PAGES PROLETARIENNES

vendredi 29 mai 2020

Par qui remplacer la bourgeoisie mortellement infectée par le covid? (2)


Une étrange insurrection bourgeoise néo-bolchevique
« La liberté est la règle ; l’interdiction l’exception”. Edouard Philippe, ministre
« J'ai eu pour universités la prison » Léon Trotsky, maximaliste

La liberté n'était donc plus la règle en France. Six semaines d’assignation à résidence et de libertés surveillées, attestées, avec une police déployée comme jamais et plus présente que chez Orwell, pour notre pays comme pour les autres démocraties, tout ceci commençait sérieusement à peser sur le moral de la population et du prolétariat et nous donner envie de rouler à fond la caisse le soir sur un quad soit à nous morfondre en nous projetant dans la vie sous l'Etat « prolétarien » en 1918 et même aux heures de couvre-feu pendant la dernière guerre mondiale. Pourtant il n'y a pas matière à s'en plaindre, le confinement a limité les dégâts du virus inattendu et de la chaîne de l'irresponsabilité des dirigeants bourgeois. La crise économique catastrophique est devant le monde entier. Comme en 68 lorsque les moyens de télévision abrutissement furent confinés, il y a eu sacrément matière à réfléchir.
Depuis des années on nous chantait qu'il n'y avait plus d'argent dans les caisses de l'Etat, qu'il fallait se serrer la ceinture, faire des efforts « pour redresser nos comptes », « réduire la dette » ou « se plier au diktat des 3% de la robuste et congelée Allemagne ». Voilà qu'il coule à flots l'argent... mais qu'on nous sussure qu'il faudra « sauver le pays » tôt ou tard... Les Etats se sont donc inspirés de la gestion allemande de la crise de 2008 en faisant marcher d'abondance la machine à billets. L'aide gigantesque au chômage partiel peut permettre à une grande partie des entreprises de redémarrer plus vite d'une immobilisation de l'économie pire que celle qui fût vécue en 1917 en Russie. Il ne s'agit pas d'un revirement social du gouvernement Macron, ni d'une envie de nous jouer un nouveau Front popu avec quelques nationalisations. Macron ne changera pas ou chassez son naturel libéral exploiteur et il revient au galop. Le déconfinement accéléré a avant tout pour but d'en finir avec le pansement financier étatique et que les patrons se démerdent à nouveau pour faire rentrer de l'argent dans les caisses et régler leurs ouvriers. Etonnante cette précipitation au même moment où les élites puantes ne parlent plus de crise passagère, plus ou moins solvable, mais historique...
La plupart des soumis du clan Macron et des économistes ne savent pas vraiment encore quoi faire ou n'osent pas mettre sur la table le revenu minimum universel tant que la misère n'a pas vraiment explosé. Cet attentisme est bercé par le bla-bla invraisemblable des Picketty et Mélenchon qui prétendent qu'il suffira de « faire payer les riches », voire supprimer la dette. Messieurs oui, mais pour supprimer la dette il y faudra une révolution mondiale !
C'est une forme d'attentisme assez grave, conforme à l'irresponsabilité qui a présidé au début de la réponse à la crise du covid. Et qui pose des questions politiques et sociales qui débordent le petit cerveau de nos élites bourgeoises. Nous irons donc vers des affrontements très graves, pas simplement au niveau de nos habituels faits divers, quoique ceux-ci se soient multipliés, violences envers les femmes, agressions dans la rue, etc. Ne croyez pas ceux qui vous disent que les masses sont abruties, atomisées dans le secteur privé, sans défense face au chantage à la faim, etc. Le problème n'est ni de tuer Macron, ni de voter pour des comiques beaufs, ni de se lancer dans l'insurrection made in gilets jaunes (dissipés et ridiculisés par les permanents CGT qui portent tous désormais un gilet jaune) ; car lors de la fameuse journée de pris d'assaut du quartier le l'Elysée en décembre 2018, il s'en est failli de peu... paraît-il, mais franchement je n'imaginais même pas une seconde l'illettré Drouet dans la peau d'un géant comme Trotsky. Mais c'est vrai, l'histoire nous le montre, et je vais vous le démontrer, l'insurrection n'est pas le plus difficile.

L'exemple de l'insurrection victorieuse et historique

Ce qui frappe le premier mars 1917 c'est que les foules qui manifestent dans les rues songent moins à s'intéresser aux hommes politiques ou aux personnages d'Etat qu'à elles-mêmes. Le plaisir d'aller et venir sans contraintes, où les soldats délivrés de la guerre se mêlent aux étudiants, aux ouvriers, aux bourgeois, tous portés par un bonheur inédit.
La première partie de la révolution s'est déroulée sans victimes nombreuses. On méprise l'ancien régime et ses larbins qui se répandaient en flatteries.
Il existe désormais un soviet des « députés ouvriers et soldats », révolutionnaire par nature. Un de ces nouveaux types de députés, est choisi pour 500 ouvriers, avec une commission exécutive de 25 membres. Ce type de fonctionnement a été mis en pratique par les ouvriers typographes et sert d'exemple pour tout le prolétariat. L'objectif n'est encore que d'établir un pouvoir « démocratique républicain » à la place du régime impérial, et déjà a été créée une milice ouvrière. Le soviet, héritage de celui de 1905, a été recréé le 27 février 1917 à Petrograd. La désignation des députés ne repose pas toujours sur une comptabilité exacte et il n'y a aucune règle établie de jurisprudence « insurrectionnelle », c'est un mouvement qui emporte les masses et les partis ; on peut trouver un député pour mille ouvriers d'une usine mais aussi un également pour une entreprise de moins de 1000 prolétaires. L'essentiel, qui est dans la nature responsable et disciplinée de la classe ouvrière, repose surtout sur la nécessité de réorganiser la société, distributions alimentaires, quadriller les villes pour assurer la sécurité (la misère développe les bandes de racailles)1.
Le gouvernement provisoire est obligé de consulter le soviet pour avancer ses décisions. Le soviet ne lui apporte qu'un soutien conditionnel : postolkou postolkou (dans la mesure où...).
L'aile bolchevique du POSDR a compris tardivement qu'une révolution était en cours et tentait d'abord de ridiculiser le soviet. Les neuf dixièmes des députés du soviet n'appartiennent à aucun parti. On y trouve quand même des mencheviques, des socialistes-révolutionnaires et des anarchistes. Les militaires présents parmi ces députés sont plus souvent d'anciens paysans plus attirés par le parti terroriste des socialistes-révolutionnaires. La garnison de Petrograd, pour son rôle de premier plan, est surreprésentée au soviet par rapport aux ouvriers.
Le vieux débat sur le parti semble dépassé par les événements. Opposant bolcheviques et mencheviques, la question impérative était : où parti de sympathisants ou parti trié sur le volet. C'est la fraction social-démocrate bolchevique qui sera le fer de lance de la révolution avec des partisans déterminés et impliqués, et non pas un parti mou d'opinion comme l'aile menchevique. C'est Lénine qui avec sa brochure – Que Faire ? - a défini le plus clairement la nature d'un parti cohérent et le moins susceptible d'être récupéré par la bourgeoisie, et constamment sur le pied de guerre, car contrairement à ce que croient les anarchistes, il n'y a jamais de vacuité du pouvoir.
La priorité est politique. La méfiance vis à vis du pouvoir intermédiaire (= risque de retour en arrière) est fondée sur le souvenir du massacre des grévistes de la Léna en 1912, qui avait entraîné la grève de 100 000 ouvriers à Saint-Pétersbourg. Le mollasson Kerenski qui est nommé premier ministre « socialiste », est aussi responsable du soviet, et il n'a pas affaire à de simples revendications économiques de la part de la représentation de la classe ouvrière. Les ouvriers des usines Poutilov le disent sans fard : « L'heure est arrivée de régler nos comptes avec l'autocratie » ; Trotsky corrigera par « autocratie capitaliste ».
On notera que la décomposition politique de l'Etat s'est surtout manifestée depuis le premier mars dans l'armée avec la création des comités de soldats qui impose leur contrôle de l'armement et exigent la suppression des appellations traditionnelles réservées aux officiers au même titre que les haut fonctionnaires civils ; fin du tutoiement et de tout comportement brutal à l'égard des soldats. La discipline militaire est déjà brisée alors que les ouvriers ne se contentent encore que de revendiquer. Pire est mis à l'ordre du jour l'élection des officiers.
Lorsque, à la mi-mars, le gouvernement veut relancer la guerre, face à la colère et à la dénonciation par la fraction bolchevique de cette ignominie Kerenski est obligé de reculer et contraint de publier un « appel aux citoyens » qui affirme renoncer à la conquête violente impérialiste. Il n'illusionne personne. Le pouvoir n'est pas dans les mains de ce gouvernement de toute façon. Sa seule force de répression a été éradiquée. Fin février la moitié des 7000 policiers de Pétrograd ont été tués et leurs cadavres jetés dans le canal Obvodni. C'est d'ailleurs en grande partie à la suite de ce massacre qu'a été accéléré la formation de milices ouvrières armées pour contrôler la racaille qui se répand au moment des troubles sociaux.
Les « thèses d'avril » de Lénine constituent une bombe politique en indiquant qu'il faut passer à l'étape de la « révolution socialiste ». Il n'hésite pas à critiquer les « erreurs de tactique » des masses, tout en réaffirma,nt la nécessité du passage de tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers. La majorité du comité bolchevique de Petrograd rejette pourtant ces thèses.
Au début du mois de juin se réunit le premier congrès national des 1090 députés ouvriers et soldats, qui se fiche d'une possible Assemblée constituante. Il y a deux représentants ouvriers pour les plus petits soviets (25 000 à 50 000 membres), huit pour ceux qui dépassent les 200 000 membres, et un maximum de huit délégués par armée et par flotte. Les délégués bolcheviques ne sont que 105 sur les 822 délégués au congrès disposant du droit de vote. Lénine appelle encore à la révolution sociale et à la fraternisation entre soldats russes et allemands (car la guerre continue).
En appelant encore une fois de façon plus vindicative à « donner le pouvoir aux soviets », les bolcheviques signifient clairement « le prendre au gouvernement » et « virer les ministres capitalistes ».
Lénine fait rire tout le monde en prenant la parole au deuxième jour du congrès : « Notre parti ne refuse pas de prendre le pouvoir, il est prêt à la prendre à tout moment ». Il décrit ensuite combien l'insurrection est une tâche simple : « Il faut arrêter quelques dizaines de capitalistes, les garder dans les mêmes conditions que Nicolas Romanov et ils nous donneront toutes les ficelles et les secrets de leur fortune ».
La réaction de l'amiral Koltchak croyant suppléer à la mollesse du gouvernement Kérenski est battue en brève rapidement, le soviet des matelots et ouvriers de Sébastopol désarme les officiers et vote la destitution de l'amiral. La révolution n'est pas une affaire de démocratie et de bla-bla.Il y a des exactions. On trouve des gamins irresponsables et des types sortis de prisons pour s'introduire dans les milices ouvrières, mais en général un contrôle strict est appliqué par les ouvriers eux-mêmes, qui refusent le port d'armes au premier irresponsable venu.
Prendre le pouvoir ? Ce n'est pas le plus important, a dit Trotsky en juin, c'est le conserver et surtout empêcher que les autres partis mi-chèvre mi-chou ou les anarchistes irresponsables ne s'en emparent. En juillet, les bolcheviques s'opposent à une insurrection qui serait prématurée.
Du premier au deuxième semestre 1917 on se croirait en pleine pandémie française régentée par le camarade Edouard Philippe. La production est ralentie. Les offres d'emploi sont tombées de 18 000 à moins de 8500. Les demandes ont grimpé à 16 500. Scandale, quand les ouvriers ne sont pas en grève ou ne participent pas à un meeting, il en est qui suivent une formation militaire au sein de la garde rouge créée par l'organisation militaire bolchevique (au printemps 1917, un tiers des hommes quittent l'usine tout en conservant leurs salaires, pour suivre une formation militaire)  ! Le ministre menchevique du travail dénonce en vain la violence des conflits du travail et l'inadmissible prise de contrôle des entreprises par leurs salariés ; il a le culot d'affirmer comme un vulgaire Le Maire : « Le transfert des entreprises aux mains du peuple ne favorise pas la révolution ».
Pire que le métro parisien au mois d'avril, il n'y a plus de trams à Moscou après 21 heures, et les horloges sont avancées d'une heure pour faire des économies. Au deuxième congrès du commerce et de l'industrie trois ingénieurs bolcheviques opposent le bon sens de classe à l'irresponsabilité des décideurs politiques - « clique de charlatans politiques » - fustigeant une élite « dépourvue d'intelligence gouvernementale ».
Passons sur l'épisode qui confirme la montée de la révolution, l'obligation où Kérenski est tenu, otage finalement du Soviet, limoger le général comploteur Kornilov de son commandement de l'armée russe après sa tentative de putsch. L'avancée de la révolution a lieu encore et toujours contre l'ordre militaire, puisque le pays est toujours en guerre. La révolte reste encore si je puis dire plus anti-militariste que sociale.
Le 28 août, sous le label « Nous exigeons » paraissent dans le quotidien Rabotchi (L'Ouvrier) les exigences de la fraction bolchevique : dessaisissement des généraux contre-révolutionnaires et leur remplacement par des généraux élus, suppression de la peine de mort, transfert immédiat des terres, journée de travail limitée à huit heures, contrôle démocratique des usines et des banques, droit à l'autodétermination des peuples de Russie, etc.
Aux élections municipales qui suivent les bolcheviques n'obtiennent à peu près partout que des résultats médiocres. Cela n'a aucune espèce d'importance pour la suite, le processus révolutionnaire se déroule lui dans le cadre des assemblées d'usine et dans les soviets.
Fin août toujours, un jour ou deux après « Nous exigeons », une résolution bolchevique, avec le même contenu, est adoptée à la majorité par les soviets de Petrograd et de Moscou : proclamation de la République, transfert des terres privées sans compensation, contrôle ouvrier des usines, taxation du grand capital. Scandale pour les observateurs bourgeois démocrates ou les monarchistes conservateurs : comment cela se fait-il alors que les bolcheviques ne détiennent aucune majorité dans les assemblées ! Trotsky apparaît comme l'orateur le plus talentueux, le plus puissant et le plus sincère du discours révolutionnaire intransigeant. A peine sorti de prison, il est une nouvelle fois numéro un !
C'est le 10 octobre, après une dizaine d'heures de débat que Lénine réussit à faire pencher la balance en faveur de l'insurrection armée « inévitable et tout à fait mûre ». Non sans mal, et sans cette discipline imaginaire de nos troglodytes bordiguiens, deux membres du comité central, Zinovoev et Kamenev vont s'indigner et crier le lendemain sur les toits la nouvelle, en violation flagrante du nécessaire secret pour réussir une insurrection. Il leur sera beaucoup pardonné puisqu'ils se retrouveront quand même au sommet de l' « Etat prolétarien ».
Le grand drame de la révolution commence dans le fait qu'après la réussite relativement rapide de l'insurrection, les bolcheviks vont s'identifier à l'Etat, ce qui les mènera à leur perte. On a amplement débattu depuis très longtemps dans le mouvement maximaliste sur cette erreur, ou qui n'en fût pas une pour les autres. Pas question de refaire l'histoire ici, mais il faut bien remarquer que c'est parce que Lénine n'avait pas fini son livre « L'Etat et la Révolution », qu'il a abandonné finalement les mises en garde d'Engels sur les dangers de l'Etat même le demi-Etat de la période de transition. On laisse ici de côté les spéculations faciles des adorateurs de l'Etat-parti, comme quoi la faute en reviendrait à la non-extension de la révolution mondiale et du fait que le parti bolchevique, réduit au rôle de parti-Etat en avait été réduit à gérer l'isolement puis la dégénérescence. Il s'agit bien d'une erreur qui commence par la création prioritaire de la Tchéka et finit par la répression de Kronstadt. Evidemment le plus cohérent de tous les partis et le plus déterminé, le parti bolchevique au pouvoir a assumé de façon responsable le pouvoir, mais pour l'Etat (en tant que fédérateur de la société pour l'empêcher d'éclater en tous sens), et, quoiqu'il ait assumé de réelles responsabilités en refusant en particulier l'aventurisme romantique des « communistes de gauche » qui croyaient encore aux fables de la « guerre révolutionnaire », pour l'essentiel il n'a pas permis une société gérée, comme promis, par la classe ouvrière. Les mêmes adorateurs du parti de fer peuvent nous objecter que la classe, majoritairement illettrée, était incapable de gérer la société, ce qui est l'argument misérable de toute élite bourgeoise.
La vérité c'est que les bolcheviks pouvaient laisser l'Etat nouveau géré par les différents partis politiques et leur laisser assumer le sale boulot contre le prolétariat, et rester eux, en tant que parti intransigeant, dans et aux côtés du prolétariat.
On peut toujours gloser sur l'immaturité des conditions dans ce vaste pays paysan et sur le fait que c'était cuit en Occident où la bourgeoisie, en faisant cesser (provisoirement) la guerre mondiale, freinait d'autant mieux la généralisation révolutionnaire. On peut toujours supputer mais cette erreur le mouvement communiste révolutionnaire l'a payée très cher et la paye encore très cher. Comme cette erreur ne pouvait déboucher que sur la dictature d'un parti, qui s'appela rapidement stalinien, et dont on a vu la conséquence - un demi-siècle de contre-révolution et de défiguration du projet communiste – quel meilleur moyen de faire fuir population et prolétariat à l'idée d'une révolution qui est sensée refiler le pouvoir à un parti totalitaire ?
Sur la terreur, j'ai déjà expliqué souvent que, en 1793 comme en 1918, elle est mise en place parce que les leaders révolutionnaires sont l'objet d'attentats répétés et que les petites terreurs et massacres des bandes de racailles imposent à l'Etat une terreur plus grande pour calmer tout le monde. La focalisation des bourgeois historiens, des journalistes cupides et des cinéastes frivoles sur cette « criminalité » des bolcheviques est une méthode de faux-culs qui place la révolution en marge de la guerre mondiale et non pas comme son principal barrage ; qui oublient que les gens meurent de faim dans la rue.
On ne peut vraiment pas faire équivaloir pourtant la Russie sous Lénine de celle sous le dictateur Staline. Désolé de choquer mes petits amis intellectuels « conseillistes », Lénine ne fut pas un dictateur ou alors qu'on me démontre des dictateurs passant des heures et des journées à expliquer leur point de vue, à accepter de se retrouver en minorité. En mars 1919 dans le débat sur l'armée et la politique paysanne, Lénine se fait traiter de tous les noms, dont celui d'innocent concernant les questions militaires.
Les bolcheviks ont eu tort de s'identifier à l'Etat, point barre. Mais le plus sublime et ce qui les exonère pour l'histoire, et les différencient des vieux bègues marxistes qui croient encore que l'erreur aurait le droit d'être invariante, c'est qu'ils s'en sont rendus compte eux-mêmes (silences de Lénine, gêne de Trotsky lorsqu'il était interviewé). C'est enfin cette récente découverte, cet « aveu » dans les archives du Kremlin d'un rapport interne, présenté alors devant le bureau politique du comité central, qui fait fi de tous les mensonges d'époque pour préserver l'Etat « prolétarien » après le massacre de ceux de Kronstadt : « aucune intervention étrangère et contre-révolutionnaire n'est à l'origine des événements, qu'il faut admettre comme une réaction contre la dictature du prolétariat et le régime communiste, le mécontentement de la paysannerie et des couches arriérées de la classe ouvrière contre la politique de ravitaillement du pouvoir soviétique ».
Une dernière remarque, qui visera toutes les variétés d'anarchistes et de libéraux anarchistes qui accusent les bolcheviques d'avoir mené un coup d'Etat : personne ne critique le pouvoir gaulliste d'avoir laissé organiser l'insurrection parisienne de 1945 par des vieux loups staliniens, calquant la méthode sur celle du comité militaire révolutionnaire de 1917. Quand ça marche peut importe la source. Personne n'a été reprocher au principal chef de l'insurrection le stalinien Rol-Tanguy de ne pas avoir attendu la décision d'une constituante ou d'un vote de soviets pour lancer l'assaut !2
Une insurrection « prolétarienne » à notre époque ne pourra plus bientôt être considérée comme utopique ou une horreur sanglante avec la misère effroyable qui nous pend au nez. Il faut s'attendre à ce que les « forces de l'ordre » soient au moins aussi irresponsables que leurs maîtres. On voit assez
The killer Derek Chauvin
comment la police américaine tue sans vergogne des prolétaires, avec l'aide de la propagande qui focalise l'attention sur le fait qu'ils sont noirs, pour que la révolte reste « raciale » et non pas de classe. On voit assez comment en de nombreuses occasions les policiers français se comportent comme des voyous, quand des voyous se comportent eux aussi comme des flics qui auraient tous les droits. Je n'ai pas oublié que l'explosion de 68 a explosé à un moment donné à cause de l'hyper violence policière, avec ses moyens d'époque pour cogner primitivement, et qu'elle recommence de plus en plus  à exercer une violence souvent disproportionnée et qui développe non pas un simple manque de confiance mais un rejet automatique et indiscutable, et un désir de s'armer soi-même contre les dangers qui vont aller croissant.
Sous confinement la colère a commencé à bouillir, elle ne va pas s'exprimer le temps de « libération accordée » provisoirement par l'Etat, mais la violence sera partout plus tard. Et pourtant elle n'est pas la solution pour celui qui va prendre la place de la classe cupide et irresponsable, et rassurer, une bonne dictature a du bon si elle vise à sauver le genre humain, par le "confinement" de la répression et dictature de la démocratie capitaliste. Le prolétariat international saura bien trouver les moyens pour le mettre en œuvre, et il apparaîtra doux en comparaison de ce qu'on va vivre.

NOTES

1Une anecdote personnelle sur la violence qui monte de la part des « largués », démunis définitifs, pauvres hères. Hier je me rends à l'intermarché de Fresnes. Je ne fais pas attention à deux femmes miséreuses mendiant assises sur le sol et au type édenté qui va et vient en soufflant et en s'agitant. Je passe mon chemin sans répondre aux sollicitations, mais je trouve effrayant pour les femmes qui passent et les employés du supermarché que le clochard agité puisse se déplacer en long et en large, stressant tout le monde. Une fois mon panier rempli, je sors en évitant encore le type aviné (qui se fait remettre une canette par une des deux pauvres femmes) et je me rends compte que le clochard a couvert de ses excrément un côté de ma voiture. Je téléphone le lendemain au directeur du magasin et je lui demande de faire le nécessaire, au moins éloigner l'individu de la porte d'entrée, et que s'il envoie ses vigiles il les équipe de visières au cas où l'autre se mettrait à cracher. Il me répond qu'il n'est pas la police. Malgré mes explications réitérant la nécessité de protéger clients et personnels il radote « je n'ai pas à faire la police ». Je l'envoie chier. Les mendiants dangereux vont se multiplier aux portes des magasins. Ils deviennent plus teigneux, je l'ai remarqué à plusieurs reprises au sud de Paris ; Une amie m'a raconté qu'une collègue à elle a vu dans le métro une femme recevoir un coup de seringue par une pauvre hère parce qu'elle ne lui avait pas fait l'aumône. Il ne peut pas y avoir un policier devant chaque magasin ou rame de métro, et les policiers ont plus à faire à crever les yeux des manifestants ou à les étouffer sur le sol. Quelle joie que ce déconfinement où l'on va vivre dans la peur du crachat ou du coup de seringue dans les transports en commun !

2https://fr.wikipedia.org/wiki/Libération_de_Paris

La référence pour comprendre une insurrection de classe reste:

« L'art de l'insurrection », Trotsky 1930

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrr44.htm

jeudi 28 mai 2020

Oui le Manifeste communiste de 1848 est un plagiat

Introduction à l’ouvrage
de Victor Considerant :

Principes du Socialisme :
manifeste de la démocratie
au XIX° siècle
par Joan Roelofs(*)
(traductrice du document en anglais, et Jean-Pierre Laffite traducteur en français)
Voici un texte de présentation considérable sur Victor... Considerant, considérable Considerant pour l'éducation de base de nos millions de futurs chômeurs donc prolétaires. C'est la meilleure synthèse que j'ai trouvée comme résumé intelligible et essentiel de l'histoire du pré-communisme : l'utopisme ; et depuis au moins un demi-siècle, car je suis ardent lecteur et, tout en ayant été activiste militant j'ai toujours trouvé le temps pour être un rat de bibliothèque avant de surfer confortablement, au siècle suivant, sur les trésors accessibles grâce au web. Je ne partage pas l'idéologie pacifiste et écologique de cette brillante professeure, ni évidemment sa mise au rebut du marxisme et du prolétariat, au moment même où la crise du covid réactualise et vérifie la théorie de l'effondrement et la primauté de la classe ouvrière pour sauver l'humanité. Mais du point de vue de l'historienne sa démonstration est excellente et rappelle ou apprend des évidences. Le marxisme a littéralement pillé les meilleurs écrits utopistes, et on ne saurait le lui reprocher. Oui Marx et Engels ont plagié le Manifeste de Considerant, et ils ont bien fait parce qu'ils lui ont donné une autre dimension. Un situationniste, comme elle nous le rappelle, a fort bien expliqué que plagier est normal, à condition d'améliorer. Les rêveries pacifistes de Considerant sont nettoyées bien sûr dans le Manifeste de Marx et Engels, sans hésitation sur la nécessité d'une révolution violente, et si moderne par conséquent et actuel. Des dizaines d'autres manifestes ont été rédigés par tant de groupes, et même le CCI dont on ne peut pas prédire que son Manifeste marquera l'histoire. Qui pourrait égaler encore le Manifeste de 1847 ?
L'auteure nous restitue en quelques pages l'essentiel du questionnement et de l'histoire de l'utopisme, qui finalement, de nos jours, ne nous paraît pas du tout utopique, mais du domaine de la nécessité. Elle reste dans son dernier paragraphe prisonnière d'une révolution nationale, impossible puisqu'elle sera internationale ; et aussi elle reprend l'utopisme réformiste des coopératives dont nous avons eu l'occasion de rappeler l'inanité dans l'article précédent de ce blog. On peut saluer l'avancée philosophique représentée indéniablement par des penseurs comme Fourier et Considerant, mais on ne peut refaire l'histoire avec leurs prévenances politiques de façon à réinventer l'histoire du colonialisme et des libérations nationales, ou se baser sur l'idéologie féministe bourgeoise pour « réviser » et « refaire » l'histoire comme nous y incite le laissez-aller gauchiste.
Ce travail d'universitaire nous sera fort utile non seulement pour nous rafraîchir la mémoire mais pour la seconde partie de « Par qui remplacer la bourgeoisie mortellement infectée par le convid ? », surtout en revisitant la révolution en Russie, qui vous montrera que renverser le capitalisme peut être une opération plus facile qu'on ne le croit, quand l'anarchisme écologique et féministe n'est que la cinquième roue du carrosse de l'Etat bourgeois infecté.
JLR
PS : merci mille fois encore à l'excellentissime traduction de Jean-Pierre Laffite

Pourquoi ce document est-il important?

Pour commencer, c’est une question de curiosité. Il y a eu des rumeurs persistantes, propagées par des érudits et des activistes, selon lesquelles le Manifeste communiste de Marx et d’Engels, diffusé en 1848, était pour une large part un plagiat des Principes du Socialisme : manifeste de la démocratie au XIX° siècle, publiés tout d’abord en 1843 comme une introduction à son nouveau journal : La Démocratie pacifique1. En 1847, il a été republié sous la forme d’un pamphlet (à partir de ce moment-là mentionné comme Manifeste). D’autre part, Considerant n’a probablement jamais rencontré Marx, et, en 1843, il n’avait même pas entendu parler de lui. Jonathan Beecher concluait :

« Au cours de son étude, Marx a presque certainement lu le Manifeste politique et social de la démocratie pacifique de Considerant (publié peu de temps avant l’arrivée de Marx à Paris), des parties de sa Destinée sociale, ainsi que probablement d’autres travaux de lui. Dans ces lectures, Marx semble avoir été particulièrement intéressé par la critique que Considerant faisait de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste. »2.

Dans les années 1830 et 1840, Paris a été le centre de l’activité d’émigrés radicaux et le vivier du marxisme. Les concepts philosophiques allemands de l’aliénation qui provenaient de G. W. F. Hegel ont été combinés avec la critique socialiste française de l’“économie politique”, telle qu’on la trouve chez J. C. L. Sismonde de Sismondi, Henri-Claude de Saint-Simon et Charles Fourier. Ce dernier, rejetant les notions “utopiques” d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say, soutenait que le “marché libre” avait pour conséquence les conflits de classe, la compétition anarchique, la monopolisation, la surproduction, le “nouveau féodalisme”, et un système gouverné par les propriétaires, quelles que soient les institutions politiques. Il est clair que le Manifeste communiste y a trouvé son origine, inspiré aussi quelque peu par le Britannique Robert Owen.
Rondel V. Davidson a effectué une comparaison approfondie des textes et il a trouvé des similarités frappantes dans la critique du capitalisme fournie par les deux documents3. La grande différence réside dans leurs conclusions, car Considerant prévient que la révolution va se produire si des réformes sociales ne sont pas engagées ; il préconise une transformation sociale pacifique, sans violence révolutionnaire ou bien l’abolition totale de la propriété privée.
Bien que de courts extraits du Manifeste de Considerant aient été traduits en anglais, il n’y a aucune preuve qu’il y ait déjà eu une traduction anglaise du document en entier4. Par conséquent cette publication aidera les lecteurs à avoir leur propre jugement sur la question du plagiat ; pour vérification, le texte français est disponible en ligne5.
Le document est également intéressant en soi, en particulier depuis que des idées méprisées sont actuellement réévaluées. En France, la désillusion à l’égard du marxisme et le renouveau de l’anarchisme ont remis au goût du jour les théories de Charles Fourier sur la scène de théâtre de 1968. Le scepticisme à propos du “projet révolutionnaire” et les indications relatives à un prolétariat qui se réduit ont conduit à des recherches sur une “”troisième voie”, ou du moins, une voie différente6. Le marxisme était également contesté par le mouvement vert qui a émergé dans les années 1970 en attirant l’attention sur les questions féministes, écologiques et multiculturelles, qui avaient été négligées par les partis radicaux traditionnels.
Le post-modernisme et le post-marxisme ont bousculé les catégories et les cases rigides dans lesquelles les idées et les idéologies ont été fourrées par les spécialistes et les activistes. Le “socialisme utopique” a été une étiquette qui est restée. Elle a été employée d’abord par des capitalistes et ensuite par Marx et par Engels, loyaux associés du moins dans cette conspiration, afin de discréditer les socialistes des débuts. Aujourd'hui, il y a plus de gens qui seraient prêts à admettre qu’à la fois la “main invisible” du capitalisme et la “révolution prolétarienne” du marxisme pourraient rentrer dans la case “utopique”, tandis que les soi-disant “utopiques” déborderaient de suggestions pratiques et de méthodes expérimentales, rationnelles et pacifiques, pour guérir les malheurs de la société7. Même leurs aspects visionnaires, imaginatifs et plutôt invraisemblables, avaient l’effet très pratique de servir d’outils de recrutement.
De façon similaire, les distinctions entre les termes “rationaliste” et “romantique” ont besoin d’être réexaminées. Dans les années 1840, les doctrines socialiste et communiste étaient toutes deux un mélange de nombreux éléments. Les fouriéristes, en dépit de la glorification “romantique” de la diversité, étaient également “rationalistes” dans leurs propositions pour un minimum d’existence civilisée pour tous, dans leur usage de la science sociale pour atteindre le plus grand but social, à savoir le bonheur humain, dans les analyses de toutes les institutions qui vont à l’encontre de ce but, et dans le besoin de paix qui recouvre le tout. Le communisme marxiste prétendait être le seul socialisme scientifique, et pourtant il faisait appel à des figures héroïques, et en particulier à la classe héroïque des prolétaires, pour atteindre ses objectifs plutôt vagues. Lorsqu’ils étaient spécifiés, ces objectifs ramenaient généralement au fouriérisme, par exemple : « … une association dans laquelle la libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »8.
Dans le même ordre d’idée, le phénomène politiquement important de la franc-maçonnerie durant cette période exprimait, d’une part, de la fascination pour la science, et pour les idéaux de fraternité, de paix et d’organisation rationnelle ; et d’autre part, pour l’occultisme, le rituel et le spectacle.
Ces deux inspirations sont mises en relation dans cette traduction. Beaucoup préfèrent voir les camps socialistes comme mutuellement hostiles, comme des émergences sectaires, et pourtant le socialisme a eu des développements coopératifs considérables, avec un partage des idées et des slogans, et même des écrits théoriques plagiés. Le concept de plagiat, qui est étroitement lié à l’idée de propriété privée, subit actuellement un réexamen, en particulier lorsqu’il est appliqué à la doctrine socialiste. En outre, de nombreux héros parmi les artistes, les compositeurs, les écrivains et les scientifiques, pourraient être coupables si l’on appliquait les critères d’attribution d’aujourd'hui aux productions culturelles antérieures. Voici un point de vue situationniste :

La nouvelle théorie révolutionnaire », écrivait le situationniste Mustapha Khayati en 1966, « ne peut pas avancer sans redéfinir ses concepts fondamentaux. “Les idées s’améliorent”, dit Lautréamont. “Le sens des mots participe au mouvement. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste”. Pour sauver la pensée de Marx, il est nécessaire continuellement de la rendre plus précise, de la corriger, de la reformuler à la lumière de cent ans de renforcement de l’aliénation et des possibilités de la nier »9.

Les situationnistes, dans leurs tentatives pour développer une critique cohérente de la société telle qu’elle est réellement ont plagié les écrits de Marx, de Hegel, de Fourier, de Lewis Carroll, de Sade, de Lautréamont, des surréalistes, d’Henri Lefebvre, de Georg Lukacs – bref, de toute personne dont l’impulsion fondamentale était de théoriser la totalité de la société. Cependant, contrairement à tous les théoriciens et artistes qu’ils avaient plagiés, les situationnistes critiquaient la société sans la pression d’allégeances ou la crainte de représailles. L’IS n’a jamais prétendu avoir un monopole de l’intelligence, mais son usage.
Les accusations sont abondantes parmi les socialistes et leurs précurseurs, et elles ne sont pas sans justification. Pierre Leroux, un saint-simonien, a soutenu que Fourier avait plagié Diderot, Restif de la Bretonne et Saint-Simon10. Engels a balayé cette dernière accusation d’un revers de main. Flora Tristan, une féministe inspirée par Fourier, a affirmé que son travail puisait fortement dans celui de Francesco Doni (1513-1574). Les écrits utopiques de Doni ont été produits après qu’il a servi d’imprimeur à la traduction italienne de l’Utopie de Thomas More. De manière similaire, Proudhon en tant qu’imprimeur à Besançon, avait une bonne connaissance de l’œuvre de Fourier.
Les lecteurs de la présente traduction peuvent décider si les idées ou les formules du Manifeste communiste ont été plagié chez Considerant. Si c’est le cas, est-ce que cela a de l’importance, et qui Considerant a-t-il plagié à son tour ?
Cette question ouvre une longue piste d’explorations qui peuvent être amusantes pour des détectives. Elle attire l’attention sur la mine de parodies et de critiques outrancières portant sur des institutions puissantes et respectables, parfois dans des écrits, et parfois dans des reconstitutions historiques et des représentations théâtrales, depuis la Grèce antique jusqu’aux plus sombres dans les siècles sombres, jusqu’à la Renaissance, aux premiers Temps modernes et aux Lumières. Les participants à cette contre-culture incluaient tous les rangs et toutes les classes ; les parodies et les spectacles de Pierre le Grand ont pu inspirer des scènes du Nouveau monde amoureux de Fourier. Les courants qui alimentaient le bassin du socialisme français des années 1840 – y compris le fouriérisme qui est en un sens une parodie de l’Église catholique – ont pu ne pas sembler si étranges que cela à des gens qui étaient au courant de cette tradition ininterrompue.
Dans la France des années 1830 et 1840 : « Les idées socialistes attiraient tous les groupes sociaux : artisans, paysans, classes moyennes et quelques nobles »11. Les idées et la pratique socialistes ultérieures ont été également considérablement plus éclectiques que ce dont on a conscience, bien que, après 1917, les militants aient insisté sur la “pureté” et la spécificité. Par exemple, Fourier a influencé presque tous les mouvements socialistes du XIX° siècle, y compris les mouvements russes. À la fin du XIX° siècle, les shakers des États-Unis se considéraient comme faisant partie du mouvement “communiste”. Lénine a étudié les propositions des fabiens ; il a vécu à Londres durant leur apogée. Le Parti Socialiste des États-Unis a été mobilisé par l’ouvrage d’Edward Bellamy : Looking Backward [Un regard en arrière], un roman qui comprend une analyse marxiste de l’organisation de classe, le scénario d’Engels pour une révolution non-violente, un phalanstère de Fourier, et des “armées industrielles” technocratiques de Saint-Simon.
Quelques érudits ont affirmé que ni Henri-Claude de Saint-Simon, ni Fourier, n’étaient socialistes, et que le mélange insipide de Considerant n’était pas non plus socialiste. Ceci se fonde sur deux critères qualifiant le socialisme : l’égalité et l’abolition de la propriété privée. Cependant, il n’existe pas de définition technique du socialisme, et des séparations rigides entre les termes : “socialiste”, “capitaliste”, “anarchiste, et même “fasciste”, sont souvent insupportables. Jonathan Beecher nous informe que le mot de “socialisme”, utilisé pour la première fois dans les années 1830, était proposé pour faire contraste avec l’égoïsme et à l’individualisme12. Une définition défendable du socialiste pourrait être : celui qui cherche à remplacer la capitalisme du laissez-faire (y compris ses supports et ses épicycles) par un système de planification sociale et économique qui vise à accroître l’égalité de statut, les ressources, le liberté, le pouvoir, et toutes les bonnes choses qui sont distribuées socialement (ces dernières pourraient inclure les rhinoplasties, bien que les nez eux-mêmes puissent être distribués naturellement). Ce concept distingue le socialisme du fascisme et de l’anarchisme et il admet l’idéal des Lumières selon lequel toutes les institutions doivent servir au bonheur humain. Aujourd’hui, un intérêt pour l’écologie pourrait être ajouté étant donné qu’il faut fournir à l’espèce humaine un bien-être à long terme.
Ceci dit, les compartiments ont besoin d’être démolis étant donné que beaucoup de caractéristiques d’idéologie et de pratique sont communes aux différents ismes. Le socialisme peut prétendre qu’il est le seul à défendre l’égalitarisme, alors que même ses idéaux, y compris le marxisme, admettent différentes formes de hiérarchie. Si l’on prend un autre exemple, à la fois l’ethos philanthropique et ses institutions (par exemple les conseils d’administration des fondations, des conseils qui s’auto-reproduisent) sont essentiellement féodaux, et pourtant le capitalisme des États-Unis ne pourrait guère fonctionner sans leurs services qui remédient aux insuffisances de la main invisible. Le corporatisme, sous la forme de la représentation des intérêts d’un groupe, a été important pour le féodalisme, le fascisme et le capitalisme des États-Unis. Les systèmes communistes, comme les systèmes capitalistes, idéalisent la famille traditionnelle et prétendent faire une distribution méritocratique du statut.
Le socialisme pré-marxiste

L’origine du socialisme est très ancienne ; ses éléments se trouvent dans presque toutes les grandes religions. En outre, les exemples pratiques des communautés monastiques médiévales et ceux de l’aile gauche de la Réforme protestante ont été des sources d’inspiration considérables pour le socialisme. Les contributions britanniques ont été importantes, en particulier l’éthique du digger [bêcheur] Gerrard Winstanley et les théories communautaristes et coopérativistes de Robert Owen. Néanmoins, ce sont peut-être les Français qui ont été les plus féconds aux débuts du communisme et le socialisme.
La période des Lumières et de la Révolution française a été le témoin d’une critique de toutes les institutions, et une aile radicale prit son envol. Peut-être que le représentant de cette aile le plus connu a été François-Noël Babeuf (Gracchus) :
« En novembre [1795], Babeuf publia le premier manifeste, c'est-à-dire ce nouveau genre de déclarations sociales révolutionnaires qui culminera avec Manifeste communiste de Marx [sic] de 1848. Le Manifeste des plébéiens de Babeuf était à la fois un inventaire philosophique (un manifeste de ce qui était nécessaire pour apporter l’“égalité de fait” et le “bien commun”) et un appel à un soulèvement populaire (une manifestation¸ « plus grande, plus solennelle, plus générale, qu’il n’a jamais était fait ») »13.
Il évoquait l’image de la “phalange” (militaire) grecque comme étant un agent révolutionnaire, il niait tout droit à la propriété privée et il exigeait le nivellement de la richesse. Voici quels étaient ses principes :

« Ôter à celui qui a trop, pour donner à celui qui n’a rien.
Le but de la Société est le bonheur commun.
Les fruits sont à tous, le terre n’est à personne »14.

Ces idées illustrent le communisme du XVIII° siècle ; le mot “communisme” a été attribué à Restif de la Bretonne, un écrivain utopique-pornographique prolifique des années 178015. Dans cette période initiale, le “communisme” impliquait une transformation totale des institutions, mais il ne se focalisait pas spécialement sur les luttes de la classe ouvrière urbaine.
La franc-maçonnerie, en plus de son influence générale sur les Révolutions américaine et française, avait des liens à la fois avec les mouvements communiste et socialiste révolutionnaires16. Felippo Buonarroti, un membre italien de la conspiration de Babeuf, utilisait les loges de Genève comme des terrains de recrutement de la révolution communiste.
Henri-Claude de Saint-Simon (1760-1825) montre la double influence de Jean-Jacques Rousseau et des courants appartenant aux Lumières scientifiques ; il avait de bons contacts avec la loge maçonnique des “Philadelphiens”17. Il a eu une importante influence à travers tout le XIX° siècle dans le camp socialiste français, mais il ne peut être considéré au mieux que comme un précurseur de la “technocratie”. Le mot “socialiste a été employé en premier par les owénistes en 1827 ; en français, il n’apparaît qu’en 1832 dans le journal saint-simonien Le Globe.
Saint-Simon prétendait avoir découvert la science de la société. Il affirmait que c’étaient ceux qui produisaient la richesse qui devaient gouverner afin de promouvoir le but suprême de l’histoire : l’amélioration mentale et physique de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse. Bien qu’il ait considéré que ce progrès serait inévitable, il pensait que c’était important d’apporter son aide à ce processus pour s’assurer qu’il serait ordonné et non-violent :

« La loi supérieure des progrès de l'esprit humain entraîne et domine tout ; les hommes ne sont pour elle que des instruments. ... Tout ce que nous pouvons, c'est d'obéir à cette loi (notre véritable Providence) avec connaissance de cause, en nous rendant compte de la marche qu'elle nous prescrit, au lieu d'être poussés aveuglément par elle... »18.

Son élite inclurait des industriels, des scientifiques et des artistes, et ces derniers auraient le rôle de propagandistes en faveur du nouveau système. Ils devraient illustrer les splendeurs du futur paradis terrestre, exactement comme ils avaient auparavant dépeint le ciel chrétien, afin de rappeler aux hommes la direction morale convenable. Mais le christianisme avait encore un rôle dans la promotion de l’industrialisation, par la création d’entreprises dirigées par l’Église et inspirant la population active. Saint-Simon ne manifestait pas d’intérêt pour le communautarisme ; son utopie, c’était le pays de l’abondance où le gouvernement dépérirait en devenant seulement « l’administration des choses », et non plus le contrôle des personnes. L’exploitation de la nature, selon un plan national, absorberait les énergies hostiles et de compétition. Pour éviter la guerre, les pays européens devraient créer tous ensemble des projets de grands travaux publics internationaux, “civiliser” et christianiser les “races inférieures” et rendre le monde « habitable comme l’Europe ».
Les idées de Saint-Simon préfiguraient la pratique ultérieure du “capitalisme d’État” français ; ses théories historiques ont également influencé la tradition socialiste, par exemple :

« Ce système social [féodal-théologique] avait pris naissance pendant la durée du système précédent [gréco-romain] et même à l'époque où celui-ci venait d'atteindre son développement intégral. Pareillement, lorsque le système féodal et théologique s'est constitué au Moyen Âge, le germe de sa destruction commençait à naître, les éléments du système qui doit le remplacer aujourd'hui venaient d'être créés. »19.

Charles Fourier, né à Besançon en 1772, était un brillant et extrêmement drôle critique de la France post-révolutionaire et d’à peu près toutes les institutions et les théories que l’on y trouvait20. Voici une appréciation de lui écrite par Engels :

« Les inepties françaises sont au moins joyeuses, tandis que les inepties allemandes sont sinistres et profondes. Et puis, Fourier a critiqué les rapports sociaux existants si vertement, avec tellement d’esprit et d’humour, qu’on lui pardonne volontiers ses fantaisies cosmologiques qui sont aussi fondées sur une brillante vision du monde… »  
Fourier expose férocement l’hypocrisie de la société respectable, la contradiction entre sa théorie et sa pratique, le caractère ennuyeux de tout son mode de vie ; il ridiculise sa philosophie, son effort de perfectionner la perfectibilité qui est en voie de devenir parfaite et l’auguste vérité, il bafoue sa « pure moralité », ses institutions sociales uniformes, et il en fait ressortir les différences avec sa pratique, le doux commerce, qu’il critique de manière magistrale, ses grands plaisirs dissolus qui ne sont pas des délices, son organisation de l’adultère dans le mariage, son chaos général21.
Fourier était touché par une conscience aiguë de la famine au milieu de l’abondance, par la vue de marchands déversant du blé dans la mer afin d’en faire monter le prix, et par la corruption dont il était quotidiennement témoin dans son métier non-choisi de représentant dans le commerce de la soie. Sa vie de célibataire lui a permis de devenir un autodidacte après son éducation au collège (lycée) et il s’est consacré à l’étude d’à peu près tout, sans aucune des inhibitions qui pèsent sur les érudits respectables. Ses observations sur la façon de travailler dans la “libre entreprise” ont été brillantes (comme Engels l‘a reconnu). Par exemple, même à son époque, l’agro-industrie imposait un nouveau féodalisme aux agriculteurs :

« Les monopoleurs … auraient réduit tous les petits en vassalité commerciale, et seraient devenus par des intrigues combinées maîtres de toute production. Le petit propriétaire aurait été forcé indirectement à disposer de ses récoltes selon la convenance des monopoleurs ; il serait devenu commis exploitant pour la coalition mercantile ; enfin l'on aurait vu renaître la féodalité en ordre inverse et fondée sur des ligues mercantiles, au lieu de ligues nobiliaires. »22.

Il était aussi un fin observateur (ou voyeur) du relâchement contemporain des mœurs, en particulier dans les classes présumées respectables.
Les études de Fourier l’ont conduit à croire qu’il avait découvert la vraie science de la société – il se comparait à Newton –, laquelle permettrait à tout un chacun de jouir de la pleine expression de ses talents, et de ses passions. Tout le travail nécessaire serait effectué et simultanément tout le monde aurait du bon temps. C’était pourquoi « l’attraction passionnée », l’équivalent psychologique de la gravitation, incitait à la fois au travail et aux loisirs, et l’harmonie (qui était aussi le nom de la société idéale) résulterait de l’expression sans entraves des instincts. Même les désirs humains les plus ignobles deviennent inoffensifs du fait de la sublimation et des exutoires enjoués. Par exemple « la guerre mondiale des petits pâtés(*) » engagerait 60 armées de femmes et d’hommes sur un champ de bataille européen où elles s’affronteraient pour faire le meilleur choix de ces pâtisseries. Un million de bouteilles de champagne seraient à la disposition du parti victorieux. L’excitation monterait avec le changement quotidien d’alliances23.
Afin de mettre en œuvre son système, il serait nécessaire d’abandonner les foyers familiaux individuels (qui étaient dans tous les cas des enceintes d’ennui et d’oppression) pour des communautés autosuffisantes (phalanstères) qui incorporeraient toutes les classes et tous les tempéraments – la variété était essentielle. Elles fourniraient un minimum généreux de nourriture, d’habillement, de logement, d’éducation, de divertissement, de soins médicaux et dentaires, et de sexe. Les membres de la communauté se livreraient à des occupations volontairement choisies et fréquemment variées. Il y aurait du commerce, des fêtes débridées et des entreprises communes, entre les phalanstères.
Le communautarisme de Fourier se passait des nations, des armées, des bureaucraties, des sociétés, du mariage et de la religion institutionnalisée. Il y aurait pourtant des règles et de légères punitions non-violentes au sein du phalanstère. Une organisation était nécessaire pour s’assurer que chacun prenait part non seulement à la subsistance, mais aussi à des choses essentielles de la bonne vie comme le sexe, l’amour et l’estime de soi. La communauté remplacerait la famille et fournirait un environnement humain, éclairé et sûr, aux enfants. Fourier croyait que les femmes ne pouvaient être ni libres ni égales dans l’institution du mariage ; il a été le plus féministe des premiers socialistes.
Fourier n’exigeait pas l’abolition totale de la propriété privée. Il supposait que le phalanstère serait super-productif, étant donné qu’il éliminait le gaspillage et le double emploi, et qu’il libérait une énorme énergie du fait de l’attraction passionnée. Les profits seraient ensuite distribués sur la base du capital (3/12), du talent (4/12) et du travail (5/12). Par conséquent, il ne prévoyait pas un avenir égalitaire. Cependant, trois éléments devaient être notés à propos du concept de la distribution chez Fourier. Tout d’abord, il insistait sur le fait que, dans son “Harmonie”, même les pauvres jouiraient d’un niveau de vie à la fois matériel et culturel bien plus élevé que la personne typique de la classe moyenne de son époque. Deuxièmement, son hédonisme radical constatait que certaines personnes tiraient un grand plaisir de la consommation voyante, ou du fait de mener à bien une transaction difficile. Son système permettait ces choses-là à la condition que personne ne souffrirait du fait de telles activités. Troisièmement, l’imagination de Fourier incluait des inégalités beaucoup plus importantes que celles qui étaient dénoncées par la plupart des socialistes de son époque, ou même de la nôtre. Il était préoccupé par les exutoires créatifs et par la vie sexuelle des personnes âgées ; par les privations sexuelles et sociales des laids et des paumés ; par les besoins d’estime de soi de tout un chacun ; par l’ennui de beaucoup de travaux, quels qu’en soient leur statut ou leur rémunération ; par la façon méchante de traiter les enfants, et pas seulement ceux des pauvres ; et même par les inégalités qui existent entre la capitale et les villes de province. Il a imaginé des institutions destinées à s’attaquer à tous ces problèmes ; une brillante première esquisse malheureusement rarement poursuivie par les socialistes ultérieurs.
Fourier rejetait aussi toute violence dans l’instauration du socialisme. Sa méthode, c’était la persuasion par l’écrit, par les orateurs et par les communautés-témoins. Il espérait convertir les gens de toutes les classes, car il croyait que tout un chacun serait mieux dans son système. En plus des rêves “utopiques” romantiques du bonheur humain, Fourier suivait la voie de la tradition rationaliste des Lumières. Par exemple, il ne pensait pas qu’une classe ouvrière agricole ait été compatible avec la démocratie. Sans l’esclavage, le servage, ou une paysannerie, personne ne serait disposé à s’engager dans des travaux agricoles à plein temps (contrairement, par exemple, à la serrurerie ou l’art topiaire, pour lesquels certains pourraient avoir une passion). Sa solution rationnelle était de faire en sorte que chacun en effectue un peu, et en outre d’adopter un régime alimentaire qui éviterait la corvée des cultures de plein champ ou de l’élevage du bétail. Ce régime, à base de légumineuses, de légumes, de fruits et de petits animaux, est peut-être de toute façon le plus sain. De la même manière, la solution démocratique pour le travail subalterne était de ne pas construire une méritocratie, mais de le rendre aussi intéressant que possible par le jeu et les occasions de flirter, d’employer ceux qui avaient des affinités psychologiques avec un tel travail et qui pourraient se faire plaisir sans considération de statut, et de partager à petites doses toutes les tâches essentielles dangereuses ou répugnantes qui demeureraient encore. La rotation dans le travail permettrait aussi la pleine expression de la personnalité humaine. Fourier n’abolissait pas l’expertise ; il supposait plutôt que ceux qui étaient hautement qualifiés pour certaines missions occuperaient des positions de débutants lorsqu’ils auraient à effectuer un autre travail.
Dans la perspective d’aujourd'hui, Fourier était peut-être le plus prescient lorsqu’il suggérait que, dans une société socialiste, ou même dans n’importe quel système à prétentions démocratiques, le travail subalterne ne peut pas être le travail quotidien, durant toute une vie, d’une classe, d’une race, d’un sexe ou des malchanceux. Nos sociétés capitalistes trouvent des prolos grâce à l’immigration et se servent du travail dont les femmes se sentent responsables ; cette générosité ne peut pas durer. Il y a déjà des pénuries de travailleurs des services de santé, d’infirmières, et de charpentiers, et peu de jeunes gens veulent être poissonniers, réparateurs de chaudières ou tailleurs. La main invisible ne nous distribue pas ce dont nous avons besoin. Paradoxalement, le système fouriériste fournit en effet un remède au chômage, mais il sert aussi parfaitement pour les pénuries qui existent dans certains métiers.
De plus, les changements démographiques éclairent la possibilité de réalisation du fouriérisme. Un taux de natalité en baisse (déjà constaté dans les années 1840 en France) conduit à un manque de travailleurs ; la médecine moderne et les facteurs sociaux se soldent par un surplus de femmes à la recherche d’un partenaire dans la mesure où les couples sont encore nécessaires. Et il y a maintenant des prédictions selon lesquelles un nombre inimaginable de gens vivront bientôt jusqu’à 100 ans. Qui prendra soin d’eux ? Leurs enfants de 80 ans, s’ils en ont, ou s’il leur en reste? Le témoignage des sociétés communautaires du XIX° siècle montre que l’on s’occupait bien des personnes âgées dans la communauté, car c’était une fraction du travail qui était partagé par tous. Malheureusement, les projets de Fourier concernant le partage du travail ont été très tôt effacés de l’idéal socialiste.
Fourier pensait que le mariage, même chez les riches et chez ceux qui ont des domestiques à leur service, était incompatible avec la liberté et l’égalité des femmes, et qu’il devait être remplacé par des institutions plus fonctionnelles. Ses observations du monde réel l’ont amené à croire que la monogamie était une manie bizarre – qui devait être permise naturellement dans le phalanstère –, mais qui était inappropriée en tant que norme. Il était également préoccupé par les préjudices infligés aux enfants aussi bien dans les familles les plus traditionnelles que dans les familles disloquées. Aujourd'hui, de par le monde entier, la famille “traditionnelle” est une configuration minoritaire, mais nos alternatives informelles ne peuvent pas intégrer la sécurité, ou le plaisir, c'est-à-dire ce que le phalanstère était destiné à nous fournir, pour ne rien dire de l’énorme fardeau qui pèse encore sur les femmes.
Outre ses nombreuses brillantes suggestions, Fourier avait des idées étranges sur des planètes qui copulaient, des mers qui se transformaient en limonade et des anti-lions, idées qu’Engels avait mentionnées. Son vulgarisateur en chef aux États-Unis, Albert Brisbane, et Considerant ont tous deux fait de leur mieux pour les supprimer, ainsi d’ailleurs que ses plans sexuels un peu fous (mais non-violents). Fourier était aussi personnellement un handicap dans les relations publiques, et ses disciples ont essayé de manœuvrer pour le rendre invisible. Quand, un an avant la mort du maître, Considerant est devenu l’interprète à plein temps du fouriérisme, celui-ci a subi une transformation considérable.
Étienne Cabet (1788-1856) a été influencé par Owen et par les chartistes durant son exil en Angleterre, et il partageait les buts des communistes français, c'est-à-dire l’abolition de la propriété privée et le nivellement des richesses, mais il rejetait la révolution violente. La principale présentation de sa doctrine, Voyage en Icarie (1840), décrit une utopie communautaire ; il a eu beaucoup d’adeptes dans la classe ouvrière. Une autre figure importante de la scène radicale française des années 1840 a été Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865). Né à Besançon comme Fourier, c’est en tant que typographe qu’il a rencontré par hasard le Nouveau monde industriel et sociétaire de Fourier, et il l’a lu avec un grand intérêt. Mais ses idées étaient davantage dans la tradition de Jean-Jacques Rousseau. Il concevait un système social qui serait une fédération de fermes et d’ateliers patriarcaux de petite dimension, avec des établissements commerciaux coopératifs. Bien que son slogan bien connu soit : « La propriété, c’est le vol », il ne visait que certains types de propriété : celle des gros capitalistes et des banques.



Considerant et le fouriérisme

Victor Considerant est né à Salins (Jura) en 1808, et il a fréquenté le même collège de Besançon
que Fourier. Durant ces années-là, il a entendu parler du fouriérisme par deux partisans locaux : Just Muiron, un fonctionnaire de la collectivité locale, et Clarisse Vigoureux, une veuve fortunée, sa future belle-mère. Considérant a continué son éducation à l’École Polytechnique à Paris où il a étudié le métier d’ingénieur. Les idées d’Henri-Claude de Saint-Simon y étaient en vogue, et Considerant est devenu parfaitement au courant d’elles. Comme beaucoup de ses camarades étudiants, après l’obtention de son diplôme, il a rejoint le corps du génie militaire en 1830. À ce moment-là, il faisait déjà de la publicité pour Fourier et, en 1836, il abandonnait sa carrière pour devenir un disciple et un interprète à plein temps de Fourier.
Considerant a suivi son maître dans la recherche de l’harmonie et de la collaboration des classes, dans le rejet de la violence et du nivellement radical de la propriété. Ils étaient tous les deux révoltés à la vue des conséquences d’un système de “libre entreprise” qui créait la pauvreté parmi les travailleurs ruraux et urbains, une insécurité constante pour la classe moyenne et une nouvelle aristocratie de monopoleurs et de spéculateurs. Le fait que Considerant ait été un ingénieur n’était pas une coïncidence ; ceux qui avaient suivi cette formation étaient réceptifs à la planification et ils ont constitué un important noyau du socialisme français du XIX° siècle.
Bien que Considerant ait révéré la science, il avait aussi foi en la bonté humaine et au message d’amour de Jésus. En revanche, la religion de Fourier avait été sa propre version du déisme : l’attraction passionnée était le plan de Dieu pour le salut de l’humanité. Comprenant cela, comme Fourier le faisait, les “scientifiques sociaux” pouvaient transformer les passions perturbatrices en harmonie. Considerant suggère une approche socialiste chrétienne, l’une de ses corrections radicales à Fourier.
Considerant a continué à publier des présentations détaillées du phalanstère, lequel avait été un important instrument de recrutement. Néanmoins, dans ses exposés populaires, il minimisait de plus en plus tout sauf ses vertus économiques. Ceci éliminait les éléments choquants et bizarres, mais aussi beaucoup de la critique sociale brillante de Fourier. Le socialisme, en tant que produit des Lumières, visait toutes les institutions qui réprimaient le bonheur et le bien-être humains, notamment la guerre, les distinctions de statut, l’esclavage, l’oppression politique, la religion organisée, le mariage et la mode, en plus des systèmes économiques irrationnels et oppresseurs. De nombreux ouvrages de Fourier parodient ces institutions ; il ne reste presque plus rien de cela chez le posé Considerant. Peut-être que l’omission la plus frappante a été l’éviscération du féminisme radical de Fourier. Considerant a bien soutenu le droit de vote des femmes, mais il ne semble que son cœur y ait été vraiment.
L’étrange tournant qui a donné au fouriérisme sa chance a été le fait que, dans les années 1820, certains leaders autoproclamés du mouvement saint-simonien, lequel était technocratique à l’origine, aient adopté des pratiques et des idées sectaires et bizarres telles que la recherche d’un Messie féminin. Le saint-simonisme avait bon nombre de partisans en 1831 (approximativement 40 000) quand ont commencé des défections massives au profit du fouriérisme, en particulier parmi les ingénieurs et d’autres adhérents à l’esprit pratique24. Ce qu’ils voyaient dans le fouriérisme, grâce à la façon dont il avait été adapté par Considerant et d’autres publicistes, c’était le phalanstère comme plan pratique d’atténuation de la pauvreté et du chômage. « … la phalange apparaît parfois davantage comme un ferme-modèle ou comme une colonie agricole fondée par une association philanthropique que comme l’unité élémentaire d’Harmonie »25. Il est possible que la transformation du fouriérisme ait été encouragée par des changements technologiques. De même que les plans charmants et rationnels de Garden City [cité-jardin], qui ont été élaborés par Ebenezer Howard à la fin du XIX° siècle, ont avorté en fin de compte à cause de l’automobile particulière, de même l’excitation due aux chemins de fer dans les années 1840 a détourné du phalanstère en faveur de bureaucraties nationales de planification.
Durant les années 1830 et 1840, les sociétés fouriéristes (laxistes du point de vue doctrinal) ont gagné des milliers d’adeptes en France, en Belgique et en Suisse. Le quartier général était situé à Paris, mais il y avait de nombreuses sections provinciales, un quotidien, une revue théorique, des brochures, une librairie, et des banquets réguliers, y compris des banquets spéciaux pour l’anniversaire de Fourier. « Finalement, le 7 avril 1847, le soixante-quinzième anniversaire de Fourier a été célébré dans trente-quatre villes et bourgades françaises (mais aussi à New York, Rio de Janeiro et à l’île Maurice) »26. « Sous la direction de Considerant, l’École sociétaire, la société fouriériste officielle, a organisé des sections dans presque toutes les grandes villes d’Europe ainsi qu’aux États-Unis, et elle a diffusé sa propagande à travers le monde entier »27.
Pourquoi ont-ils été si nombreux à rejoindre ce mouvement ? C’étaient des membres de professions libérales (avocats, médecins, architectes, ingénieurs), des officiers, des étudiants, des petits hommes d’affaires, des artistes, des musiciens, des journalistes et des artisans. Ils avaient probablement une nourriture convenable (ou excellente en France où les restaurants venaient d’être inventés parce que, lorsque les aristocrates ont perdu leur tête, leurs cuisiniers n’avaient plus de bouches à nourrir), du sexe (là aussi, c’était peut-être mieux en France en raison de l’usage généralisé du contrôle des naissances), et des maisons chaleureuses. Aux États-Unis, une “American Union of Associationists” [Union Américaine des Associationnistes] a été constituée qui comprenait des groupes locaux et régionaux, et au moins 100 000 adeptes intéressés28.

Le socialisme fournissait une nouvelle vision de monde qui était à même de remplacer le christianisme. La prétention du fouriérisme à être une “science sociale” lui donnait des références tirées des Lumières ; paradoxalement, sa perspective socialiste chrétienne acquise récemment offrait inspiration et consolation religieuses. Bien que les nouveaux capitalistes aient attribué la pauvreté et les souffrances économiques croissantes à « la fainéantise et à l’immoralité », beaucoup de gens pensaient que quelque chose n’allait pas dans le système économique. L’avènement d’un capitalisme industriel à grande échelle était vu comme particulièrement menaçant par les petites entreprises, par les agriculteurs et par les artisans qualifiés. Contrairement au communisme icarien, le fouriérisme était une solution “sans distinction de classe” qui promettait d’unir les riches, les gens de la classe moyenne et les pauvres. Cette caractéristique était particulièrement séduisante pour des recrues venant de la franc-maçonnerie qui avaient des objectifs similaires.
Comme pour tous les mouvements radicaux, il existait des raisons personnelles à l’adhésion. Les fouriéristes recrutaient dans le saint-simonisme en voie de désagrégation qui avait attiré un grand nombre d’ingénieurs lesquels, comme Considerant, avaient discuté de ces doctrines quand ils étaient à l’École Polytechnique. Pour eux, l’ingénierie sociale, en conformité avec la formule numérique complexe de Fourier, présentait un attrait particulier. De plus, beaucoup partageaient l’expérience de Nicolas Lemoyne qui, après avoir obtenu son diplôme, avait eu pour affectation la supervision des projets provinciaux plutôt ennuyeux de construction de routes et d’immeubles. Ces ingénieurs se considéraient comme faisant partie d’une élite, et pourtant ils n’avaient ni pouvoir ni statut, et même les conversations excitantes de leurs jours d’école leur manquaient29. D’autres saint-simoniens qui passaient au fouriérisme étaient des juifs – Considerant évitait de rendre public l’antisémitisme de Fourier – et des femmes, souvent très éduquées, mais qui n’avaient pas de statut dans la société française. Considerant lui-même avait été recruté par sa future belle-mère, Clarisse Vigoureux.
Les médecins et les éducateurs étaient impressionnés par les théories médicales et éducatives tout à fait rationnelles de Fourier. Les gens qui organisaient le travail et ceux qui faisaient partie des “professions d’assistance” naissantes étaient intéressés. Certains riches philanthropes aimaient l’idée de s’engager dans l’“ingénierie sociale” plutôt que de donner simplement leur argent au titre de la charité30. Enfin, il y avait ceux qui pensaient que de créer des communautés fouriéristes outre-mer serait un instrument utile de colonialisme ; ceci était vrai également en ce qui concerne les fouriéristes britanniques.
Considerant donnait des conférences, il écrivait et il éditait des publications ; la vulgarisation des idées de Fourier se vendait bien, même chez les lecteurs de la classe ouvrière. Mais il faisait preuve de peu d’enthousiasme pour susciter un essai de phalanstère, bien que d’autres fouriéristes aient tenté de le faire en France (en 1832 et en 1841) et en Algérie (en 1845), sans beaucoup de succès. Les États-Unis ont été un terrain plus fertile, et une multitude d’expériences de fouriérisme en a découlé, stimulées qu’elles ont particulièrement été par les exposés de Brisbane dans The Social Destiny of Man, or Association and Reorganization of Industry [La destinée sociale de l’homme, ou l’association et la réorganisation de l’industrie] (Philadelphie, 1840), par des brochures, et par l’achat d’une colonne quotidienne à la une du New York Tribune (1842-1843)31. Au milieu des années 1830, Considerant a commencé à regarder les mouvements de la classe ouvrière et la politique électorale comme des voies vers la réforme. Son journalisme et ses activités pratiques se sont orientés dans cette nouvelle direction ; néanmoins, il a continué à travailler à son énorme exposé sur la doctrine de Fourier : Destinée sociale, qui a été publié en trois volumes entre 1834 et 1844. En 1843, il a été élu au conseil de la collectivité locale de Paris, et, lors de la même année, il a transformé le journal fouriériste, La Phalange, en un nouveau journal quotidien, La Démocratie pacifique. Celui-ci était conçu comme un organe d’un mouvement politique socialiste dépouillé de toutes les particularités fouriéristes. Considerant a écrit son Manifeste pour le numéro de lancement du journal en 1843 ; il a été réimprimé, sous forme de brochure, en 1847.
La Démocratie pacifique était un journal général, avec des publicités, des annonces des salles de spectacle, des reportages sur des crimes, et beaucoup de commentaires sur les informations courantes ; son tirage a atteint 2 200 exemplaires32. À cette époque, de tels journaux étaient un fait nouveau, et leur survie dépendait des donations de la part de lecteurs enthousiastes. Il soutenait encore l’idée d’“association”, mais il avait mis la pédale douce sur le phalanstère, en tant que voie vers le socialisme, au profit d’une vaste action de l’État, “du style New Deal”, qui incluait des garanties sur le droit au travail, des projets de travaux publics, et la planification économique centrale. Même le terme de phalanstère était omis au profit de celui de “commune” qui signifiait “ville” (sans aucune des connotations hippies ultérieures)33.
La Révolution de 1848 a donné à Considerant un grand espoir que ses théories puissent être réalisées ; il a disputé et gagné un siège à l’Assemblée Nationale. Il s’est ensuite occupé de comités voués à la crise du chômage, mais il n’a remporté de succès ni en proposant ses objectifs réformistes, ni en répandant la parole fouriériste. Sa condamnation continuelle de la tendance communiste, à la fois pour ses buts et pour ses méthodes, l’a isolé de la classe ouvrière.
Considerant a joué un rôle important dans l’action de protestation de 1849 contre le plan du gouvernement destiné à organiser un changement de régime pour la République romaine. L’insurrection a été réprimée, il en a résulté des violences, et il a été contraint de s’enfuir et de devenir un exilé en Belgique. Là, il a décidé que cela pourrait être un moment propice pour faire un essai de phalanstère. Après une rencontre avec Brisbane, il est parti pour les États-Unis où il a visité la North American Phalanx [Phalange nord-américaine] et les communautés d’Oneida. En 1852, il arrivait au Texas, une terre qu’il trouvait prometteuse.
En 1855, Considerant achetait de la terre près de Dallas où il avait l’intention de créer une colonie qui accueillerait des expériences communautaires variées, et pas seulement fouriéristes. La préparation avait été insuffisante alors que l’environnement était hostile à la fois physiquement et politiquement. Néanmoins, des colons ont commencé à arriver de France, y compris des enfants, des personnes âgées, et avec des qualifications inappropriées. Malgré son éducation d’ingénieur militaire, Considerant était incompétent comme administrateur et la colonie s’est désintégrée dans l’acrimonie et à cause du manque de farine (malnutrition). Il est ensuite parti pour San Antonio où il s’est mis à cultiver, à ramasser des cactus, en attendant la fin de la Guerre Civile. Lors de son retour en France en 1869, il était encore célébré par les fouriéristes survivants. À ce moment-là, il a été influencé par le darwinisme social et a prôné une Europe fédérée, de concert avec les États-Unis, afin de servir de gouvernement mondial bienveillant. Il a gardé sa foi dans le socialisme et dans le pacifisme.

La tradition des “manifestes”

Le texte intégral du Manifeste de Babeuf, de celui de Considerant, ainsi que celui du Manifeste communiste (dans une traduction anglaise), est maintenant disponible en ligne, y compris les premières ébauches du MC effectuées par Engels. Considerant partage avec Babeuf un postulat important : « Le but de la société, c’est le bonheur général ». Cependant, il rejette la demande de Babeuf de confisquer la propriété, d’abolir les droits de propriété, de légiférer en faveur d’une égalité absolue, et d’employer des moyens violents pour faire advenir le monde communiste.
Le Manifeste de Considerant débute par un rappel de la périodisation de l’histoire réalisée par Saint-Simon, et par son idée selon laquelle c’est le groupe économique dominant qui écrit les lois et qui maîtrise tous les aspects de la société. Ceci est surprenant étant donné que le maître de Considerant, Charles Fourier, avait une conception totalement différente des stades historique : sa conception n’était pas du tout matérialiste, mais elle était fondée sur le degré de connaissance de soi atteint. Le Manifeste est en effet fortement imprégné de saint-simonisme, et il est destiné à unir « tous les hommes de bonne volonté » dans un mouvement socialiste modéré et éclectique. Considerant affirme que toutes les classes souffrent du capitalisme ; de ce fait, toutes devraient travailler à sa disparition. Il décrit la guerre des classes grandissante, mais il la rejette en tant qu’instrument de salut. Il insiste de préférence sur le besoin urgent de réforme et de remplacement du système de laissez-faire. Ceci doit être accompli tout en préservant une propriété inégale, les droits à l’héritage, un christianisme social et la famille traditionnelle.
Le Manifeste communiste a été écrit en partie en guise de réponse à celui de Considerant34. Les postulats initiaux de ces deux manifestes sont similaires, avec des références à la périodisation matérialiste de l’histoire due à Saint-Simon. Les déprédations du capitalisme et la lutte des classes grandissante y sont décrites. Cependant, contrairement à Considerant, Marx et Engels trouvent de nombreuses vertus à la marche “civilisatrice” du capitalisme à travers la Terre. Considerant est heureux d’être débarrassé du féodalisme, mais il pensait qu’un nouveau système devait le remplacer ; or le capitalisme détruit tout, y compris les capitalistes eux-mêmes. Le Manifeste communiste constate le rôle que la bourgeoisie joue dans l’éducation du prolétariat en vue de sa tâche révolutionnaire ; ceci crée une certaine incohérence avec ses autres assertions selon lesquelles la conscience est déterminée par la position de classe. D’autre part, Considerant n’a aucun doute sur le fait que c’est une élite éclairée qui doit ouvrir la voie et servir de gardienne au peuple jusqu’à ce qu’il soit convenablement éduqué pour une pleine participation politique.
Il y a une très grande différence entre sa défense d’une réforme pacifique, amorcée peut-être par le parlement ou par le roi, et l’appel à la révolution violente du Manifeste communiste. Ce dernier document cherche également à discréditer tous les partis et les idéologies concurrents, tandis que Considerant se délecte dans l’éclectisme et qu’il rend hommage à tous, même aux partisans de l’Ancien régime.
En dépit de l’auto-identification de Marx et d’Engels au mouvement “communiste”, leurs propositions pratiques de reconstruction sociale doivent davantage aux utopiques. À la fin de la section II du Manifeste communiste, Marx et Engels esquissent un programme post-révolutionnaire immédiat ; nous pouvons voir l’influence de Considerant dans les articles 5 à 10 :

« 5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État et qui jouira d’un monopole exclusif.
6. Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport.
7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.
8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particuliè-rement pour l’agriculture.
9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel : mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc. ».

Dans les derniers ouvrages de Marx et d’Engels, bien que les buts socialistes y soient très vagues, il existe peu de soutien à la vision babouviste d’un avenir austère, agraire, égalitaire, c'est-à-dire en faveur de l’abolition du progrès, des Lumières et de la méritocratie, que cela implique.
La franc-maçonnerie et le socialisme

Au début du XIX° siècle en France, beaucoup considéraient le socialisme comme une extension logique des Lumières et comme une réforme démocratique. Ceux qui rejetaient la lutte des classes et la révolution violente appartenaient principalement à la classe moyenne et avaient des racines dans la France provinciale. Souvent, les hommes qui avaient de telles conceptions étaient francs-maçons, et certaines loges se qualifiaient elles-mêmes de fouriéristes ou de saint-simoniennes.
Dans les années récentes, la franc-maçonnerie a fait l’objet de l’attention de scientifiques sociaux, ce qui rend son étude plus accessible et plus respectable. Une question importante dans le débat actuel est de savoir si la franc-maçonnerie a promu la démocratie, ou bien si elle a été plutôt raciste et sexiste, et/ou une complice de l’impérialisme35. Ces questions sont importantes étant donné que la maçonnerie a eu un grand impact sur l’histoire et la politique mondiales, et qu’elle a occupé, avec les organisations qui lui sont apparentées, de vastes zones de la “société civile”. L’influence maçonnique a été également importante dans le socialisme communautaire des États-Unis, y compris dans le mormonisme qui a été considéré comme un dérivé de la franc-maçonnerie.
La franc-maçonnerie été une composante importante des Lumières et de la Révolution française. Elle rivalisait avec l’Église catholique discréditée et elle cherchait à la supplanter en fournissant sa propre morale, ses propres rituels et se propres édifices. Les loges étaient des clubs réservés aux hommes malgré quelques exemples de “maçonnerie androgyne”36. Pour les maçons de la classe dirigeante, tels que Frédéric le Grand, Napoléon Bonaparte et Louis-Philippe (le roi “bourgeois” de la monarchie de Juillet française), c’était un véhicule pour l’anticléricalisme et la modernisation. La relation maçonnique-socialiste française était nourrie par une convergence d’idéologie. En outre, la répression gouvernementale des organisations ouvertement politiques au cours des années 1840 ont fait des loges des endroits commodes pour fomenter le socialisme.
La discussion politique dans les loges maçonniques françaises des années 1840 portait essentiellement sur le socialisme d’un type ou d’un autre ; les principes de « sociabilité(*) et d’association » y recevaient une approbation générale en tant que bases de la réforme sociale37. De nombreux socialistes de premier plan étaient des francs-maçons, y compris Considerant, François Cantagrel et Proudhon38.

« Si l’on revient aux années 1840, le fouriérisme a joué un rôle important dans la conversion des révolutionnaires français en francs-maçons réformistes. Dans la France de cette période, des personnes radicales et progressistes relativement nombreuses se sont mises à adhérer à la franc-maçonnerie, en la convertissant en une organisation de volontaires politiques et en fixant sa vision d’ensemble dans la lutte pour la démocratisation de la France par des méthodes non-violentes »39.

Cependant, en plus des socialistes, il y avait des francs-maçons qui étaient préoccupés par la pauvreté et qui avaient une approche charitable traditionnelle ; ils voyaient les “fermes modèles” comme une solution pour les pauvres, plutôt que des “phalanstères” qui changeraient en totalité les modes de vie de toutes les classes.
Fourier n’était pas franc-maçon, bien qu’il ait été clairement influencé par la maçonnerie. Il y avait eu une loge française dénommée Harmonie¸ ainsi que, dans toute l’Europe, des loges “androgynes” avec des rituels scabreux qui n’auraient pas été surprenants dans le Nouveau monde amoureux de Fourier. Dans la Théorie des quatre mouvements, Fourier suggérait que la franc-maçonnerie pourrait devenir une forme de transition vers sa société idéale. Elle avait un réseau, des attributs religieux, des réunions secrètes, des adhérents aisés qui la rendaient attrayante pour les classes qui aspiraient à le devenir, et tout ce dont elle avait besoin, c’était l’introduction de « femmes et de plaisir sensuel »40. Néanmoins, la franc-maçonnerie s’est développée comme une institution entièrement masculine, avec des « auxiliaires féminines », ce qui renforçait la margina-lisation des femmes à la fois dans les démocraties modernes et dans le socialisme français. Le mouvement agrarien américain de La Grange (les Patrons de l’élevage), qui a été organisé par Oliver Kelley en 1868, était une organisation d’inspiration maçonnique qui s’est rapprochée des prescriptions fouriéristes. La Grange avait des aspects sociaux, éducatifs et politiques ; c’était la première organisation paysanne dans laquelle les femmes participaient en tant que membres à part entière. En tant que maçon, Kelley a incorporé des rituels et des valeurs de solidarité dans La Grange. Même si les orgies sexuelles ont pu être ou ne pas être courantes, une excellente tarte aux pommes confectionnée par les membres de La Grange aurait été un très grand plaisir pour Fourier. 

La politique française dans les années 1840

C’est une diversité de formes gouvernementales qui a suivi la Révolution française de 1789, ce qui était peu satisfaisant à la fois pour ceux qui désiraient accroître la démocratisation et ceux qui voulaient restaurer l’Ancien régime. De plus, il y avait un intérêt grandissant pour les problèmes économiques ruraux et urbains dont les gouvernements n’avaient pas réussi à s’occuper. Par exemple, l’industrialisation du secteur du textile était en train de provoquer des souffrances considérables. À Lyon, des ateliers de couvent fonctionnant sous la houlette de l’Église catholique employaient des enfants pour tisser la soie ; des artisans qualifiés ne pouvaient pas rivaliser avec cette disposition41.
En juillet 1830, la révolution a mis fin au règne du Bourbon réactionnaire Charles X, et Louis-Philippe, de la lignée orléaniste, a été intronisé comme monarque constitutionnel. De 1830 à 1848, ce gouvernement a été connu sous le nom de la “monarchie de Juillet”. Il y avait une Chambre des députés élue, mais le droit de vote était très restreint. Un seul adulte masculin sur 30 ou 40 (en fonction de ses ressources) pouvait voter ; le gouvernement était essentiellement une ploutocratie, et il était accessible à la corruption de la part des sociétés de canaux et de chemins de fer ainsi que de celle des grandes banques. Il n’y avait pas de partis politiques officiels ; cependant, il y avait plusieurs factions dans le corps législatif. L’opposition incluait à la fois des républicains et des monarchistes qui désiraient un droit de vote plus large, et ceux qui cherchaient la restauration des Bourbons et de l’Église catholique ; durant cette période, il n’y a pas eu de socialistes au parlement. C’est François Guizot qui était à la tête de la faction majoritaire ; il acceptait les résultats généraux de la Révolution française, mais il ne voulait pas que la démocratisation aille au-delà des dispositions prises en 1830 ; il était habituellement identifié comme conservateur. Sa politique qui était en faveur du grand capital, qui provoquait des fréquents scandales de corruption et qui optait pour la non-reconnaissance des souffrances sociales et économiques pourtant fort répandues, suscitait la colère de Considerant, bien qu’il ait quelques sympathies pour la conviction de Guizot selon laquelle le suffrage devrait être fondé sur la capacité. Néanmoins, Considerant pensait qu’il faudrait faire beaucoup plus pour éduquer les masses dans le but de leur faire acquérir une compétence politique. Il partageait également la réticence de Guizot à engager le combat pour promouvoir la démocratie par une intervention violente dans d’autres pays, ce que beaucoup de républicains réclamaient.
En 1848, la monarchie orléaniste avait perdu beaucoup de soutien, et l’opposition, qui se composait de républicains à la recherche de la réforme politique, de socialistes de la classe moyenne et de la classe ouvrière (en particulier à Paris et à Lyon), et d’ouvriers et de paysans généralement mécontents, a déclenché une autre révolution. Considerant a été élu à la Chambre des députés de l’éphémère Deuxième République qui en a résulté et qui a pris fin avec le coup d’État de Louis Napoléon en 1851. Le socialisme a continué sous la forme d’un mouvement clandestin, souvent dans les loges maçonniques, et a eu une certaine influence sur la politique de la Troisième République proclamée en 187042.

Le “socialisme pacifique” de Considerant et le féminisme, l’environnementalisme, le colonialisme ainsi que l’athéisme.

Le Manifeste ne conforte pas le féminisme ; il s’adresse uniquement aux hommes. Dans d’autres écrits de cette période, Considerant plaidait en faveur des droits des femmes dans le mariage, de la réforme du divorce, de leurs possibilités éducatives et professionnelles et même du droit de vote pour elles. Il renie cependant le féminisme radical de Fourier qui postulait la supériorité intellectuelle des femmes, prônait leur libération sexuelle totale, et désirait l’abolition de la famille parce qu’elle restreignait le choix sexuel, qu’elle confinait les femmes (mêmes les riches) à des tâches domestiques, et que tout cela n’était même pas bon pour les enfants. Lorsque ses opposants rappelaient à Considerant les doctrines choquantes de Fourier, il éludait la question en prétendant qu’il s’agissait d’une accusation ridicule. Il rétorquait que sa perspective à lui était morale : à savoir que la plus grande immoralité résidait dans le fait de forcer les gens à rester mariés aussi bien quand ils ne s’étaient jamais aimés que quand ils ne s’aimaient plus. Cette manière d’accoupler les gens représente « l’esclavage du cœur », lui-même la pire forme de l’adultère, et elle est la cause toutes les souffrances, des femmes séduites et délaissées, des enfants abandonnés, de la fausse paternité, des mensonges et de l’hypocrisie43. Sur le fond, il soutenait le système de la « monogamie en série » qu’Engels a prônée ultérieurement et qui fonctionne comme le “laissez-faire” sur le marché sexuel.
Fourrier avait vanté les bénéfices économiques et libérateurs des maisonnées collectives ; Considerant ne fait qu’une référence fortuite à elles dans une publication de 184844. Pourtant, dès 1838, il mentionne le mariage dans sa société idéale comme étant un contrat librement conclu en lieu et place de l’“inféodation” de la femme à son époux. Des garanties économiques devaient être établies dans les “communes”(*) (villes) ; les phalanstères avaient déjà disparu du tableau45.
Les femmes n’ont jamais été acceptées comme des égales dans le mouvement fouriériste ; leurs écrits étaient publiés dans les journaux, mais elles n’étaient jamais invitées à être des intervenantes sur les estrades fouriéristes. Flora Tristan a même été exclue du banquet fouriériste annuel en raison de son sexe46. Bien qu’il ait été apparemment un mari fidèle, Considerant ne partageait pas le travail intellectuel ou organisationnel avec les deux femmes fouriéristes très intelligentes de sa famille : sa femme et sa belle-mère (qui était pleine aux as).
La normalisation de Fourier par Considerant a éliminé les bénéfices environnementaux des communautés largement auto-suffisantes de Fourier, lesquelles employaient la technologie appropriée et produisaient uniquement ce dont elles avaient besoin (il n’y avait pas de postes et pas de profits). La maisonnée collective était supposée permettre d’importantes économies dans l’utilisation des ressources et de l’énergie, ainsi que qu’une qualité de vie grandement améliorée. « Trois cents familles de villageois associés n’auraient qu’un seul grenier bien soigné, au lieu de trois cents greniers mal en ordre ; qu’une seule cuverie au lieu de trois cents cuves… »47. Les bénéfices de la créativité et du savoir combinés seraient ainsi considérables même pour les riches :
« En conséquence, il serait nécessaire dans l'ordre actuel que tout chef de maison fût initié à l'œnologie qui est une connaissance difficile à acquérir. À défaut de cela, les trois quarts des ménages riches sont fort mal abreuvés ; et tout en faisant pour les boissons la dépense nécessaire, ils n'ont que des vins frelatés et mal soignés, parce qu'ils sont obligés de s'en rapporter à des marchands de vin qui sont des phoenix de fourberie, et à des sommeliers mercenaires qui ne sont habiles que dans l'art de friponner. »48.
Aujourd'hui, il est possible que nous ne soyons plus aussi concernés par les cuves à vin ou les maîtres d’hôtel, mais les socialistes doivent affronter la question de savoir comment universaliser un niveau de vie “occidental”. Est-ce que chaque famille dans le monde doit posséder un SUV, une HDTV, un vélo d’appartement, et tous les autres délices de la technologie moderne ? Si la réponse est négative (pour des raisons aussi bien environ-nementales qu’économiques), comment peut-on leur refuser ces plaisirs alors que nous sommes en train de nous complaire devant des cuisinières Viking King, avec des fers à repasser à vapeur, et de nous prélasser dans des jacuzzis ? Si la solution fouriériste est de vivre sur la terre à bon compte, mais quand même bien, en partageant les objets de luxe, elle contraste avec les visions austères de la plupart des autres “utopiques”. Un autre argument en faveur des familles collectives est que, aujourd'hui, malgré les gadgets modernes, la gestion d’un ménage en vue d’une santé et d’un bien-être maximaux exige du temps et des connaissances. Par exemple, la préparation de repas nutritifs et délicieux, le fait d’éviter les matières toxiques, et l’éducation non-oppressive des enfants, sont encore de grands défis. Les niveaux ont baissé dans beaucoup de domaines parce que la plupart des informations relatives à la façon de vivre provient de la publicité et que les sources concurrentes ont été affaiblies : la sagesse traditionnelle, les classes d’éducation ménagère, et même l’influence des serviteurs et des sommeliers avertis. Avec tous les adultes qui travaillent à l’extérieur de la maison, il est possible que le noyau – le cœur ou le foyer – pourrisse bientôt.
Très largement dans l’esprit de Saint-Simon, Considerant s’est graduellement écarté de la vision fouriériste, et il soutenait que la transformