de la délégation arménienne. Les requêtes étaient nombreuses et je ne voyais pas comment solutionner le problème. J'entrepris tout de même des démarches auprès du camarade Andréassian, secrétaire au comité du parti de notre secteur de la ville de Moscou, et auprès d'autres personnalités. J'obtins en fin de compte qu'il puisse faire partie comme moi, pour la première fois, de la délégation arménienne invitée par le grand Staline.

Après avoir franchi les postes de surveillance où se tenaient de nombreux gardes armés, après avoir traversé une cour intérieure, on nous conduisit dans une grande salle. Après un moment d'attente quasi religieuse, nous vîmes enfin apparaître le dieu vivant. Staline souriait. D'un sourire très paternel. Il était flanqué de Mikoyan et d'un autre haut responsable du régime. Comme lorsque l'imagination a trop travaillé, l'instant avait quelque chose d'irréel. Nous nous surprenions en train d'applaudir. Revenant sur terre, nous nous rendions compte que Staline entretenait une atmosphère amicale, qu'il se voulait proche de nous. Il échangea même quelques mots en arménien avec les kolkhoziens de notre délégation. Il s'entretenait avec les uns et les autres familièrement. Puis il prit congé de la délégation arménienne et on nous reconduisit vers la sortie.

Cette réception resta particulièrement inoubliable pour Na¨zi Zarian au point qu'il en écrivit un poème à la gloire de Staline. Le poème, très long, fût immédiatement traduit dans toutes les langues nationales de l'Union soviétique. Il comparait grossièrement Staline avec le soleil et présentait la poitrine du grand guide comme plus immense que le ciel. Même Aragon a eu du mal à faire mieux. Pourtant Naïzi Zarian était un gendre de brave type sincère. J'ai connu beaucoup de gens comme lui  chez qui l'adulation pour Staline confinait au délire. Comment était donc Staline ? Regardez ! A première vue, un petit bonhomme trapu et moustachu. Un type à l'air très paternel, la gentillesse même. Qui aurait pu penser parmi nous les naïfs que derrière cette image, cette caricature de petit père, se cachait un véritable assassin de masse, un monstre cynique et inhumain ?

 

Chapitre 8

 

Retour à Moscou. Mon stage d'entraînement militaire. J'avais perdu ma « sensibilité de classe ». Les conférences de la femme de Lénine, de Ho Chi Minh et d'une vieille garde bien humble. Boukharine fait amende honorable sur Brest-Litovsk. Création de l'ordre des « héros de l'Union soviétique ». Notre action : encadre les manifestations contre les trotskistes. La commission des purges. La maladresse de Zélikmann. L'assassinat de Kirov. Souvenirs des derniers avertissements de Lénine. Vélikovski a le malheur de douter sur l'assassinat de Kirov.

Après de multiples voyages dans différentes régions d'Union soviétique, j'étais revenu me fixer à Moscou. Mon travail était apprécié par plusieurs organisations du parti. Je revenais avec des recommandations du comité de ville d'Erevan ainsi que du comité central du parti communiste d'Arménie et du comité régional d'Ossétie (Caucase). Je me présentai donc au secrétariat de la section orientale de l'Internationale communiste, montrant mes papiers au camarade Madiar à qui j'exprimai mon désir de continuer mes études à l'université communiste de Moscou dans le secteur fondamental. Madiar me félicita pour la travail magnifique que j'avais accompli au Caucase, et céda à ma requête. S'il avait fait objection à mon désir de retourner à l'Université et s'il m'avait proposé de retourner en Egypte pour y travailler dans le parti, je me serais volontiers incliné bien que là-bas la terreur ait pris des proportions démesurée. Plusieurs de mes anciens camarades avaient déjà été arrêtés et jetés en prison. Ils n'avaient eu la vie sauve que grâce à leur expulsion d'Egypte. Je savais que ce qui restait de ma famille y compris moi-même, étions sur la liste noire de la police égyptienne.

La direction de l'Université ne fît également aucune objection à mon retour. Mais, le second recteur de l'Université, Pakrovski, qui me connaissait déjà et savait que j'appartenais à une communauté de faible importance numérique et sans grand rôle politique, me demanda si je ne désirais pas entrer dans une institution où je pourrais devenir technicien, ce qui devrait m'assurer des moyens d'existence en tant qu'étranger. Il n'en était pas question pour moi. J'étais encore très fanatique et totalement dévoué à la cause. Je lui répondis que la seule étude qui m'intéressait était celle enseignée dans cette université. On m'envoya donc rejoindre mes camarades de classe qui étaient en stage de service militaire à une quarantaine de kilomètres de Moscou. Il me fallut m'adapter au rythme dur et sévère de cette école militaire. Mis à part des cours théoriques très chargés, nous étions astreints à de longues marches, avec le poids des armes et des bagages, sous la pluie et dans la boue. Régulièrement il fallait accomplir toutes sortes d'exercices physiques aussi éprouvants les uns que les autres : courir, marcher, sauter, ramper. Comme au plus banal des services militaires, ils nous enseignaient le tir au fusil et le maniement des différentes armes légères ou lourdes, des canons aux mitrailleuses les plus classiques. Nous apprenions à démonter et à remonter les fusils le plus vite possible. Chaque jour, un temps était réservé à l'étude topographique sur cartes et maquettes. Au début, un commandant sexagénaire, qui portait des deux côtés de son col trois distinctions quadrangulaires, nous enseignait les divers problème de la défense, de l'attaque et du retrait. Ensuite, il nous remettait des imprimés avec des questions détaillées. Il fallait alors indiquer sur de grandes maquettes comment nous aurions placé chaque détachement de nos bataillons à la suite d'ordres d'attaque ou de retrait. Les cartes sur lesquelles nous appliquions nos exercices théoriques, étaient les régions frontalières de la Pologne et du Japon. Nous étions subordonnés également à un autre commandant, responsable politique lui, et qui n'avait de chaque côté de son col que deux quadrangulaires. Les distinctions militaires avaient fait sournoisement leur réapparition. Il n'y avait toujours pas de grade en titre en principe car tous les officiers étaient commandants, autant le commandant de détachement que le commandant de corps d'armée. On pouvait mieux discerner la hiérarchie militaire à ces signes distinctifs arborés sur les cols et nommés quadrangulaires. Ces insignes confirmaient que les grades avaient été réintroduits dans l'Armée rouge.

Ce commandant, responsable politique, avait lui pour tâche de nous enseigner les statuts et l'histoire de l'Armée rouge. Toujours vêtu d'une veste de cuir, à la manière des premiers chefs de l'Armée rouge, il participait à toutes nos réunions de parti. Il était le principal rapporteur de la politique et des décisions du gouvernement et du parti. Nous posions ensuite les questions. Ce commandant n'avait pas été nommé par notre groupe. Il était en place d'office sous l'égide de l'Etat. Peut-être existait-il encore quelques détachements où des commandants étaient nommés par les étudiants s'occupant eux-mêmes des questions de discipline, mais ce n'était plus la tendance générale. Pour notre part, nous n'aurions pas osé remettre en cause cette nouvelle hiérarchie militaire. Certains étudiants, parmi nous, étaient plutôt de « vieux étudiants » comme je l'ai déjà souligné. Ils avaient participé aux groupes de partisans rouges avant l'insurrection, à la révolution d'Octobre et à la guerre civile. Ils n'étaient pas des « bleus » du point de vue militaire contrairement à la plupart d'entre nous qui nous épuisions facilement pendant les durs exercices pratiques militaires. Après quelques mois de ce stage dans l'Armée rouge, nous sommes retournés à l'Université de Moscou. Mais, pendant une année encore, à raison de deux jours par semaine, nous avons dû continuer les cours et les exercices militaires.

Notre emploi du temps était si surchargé par les études théoriques et militaires qu'il était très difficile d'y trouver une place pour des distractions : économie politique et politique économique, histoire du PC d'URSS, histoire des luttes de classe, sans compter un programme d'étude agronomique très vaste rendu indispensable par la crise agricole que connaissait le pays. Une ou deux fois par semaine nous allions quand même ou au théâtre ou à l'Opéra, ceci étant inclus dans le programme d'étude. Les journées se succédaient en réunions, conférences et meetings avec tous ces camarades de toutes les nationalités d'Union soviétique, géorgiens, azerbaïdjamais, bachkirs, etc. Lié d'amitié avec quelques uns, je finis par organiser un peu mon temps libre. L'azerbaïdjanais Alief prit rendez-vous un soir avec deux jeunes filles moscovites et m'invita à l'accompagner au domicile de l'une d'entre elles. La soirée fût si agréable que nous ne vîmes pas le temps passer. Nous allions arriver en retard à la réunion de cellule.

Pour la première fois que j'étais en retard... J'allai m'asseoir sans bruit au dernier rang de la salle, près de la porte. Bien que mon comportement ait été un modèle de discrétion, cette entrée tardive fût immédiatement remarquée implicitement par l'assistance. Le responsable politique de la réunion ne broncha pas. Par contre, à tour de rôle l'ensemble de mes autres camarades présents firent une « autocritique » collective pour mon retard. Ils allèrent jusqu'à conclure que j'avais perdu ma sensibilité de classe. De salle de classe bien entendu.

Les réunions de cellule avaient lieu dans notre classe même. Les réunions générales et les meetings se tenaient dans notre foyer culturel. Là, on voyait arriver Nadeja Kroupskaïa pour nous donner des conférences où elle racontait différents épisodes de la vie de Lénine, ou exposait divers problèmes sociaux, soit agricoles, soit de parti. Elle parlait longuement, en vieille militante bolchevique expérimentée. Elle apportait tous les détails voulus sur comment Lénine concevait les problèmes des kolkhozes, comment il considérait les problèmes d'industrialisation et d'électrification, comment Vladmir avait fondé la première commune de  kolkhoze. Nous raffolions  de tous ces détails concernant les tout débuts de l'établissement du socialisme en Union soviétique.

Cependant, à la fin de 1935, les étudiants ne purent plus ni voir ni écouter les conférences de la compagne de Vladimir Illitch. Dans cette salle de réunion du secteur fondamental de l'Université, j'avais eu grand plaisir à écouter souvent en permanence différents dirigeants de l'Armée rouge chinoise qui étaient venus nous rapporter les différentes étapes de la lutte là-bas et les actes héroïques de l'armée chinoise. Nous y écoutions d'éminents représentants du mouvement révolutionnaire d'autres pays. Nous avions vu Ho Chi Minh. Nous avions vu Dimitrov. Qui ne se serait pas rappelé des exposés des bolcheviques de la vieille garde comme Karl Radek et Nicolas Boukharine ? Mais la présence de ces personnalités motivait des mesures spéciales. La réunion avait lieu pour la circonstance, non pas dans la traditionnelle salle de réunion, mais au dernier étage du bâtiment universitaire. Les entrées et les sorties du bâtiment étaient gardées militairement. Avant d'entrer dans la salle de conférence improvisée, il fallait se soumettre à un contrôle sévère : vêtements, papiers et documents étaient auscultés par les gardes militaires.

A l'époque nous ne savions rien de la lutte qui se déroulait dans l'appareil dirigeant du parti entre Staline et la vieille garde bolchevique, et ni Radek ni Boukharine n'en ont jamais laissé filtrer la teneur face à nous. Au cours de leurs conférences, ils n'ont jamais manifesté la moindre opposition aux décisions du parti et du gouvernement. Ils se contentaient de parler des souvenirs du grand passé. Loin de chercher à s'embellir, ils se faisaient de dures « autocritiques » concernant leur conduite oppositionnelle au moment du traité de Brest-Litovsk par exemple ou pendant la formation de l'Armée rouge. Ils rappelaient aussi volontiers les critiques de Lénine à leur égard. Karl Radek nous raconta que, un jour après l'insurrection d'Octobre, entrant dans le Palais d'Hiver, il vît Lénine entouré de généraux et chefs militaires de l'ancien régime tsariste, reconnaissables à leurs uniformes :

    Tout de suite je sortis mon revolver et je voulais tirer sur cette saloperie de généraux du régime des tsars. Mais Lénine a sauté sur moi, m'a pris par l'oreille et m'a mis dehors en criant : « Actuellement nous devons bâtir une nouvelle armée, « notre armée rouge », et nous ne pouvons le faire sans les anciens cadres de l'armée des tsars !

Boukharine, revenant sur Brest-Litovsk, ne s'épargnait pas non plus. Il avouait que son attitude n'avait pas été justifiable et que Lénine avait eu raison de défendre la perspective de la paix avant tout. Boukharine écrivait encore très souvent dans les Izvestias bien qu'il ait commencé à décliner dans l'appareil du parti. On s'arrachait encore ses articles. Si l'appareil du parti commençait à diriger le feu de ses critiques contre lui, il n'en demeurait pas moins que la masse populaire tout autant que la plupart des cadres du parti suivaient avec intérêt ses analyses. Son audience la plus considérable se trouvait à Moscou. Curieuse époque où il se passait dans les coulisses une lutte sans merci dont nous ne savions ni les tenants ni les aboutissants, où il fallait se mobiliser contre « l'ennemi intérieur ». Dans les grandes occasions, les meetings sur la place publique avec discours d'une personnalité du comité central, un service d'ordre était toujours mobilisé où, nous les étudiants internationalistes, étions soumis à des tâches précises. D'ailleurs, c'est dès la première année d'étude au secteur fondamental, que j'avais été appelé à faire partie de l'encadrement des démonstrations publiques. Chaque anniversaire, chaque défilé militaire ou populaire, entraînait notre mobilisation. Ces jours-là on n'était pas à la fête mes compagnons et moi. On nous rassemblait au comité de parti du quartier « Octobre », rue Dimitrovka. Là, le premier secrétaire Andréassian nous confiait les directives. Dès la nuit tombée, à la veille des manifestations, nous devions surveiller un certain nombre de rues attribuées à chacun, pour empêcher les trotskistes et les autres opposants de coller des affiches ou de peindre sur les murs des slogans ou des mots d'ordre hostiles... au « socialisme ». Il ne fallait pas ferme l'oeil au cours de cette surveillance nocturne. Le remplaçant ne vous rejoignait que vers quatre heures du matin. Après avoir dormi deux ou trois heures, il fallait à nouveau être présent sur la place rouge à huit heures sonnantes, non pas pour défiler, mais pour rester debout aux premiers rangs du défilé jusque dans l'après-midi, et même parfois plus si la foule était plus dense que prévu. Notre fonction était par après de repérer d'éventuelles brebis galeuses infiltrées parmi les manifestants avec pour consigne impérative : au moindre geste anormal, se saisir du perturbateur et l'extraire des rangs des manifestants. Même action à la rigueur pour ceux qui ne marchaient pas bien ou qui se tenaient anormalement. On nous avait expliqué que les dirigeants craignaient surtout que des grenades ne soient lancées sur le mausolée de Lénine ou sur la tribune où trônaient Staline et le comité central. En vérité ni mes camarades ni moi n'avons eu affaire à des perturbateurs ou à des lanceurs de grenades qui auraient pu justifier cette mission de protection des hauts dirigeants et d'encadrement paranoïaque des défilés.

A présent nous étions en pleine période de purges dans le parti. A l'Université, au foyer des réunions, étaient exposées de grandes boites sur lesquelles on avait inscrit : « Commission de purge ». Tout un chacun devait signaler à la commission ce qui, chez telle ou tel membre du parti, indiquait une déficience politique ou une anomalie dans sa vie privée présente ou passée. Du temps de Lénine, le comité de purge qui examinait périodiquement les cas problématiques dans le parti, était un phénomène normal et sans graves conséquences. Le contrôle rigoureux de sélection dans le parti n'était qu'un moyen de contrôle politique de l'intégrité des membres, qui, éventuellement nettoyait le parti des éléments qui ne méritaient pas de porter le nom de communistes. Les exclus allaient militer ailleurs s'ils le voulaient et n'en subissaient aucun dommage dans leur vie privée. Les principes étaient respectés. En 1932, la commission de purge travaillait encore dans ce sens. On pouvait par exemple lui signaler qu'un membre du parti, profitant de sa position hiérarchique et de sa fonction, avait fait expulser une famille entière avec les enfants à Moscou, pour prendre possession de leur appartement. Une telle infraction aux principes d'honneur des communistes signifiait l'expulsion du parti. Mais peu à peu la bureaucratie avait gagné du terrain, à l'image de son « génial » secrétaire général. Tout leur était dû. La lutte sourde et implacable qui se menait dans les rangs du pouvoir avait pour but d'éliminer des postes-clé les opposants ces vieux communistes intègres, et tous ceux qui pouvaient encore faire obstacle à l'hégémonie de Staline, à son programme de collectivisation étatique et à son pouvoir personnel. Chaque membre du parti soupçonné de ne pas adhérer à la nouvelle ligne idéologique était convoqué par les diverses commissions de purge. Les séances étaient publiques et prenaient tournure de tribunal. Nous étions une dizaine, avec quelques uns des principaux membres du parti à faire face à l'accusé, lequel devait répondre à toutes les questions qui lui étaient posées. Les questions et les remarques de ce tribunal improvisé étaient particulièrement acerbes à l'égard des cadres importants du parti sur la sellette ou concernant des intellectuels soupçonnés d'être en rupture de ban. Un professeur, par exemple, devait savoir répondre à toutes les questions théoriques et montrer qu'il connaissait bien l'histoire du parti. Tel professeur qui avait conservé sa nationalité étrangère était critiqué pour cette simple raison. Les vieux bolcheviques étaient traités avec une sévérité inouïe. On essayait de leur faire avouer qu'ils avaient eu des relations louches ou qu'ils avaient apporté un soutien ouvert aux opposants. Ils pouvaient bien être irréprochables, l'essentiel était de les mettre en contradiction, de trouver un vice de forme dans leur raisonnement. Ainsi, un professeur d'histoire du parti, ancien compagnon de Lénine, Zélikmann, eût la maladresse de déclarer devant la commission que, lors d'une séance banale du comité central en présence de Lénine encore vivant, il avait fait partie de ceux qui revendiquaient le droit à l'opposition. Si, du temps de Lénine, la liberté de critique prévalait à l'intérieur du parti, une telle conception n'était plus de mise alors avec l'affirmation du stalinisme. Elle était hérétique désormais. Revendiquer la liberté de critique signifiait tout simplement que Zélikmann soutenait les nouveaux opposants, qu'il était devenu suspect pour le parti. De toute façon, peu importait, tous les prétextes étaient bons de la part des dociles exécutants de la politique du « génial » Staline pour ridiculiser les vieux bolcheviques, pour les isoler des travailleurs, pour ensuite les liquider physiquement. Le parti bolchevique était engagé dans un processus de régression irréversible et d'abandon de tout principe de démocratie interne. Ile devenait un organisme hermétique, composé de gens qui avaient pour toute ligne de conduite l'obéissance absolue synonyme de privilège. L'exécution zélée des diktats de la hiérarchie stalinienne était synonyme surtout d'une compensation matérielle supérieure à celle de l'ensemble de la population. Ce n'était plus le parti bolchevique mais le parti de Staline qui organisait les « grandes purges » où des millions de citoyens soviétiques allaient être déportés dans des « isolateurs » et décimés en plus par la guerre.

Autant croissait la répression policière du régime, autant croissait le culte de la personnalité de Staline, comme si la déification du secrétaire général n'avait pas eu d'autre but que de compenser les exactions de l'appareil d'Etat et de donner espoir aux gens dans une misère noire grâce à la supposée puissance « impartiale » du génial petit père des peuples. Toutes les déclarations, tous les écrits étaient de plus en plus imbibés d'un nouveau culte religieux au dieu vivant. Au début de 1933, cet état d'esprit était plus apparent que jamais dans nos réunions d'activistes du parti. Lors d'une réunion où l'ordre du jour fixait d'examiner les décisions et objectifs de la séance plénière du comité central de janvier 1933, le rapporteur Hamadouni se mît à glorifier d'une façon inhabituelle le nom de Staline. L'exagération enflait :

    Chaque organe du parti, chaque responsable du parti, chaque militant doit se laisser guider en théorie et en pratique les yeux fermés par les objectifs et indications du GRAND GUIDE, le camarade STALINE.

Un autre camarade du comité central commença par applaudir avant de prendre à son tour la parole. Si ce dernier exposa en long et en large les problèmes « importants » et informa des décisions qui avaient été prises à cette séance plénière du comité central, il n'en insista pas moins sur le « génie » de Staline, son intelligence et sa clairvoyance. On aurait dit qu'ils nous avaient  réuni avant tout pour glorifier Staline. Dès mon retour à Moscou, j'avais constaté que le nom et « l'épopée » de Staline étaient en vedette dans tous les articles des journaux. Pourtant, au début de mes études et pour tous mes compagnons, Staline n'était qu'une des autorités responsables du parti, parmi beaucoup d'autres, même si nous le plaçions un peu au-dessus des autres du fait de sa fonction de secrétaire général. En 1933 il était donc systématiquement et abondamment exalté comme un génial dirigeant émérite aux qualités exceptionnelles. Kaganovitch, Molotov, Vorochilov et les autres membres du comité central, pour donner plus d'importance à leurs discours dans les assemblées du parti, commençaient toujours par de longues citations, de longues phrases du « génial » secrétaire général.

Les litanies louangeuses trouvèrent un écho dans notre Université où les assemblées générales se succédaient avec pour thèmes les immenses problèmes que le pays confrontait, mais avec l'inévitable référence au « sauveur suprême » Staline. Le principal rapporteur de ces réunions était Blumkine ; celui qu'on appelait amicalement Blum, était le secrétaire général du comité de parti de notre Université. Homme fragile d'une quarantaine d'années, mais de grande taille, il portait des lunettes sur un tout petit visage surmonté de cheveux blonds coupés en brosse. Il portait des chaussures montantes et était toujours vêtu d'une veste à la Mao, sans cravate. Gentil et modeste de caractère il était tout le contraire de son épouse Sarokim, une belle femme malveillante ; elle était considérée comme le garde-chiourme de l'Université. On l'apercevait toujours à l'entrée et à la sortie du bureau spécial en train de surveiller les allées et venues des étudiants. Une fois, après un rapport détaillé et sans litanie louangeuse à Staline, le camarade Blum se vit succéder à la tribune par Zitkov, chef intendant de l'Université. Celui-ci sortit de sa serviette un article tout récent de la Pravda, que personne n'avait encore eu le temps de lire. Il commença à en extraire de longues citations d'un discours du camarade Staline, ponctuant les grandes phrases du « grand homme » par : « Voilà ce que déclare notre grand guide génial dans son discours historique d'importance mondiale... ». Chaque minute de son intervention fût agrémentée jusqu'à la nausée de ces longues citations du « grand guide ». Le refrain de coutumier était devenu réflexe. Tout membre du parti qui prenait la parole commençait invariablement par quelques mots de Staline pour y ajouter inévitablement : « Voilà ce que déclare notre grand guide dans son discours historique d'importance mondiale ».

Dans les premiers temps, la plupart des dirigeants du parti ne virent aucune malignité à ce que les éloges et les flagorneries soient poussés si loin, puisque Staline représentait le parti. En glorifiant Staline ne faisait-on pas au fond que glorifier le parti ? Boukharine, Kamenev et Zinoviev eux-mêmes glorifiaient Staline dans leurs discours et leurs articles paraissant dans la Pravda. En plus, ils reconnaissaient leurs torts dans les querelles passées du parti. Ils admettaient qu'ils s'étaient laissés entraîner inconsciemment vers des mouvements de déviation et d'opposition alors que Staline était resté un impeccable léniniste clairvoyant et invariant. Un inébranlable bolchevique !

Karl Radek inondait la Pravda de son adulation pour le grand guide, sans cesser de s'infliger des mea-culpas concernant son comportement passé dans les tendances et les oppositions. Ainsi, d'anciens bolcheviques qui avaient pu défendre, à tort ou à raison peu importe, des positions divergentes dans la libre discussion du parti bolchevique, s'efforçaient de mendier la mansuétude de Staline, par lâcheté ou pour préserver une position personnelle. L'article de Radek, intitulé « Staline », affirmait que Staline était le génie des génies, le plus grand des plus grands, le sage parmi les sages, etc. Mais Staline, en maître parfaitement cynique, voyait plus loin que ce genre de bolchevique déchu. La « vieille garde » il la laissait produire ce genre d'articles avilissants qui n'abusaient personne, qui par conséquent les humiliait, les isolaient des masses en souffrance. La « vieille garde » n'était plus qu'une arrière-garde de faire-valoir. L'appareil d'Etat ne lésinait pas sur les frais d'imprimerie. Les articles louangeurs étaient transformés en brochures diffusées à des centaines de milliers d'exemplaires en plusieurs langues. 

Fin 1933, l'approvisionnement en nourriture s'était nettement amélioré et la répression se relâchait un peu, momentanément. Zinoviev et Kamenev, exilés à Tachkent, étaient revenus à Moscou. Les vitrines de magasins arboraient de grands portraits des héros de l'Armée rouge. Parmi ceux-ci, Toukhatchevski avait fière allure et se distinguait de Vorochilov et de l'ivrogne Boudienny. La popularité du général Toukhatchevski, dont les régiments avaient été conduits plusieurs fois à la victoire, pouvait faire de l'ombre au génial Staline. Pour l'heure le génial dictateur ne pouvait pas encore contrecarrer ni éliminer le général le plus célèbre de l'Armée rouge.

Serguei Mironovitch Kirov était également très bien considéré dans les milieux dirigeants du parti. Il jouissait d'une certaine popularité parmi les masses de toute l'Union soviétique. Kirov pouvait prétendre être un homme de grande valeur, un communiste sincère et loyal, bien qu'il soit devenu premier secrétaire du comité du parti à Leningrad, après l'élimination de Zinoviev. Il nous apparaissait alors comme le meilleur tribun du parti. D'esprit très ouvert, il était partisan d'une certaine libéralisation et de la nécessité de l'amélioration du niveau de vie. Longtemps après ces années, Krouchtchev, parlant des divergences entre Staline et Kirov, souligna que ce dernier s'était prononcé contre les mesures de rationnement des denrées de première nécessité, pour le principe du libre achat et la non réglementation de la vente des produits alimentaires et des marchandises de consommation courante. Il se basait sur cette période plus clément de 1933-1934 qui voyait un meilleur arrivage de marchandises et permettait d'envisager à court terme des restrictions moins draconiennes. Les restaurants se remplissaient à nouveau et le pain était de meilleure qualité. En cette fin 1933, à la veille de l'ouverture du dix-septième congrès du parti, si la libéralisation du régime et un relatif bien-être se confirmaient cela pouvait signifier qu'une perspective plus faste s'ouvrait pour le parti à la tête du pays. Il revenait à Staline, en tant que personnification du parti et du gouvernement, de confirmer ou d'infirmer cette nouvelle perspective. Il fallait aller plus loin sur le chemin de la libéralisation politique et la démocratisation des institutions avec tous les avantages afférents pour les grandes masses travailleuses et la cause du socialisme. Mais, hormis le fait que cette légère amélioration économique ne pouvait être que de courte durée étant donné les dures conditions économiques mondiales et l'approche de la guerre qui se faisait de plus en pus ressentir, une libéralisation trop poussée à son comble ne pouvait représenter que des inconvénients pour Staline et son appareil d'Etat. Elle risquait tout simplement de remettre en cause le leadership absolu de Staline sur l'Etat, le parti et le pays.

La terreur semblait aussi se résorber. De nombreux vieux bolcheviques étaient encore au centre du parti, autour du drapeau de Lénine. Staline ne pouvait ignorer qu'un élan de solidarité et d'unité pouvait toujours venir épauler de vieux militants trop vite éliminés. Cet élément du rapport de force qui existait encore de façon ténue le contraignait à des atermoiements. Il hésitait encore à aller dans un sens ou dans l'autre car il était doué, au moins cela était indiscutable, de qualités de prudence et de méfiance dans sa démarche pour renforcer l'appareil d'Etat tout autour de lui. Le dix-septième congrès qui s'annonçait pouvait être source d'inquiétudes pour lui et motiver ses hésitations. N'allait-il pas voir son leadership à la tête du parti et de l'Etat remis en cause par ces quelques forces vieux-bolcheviques encore présentes ? Et perdre son poste de secrétaire général ? Les critiques allaient-elles fuser contre lui et allait-on lui opposer quelqu'un de plus qualifié, de plus correct, de plus large d'esprit ? Allait-on essayer à nouveau de lui jeter à la figure les derniers mots de Lénine : « Staline est excessivement brutal, et ce travers qui peut être toléré entre nous et dans les contacts entre nous communistes, devient un phénomène intolérable de la part de quelqu'un qui occupe ma fonction de secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est à dire soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux ».

En pesant le pour et le contre de ce qui lui était favorable ou défavorable, Staline pouvait être optimiste, le bolchevisme n'était plus une force dans le parti. Lénine n'était plus qu'un portrait et une statue. Son  testament avait été jeté aux oubliettes, y compris par Trotsky pour « ne pas nuire à l'unité du parti » et Kroupskaïa se pliait aux consignes staliniennes pour, aussi, « ne pas nuire à l'unité du parti ». Assoiffé de pouvoir, Staline savait qu'il pouvait désormais frapper plus fort encore contre les anciens compagnons de Lénine et contre les nouveaux gêneurs. Sa longue expérience de secrétaire pour les questions organisationnelles lui avait permis de noyauter patiemment petit à petit les centres névralgiques du parti, de placer ses hommes là où il le fallait, pour finalement accaparer ma majorité du comité central. Ce n'est pas un freluquet comme Kirov qui allait lui mettre longtemps des bâtons dans les roues.

Le premier décembre, à Leningrad, Serguei Mironovitch Kirov, membre du Politburo, secrétaire du comité central, premier secrétaire du comité régional de cette ville, est abattu d'une balle dans le dos. On nous fît immédiatement passer cet assassinat pour l'oeuvre des trotskistes et des autres opposants. Ce n'est qu'au XX ème et au XXII ème congrès du parti russe qu'il sera établi officiellement que cette exécution sommaire n'était ni l'oeuvre des opposants de l'époque ni un des forfaits des agents impérialistes, mais n'était, tout simplement, qu'un des milliers de crimes organisés et commandités par Staline lui-même, par le truchement de son sinistre Guépéou.

Dans la population de Moscou, et aussi à notre Université, personne ne pouvait imaginer encore combien cet assassinat allait servir au regain de la terreur. Les accusations portées contre les trotskistes et les impérialistes devaient voiler la politique d'usurpation du pouvoir stalinien et accréditer la nécessité d'une répression sanguinaire. La Pravda avait annoncé la nouvelle de l'assassinat en gros titres de première page, assurant d'emblée que le parti était persuadé qu'il s'agissait d'un crime de l'ennemi de classe. Le ton était donné et gare à celui qui émettait des doutes. Andréï Velikovski, un de nos professeurs de l'histoire de la lutte de classe, eût le malheur au cours d'un colloque d'avancer l'idée qu'il pouvait s'agir d'un règlement de compte personnel ou passionnel, sans supputer ce qu'il allait endurer. Il avait émis la supposition incidemment sans tirer à conséquence, sans être convaincu lui-même de ce qu'il avançait parmi des discussions où chacun donnait trente six explications à l'événement sans vraiment remettre en cause la grossièreté de la thèse officielle. A l'énoncé de cette supposition, une des interlocutrices du colloque se précipité pour faire amener le secrétaire du parti Blum, et dénonça publiquement Velikovski :

    Velikovski porte atteinte à l'unité du parti. Pourquoi feint-il d'ignorer que ce lâche assassinat est l'oeuvre de la main criminelle des ennemis du parti et de l'Union soviétique ?

Il faut garder en tête que ce genre de dénonciation et de calomnie était devenu chose courante, officiellement apprécié et encouragé. Blum ne perdit pas une minute non plus pour réagir à son niveau. Il convoqua une réunion extraordinaire du parti pour examiner le cas du professeur Velikovski. Il commença sa diatribe par un tableau de la situation du pays, illustrant les rôle des soviets, rappelant la nécessité de l'intensification de la lutte de classe. Mais, objecta-t-il, le pays des soviets reste fondamentalement menacé, menacé d'un côté par les ennemis impérialistes qui accroissent leur offensive contre la bastion du socialisme, et ed l'autre côté par la main criminelle des opposants déviationnistes. Nous voyons par conséquent un camarade, le camarade Velikovski qui, à son tour, se laisse manipuler par ces ennemis de l'intérieur. Il est de ceux qui n'ont pas suivi ni compris les révélations indiscutables de notre Pravda, qui a pourtant indiqué en toutes lettres : « NOUS NE DOUTONS PAS QUE LES AUTEURS DE CE CRIME SONT LES ENNEMIS DE CLASSE ».

Ce n'était qu'un avant-goût, car Raiter, le directeur de l'Université, succéda à Blum pour enfoncer un peu plus Velikovski par une diatribe contre Trotsky et les autres « traîtres » Zinoviev et Kamenev. Puis ce fût au tour des étudiants de dénoncer à tour de rôle le professeur déviationniste. Le pauvre Velikovski fût solemnellement exclu du parti et remis aux mains du Guépéou. Il disparût lui aussi à jamais.

 

Chapitre 9

 

Mes liaisons sentimentales. La vérité sur le « suicide » de la femme de Staline. Ma tâche d'étudiant activiste dans le secteur de la production. Expliquer aux ouvriers qu'on était dans « l'antichambre du socialisme ». Interdit d'arriver en retard au travail. Cotisations obligatoires pour les syndicats. Stakhanov héros du travail trafiqué.

 

Une de mes liaisons sentimentales me permit d'approcher d'un peu plus près la réalité cynique du pouvoir stalinien. Au cours de ma première année, j'avais fait connaissance avec deux jeunes filles qui travaillaient au secrétariat de l'administration de notre Université. L'une, Bronislava Slaprovskaïa était juive. L'autre, Vera Konchaverova était russe. Pendant cette année-là je suis sorti avec Brinislava. Elle avait tous les traits caractéristiques d'une jolie juive : grands yeux noirs, cheveux châtains foncés. Elle était de taille moyenne. Elle ne m'invita jamais chez elle. Je savais que sa famille était très nombreuse, que leur vie était difficile et leur logement exigu. Nous nous rencontrions pour aller au cinéma. Il n'était pas possible non plus qu'elle vienne dans mon logement. Nous logions à quatre étudiants par chambre. Cette promiscuité nous donnait plutôt l'envie de faire durer nos escapades sur les très larges avenues de Moscou, dans des jardins aux grandes allées où nous nous arrêtions parfois sur un banc public. Je savais à quelle heure elle quittait son travail. Je trouvais tous les moyens possibles et imaginables pour la retrouver le plus souvent possible. Un jour, on m'annonça qu'elle était obligée de quitter son emploi à l'université et qu'il n'était plus question que nous nous rencontrions car elle était en passe d'épouser un directeur d'entreprise. Cette rupture inopinée, de plus brusque par personne interposée, me laissa complètement abattu moralement. J'étais bouleversé à l'idée qu'elle était perdue pour moi, pour toujours. Je suis si longtemps resté marqué par cette brusque séparation. Mais, connaissant son adresse, je décidai d'aller la trouver chez elle un jour de repos pour exiger une explication.

Après avoir rôdé comme un chien perdu un long moment autour du bâtiment où se trouvait son logement familial, je demandai à un habitant croisé dans le couloir de l'immeuble si mademoiselle Slaprovskïa logeait bien dans ce lieu, pour m'en assurer. Après de longues hésitations, mon courage reprit le dessus et je montai au deuxième étage de la bâtisse. Là, je restais un moment prostré. Est-ce que je n'entreprenais pas une démarche maladroite qui allait détériorer davantage nos relations ? Et si le nouveau fiancé était là ? Je ne sais pas combien de temps je suis resté immobile face à la porte, mais il ne me restait qu'à frapper. La porte s'ouvrit sur une femme d'âge mûr qui, après avoir répondu à mes salutations, ne me laissa pas justifier ma présence et appela à voix haute Bronislava.

Serait-elle contente de me voir ? En tout cas ses grands yeux noirs s'écarquillaient de surprise. Elle me fit entrer et me conduisit dans une pièce où elle me présenta son père et les autres membres de la famille. On m'offrit le thé. Le père savait que j'étais un militant du parti et voulait à tout prix  engager une discussion politique avec moi, mais je lui répondais évasivement. Lorsque je les quittai, j'avais pris rendez-vous pour la semaine suivante. Je revins ainsi quelques fois mais je compris que cela ne servait à rien. Je ne pouvais voir Brinislava toute seule. Il fallait que j'évite de revenir la voir à cause du projet de mariage. Le temps a un pouvoir d'effacement magique, mais je ne l'ai jamais oubliée.

Je croisais parfois sa collègue dans les couloirs de l'université. Un beau jour, j'ai fini par me risquer à lui demander d'aller au cinéma avec moi. Elle avait accepté. Véronica était une fille de haute taille aux yeux légèrement bridés, au nez pointu. Elle était typiquement russe. Je la trouvais très jolie. Je l'ai fréquentée jusqu'à mon départ de l'Union soviétique. Elle habitait à Kousskovo, proche banlieue de Moscou, avec son père et sa mère. Elle était fille unique. Leur habitation était une construction de bois comprenant quatre chambres où logeaient quatre familles. Le père, Nicolaï Petrovitch travaillait comme chef comptable dans une entreprise et la mère restait au foyer. Je pris l'habitude d'aller souvent chez eux. J'accompagnais Vera tous les jours sur son trajet de retour du travail. Je passais les jours de repos et les jours fériés parmi eux. Sa tante Héléna était sténo-dactylo au Kremlin dans un service de l'entourage de Staline. Elle nous livrait régulièrement des informations de première main du saint des saints. Les informations restaient dans le cadre familial et nous savions qu'elles étaient sûres. Il est des informations qui ne peuvent pas être déformées lorsqu'elles restent restreintes à un petit microcosme.

Héléna nous confirma à plusieurs reprises que la pauvre femme de Staline ne s'était pas suicidée ni n'était morte de mort naturelle. Le despote lui-même l'avait étranglée de ses propres mains. Je persiste à croire ce témoignage direct quoique cette version n'ait pas été confirmée par la fille Svetlana réfugiée en Occident dans les années soixante. Les principales versions officielles ont claironné essentiellement que Allilouieva s'était suicidée à cause d'une appendicite aiguë ! Affirmations sans fondement bien sûr puisque nous avions appris que le médecin qui avait fourni le rapport d'autopsie, avait été arrêté puis exécuté. Staline s'efforçait systématiquement d'effacer toute trace de ses propres crimes.

A l'époque, comme tous les membres de la famille, j'avais promis à Héléna de garder le secret. C'était une question de vie ou de mort pour nous tous. Pendant des années, je n'en ai parlé à personne. Je n'avais pas vraiment conscience du danger de dévoiler un crime si sordide alors. Je me taisais surtout en raison de ma grande admiration pour Staline et ensuite parce qu'une telle nouvelle, annoncée par moi, face même à mes camarades les plus lucides, m'aurait placé dans une position risquée, ne pouvant pas être celle d'un vrai communiste... stalinien. La mère de Vera trouva un jour une annonce dans « Moscou Soir » proposant un échange d'habitation. Quittant Kousskovo, ils allèrent s'installer dans une chambre à Moscou dans le quartier Taganka. « Moscou Soir » était le seul journal moscovite qui publiait des annonces pour l'achat ou la vente de bibelots, de divers objets ou bien pour échanger des appartements. Pour eux comme pour moi, ce fût une aubaine. En ville nous disposions des transports en commun. Il me suffisait de monter dans le tramway et en deux minutes j'étais chez eux. Quand, à la fin de l'année 1936, je serai envoyé à l'étranger, me moquant du règlement soviétique qui interdisait d'écrire depuis l'étranger, j'expédierai une lettre à Vera sans lui indiquer ma nouvelle adresse mais sans être sûr qu'elle reçoive ma missive. Je suis retourné en 1964 au n°13 de la rue Misminkoyanski, appartement 15 où logeaient Vera et sa famille. Impatient de la retrouver vingt huit ans après, je me tenais à nouveau devant cette porte  où j'avais frappé tant de fois, les bras chargés de cadeaux, de friandises et de fleurs. J'avais hâte de retrouver ma Vera et sa famille. Vingt huit ans s'étaient écoulés et je n'avais jamais plus eu de ses nouvelles. En 1936, elle avait vingt et un ans, comment était-elle à présent ? Quels bouleversements avait-elle connu dans sa vie ? Peu importait, l'essentiel était de la retrouver et d'échanger souvenirs et mots affectueux. Nous aurions eu tellement de choses à nous dire. J'ai tapé avec émotion sur la porte. Quand des pas se sont fait entendre derrière cette porte, mon cœur battait la chamade. C'était elle ou sa mère... Je me préparais à la saisir dans mes bras et à l'embrasser.

La femme qui m'ouvrit m'était inconnue. C'était une femme forte d'une trentaine d'années, et de grande taille. Elle me reçût sans amabilité. Lorsque je lui eu expliqué le motif de ma visite et mon désir de savoir où se trouvait la famille Konchaverova, la femme, l'air ahuri, me répondit qu'elle ne connaissait personne à ce nom-là. Je continuais en vain à la questionner, précisant à nouveau que vingt huit années auparavant Vera vivait ici précisément au numéro 15 et que j'y étais venu tant et tant de fois. La femme ne cessait pas de secouer la tête négativement. J'ai pris congé d'elle et je suis allé m'asseoir sur une grosse pierre de taille dans la cour de la maison de Vera , avec toujours dans mes mains ces petits cadeaux devenus inutiles.  J'ai cherché longtemps, plusieurs années consécutives à chaque voyage en Union soviétique, mai là je tombais sur une fausse adresse en banlieue ou ici sur un homonyme. Que sont-ils devenus ? Que sont-ils devenus ?

Tout en poursuivant leurs études, les étudiants avaient diverses tâches spécifiques à accomplir dans les différents secteurs de la production. Moi, j'avais été choisi pour être propagandiste parmi les ouvriers du métro de Moscou. Je devais me rendre dans les différents habitats des ouvriers, afficher les mots d'ordre du parti, rassembler éventuellement les ouvriers et leur expliquer les diverses décisions du parti et du gouvernement. Les habitations des ouvriers du métro étaient des sortes de grands garages. Dans chaque habitat s'alignaient environ une cinquantaine de lits. Dans chacune de ces baraques on trouvait un commandant chargé de la surveillance, de l'hygiène et de la bonne conduite. Il rassemblait les ouvriers devant moi lorsque j'avais un discours à tenir. La plupart de ces travailleurs provenaient de différentes régions agricoles. A cause des famines et de la terreur, ils avaient abandonné le village natal pour venir se faire embaucher à n'importe quelle condition, à n'importe quel salaire. Parfois il me fallait organiser des réunions spéciales sur leur lieu de travail, mais généralement les réunions se tenaient dans leurs baraquements. Après leur pénible travail dans les souterrains de Moscou, les ouvriers préféraient se reposer et s'occuper de leurs mille petits problèmes quotidiens. En principe leur participation aux réunions politiques n'était pas obligatoire, mais elle l'était de fait, bon gré mal gré pour ne pas être mal vu. Ils revenaient s'asseoir autour de la table sans enthousiasme. Le commandant principal Starossta était présent, veillant au grain, notant l'absence ou la présence d'un tel ou d'un tel.

Après un exposé introductif, je leur demandais de prendre la parole ou de me poser des questions. Les jeunes ouvriers ne s'exprimaient pas en général. Depuis leur naissance ils n'avaient connu que des guerres, une révolution avortée et des privations. Les ouvriers plus âgés, qui avaient vécu dans les deux systèmes, le capitaliste et le socialiste, celui qui existait avant Octobre 17 et celui qui suivait, me posaient des questions très embarrassantes. Le peu de roubles qu'ils gagnaient « avant la guerre » leur permettait de mieux subvenir à leurs besoins qu'aujourd'hui. Beaucoup se rappelaient l'ancien temps, « avant la guerre », disaient-ils ou même « pendant la paix ». Ils faisaient toujours un parallèle entre leur pouvoir d'achat avant et après. Par exemple, avec dix roubles, ils pouvaient acheter des chaussures et du pain, mais aujourd'hui si peu. Moi, je n'avais rien d'autre à leur répondre que des slogans banals. J'argumentais que les difficultés « passagères » seraient surmontées et permettraient de doter l'Union soviétique d'une industrie puissante. En remplissant les objectifs du plan quinquennal, l'URSS deviendrait le pays le plus riche, le plus abondant, dépassant ainsi les pays capitalistes les plus avancés. Je fournissais des chiffres, des colonnes de chiffres. Je leur livrais des citations extraites de mon manuel de l'agitateur/propagandiste.

Comment convaincre ces pauvres ouvriers de patienter dans l'attente du bien-être qui s'éloignait plus qu'il ne se rapprochait ? Leurs conditions de travail étaient très dures. Non seulement ils étaient privés de conditions sanitaires décentes mais aussi de toute sécurité dans le travail. Les éboulements de terrain étaient très fréquents et se traduisaient régulièrement par la perte de dizaines de vies humaines. Les journaux avaient pour consigne de ne jamais parler de ces accidents du « travail socialiste ». Le parti poussait toujours à ce que les efforts soient décuplés pour gagner « la bataille de la production », et exaltait les heures supplémentaires. De jeunes ouvriers travaillaient en deux équipes à raison de seize heures par jour, deux fois huit heures par jour ! S'ils obtenaient ainsi un peu plus d'argent, cela ne représentait que le strict nécessaire pour subsister convenablement, mais tout ceci au prix d'un vieillissement précoce.

Lazare Kaganovitch, qui était le commissaire du peuple aux transports, venait en personne visiter les chantiers. Je n'ai pas pu oublier la visite qu'il nous rendit au chantier le jour où j'y étais présent moi-même. Le commissaire du peuple aux transports avait revêtu de beaux vêtements de protection et il était descendu au fond. Il piocha pendant au moins un quart d'heure ! Quelle bravoure ! Quelle ardeur ! Quel héroïsme ! Le lendemain, tous les journaux moscovites publiaient les photos spectaculaires d'un commissaire du peuple en tenue de travail, pioche en main et en action. IL semblait même que Kaganovitch travaillait avec plus d'ardeur que les ouvriers qui perçaient les galeries du métro. Ces clichés étaient une honte pour les pauvres ouvriers qui trimaient eux seize heures par jour tout au long de l'année.

L'encouragement politique au travail journalier harassant allait lui-même à l'encontre de toutes les lois sociales ou syndicales les plus décentes. Cette « émulation socialiste » grimaçante signifiait fatigue intense jusqu'à épuisement total et multiplication des accidents du travail. Si les campagnes se vidaient, les villes gonflaient ; au moins y avait-il là de quoi loger et nourrir ces nouvelles couches de travailleurs d'origine paysanne, déracinés sans qualification. Ils arrivaient toujours plus nombreux. Quatre vingt pour cent des travailleurs du métro étaient des ouvriers agricoles ou des petits paysans qui avaient fuis les campagnes affamées et terrorisées. Pendant ces années 1930-1933, le système des cartes de rationnement était une application différenciée des prix dans les différentes cantines et restaurants privés. Ce système de cartes rendait très difficile une estimation réelle du niveau de vie en prenant comme base le salaire en rouble. Par exemple, avec mon propre carnet de ravitaillement et de restaurant, je pouvais bien manger et acheter des vêtements à prix modique. Mais dans les boutiques pour les ouvriers on trouvait peu de marchandises pour les nécessités quotidiennes. Au marché noir le kilogramme de sucre valait vingt roubles, le pain dix, quand l'ouvrier gagnait de cent à cent cinquante roubles par mois. Le rationnement fût supprimé en août 1934 alors que le niveau de vie s'était amélioré. Le kilogramme de pain, selon la qualité, oscillait entre un et quatre roubles, quand un ouvrier manœuvre percevait un salaire de cent à  cent cinquante roubles par mois.

Lorsque je répondais aux ouvriers que nous étions dans l'antichambre du socialisme, je croyais ce que je disais et mes supérieurs y croyaient également. Nous ne nous rendions pas compte que, au fur et à mesure que le régime stalinien s'affermissait, en partie grâce à nous, les ouvriers et les citoyens perdaient un peu plus de leur liberté de mouvement, et devenaient des proies sans défense à la merci de l'Etat. Les autorités du parti instituèrent un système de passeport intérieur avec pour argument de favoriser les déplacements de population et des travailleurs. Ce système de contrôle interne sur tout le territoire du « pays » avait toujours été condamné dans le passé du mouvement ouvrier comme mesure policière visant avant tout à limiter la liberté de déplacement, à augmenter les impôts, et à accentuer les privilèges des classes dirigeantes. Pour trouver une mesure équivalente dans l'histoire, il faudrait en revenir au début du dix neuvième siècle où l'Angleterre commençait à développer son industrie . La loi imposait à tout ouvrier de rester dans sa région même s'il avait trouvé un travail plus intéressant ailleurs. Le stalinisme usait des mêmes mesures esclavagistes que la bourgeoisie montante contre le jeune prolétariat. Le passeport intérieur attachait non seulement l'ouvrier à son usine mais de la même manière aussi le travailleur du secteur collectivisé de la terre. La promulgation de plusieurs lois pour supprimer la liberté de déplacement des travailleurs allait de pair avec la loi pour sauvegarder la « discipline du travail socialiste ». 

Les contremaîtres collaient des amendes exagérées aux ouvriers qui arrivaient en retard au travail. Il fallait de solides et tangibles excuses pour justifier d'une absence sur le lieu de travail sous peine de pénalisation. Il fallait au moins exhiber une ordonnance de médecin certifiant que vous aviez trente neuf degrés de fièvre. Lénine était oublié sur cette question. Avant les années révolutionnaires, lui-même ayant été déporté en Sibérie, il avait fustigé le système des amendes dans les usines capitalistes. Pour ceux qui étaient le plus souvent ponctionnés par ces pénalisations il ne leur restait plus grand chose de leur salaire bien avant la fin du mois.

Tous les prétextes étaient bons à l'Etat stalinien pour effectuer des ponctions fiscales directes ou indirectes sur le dos de la classe ouvrière. Une des meilleures méthodes restait encore le système des cotisations : cotisations pour les syndicats, cotisations pour le secours rouge. A cela s'ajoutaient les amendes multiples pour retard au travail ivresse publique ou encore pour manque de discipline. Si les syndicats existaient encore, ce n'était pas de par la volonté des travailleurs. Ils étaient tous syndiqués d'office. Ce n'était pas non plus pour assumer la défense de leurs revendications qui n'avaient plus lieu d'être puisque « tout appartenait aux ouvriers » des usines à la machine étatique. Les syndicats existaient encore tout simplement pour renforcer la surveillance dans les usines et veiller au développement de la « production socialiste » e n lien avec la direction du parti, en somme cogérer administrativement « l'Etat prolétarien ».

Les bandes des actualités cinématographiques montraient invariablement de magnifiques champs de blé et la sortie du métal (prolétarien) en fusion d'une usine avec gros plan sur les rouages des machines. Staline était repris en choeur lorsqu'il clamait : « La vie est devenue plus gaie et plus joyeuse » ! Quand il reprenait le mot d'ordre « Qui ne travaille pas ne mange pas », cela signifiait que dans la réalité nombre de travailleurs ne trouvaient toujours pas de travail ou en étaient privés, même s'ils avaient frappé à plusieurs portes de l'immeuble hiérarchique du parti, et que, par conséquent beaucoup ne mangeaient même pas à leur faim ; cette réflexion, utilisé aussi jadis par Lénine mais dans d'autres circonstances, aboutissait par exemple lorsque vous croisiez un sans-travail dans la rue, à vous faire penser que c'était un fainéant.

Le mouvement stakhanoviste vint renforcer cette recherche effrénée de la productivité par tous les moyens. Alexis Stakhanov était un gaillard costaud, pétant la santé, chose rare en cette époque de malnutrition et de privation. L'homme fût systématiquement mis a premier plan de la propagande comme étant celui qui avait permis de pulvériser les anciennes normes de productivité. Un bon mineur de charbon, dans n'importe quel pays, ne peut extraire, péniblement que dix à seize tonnes de charbon par jour. Stakhanov prétendait en produire cinquante et terminer frais comme un gardon. Ce que les démonstrations ou les films ne montraient pas, c'est cette vingtaine d'ouvriers qui travaillaient dans l'ombre et mâchaient la tâche au « héros du travail ».

 

fin du manuscrit (qui aurait dû avoir des suites étant donné l'implication de Diran dans de multiples activités politiques jusqu'au terme de sa vie...)

 

annexes


INTERVIEW vérité sur le terrorisme de résistance pendant la guerre

 

JLR : Tu as quitté la Russie pourquoi ? Parce qu'il y avait la répression stalinienne ?

Tu es venu en France sur la ligne du parti russe après avoir été militant professionnel de celui-ci ? Tu venais pour faire le même boulot dans le PC français ? Parle sincèrement sans enrober ton discours.

Diran : C'est à dire que j'étais délégué du parti communiste égyptien dans le Komintern. J'ai fait six ans d'études marxistes à Moscou et j'ai été envoyé en Egypte. Le léninisme m'intéressait beaucoup. J'ai longtemps été un communiste très actif. Je voulais continuer en France et la guerre est arrivée. Je participais aux diverses manifestation du PCF pour l'anniversaire de la Commune de Paris.  J'ai été arrêté au cours d'une manifestation. Au cinquième étage de la Préfecture on m'a confisqué mes papiers et a été prononcé un arrêt d'expulsion dans les quarante huit heures. Je ne suis pas resté longtemps en prison car il y avait une loi qui protégeait les apatrides et qui empêchait qu'on les expulse.

JLR :  Tu es devenu à nouveau permanent de ce parti « frère » ?

Diran : non je n'étais plus permanent. J'étais militant tout simplement. Je soutenais aussi la révolution d'Espagne mais je n'y ai pas été.

JLR : quel métier as-tu exercé en France ?

Diran : Je travaillais dans une entreprise de la SNCF.

JLR : Comment est-ce que tu sens venir la guerre ?

Diran : Quand la guerre arrive, je ne m'y attendais pas comme à peu près tout le monde, bien qu'on sentait plus ou moins qu'elle allait arriver.

JLR : En tant que stalinien est-ce que tu pensais que la guerre favoriserait la révolution ?

Diran : Non pas vraiment. On subissait l'événement mais quand il y a eu le pacte germano-soviétique c'était autre chose pour le mouvement...

JLR : Mais qu'est-ce que tu en as pensé de cet étrange pacte avec le diable ?

Diran : On pensait qu'il allait y avoir un bouleversement du monde. On pensait que le monde impérialiste allait pousser Hitler contre Staline  pour tirer les marrons du feu.

 JLR:Tu étais donc pour ce pacte ?

Diran :  Oui je l'approuvais car cela empêchait la destruction de la Russie. Je pensais que dans la guerre avec les impérialismes Hitler affaiblirait le capitalisme et, restant en dehors de la guerre, l'Union soviétique redeviendrait le pays le plus fort. Le pacte allait ainsi permettre la victoire contre tout le système capitaliste. Hitler perdant ensuite la guerre, Staline pourrait entrer en Allemagne et établir le socialisme à sa manière.

JLR : La guerre a lieu. Qu'est-ce qui se passe pour toi ? Tu es envoyé dans un camp ?

Diran : J'ai été arrêté immédiatement et envoyé à la frontière espagnole dans le camp de Vernet où il y avait déjà des militants de la Brigade internationale. Il y avait aussi des réfugiés espagnols.

JLR : Comment ça se passe.

Diran : Des conditions misérables.

JLR : C'est la police française qui gérait tout ça.

Diran : Oui la police française.

JLR : Il y avait Arthur Koestler et d'autres, mais est-ce que tu as vu des gens mourir dans ces camps ?

 

Diran : Il y avait une trentaine d'objecteurs de conscience. Tous les matins on avait la corvée des tinettes. Ils se sont portés volontaires. C'était de jeunes français.  Un jour ils sont partis avec les gardes pour aller vider les tinettes dans la rivière l'Ariège. Ils ont aussitôt tenté de s'échapper en traversant la rivière. Les gardes ont tiré et les ont tous tués. Dans ce temps là, il faut que je te dise, on nous donnait des poids chiches de la guerre 14-18 que des chiens n'auraient même pas mangés. Pas d'assiettes, on mangeait dans la main. 39-40-41 resté jusqu'en 41. les allemands sont arrivés

 

JLR : On est en 1939. Tu es resté trois ans enfermé. Après la  venue des allemands en zone libre, tu t'es échappé ?

Diran : Non j'ai été déporté en camp de travail en Allemagne. Vers Hambourg en camp de travail   il a pu s'échapper parce que des arméniens russes qui donnaient des adresses . Il faut bien dire qu'il y en avait qui étaient national-socialistes

JLR : Mais comment tu es revenu ?

Diran : Un arménien m'a aidé, un commerçant qui avait droit d'entrer dans le camp. qui lui dit je sais qui est dans ce camp mais pour moi il n'y a pas de mauvais arménien aussi je vais te faire sortir. Il avait du pouvoir, les gens le respectaient. J'ai travaillé chez lui. Il avait des relations importantes. Il m'a donné des vêtements et fait obtenir des papiers pour que je rentre en France.

 

JLR : Tu as réussi à rentrer en France ? Et là tu as pu prendre contact avec les réseaux clandestins à Paris ?

Diran : J'ai pris contact le MOI[4].

JLR : Avec les FFI ou le MOI ?

Diran:Avec le MOI.

JLR : Qu'est-ce que tu avais vu dans les camps de prisonniers en Allemagne ? Tu as vu des gens exterminés, dans les chambres à gaz, mis dans des fours ? Qu'est-ce que tu penses de cette histoire des chambres à gaz ?

Diran : C'était des camps de travail où il y avait aussi des juifs mais là ce n'étaient pas des camps d'extermination. Les chambres à gaz ont existé mais je ne suis pas resté assez longtemps en Allemagne pour en voir, et puis les allemands ne les exhibaient pas. Les juifs qui avaient une femme non juive n'étaient pas déportés on les faisait travailler comme des esclaves. on les considérait pas, ils n'avaient pas le droit de faire un travail intellectuel

JLR : Revenons à la France. Tu prends contact avec la résistance et, selon toi, quelle est l'action à mener ? Défendre la patrie envahie ? Défendre la démocratie bourgeoise ?

Diran : Il fallait d'abord se défendre, c'était la lutte armée contre le fascisme.

JLR : Alors ce que tu racontes dans ce livre en arménien c'est vrai, vous avez jeté des grenades contre les soldats allemands ?

Diran : faire du sabotage, lancer des bombes, tuer des soldats

 

JLR : Tu as eu l'occasion de tirer sur un soldat allemand pour piquer son revolver ? Cela ne t'as pas posé des problèmes de tuer des gens comme cela ?

Diran (il rit) : je ne suis pas un tueur de nature mais c'était la guerre.

JLR : Tu crois que c'était être révolutionnaire que de tuer un soldat

 

Diran : moi j'ai pas eu l'occasion, d'autres oui mais dans la guerre j'étais révolutionnaire fanatique.  On a jamais jeté de grenades dans les cafés mais sur les blindés qui passaient.

 

 JLR : Est-ce que tu l'as fait pour obéir aux ordres et sans réfléchir, parce que tous ces attentats terroristes avaient de graves conséquences pour les civils innocents, les nazis exécutaient en suite en masse des otages par vengeance.

Diran : C'était la guerre de toute façon.

JLR : Mais quelle efficacité cela avait du point de vue révolutionnaire d'exécuter des soldats allemands ?

Diran : On n'attaquait pas les soldats, on attaquait les camions les généraux

 

JLR : Celui qui avait commencé, c'était Fabien en 1942 qui avait abattu dans le métro un officier allemand. Tu l'as connu à cette époque Fabien canonisé comme héros ?

Diran : je l'ai connu après. Comme les autres communistes rien de particulier.

 

JLR : Tu n'es pas sans savoir qu'une partie du PCF, notamment les plus anciens venus de la social-démocratie historique étaient contre la pratique terroriste, comme les Gabriel Péri et même Cachin. Les historiens fabulateurs comme Courtois ne raconte pas que les divergents comme Péri, il les a laissés livrer aux allemands. Parmi ceux qui étaient clairement contre les attentats individuels, Marcel Cachin dénonçait une action étrangère à la tradition du mouvement ouvrier. Il était alors en Bretagne et le PCF a envoyé une escouade pour le récupérer parce que ce vieux porte-drapeau risquait de nuire à la ligne de « résistance nationale » pour le ramener à la raison à Paris. Est-ce que tu te rappelles de discussions ou de polémiques entre vous sur l'utilité du terrorisme ? Est-ce que tu étais pour ou contre ?

Diran : 

Il y avait eu en effet des affiches de Cachin  dans le métro montrant qu'il était contre le terrorisme. Mais moi j'obéissais au parti. J'avais été formé en Russie et j'étais comme un soldat du parti et je ne réfléchissais pas.

 

 

JLR : Quand vous jetiez une bombe dans les autobus vous pouviez tuer des civils innocents ? Ou même de simples soldats ?

Diran : on était formé comme ça

 

JLR : ça ne te posait pas de problème de tuer des gens innocents ? Manouchian a dit dans sa dernière lettre au peuple allemand qu'il n'avait pas tué des allemands mais des nazis.

 

Diran : Maintenant on réfléchit mais à cette époque-là la révolution mondiale nous avons un parti révolutionnaire qui prévoyait la révolution mondiale pour la classe opprimée. On pensait qu'il n'y avait pas d'autre choix que celui de ce parti mondial. L' expérience nous a montré que tout ça était faux.

était

 

On était soldat. C'est un devoir de faire dérailler train militaire. On  n'entrait pas dans les détails.

 

 

JLR : Mais franchement, au regard de l'histoire quelle efficacité cela avait ?

 

Diran : face a l'occupation allemande la fin des libertés  et de la démocratie pour le peuple français c'était légitime d'être en résistance, on trouvait que notre action était juste

 

JLR : La libération  ce sont les américains qui ont libéré la France pas les attentats terroristes. Et puis il y a eu des grèves qui n'avaient rien à voir avec l'idéologie terroriste.

 

Diran : c'est la résistance qui a préparé le terrain aux américains, il y a eu des grèves et il y en a des ouvriers qui ont participé aux actions terroristes

 

 

JLR : Il y avait des ukrainiens ? Il paraît qu'ils étaient particulièrement barbares

 

Diran :  Certains oui et d'autres non. C'est pas la question principale. L'armée allemande manquait de soldats, surtout au Front russe. . Donc décision avait été prise d'enrôler de gré ou de force les prisonniers des diverses armées. Dans le sud , dans les Cévennes, des gens se sont occupés de recruter parmi les prisonniers, de les équiper en vêtements et munitions. Certains en ont profité déserter rapidement pour rejoindre le maquis. Il y a eu 2500 arméniens recrutés. Comme ceux qui étaient pris à l'armée rouge à l'Est beaucoup ont préféré résister et mourir dans les camps.l

 

JLR:Comment se passent les dernières années de la guerre pour toi ?

 

Diran : le régiment était sous le contrôle du MOI.

 

JLR : Bon la Libération maintenant. Comment est-ce que tu perçois le slogan du PCF : « A chacun son boche ? ». Qu'est-ce que tu en penses des vengeances de l'épuration ?

 

Diran : On n'est pas des chrétiens. On n'est pas des missionnaires. On est des soldats. Le soldat est aveugle. Quand le parti dit « A chacun son boche » c'est pour réveiller la combativité des gens...

 

JLR : En appelant au meurtre individuel ? Tu sais très bien qu'il s'agissait plus souvent de règlements de compte avec des voisins, ou bien des commerçants ou des histoires de détournement de biens ?

 

Diran : Des gens exécutés sans aucune raison,  je n'entre pas dans ces détails. A Belleville il y en avait un qui dénonçait les gens et ils l'ont abattu.

Je ne dis pas que j'approuve ou désapprouve. C'était comme ça.

 

JLR : Il y a eu des horreurs commises par l'armée russe, l'armée américaine, et de multiples bombardements des populations civiles, ça a été un massacre mondial.

 

Diran : Quand on rentrait dans l'armée on n'était pas là pour ramasser des fleurs

 

JLR: Quoi ? Mais on peut rester sur le terrain de la lutte de classe, de la grève, refuser de porter les armes pour la nation, pour la patrie ?

 

Diran : Je suis un soldat. Est-ce que je peux penser si c'est juste ou injuste ? Non je suis un pion dans l'échiquier.  Maintenant à 80 ans passés, si je devais combattre à nouveau,  si c'était à recommencer je le referai. On a tué des millions de gens en Arménie au début du siècle, et maintenant ils recommencent ! Les russes , soutenant l'Azerbaïdjian ont  bloqué des wagons de nourriture. Il y avait presque un million d'Arméniens en Afghanistan, obligés de tout abandonner...

 

JLR : D'accord Diran mais en n'en finirait pas d'évoquer les massacres du passé. Aujourd'hui en Russie on a un chaos économique et dans ce chaos économique il va y avoir un bordel régional concentrique, excentrique entre arméniens, azéris, en Lituanie, en Ukraine. Ce sera le bordel généralisé . Est-ce que la classe ouvrière pourra s'exprimer là dedans ? Alors qu'on aura encore des boucheries locales, des saloperies d'exécutions de masse, on ne va pas prendre un pétard pour tirer dans tous les sens ? C'est une décomposition de la société et on ne peut pas penser que seul le prolétariat peut représenter la solution ? On ne peut pas oublier la position de Lénine avec le défaitisme révolutionnaire en 1914, à ce refus de classe de refuser de combattre pour un camp ou un autre. C'était la seule voie, difficile, un temps utopique, mais la seule bonne et qui a réussi provisoirement jadis. Il en s'agissait pas de se battre dans les maquis, de se glorifier de tuer des soldats allemands. Il fallait se placer du point de vue de la grève, de la lutte de la classe ouvrière contre la guerre avec ses principes. Tant que la classe ne bougeait pas on ne pouvait rien faire, surtout pas participer à une boucherie. Parce que finalement tu as participé à une boucherie. Si tu avais eu une autre formation que la formation stalinienne que tu as eue, tu aurais repris le chemin de Lénine. Le chemin de Lénine en 1914 ce n'était pas le terrorisme, ni donner appui aux démocraties dans la guerre contre Hitler. Il y avait une position classique maximaliste et elle a été défendues par de toutes petites minorités au cours de la guerre. Je ne parle pas des trotskistes puisqu'ils ont participé à la résistance, même Barta qui s'occupait de faire des faux papiers pour aider les requis de STO à en réchapper, mais dans le cadre des FFI.

 

Diran : Trotsky et Staline c'est la même nature, Trotsky a tué autant que Staline

 

JLR : Il y a eu des minorités qui appelaient à la fraternisation à la Libération qui appelaient à ce que les soldats des différents pays fraternisent.

 

Diran :  Je vais te dire une chose. Moi j'ai pleine confiance en Gorbatchev

 

JLR : Mais Gorbatchev est dépassé par les événements

 

Diran : c'est une révolution démocratique dans l'économie et dans le système le résultat va être avantageux. Il n'y aura pas de chaos. C'est  pas pas une révolution avec les armes.

 

JLR : Tu fais fausse route...

 

Diran : Je vais te dire pourquoi il y a une crise économique. Le système russe avant était une économie forcée. Conséquence : soixante millions de tête de bétail tuées, il n'en reste que trois millions. Les paysans étaient contraints de tuer leur bétail parce que celui qui avait un cheval et cinq ou six moutons était considéré comme un capitaliste. On avait pensé que la collectivisation allait donner des résultats mais en fait ce fût la pire exploitation, le règne du vol et du gaspillage. On leur volait le bétail et on les envoyait en Sibérie. En réalité c'étaient eux les meilleurs ouvriers qui produisaient la richesse du pays  Expédier dix huit millions de paysans  en Sibérie, ça c'était ca qui était criminel. On avait supprimé toute initiative privée. Les directeurs et chefs du parti se comportaient comme des voleurs contre ces paysans qui n'avaient même pas de tracteurs. On pensait qu'il y aurait plus d'exploitation mais on était tombé dans la pire exploitation. C'était encore plus difficile d'en finir avec le capitalisme parce que Staline avait créé une nouvelle classe bourgeoise de profiteurs et de voleurs . Dans le capitalisme il y a au moins un rapport de force, il peut donner aux ouvriers et ceux-ci peuvent lutter pour une amélioration. Le Capital se base sur une évolution normale de la société.

 

JLR : Une dernière question : comment on va mettre fin aux guerres qui vont éclater partout ?

 

Diran : Je ne crois pas qu'il y aura la guerre

Ils peuvent faire sauter la planète. L'Amérique, la France, etc. Il y aura des petites guerres et faut lutter contre ces guerres et il faut des gens raisonnables.

 

JLR : et la classe ouvrière dans tout ça ?

 

Diran :elle doit participer à la lutte anti-impérialiste et contre la guerre La classe ouvrière elle se détermine entre l'impérialisme et entre la guerre, toujours contre la guerre.

 

EN NOTE : FFI : Les Forces françaises de l'intérieur (FFI) sont le résultat de la fusion, au 1er février 1944, des principaux groupements militaires de la Résistance intérieure française qui s'étaient constitués dans la France occupée : l'Armée secrète (AS, gaulliste, regroupant Combat, Libération-Sud, Franc-Tireur), l'Organisation de résistance de l'armée (ORA, giraudiste), les Francs-tireurs et partisans (FTP, communistes), etc.

 

 

 

LE MYTHE DU COLONEL FABIEN

  Interview du Dr Raymond Boutroy (décédé le 3 octobre 2012)

  (publié en 1989 in A bas la guerre, de Pierre Hempel, mon nom d’auteur)

 

 

PH : L’avant-guerre et le mythe de la Russie soviétique, comment les avez-vous vécus ?

 

Raymond Boutroy : Le PCF faisait valoir le « paradis soviétique ». C’était le mot clé qui devait faire rêver la classe ouvrière qui, à cette époque, n’avait pas toutes les facilités matérielles qu’elle a maintenant. Personnellement je comprenais mal. J’étais jeune. Je préparais mon bac. J’avais d’autres préoccupations que de méditer sur la Russie soviétique. J’avais lu le Capital de Karl Marx quand j’avais 19 ans. A un moment donné, cela m’avait séduit. Cela me paraissait très généreux. Quand on est catholique, cette espèce d’orientation généreuse vers les pauvres et les malheureux, a quelque chose d’intéressant. Mais c’est finalement un catholicisme sans Dieu, avec des objectifs purement matériels. Quand on voit l’efficacité limitée du catholicisme au cours des siècles, même avec un Dieu, on voit où ça mène. Effectivement, sans motivation métaphysique, le communisme n’est qu’une autre façon de gérer l’humanité.

 

PH : C’est ce que vous pensez à 19 ans ?

 

RB : Non, c’est ce que je pense maintenant. A 19 ans, je ne savais pas ce qu’il fallait en penser. C’était un point d’interrogation. Des bruits étaient tout de même colportés sur les brutalités staliniennes, les camps dans le canal de la Mer Blanche. On avait entendu parler de 200.000 déportés le long du canal de la Mer Blanche, dans des conditions dramatiques. Les condamnés de droit commun les moins solides étaient destinés à une mort lente.

 

PH : Aviez-vous lu cela dans la presse ?

 

RB : Non, çà se disait. Ensuite nous avons eu le procès de blouses blanches et des trotskystes. Et avec Staline était réactivé l’antisémitisme traditionnel des Russes, avec les pogromes. Lénine, derrière Trotsky, était à l’origine de tout ça, de la révolution, du renversement du tsarisme… Mais je ne me suis pas beaucoup intéressé aux problèmes politiques à cette époque-là. J’étais étudiant boursier. Je vivais avec la moitié du SMIC actuel. Ma préoccupation majeure était de survivre… Mon père avait été ruiné. Il possédait une usine de dentelles. Mes ancêtres sont à l’origine de cette industrie dans la région calaisienne. Cette industrie était florissante avant la guerre de 1914. Elle avait été ravagée vers 1930-32. La crise avait été considérable. Mon père avait dû se recycler. Il était devenu huissier.

J’étais pion dans une série d’Etablissements, collèges et écoles privées. Je faisais cela en même temps que mes études de médecine, peut-être plus rigides et plus exigeantes que maintenant.

J’ai subi une série de phénomènes… d’événements en événements, cette aggravation permanente pendant dix ans de la situation politique et économique mondiale. Les hommes étaient dépassés par les événements. Le pire semblait devoir advenir par une sorte de fatalité. Je ne l’ai compris que maintenant. Cela se manifestait par une dégradation de l’appareil politique, qui me rappelle un peu ce qui se passe maintenant… Absence totale de réalisme… Absence totale de position à long terme. Nous avions un centrisme (républicain) aussi féroce qu’actuellement, des radicaux genre Daladier qui ne prenaient jamais position catégoriquement. En présence d’une puissance comme l’Allemagne que le Traité de Versailles avait mise à genoux, condamnée à un chômage et à une misère épouvantable, une destruction du système monétaire et industriel qui avait amené un mouvement de désespoir : le nazisme. Depuis la fin de la République de Weimar, aussi lamentable que la nôtre, les extrémismes avaient triomphé et s’étaient entredéchirés. Pendant tout un temps, il y avait eu des combats de rue permanents en Allemagne, une guerre civile larvée.

 

PH : Comment vivez-vous la déclaration de guerre et votre propre mobilisation ?

 

RB : On sentait venir une impasse. Le jour de la déclaration de guerre, j’étais avec mon père, en train de collecter des traites bancaires chez des commerçants dans un village, en Côte d’or. J’ai entendu le tocsin. Mon père qui avait fait quatre ans de guerre dans l’infanterie, s’est mis à pleurer… parce qu’il avait trois fils. Et, pour lui, par projection, il voyait déjà venir la mort de ses fils. Nous, nous ne comprenions pas. Il y avait tout de même une atmosphère lourde sur toute la France. Les vieux comprenaient mais les jeunes étaient plus ou moins inconscients du cataclysme qui se préparait.

Après la déclaration de guerre de 39, j’étais retourné à la Faculté de Dijon. Puis j’avais été mobilisé en juin 40, juste avant la débâcle. Je n’avais pas été mobilisé tout de suite parce que j’étais de la classe 39-3. C’est la classe 39-2 qui avait été mobilisée tout de suite. Il n’y avait pas d’installations convenables pour nous recevoir. L’armée était dans un état de désordre épouvantable. On m’a habillé avec des pantalons bleus de 14-18.

 

PH : Est-ce que ces mois de drôle de guerre ont passé vite ? N’êtes-vous pas restés inactifs ? Le pacifisme était dominant dans la population ?

 

RB : Il y avait un optimisme, une passivité confortable entretenue par des imbéciles. L’optimisme de Daladier et Chamberlain, de retour de Munich où ils avaient pris un coup de pied dans les fesses. Hitler leur avait dit : « Fermez vos gueules ou je vous brise les reins ! »

 

PH : Daladier a pourtant dit en aparté en voyant la foule qui l’accueillait en liesse : « les cons » !

 

RB : Oui, mais la béatitude était générale. Tous les français étaient cons, conifiés par la presse et par les hommes politiques. Ne nous avait-on pas fait une ligne Maginot « imprenable » ? On pouvait donc continuer de faire les cons derrière la ligne Maginot ! J’ai vu glorifier sur les affiches le débarquement e Norvège. C’était la grande victoire française. Les français avaient occupé un fjord au nord de la Norvège, qui était difficilement accessible pour une offensive allemande puisqu’il y avait des montagnes autour. On s’était cramponné à çà. On s’accrochait à des détails. On se félicitait de nos navires qui croisaient dans les eaux germaniques, de nos patrouilles dans la forêt de la Hartz, à la frontière de la Lorraine. On parlait de l’héroïsme des Polonais… Après le partage en deux de la Pologne avec le pacte germano-soviétique, on a vu là un nouvel équilibre. Derrière notre ligne Maginot on poursuivait la belle époque… Je me rappelle de cette affiche qui, avec le recul du temps, s’avère effroyable : « Aidez-nous à forger l’acier victorieux ! Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». On entretenait une espèce d’euphorie tranquille. Mes camarades qui étaient mobilisés à cette époque dans les camps de la ligne Maginot, m’ont raconté qu’ils étaient surtout préoccupés, lorsque l’intendance leur fournissait la bouffe, de ne pas laisser les cuisiniers du régiment préparer la pitance, mais – comme ils avaient du temps libre – de s’en occuper eux-mêmes.

 

PH : Est-ce que vous étiez au courant des déclarations des partis politiques ? Des arrestations de militants ? La censure s’exerçait ?

 

RB : On s’occupait surtout à survivre. Mon problème c’était de bouffer.

 

PH : Votre réaction au moment de la déroute ?

 

RB : Effarant. Je faisais mes classes à Dijon dans une école qui avait été transformée en caserne, avec des étudiants en médecine. J’ai vécu çà comme une espèce de gâchis de temps. On était plus ou moins cloîtré, sans besogne bien précise, attendant je ne sais quoi. Peu de temps s’est écoulé pour moi : mobilisé en mai, la débâcle est arrivée en juin. J’ai passé un mois à perdre mon temps dans une atmosphère nulle à a caserne, avec des brimades de sous-officiers stupides, sans intérêt. Je me souviens très bien que, à un moment donné, j’avais emprunté de l’encre au bureau du régiment, pour me dessiner un jeu d’échecs sur du papier, pour tuer le temps. Lorsque le sergent a appris que j’avais utilisé l’encre « de l’armée », il a haussé la voix : « Il nous a piqué un flacon d’encre d’armée ! »… Je me suis fait engueuler. On m’a menacé de trois jours de tôle.

J’avais un caporal chef dans ma chambrée. On l’appelait « Bige » (il faisait toujours : « big, big »). Le soir, quand nous laissions la lampe allumée, n’ayant pas envie de nous coucher, Bige lançait sa chaussure et ne ratait jamais la lampe. Il foutait la lampe en l’air avec sa godasse. La bouffe… j’ai laissé mes notions d’hygiène d’étudiant en médecine à la porte des cuisines… Nous avions un seul balai. Il servait à balayer les tables, la cour et les chiottes. En tant qu’étudiant en médecine, je commençais par les tables parce que ça me répugnait de commencer par les chiottes (rires).

Puis, des bruits de défaite nous sont parvenus. Dunkerque encerclé. Atmosphère d’inquiétude. On ne s’attendait vraiment pas à ce que la ligne Maginot soit détournée. Ensuite on a vu passer les Luxembourgeois et les Belges qui cavalaient avec des vélos et des voitures. J’ai même été parrain d’un petit Luxembourgeois qui était né en cours de route et qui fût baptisé sur place.

 

PH : Avez-vous vu arriver les Allemands ?

 

RB : Non, j’avais changé de caserne. On nous avait dit à nous les étudiants en médecine d’aller à la gare de Porte Neuve près de Dijon, une gare de triage. Nous sommes partis à une cinquantaine. Un train sanitaire contenant des blessés était en gare. Nous nous sommes joints aux infirmiers pour organiser l’étalage des blessés, débarquement et placement des brancards sur les quais. Je devais, comme étudiant, les classer, c'est-à-dire leur mettre des étiquettes. Il y avait trois à quatre types d’étiquettes. On en mettait sur la vareuse. La plus grave signifiait que ce n’était même pas la peine de transporter le blessé. Il fallait attendre qu’il claque. Une autre signifiait : « A transporter d’urgence ». Une autre : « demi-urgence ». Et enfin : « Peut attendre ».

Je devais organiser également la distribution d’une espèce de breuvage, du thé au rhum, utilisé depuis 14-18. J’avais un minimum de bon sens pour orienter les malades. Je ne crois pas avoir commis d’erreur.

Voici ce qui m’a frappé et terrorisé sur le quai de cette gare. Parmi les corps reposés sur les brancards, il y avait deux aviateurs allemands, en mauvais état. L’un avait les deux jambes pratiquement fracassées. A mon avis, il n’en avait plus pour très longtemps. Ces deux aviateurs avaient bombardé avec un stuka la gare de Château-Thierry. Leur avion s’était mal redressé, ou bien ils avaient été touchés. En tout cas ils avaient percuté le sol. Ces deux officiers se trouvaient donc en très mauvais état. J’ai donc voulu leur donner du thé au rhum, la boisson stimulante, classique de l’armée française, la même qu’on donnait pour que des types montent à l’assaut à Verdun. On les rendait un peu paf pour qu’ils oublient les balles…

 

PH : Mais les balles ne les oubliaient pas !

 

RB : Elles ne les oubliaient pas en effet. Donc j’ai voulu commencer à leur donner à boire, et à celui qui me semblait en plus mauvais état. Mais il m’a sorti :

-          Nein ! Heil Hitler !

 

J’ai été traumatisé. J’ai perçu là, en comparaison du « je m’enfoutisme » généralisé en France, un tonus extraordinaire en face ! J’ai pensé que le fanatisme qu’on nous décrivait volontiers, pour l’autre côté, derrière Hitler… il existe ! Voilà un type qui va claquer dans quelques heures et qui me sort « Heil Hitler ! » quand je veux lui donner à boire. J’ai eu la perception que la guerre était foutue. S’il n’y a que des gars comme ça en face, face aux lopettes et au « je m’enfoutisme » généralisé chez nous, il n’y a aucune raison de gagner une guerre dans des conditions pareilles !

Evidemment au cours des jours suivants, la déroute s’est accentuée. Je dois dire, malheureusement que, des officiers et sous-officiers d’active de notre régiment, un soir, ou la nuit à la dérobée, se sont emparés de véhicules sanitaires et sont partis en laissant les jeunes recrues moisir dans la caserne. Au matin, nous ne savions que faire. Nous avons pris la direction de la gare de Dijon avec notre barda. Lequel barda j’ai d’ailleurs largué au fur et à mesure car il était trop lourd. Nous sommes arrivés devant la gare centrale de Dijon. IL y avait là des milliers de personnes, de réfugiés, de citoyens de toute sorte autour des gares. Il n’y avait pratiquement pas de trains. Des forteresses volantes allemandes passaient à quatre ou cinq cent mètres de haut. Il est évident que s’ils avaient voulu tuer des milliers de personnes, ils n’avaient qu’à lâcher leurs bombes. Manifestement, ils étaient si sûrs de leur réussite qu’ils n’avaient plus besoin de cette boucherie.

Quand on est jeune, à vingt ans, on est démerdard. J’ai réussi à monter avec quelques copains dans un train qui était semi réservé à des militaires. On est parti vers le Sud. Huit jours pour atteindre Bordeaux. On avait accroché le double de wagons à une locomotive poussive. Les wagons étaient deux fois trop pleins. Dans le Massif central, tous les jeunes comme moi sont descendus et on a poussé le train pour qu’il franchisse le col du Lioran. Les côtes faisaient six kilomètres. Le train patinait et on poussait pour l’amener de l’autre côté du versant. On ne mangeait pratiquement pas. Dans les villages, les réfugiés étaient passés avant nous et il n’y avait plus rien. Dans un village, j’ai réussi à arracher des tablettes de chocolat à un aviateur polonais. Ailleurs j’ai réussi à m’emparer d’un cageot de cerises…

Arrivé à Bordeaux, alors que je souhaitais m’embarquer pour l’Angleterre, les Allemands étaient là avant nous… A Port Vendre, le dernier cargo était parti. J’ai compris que je ne pouvais plus m’évader. J’ai été à la caserne Robert Piquet où je suis resté quinze jours, trois semaines… Je suis parti ensuite avec un certain nombre de copains vers le Sud, vers la frontière espagnole, à un endroit appelé « Les Eauxbonnes ». On avait l’espoir de pouvoir franchir la frontière, en profitant du désordre général parce que l’occupation allemande était encore très ténue. J’ai passé la nuit sur le ballast du chemin de fer en face du Gave de Pau. J’apercevais Lourdes de l’autre côté. J’ai failli me noyer dans le Gave glacé.

On a couché dans les hôtels de la ville d’eau désertée. Notre gag était d’aller chercher la soupe à la cuisine roulante avec les pots de chambre de l’hôtel. On nous servait la ratatouille dans les pots de chambre. Je suis resté un mois parce qu’il n’était pas possible de franchir la frontière. Au mois de septembre est arrivé une espèce d’ordre… on ne savait pas d’où, comme quoi les jeunes du contingent comme nous devaient être affectés aux chantiers de jeunesse. Entre temps, j’avais pu constater   que le plus grand désordre régnait dans les hôpitaux : marché noir, détournement de nourriture. Quand j’ai voulu mettre les pieds dans le plat, tout le monde s’est retourné contre moi. Je n’ai pas insisté. La pagaille régnait. Les ordres venaient de je ne sais où. Mais, jeune conscrit, il suffisait qu’un ordre arrive et je me mettais au garde à vous. J’avais été élevé dans ma famille dans une notion de patriotisme aigu, et je crois que je serais facilement mort au combat si on me l’avait demandé.

 

PH : Vous n’aviez pas envie de déserter, de vous sauver tout seul ?*

 

RB : Non, j’avais envie de me battre. J’avais travaillé avant à l’hôpital Saint-Antoine où un psychiatre célèbre de l’époque m’avait dit que j’étais un idéaliste passionné. J’y suis resté étudiant pendant un mois. Je crois avoir démontré au cours de ma vie que j’étais un idéaliste passionné. Je ne suis pas non plus la forme standard. Je suis marginal dans mon genre.

Je suis placé aux chantiers de jeunesse pendant six mois. J’ai été envoyé dans la vallée de la Durance. Nous n’avions pratiquement rien, excepté une toile de tente. J’ai couché sous la tente avec Félix Gaillard, futur Premier ministre et avec M.E. Nous avons vécu dans des conditions extrêmement pénibles, ayant à peine à manger. On nous faisait chanter des chansons pétainistes : « Maréchal ! Nous voilà…. ». On enterrait des chars abandonnés lors de la débâcle. On les mettait dans des trous sous des feuillages. On les entretenait pour la revanche future… 

PH : Ils y sont toujours ? 

RB : Peut-être oui… On faisait cuire des carottes de Cavaillon. Nous abattions du bois dans cette vallée de la Durance. Nous collections le bois des forêts brûlées. Nous provoquions l’amertume des bûcherons locaux parce que nous étions des gars du Nord qui étions capables de faire le double abattage de ce qu’ils faisaient. On mangeait des couleuvres et des écureuils qu’on faisait descendre des arbres en tapant sur nos gamelles. On a mangé des rats. Nous avons déterré les vieux chevaux à la retraite, morts, pour les manger (…) Mon régiment a été à la pelle dégager la neige dans la gare de Tarascon.

 

PH : Est-ce que vous menez une réflexion politique, est-ce que vous discutez entre vous de la situation ?

RB : A l’époque, j’ai vécu Pétain comme un renouveau d’ordre et de vertu par rapport au foutoir que j’avais vu avant la guerre et au moment de la débâcle. Dans cette énorme détresse, les Français ont eu un examen de conscience. Dans la misère il y avait une solidarité, un culte de valeur morale – à tort ou à raison si on prend du recul – mais cela représentait une atmosphère morale, une fraternité entre Français que je n’ai plus jamais retrouvée depuis. On s’aimait. On s’aidait. On se voulait du bien. Tous, quelle que soit l’origine, qu’on soit communiste ou royaliste. On voulait survivre sous l’occupation.

PH : Vous pensez que toutes les sensibilités politiques en France se retrouvaient dans cette ambiance ?

RB : Oui, puisqu’il y avait une catastrophe commune qu’il fallait franchir. Il fallait attendre. Et comme disait la chanson : « Nous voulons que la France renaisse » (…) « Sauvons la France avec joie et passion ». J’ai découvert que je n’étais pas mauvais en sport, et en boxe en particulier où j’ai foutu en l’air tous les types qu’on a mis en face de moi. Je me suis fait dérouiller à la finale par un type qui était flic, bâti comme un roc (…). J’étais devenu un homme de la jungle. Je me baignais dans la Durance au mois de décembre (…). Je faisais du sprint pieds nus dans la neige un peu comme « m’as-tu-vu ? » pour épater les copains. C’était la lutte contre le laisser aller. Je refusais l’effondrement.

Personne ne se vantait d’être militant de quoi que ce soit. On militait surtout pour survivre, pour l’avenir. Le passé et le présent étaient tellement affreux  qu’il fallait tous se cristalliser sur l’avenir. Libéré des chantiers de jeunesse, je suis parti à Paris pour continuer mes études. J’étais dans la conférence d’externat du professeur Milliez. Cet homme, sachant que je n’avais pas un rond, me faisait mes conférences à l’externat gratuitement. Je suis resté un an et demi, puis je suis retourné à Dijon (…) Je ramenais à Paris des godasses fauchées dans un souterrain de l’hôpital de Dijon où les soldats allemands entreposaient leur matériel. Je les vendais et cela me permettait de survivre. Mais, à un certain moment, nous les jeunes étudiants nous en avons eu marre de voir sur les murs de Paris les listes de fusillés sur ordre de la Kommandantur pour diverses raisons. Nous avons pensé que nous ne pouvions pas continuer à faire des études tranquillement quand des Français se font fusiller. Je rejoins le comité national de la résistance aux côtés du professeur Milliez (…).

PH : Vous remettez donc en cause ce que vous pensiez en bien de Pétain ?

RB : Non, je n’étais pas hostile à Pétain. Je considérais que Pétain était un homme d’un certain âge, qui ouvrait le parapluie tant bien que mal. On ne pouvait pas lui reprocher de ne pas aimer les Français, ni dire qu’il voulait le triomphe de l’Allemagne. Il s’était battu en 14-18 pour que ce ne soit pas le cas. C’est un homme du Nord dont le langage et le comportement se rapprochent du mien. Il a fait ce qu’il a pu dans des circonstances où on ne pouvait pas faire autre chose. Je bascule du côté de la résistance parce qu’il y a des faits que je ne peux pas supporter. Et j’estime que la fin de l’occupation est nécessaire parce qu’à l’échelle individuelle on ne peut pas s’accommoder d’une situation de cet ordre. Par ma culture et par mes origines, je ne peux pas accepter que la France soit un pays soumis.

Le professeur Milliez nous avait fait valoir qu’il y avait de grosses difficultés dans les provinces et dans les maquis. Des gens de toute sorte étaient convoqués pour le travail obligatoire. Des communistes, des FFI allaient se réfugier dans les bois. Mais vingt types dans un bois qui, pour survivre, allaient chercher tous les jours chez les paysans des environs des volailles, entrainaient des attitudes de rejet. Cela constituait une amputation de l’économie de ces paysans dans une période où la victuaille se vendait très cher au marché noir éventuellement. Dans certains cas, des paysans dénonçaient l’existence d’un maquis qui les ponctionnait, pour être débarrassés de ces prélèvements alimentaires. J’ai été chargé comme bien d’autres d’aller en province avec des valises pleines de billets de banque imprimés à Londres, pour les remettre aux chefs de maquis. J’étais chargé de la Bourgogne, surtout la Haute-Saône, le Doubs (…). A Dijon, j’étais logé par une teinturière de la rue principale dont le neveu avait été fusillé par les Allemands (…). J’avais rendez-vous à Paris dans les WC derrière le Grand Palais. On me remettait une valise remplie de billets de banque. Je me suis toujours fait un point d’honneur de ne pas toucher un seul billet. Quand la guerre a été finie, j’étais aussi pauvre que quand elle a commencé. C’était mon honneur (…). J’ai eu aussi l’occasion de rencontrer ainsi un certain nombre de chefs de résistants notoires auxquels je distribuais ces billets de banque. Cela m’occasionna parfois des rencontres scabreuses ou au risque de ma vie… comme quand j’ai dû sauter de l’Express de Belfort lancé à cent à l’heure, alors que je m’étais rendu compte que la Feldgendarmerie inspectait le train. Je m’en suis tiré. Je me suis aperçu que j’avais traversé un champ de mines qui entourait le viaduc près duquel j’avais sauté du train.

J’avais monté ensuite un hôpital clandestin dans la région de Vesoul où les habitants me connaissaient bien et se souviennent de moi. Le jour où les Allemands l’ont su, j’ai pu me sauver par l’un des escaliers pendant qu’ils montaient l’autre escalier. J’avais monté là une salle d’opération. J’avais amené tout le matériel de Paris, grâce à Milliez, en train. Après le débarquement américain en Provence, notre travail était devenu difficile, les Allemands exerçant des contrôles de plus en plus stricts. Je suis reparti vers ma zone de résistance avec une bicyclette et une remorque, en passant par des chemins vicinaux et forestiers. J’ai traversé la Saône en me jouant de la surveillance de la sentinelle allemande (…).

Pour la dernière fois, j’ai été à Vesoul. Il y avait eu la révolte de l’armée de la Saône. Il y avait trois cent Ukrainiens engagés par l’armée allemande qui étaient restés livrés à eux-mêmes au moment du débarquement en Normandie, 1944. Ils étaient en porte- à- faux. C’étaient des brutes. On avait négocié de leur donner deux tonnes de chocolat… parachuté s’ils se débarrassaient de leur personnel d’encadrement allemand. En une nuit, ils ont égorgé soixante dix officiers  allemands qui logeaient avec eux. Le spectacle était effarant. Devant un massacre aussi scandaleux, l’armée allemande n’est pas restée sans réagir. Ces Ukrainiens étaient partis se réfugier dans une forêt. Nous ne pouvions pas les laisser tomber (…). ON avait mis à notre disposition un véhicule coupé Peugeot dans lequel on avait bourré du coton brésilien, des mitraillettes sous le plancher, des armes diverses, des boites de pansements et de chirurgie ; parce que je commençais à avoir un certain talent chirurgical, pour aller soigner les blessés et les malades de ce maquis ukrainien. Micheline tenait le volant, et dans cette voiture, outre moi-même, un camarade de Vesoul montait à bord. Au matin, nous avons été arrêtés à un leu dit Charrier-les-Vesoul où les Allemands avaient établi une embuscade. Deux maquisards Français de Vesoul, qui encadraient les Ukrainiens, gisaient sur le sol. Ils avaient été passer un moment avec leurs femmes à Vesoul. Au retour les Allemands les avaient pris et fusillés. On nous avait fait descendre de voiture. Nous étions debout, les bras en l’air, derrière les deux types allongés par terre. Nous étions devant le poteau d’exécution. J’ai eu le réflexe de brandir une fausse carte de la Croix rouge allemande qui m’avait été imprimée à Paris par Milliez. J’ai gueulé que c’était scandaleux de tuer un médecin qui ne fait que son devoir et qui soigne les blessés de toutes les nations quelles qu’elles soient… Un jeune lieutenant allemand est venu sur ma gauche et a commencé à me dire :

-          Qu’est-ce que fous foulez ?  

J’ai senti dans le regard de cet officier qu’il n’allait pas me flanquer par terre comme les deux types au sol agonisant, agités de soubresauts, perdant à flots leur sang. L’officier est parti voir le Feldwebel qui commandait le poteau d’exécution. A ma droite, il y avait un groupe de femmes qui avaient dû assister à l’exécution, qui se cachaient la figure en sanglotant. L’officier allemand est revenu vers moi, m’a reposé des questions… J’ai senti qu’il ne voulait pas me tuer. Il m’a dit :

-          fous zêtes libre !

La voiture n’avait pas été fouillée… En retournant vers la voiture, j’ai eu un éblouissement. C’est la seule fois de ma vie où j’ai perdu connaissance pendant quinze secondes. Je suis tombé sur le bitume. Comme médecin, j’attribue ça à une décharge d’adrénaline. On est lâche ou héros en vertu de mécanismes que nous ne maîtrisons pas. Je n’ai pas eu peur pendant… J’ai eu peur après. Je m’étais battu comme un chien menacé de mort. J’aurais voulu retrouver cet officier allemand après guerre, mais en vain. Il m’avait sauvé la vie de façon étonnante. Les Allemands étaient d’autant plus féroces à ce moment-là que la résistance avait fait sauter un pont de chemin de fer. Il y avait des centaines de wagons qui transportaient du ravitaillement, des chars, des munitions pour le front de Normandie. Les trains étaient bloqués. C’était la fin de la résistance, les Allemands étaient de plus en plus pris en tenaille par les Américains. Leur séjour n’était plus que de courte durée. Je dois vous dire tout de même que notre maquis, de cent cinquante à deux cent personnes, avait été cerné. Je m’étais levé en courant de la maison de ce hameau de Vaux, avec un copain. On s’est trouvé nez à nez avec un officier allemand de la division Das Reich dans la rue. J’ai eu une hésitation à le tuer alors que j’avais ma mitraillette en main. Moi, médecin, tuer quelqu’un en face de moi ?

Je restai interloqué. Mon voisin par contre lui a envoyé la décharge de sa mitraillette, alors que l’officier s’apprêtait à son tour à prendre son revolver et à nous ajuster. Il était aussi surpris que nous. On l’a enterré très rapidement dans un jardin pour que ses collègues ne le retrouvent pas et se livrent à des représailles. (…) Mon voisin avait récupéré les objets de l’officier et son argent français. Il me proposa de partager. J’ai refusé :

-          Je ne veux pas de ça ! 

Certains ont été courageux jusque dans la mort, d’autres ont profité du désordre pour s’enfuir en volant du matériel parachuté. (…)

PH : Comment se passe la Libération ? Comment la vivez-vous ?

RB : Le maquis avait décidé d’aller rejoindre les Américains. Au moment où nous les avons aperçus, on est sorti de notre bois pour aller à leur rencontre. Croyant avoir affaire à des Allemands, ils ont tiré. Mon voisin de chambrée a été tué. Je n’ai eu que le temps de me coucher par terre. Les balles me passaient à dix centimètres au-dessus du dos. Nous avions parmi nous deux pauvres Allemands prisonniers qui nous aidaient à porter nos brancards. L’un d’eux, un autrichien, s’était mis à genoux devant moi et m’avait demandé de le sauver. Tout comme l’autre, allemand de trente cinq  ans, qui, suant à grosses gouttes, m’avait aussi imploré de le garder vivant. Je les avais gardés avec moi comme brancardiers. Mais dans le désordre, des maquisards, qui avaient eu des membres de leur famille tués, en ont profité pour les tuer, sans que je puisse intervenir. C’est resté une tache dans l’histoire de notre maquis.

PH : Avez-vous eu l’occasion de tuer au cours de cette guerre ?

RB : Non. Dans le film « Le pont de la rivière Kwaï », il y a une scène qui m’a toujours frappée. Un colonel dit à un jeune type envoyé en commando :

-          êtes-vous sûr de savoir tuer ?

Il répond :

-          Parfaitement mon colonel 

Et, au moment où il se trouve dans le combat, il se fait tuer plutôt que de tuer. Moi, j’ai vécu ça. Finalement, face à cet officier SS, j’étais à deux doigts de me faire tuer, parce que, de par mon éducation, je ne suis pas sûr de savoir tuer. Encore maintenant, je ne suis pas sûr de savoir tuer un homme en face de moi quel que soit son uniforme… ça me donne une telle répugnance… C’est mon voisin qui a tué. Moi, je n’ai pas su tuer. Peut-être aurais-je tué dans le demi-seconde où il a sorti son revolver ? Mais j’ai tout de même eu un temps d’hésitation (…). La rencontre avec les Américains a été un peu spéciale. J’étais le seul du maquis à bargouiner anglais. Ils m’ont conduit auprès de leur colonel sur une coline, le Mont Jésus, qui était bombardé. Sous les rafales et les explosions de mortier, je remarquais que les Américains se couchaient toujours après moi. Ils se couchaient quand les éclats étaient déjà passés. Moi je me couchais au sifflement. Ils arrivaient un peu en amateurs…

Tous les Américains s’enterraient dans des trous avec des réchauds à essence, avec un menu en boite de conserve qui nous faisait rêver. C’était le grand luxe par rapport à ce que nous connaissions nous maquisards. De temps en temps un obus allemand tombait sur un de ces trous recouverts d’une tente. Cela n’avait pas l’air de gêner les autres ni d’interrompre leur pitance.

J’arrive devant le colonel. Une rafale retentit soudain. Je me jette au sol en vitesse. Puis, quand je me suis relevé, j’ai dit :

-          excusez-moi mon colonel, je n’ai pas encore l’habitude.

 

Il m’a répondu, tout en continuant à boire son café :

-          nous non plus !

 

(rires)

 

Il m’a demandé où étaient les Allemands. J’ai commis l’erreur de lui indiquer du doigt sur sa carte le Mont Jésus  où se trouvaient les batteries allemandes. Il a tracé un trait sur deux cases de deux kilomètres de côté. Une demi-heure après, arrivait toute une kyrielle de camions américains avec des soldats noirs qui débarquaient des caisses de mortier. Ils se sont mis à tirer n’importe comment dans le carré que j’avais indiqué à l’officier américain. Comme des dingues ils ont envoyé des tonnes d’obus. Les Allemands en ont pris plein la figure, mais les Français aussi… Je me suis reproché d’avoir donné cette information parce qu’ils tiraient n’importe comment, dans le tas. Ils ont arrosé huit kilomètres carrés à la tonne (…).

Je m’engage ensuite comme volontaire dans l’armée pour la durée de la guerre. On m’affecte alors au régiment du colonel Fabien. On m’a fait savoir par la suite qu’on me plaçait dans ce régiment composé de FTP, de communistes, parce qu’on voulait des gens plus calmes, capables de les structurer, de régulariser cette armée ?

 

PH : En complicité avec le PCF ?

 

RB : Sans doute. Mais c’était plus une cohabitation qu’un accord parfait. Car, le colonel Fabien appelait les officiers de l’armée française « les naphtalinards ». Je me suis retrouvé près de Thionville où se trouvait le premier régiment de Paris. Le colonel Fabien était à la tête de ce régiment, je ne sais comment… mais avec le commandant Dax qui avait fait avec lui les brigades internationales en Espagne, et le capitaine Lebon qui avait été condamné pendant la drôle de guerre, au moment du pacte germano-soviétique, pour propagande défaitiste dans l’armée française. J’ai été surpris de leur comportement. Par exemple, le commandant Dax avait amené avec lui sa femme. Les gens disaient que dans les déplacements, il allait volontiers dans les châteaux où Madame Dax jouait à la châtelaine… Comme quoi on passait facilement du prolétariat à l’aristocratie. Madame le commandant se servait aussi à l’hôpital. Je me suis aperçu que la pureté doctrinale n’était pas seule en cause. C’étaient plutôt des aventuriers. UN jour, alors que j’étais présent à l’Etat-major du colonel Fabien, il m’a montré sur le côté droit de sa tête une cicatrice étoilée à la tempe :

-          alors toubib, qu’est-ce que c’est que ça ?

-          une trace de balle…

 

Il s’est retourné ensuite de l’autre côté et m’a montré la même étoile sur la tempe gauche :

-          mon colonel, c’est une balle qui a traversé la tempe !

-          gagné toubib ! et je vois aussi clair que vous !

 

Le colonel Fabin avait donc une balle qui lui avait traversé le crâne et qui était passée à un millimètre du nerf optique, sans faire de dégâts majeurs. On m’a même raconté qu’une fois, avec une balle dans le genoux, poursuivi par les Allemands, il avait réussi à traverser le Doubs. Plus qu’un héros c’était surtout un dur et un pur.

 

PH : Un pur ?

 

RB :  Oui, Fabien était un pur, les autres beaucoup moins. C’était un héros dans son système à lui. Il allait jusqu’au bout. « Tête brûlée » mais pour ceux qui ne sont pas de son avis. J’ai tout de même un certain respect pour lui. Comprenez qu’on peut avoir aussi un certain respect pour Hitler qui a été jusqu’au bout de ses idées, et qui est mort dans son système. Je n’approuve pas ses idées, mais… Les explosifs étaient une des passions de Fabien. Dans les cantines du régiment, il traînait des mines diverses. Il collectionnait les explosifs comme on collectionne des timbres. Je me souviens d’une de ses démonstrations dans l’école d’Etange-Grande devant tous les officiers. Son grand gag était d’étaler devant lui des mines anti-personnelles dites « à cisaillement » qui projetaient des lames de métal. Alors que nous lui faisions face, il sortait soudainement un marteau et tapait sur le poussoir supérieur de la mine…

PH : qu’il avait déminé ?

RB :  Non, elle était toujours chargée. On avait tous un mouvement de recul. Il nous répondait sereinement : « voilà, ça résiste à 70 kilos, un coup de marteau n’équivaut qu’à 35 kilos. Inutile de vous dire que c’était tout de même un personnage assez curieux. Cet hiver 44 était glacé en Moselle. J’ai connu là un petit bonhomme, membre du PCF. C’est lui qui avait commis l’attentat du cinéma Rex, où de nombreux officiers allemands et bonnes femmes françaises qui les accompagnaient avaient été tués et blessés. Il m’avait raconté comment il avait procédé. Il s’était habillé en officier allemand. Il était monté au premier étage avec une valise et là il avait lancé cette valise avec son détonateur au milieu de la salle. A la sortie il avait dû abattre deux gendarmes français de Vichy qui avaient tenté de l’appréhender. Curieux type aussi. Alors que nous étions bloqués le long de la Moselle par le froid – les Allemands étaient de l’autre côté – il traversait la Moselle nu la nuit, il allait poignarder des Allemands gelés dans leur trou. Son grand triomphe était de ramener une paire de bottes. Curieux…

PH : Pervers ! Il en existe comme ça aussi en temps de paix.

RB : Pervers oui. On a beaucoup reproché la perversité des Allemands. Mais j’ai eu l’occasion de vérifier que cela existe aussi chez nous. Il y a des gens qui éprouvent un certain plaisir à dégringoler leur prochain. Je l’ai vu ramener des paires de bottes. Il était devenu capitaine. Cet attentat au cinéma Rex lui avait valu beaucoup de considération. Mes rapports avec Fabien étaient cordiaux. On s’est déplacé ensuite à Habsheim. On a traversé Mulhouse. Les supérieurs du premier régiment de Paris se livraient à des manœuvres démagogiques dans la forêt de la Harz. Ils allaient de temps en temps faire un tour avec une automitrailleuse le long des lignes allemandes à toute allure. Fabien, Dax, Lebon et compagnie, pour se donner une image vis-à-vis de leurs troupes. Façon de faire très discutable. Ils allaient relayer certain deuxième classe le soir :

-          allez va te reposer deux heures, je monte la garde à ta place !

Tout un cinéma démagogique. Fabien et son équipe, dont une secrétaire que j’aimais bien sont morts dans l’école d’Habsheim[JLR1] [1].

PH : On a parlé d’un attentat des Allemands ou des collabos. La presse du PCF à l’époque en a fait un héros.

RB : Ce n’était pas un attentat. Le colonel Fabien qui était un maniaque des explosifs a voulu dévisser, dans le local de son PC (il ne lisait pas les notes de service des « naphtalinars » qui informaient d’un nouveau type de mine) une taylor-mine à laquelle les allemands avaient joint un mécanisme pour qu’elle explose quand on la dévissait. La fenêtre du PC qui était carrée est devenue ronde, et tout l’état-major du premier régiment de Paris est passé en bouillie par la fenêtre. Fabien n’avait plus le haut de son corps…

PH : Vous auriez pu vous y trouver aussi ?

RB : Eventuellement. Mais j’avais été muté depuis huit jours. Alors qu’on allait attaquer la poche d’Alsace, nous avions des discussions dans le PC où je ne cachais pas ma pensée. L’un des communistes m’avait sorti un jour :

- au fond, t’es un sale bourgeois. Quand on montera en ligne, il y aura bien une balle pour toi !

J’avais signalé ce fait à la première armée, aussi m’avait-on muté à la deuxième DB.

P.H. : la presse du PCF et ses éditions Messidor ont soutenu que Fabien avait été victime des « naphtalinars »…

R.B. : C’est faux. J’ai été témoin de cette obsession de Fabien. Cyrille Koupernik peut aussi vous le confirmer. Un autre docteur aussi. Que voulez-vous, Fabien était un maniaque des mines. A l’époque tout le monde a dit dans le régiment « il était en train de dévisser ce nouveau type de mine ». Personne ne l’a vu bricoler. Les témoins sont partis eux aussi en bouillie. De toute façon, Fabien avait toujours avec lui tout un assortiment de mines. L’accident ne fit pas l’ombre d’un doute dans le régiment.

PH : Qu’avez-vous pensé des obsèques nationales du PCF en l’honneur de Fabien ?

RB : Cinoche du PCF ! Je me suis dit que dès qu’on tombe dans la politique, tout est possible.

PH : Comment vivez-vous la Libération alors ?

RB : La libération ? Dégueulasse ! Tous les faux-culs, les résistants verbaux, les planqués se sont donné beaucoup d’importance. Beaucoup en ont profité pour liquider un commerçant… des vengeances personnelles se sont abritées derrière la résistance. Moi, qui suis à l’origine de la résistance dans deux départements… moi qui ait débarqué dans la Haute-Saône et dans le Doubs, qui ait utilisé mes connaissances médicales… on a évité de m’inviter aux festivités, tellement les nouveaux résistants et les salopards paradaient. Il ne fallait pas que je vois. Le théâtre devait avoir lieu sans gêneur. Il y a eu des liquidations honteuses. Les témoins s’inventaient. Je n’ai rien pu faire. Je n’étais pas mêlé à la vie civile. Je portais encore l’uniforme. Des gens ont été fusillés sans preuve. De retour à Paris, j’ai été dégoûté par ce que j’ai vu dans les hôpitaux et partout. En plus, on m’a accordé un point pour préparer l’internat… J’avais interrompu mes études pendant trois ans. Mes anciens patrons dans les hôpitaux n’ont rien voulu savoir. Avant de quitter l’Allemagne, j’ai foncé avec des gars de mon régiment à Bertechgaden où j’ai tenu à m’asseoir dans le fauteuil d’Hitler.

PH : Avez-vous vu les camps de concentration ?

RB : Non, mais j’ai vu des Polonais qui en revenaient terriblement amaigris. La question des chambres à gaz n’a pas été traitée objectivement parce que trop de passion s’attache à ce problème. Je ne sais pas s’il y en a eu. Je pense qu’il y en a eu parce qu’il y a partout des dingues. Il est certain qu’une certaine propagande a amplifié le phénomène parce qu’on dit que matériellement il n’y avait pas d’installation qui aurait pu permettre de brûler deux ou trois millions de personnes. Il n’y avait pas assez de combustible. On ne brûle pas un cadavre en trente secondes. Dans un four il faut deux ou trois heures. ON peut en brûler deux ou quatre par vingt quatre heures.

PH : Cela a été surtout utilisé à la Libération pour détourner l’attention des gens sur les co-responsabilités de la guerre et charger uniquement Hitler.

RB : Il y a eu aussi le problème juif. Je pense que l’antisémitisme est une chose lamentable, odieuse. Mais j’aimerais aussi que les Juifs fassent l’autopsie du sémitisme qui est aussi la cause de l’antisémitisme. Il n’y a jamais de tort d’un seul côté. Je suis démobilisé six mois après dans le Tyrol (…). Dans le Palatinat, j’ai épousé une jeune allemande. Je me suis acharné à apprendre l’allemand pour comprendre ce qui s’était passé. Je ne ferai plus jamais la guerre aux Allemands. Si la guerre devait se reproduire, je me précipiterais entre les deux. Je me ferais plutôt tuer. Mes fils sont franco-allemands. J’ai fait l’Europe avant l’Europe.

[1] Fabien alias Pierre Georges, comme homme de main du parti stalinien, avait inauguré le tournant terroriste pour faire oublier la courte collusion Hitler-Staline, en tuant avec Gilbert Brustein, un officier allemand au métro Barbès. Il fût plus tard promus responsable du 151e Régiment d’artillerie aux ordres de De Lattre deTassigny. Le 27 décembre 1944, en manipulant une mine devant son public le colonel Fabien la fait exploser. Périssent le lieutenant-colonel Dax-Pimpaud, les capitaines Blanco, Lebon et Katz, et Gilberte Lavaire, la secrétaire dont parle le Dr Boutroy. Le PCF actuel soutient encore la fable de l’attentat pour proroger la mythologie d’un stalinisme résistant de la première heure et avec des méthodes d’aventuriers sans scrupules. L’historien Michel Pigenet a justement souligné que des personnages comme Tillon et Fabien n’étaient pas alignés sur le PCF et agissaient de leur propre initiative. Ce qui n’empêcha pas le PCF de récupérer Fabien « mort au combat à Habsheim (haut Rhin) » comme le prétend sa plaque commémorative.


ELEMENTS ET NOTES RECUEILLIS SUR LE WEB

Un ouvrage paru à Erevan en 1967 sur les Arméniens communistes dans la Résistance en France consacre environ une page et demie aux Arméniens du PCF dans les Brigades internationales16. L’auteur, Drampian, les évalue à une centaine. Diran Vosguéritchian, l’ancien FTP-MOI du « groupe Manouchian »17, donne dans ses Mémoires d’un franc-tireur arménien, la même approximation18. En réalité, il semblerait que les membres de la sous-section arménienne du PCF partis en Espagne aient plutôt été une quinzaine. Le dictionnaire Maitron19 en recense sept : Artin Gagoussian, A. Carakulakian – porté disparu à Caspe –, Vahé Atamian et Khatchik Amirkhanian dans le 4e bataillon de la 14e Brigade internationale, Simon Andonian – affecté aux transports –, Haïg Hagopian et Kévork Salorian dans la 13e Brigade. Les rédacteurs de l’Encyclopédie soviétique arm

https://journals.openedition.org/eac/216

Diran Vosguéritchian, Հայ Արձակազէնի մը յուշերը [Les mémoires d’un franc-tireur arménien], Beyrouth, Imprimerie G. Doniguian et Fils, 1974, p. 116. Au vu des effectifs de la sous-section arménienne du PCF, cette estimation de Drampian et de Vosguéritchian nous laisse perplexe.

Il faut dire que du côté d’Asala, les choses ont dégénéré. Peu avant ces représailles turques contre Ara Toranian, l’attentat d’Orly, commis par l’Asala en juillet 1983, fait huit morts et cinquante-six blessés, principalement civils. «Ca n’avait plus rien à voir avec ce pour quoi nous nous battions, explique Ara Toranian. L’Asala visait non plus l’Etat turc mais le pays qui nous accueillait, la France, et ça c’était inacceptable. Les militants ne s’y retrouvaient plus.» D’autant qu’en coulisses, ce sont les services syriens d’Hafez el-Assad qui tirent les ficelles pour protester contre la présence française au Liban. L’attentat d’Orly «suscite des sentiments de révulsion dans l’opinion publique», rappelle le sociologue Michel Wieworka dans la Vanguardia.

 

Les Arméniens 
dans la Résistance en France

d'après le livre de Dihran Vosguéritchian
Souvenirs d'un franc-tireur arménien
Beyrouth 1974 - 351 Pages
Imprimerie G. Donikian & Fils

Affaiblie démographiquement par la Première Guerre mondiale, la France recourt massivement à la main-d’œuvre étrangère. Compensant un manque de structures d’accueil, les nouveaux arrivants se fédèrent dans le cadre du mouvement syndical communiste et donne naissance à la MOE, Main-d’œuvre étrangère, qui deviendra MOI, Main-d’œuvre immigrée.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'organisation donne naissance à un groupe qui lance des actions de résistance : les Francs-tireurs et Partisans-Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Le plus célèbre de ses membres est Missak Manouchian. Né en 1906 en Turquie, il est marqué par les atrocités du génocide arménien. Arrivé en France en 1925, il apprend le métier de menuisier, fonde deux revues littéraires, puis adhère en 1934 au parti communiste.
En août 1943, il prend la direction militaire des FTP de la MOI parisienne, sous le commandement de Joseph Epstein. Suite à l'arrestation des vingt-trois membres du groupe Manouchian fin 1943, les Allemands placardent sur les murs de Paris  l’Affiche rouge, outil d’une propagande qui stigmatise la présence d'étrangers et de

   Le matin du 17 mars 1943, Missak Manouchian, Arsène Tchakarian et Marcel Rayman, attaquent à la grenade un groupe de soldats allemands à Levallois-Perret. Cet attentat marque le début d’une série d’actions menée par un groupe de résistants issus de la MOI (Main d’œuvre immigrée), plus connu sous le nom de groupe Manouchian. Pendant plusieurs mois cette organisation, composée d’une soixantaine d’hommes et de femmes, va harceler quotidiennement l’occupant nazi. Immigrés pour la plus part, ils vont être la principale force armée s’opposant directement aux allemands

Le groupe Manouchian avait nargué les Allemands en commettant une trentaine d'opérations en plein Paris entre août et novembre 1943. A leur actif, notamment, l'exécution du général Julius Ritter, responsable adjoint pour la France du Service du travail obligatoire (STO).

 

Un ouvrage paru à Erevan en 1967 sur les Arméniens communistes dans la Résistance en France consacre environ une page et demie aux Arméniens du PCF dans les Brigades internationales. L’auteur, Drampian, les évalue à une centaine. Diran Vosguéritchian, l’ancien FTP-MOI du « groupe Manouchian », donne dans ses Mémoires d’un franc-tireur arménien, la même approximation. En réalité, il semblerait que les membres de la sous-section arménienne du PCF partis en Espagne aient plutôt été une quinzaine. Le dictionnaire Maitron en recense sept : Artin Gagoussian, A. Carakulakian – porté disparu à Caspe –, Vahé Atamian et Khatchik Amirkhanian dans le 4e bataillon de la 14e Brigade internationale, Simon Andonian – affecté aux transports –, Haïg Hagopian et Kévork Salorian dans la 13e Brigade. Les rédacteurs de l’Encyclopédie soviétique arménienne20 citent, quant à eux, les volontaires Roudolf Chahinian et Hagop Mardirossian et listent ceux qui sont  « tombés en héros » : Krikor (Grégoire) Haroyan, Achod Andrassian, Gaïdzag Karagozian, Karnig et Toross Lopassian, Hovanès Pokralian, Boghos Berdjensian, Hovanès Topalian. Selon Drampian, c’est essentiellement au sein des 13e et 14e Brigades que l’on retrouve les Arméniens .

Depuis 1975, sous l'égide d'Hagop Hagopian, l'ASALA avait trouvé refuge et appui au Liban auprès de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP)3, laquelle devait évacuer le pays au cours de l'été 1982 à la suite de multiples incursions israéliennes dans les territoires du sud, soutenues par la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL).

Paradoxalement, isolée, l'ASALA devenait plus dangereuse encore dans la mesure où, par l'intermédiaire de l'OLP, elle était plus ou moins contrôlable par les services secrets, notamment occidentaux. Désormais le groupe se rapprochait des méthodes d'Abou Nidal, aux actions plus radicales que l'OLP de Yasser Arafat

15 juillet 1983

Faits

Varoujan Garbidjian, Syrien d'origine arménienne âgé de vingt-neuf ans, militant de l'ASALA, se rend à l'aéroport d'Orly chargé d'une grosse valise dans laquelle est placé un engin explosif constitué d'un demi-kilo de Semtex raccordé à trois bonbonnes de gaz. Il feint d'embarquer sur le vol TK926 pour Istanbul et se fait passer pour un voyageur trop chargé ne voulant pas s'acquitter d'une surtaxe éventuelle à l'enregistrement du bagage. Il propose alors soixante-cinq dollars aux passagers pour prendre en charge l'excédent de poids. L'un d'eux accepte et se présente au guichet 61, porte N. À 14 h 11, la bombe explose prématurément alors qu'elle devait se déclencher en vol pour faire plus de victimes.

Victimes

L'explosion cause la mort de huit personnes dont trois sur le coup : deux Turcs, quatre Français, un Américain et un Suédois. Les médecins de l'aéroport de Paris, ceux du SAMU du Val-de-Marne, et ceux des sapeurs-pompiers dressent un hôpital de campagne entre le hall 1 et le hall 2 de l'aéroport. Selon les chiffres de la préfecture du Val-de-Marne, cinquante-six personnes blessées grièvement y sont soignées et préparées pour être acheminées vers l'hôpital d'instruction des armées Percy à Clamart et de l'hôpital Henri-Mondor à Créteil2.

Revendication

Une heure après l'explosion, l'ASALA revendique l'entière responsabilité de l'attentat, via un appel téléphonique anonyme passé au bureau de l'Agence France Presse à Athènes6. Dans sa campagne visant à la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie7 et, via la Syrie, dans sa condamnation contre la présence de la FINUL au Liban1, le groupe armé est depuis 1982 à l'origine de sept attentats commis en France, dont une tentative et deux attentats commis depuis janvier 19838.

'enquête est confiée à la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris sous l'autorité du commissaire Jacques Genthial. Dès la journée du 18 juillet, une vaste opération policière aboutit à l'interpellation d'une cinquantaine d'individus dans les milieux arméniens, lesquels étaient déjà étroitement surveillés par les agents de la direction de la Surveillance du territoire et des Renseignements généraux. Des armes et des explosifs en nombre significatif sont retrouvés aux domiciles d'activistes syriens et turcs d'origine arménienne, parmi lesquels Varoujan Garbidjian. Après deux jours de garde-à-vue, ce dernier remet des aveux circonstanciés aux enquêteurs, lesquels remontent la filière, et révèle que la base opérationnelle de l'ASALA se trouve désormais bien à Damas, notamment dans un camp près d'Ammuriyah, commandé par Hagop Hagopian en personne9.

Pisté par la DST, Hagopian était repéré dès avril 1983, dans les rues de Paris où il tentait de reconstituer son réseau fragilisé par des tentatives d'émancipations. La surveillance permettait d'établir qu'un attentat contre la Turquie sur le territoire français était imminent. Mais en 1983, les agents du contre-espionnage français sont dans l'incapacité juridique de procéder à des interpellations « préventives », Hagopian devait circuler librement. Il faudra attendre la loi antiterroriste de 1986 pour que l'entreprise terroriste devienne un crime pénal permettant aux agents d'intervenir en amont.

Condamnations

Garbidjian est condamné le 3 mars 1985 par la cour d'assises du Val-de-Marne à la perpétuité aux chefs de « complicités d'assassinats, complicité d'attentat ayant pour but de porter le massacre et la dévastation, complicité de fabrication

La révélation de la nationalité syrienne du principal auteur de l'attentat plonge dans l'embarras Damas, qui réagit rapidement et rejette quelconque responsabilité. Sur la scène internationale, la Syrie est effectivement opposée aux incursions militaires israéliennes au Liban.

Après la revendication de l'attentat par l'ASALA, plusieurs membres de l'organisation s'en désolidarisent et créent l'ASALA-mouvement révolutionnaire en estimant que la lutte arménienne doit se limiter à des opérations contre l'état turc14. Le retentissement médiatique et les conséquences humaines de l'attentat choquent profondément la communauté arménienne. Selon le Mouvement national arménien, de l'attentat au verdict, en passant par le procès, l'attentat à Orly constitue un véritable désastre pour la cause arménienne. Le MNA argue que « la stratégie irresponsable d'Hagop Hagopian, commanditaire de cet attentat, a donné de l'audace au fascisme turc et des ailes à la répression anti-arménienne. Par ailleurs, aucune mobilisation n'accompagne le procès des responsables de l'attentat en 1985 à Paris »

En 1990 naît la République arménienne, désormais indépendante de l'ex-bloc soviétique. Par la loi du 29 janvier 2001, le Parlement français reconnait le génocide arménien.

https://www.lemonde.fr/archives/article/1985/03/05/la-communaute-armenienne-la-strategie-irresponsable-de-l-asala_2742576_1819218.html

https://www.histoire-image.org/fr/etudes/affiche-rouge

 



[1]Diran utilisait encore le vieux nom Diyarbekir. Voir : Mémoires du génocide des Arméniens à Diyarbakır: une présence par l’absence de de Adnan Celik, https://journals.openedition.org/eac/975

[2]Khanjian was born in the city of Van, Ottoman Empire (today eastern Turkey).[2] With the onslaught of the Armenian Genocide, his family emigrated from the city in 1915 and settled in Russian Armenia.[1][3] In 1917-19, he was one of the organizers of Spartak, the Marxist student's union of Armenia. He later served as the secretary of the Armenian Bolshevik underground committee. In 1920, Khanjian became First Secretary of the Yerevan City Committee of the Communist Party of Armenia and in 1930, the first secretary of the Armenian Communist Party.[3] He proved to be a charismatic Soviet politician and was very popular among the Armenian populace. Il est assassiné par Béria en 1936.


[3]Son seul livre, « Itinéraire d'un franc-tireur », rédigé en arménien, est publié en 1974 au Liban.



[4]Le réseau des FTP-MOI a été fondé en mars 1942 par Boris Holban. Ce réseau constitue la réunion de deux organisations : le mouvement de lutte armée fondé par le parti communiste français suite à la rupture du pacte germano-soviétique en juin 1941 d’une part et la main d’œuvre immigrée (MOI), une structure mise en place dans les années 20 pour permettre aux travailleurs étrangers d’être intégré à l’Internationale communiste sans être rattachés au PCF.

De juin 1942 à leur démantèlement en novembre 1943 par les Allemands, les FTP-MOI commettent à Paris 229 actions contre les Allemands. La plus retentissante est l'assassinat, le 28 septembre 1943, du général SS Julius Ritter, qui supervise le Service du Travail Obligatoire (STO), responsable de l'envoi en Allemagne de centaines de milliers de jeunes travailleurs français. En août 1942, la direction nationale des FTP enlève la direction des FTP-MOI à Boris Holban car celui-ci refuse d'intensifier le rythme de ses actions. Il juge non sans raison que le réseau est au bord de la rupture. Il est remplacé à la tête du groupe par l’arménien Missak Manouchian.

Diran reçoit la légion d"honneur en 1989 à l'Elysée: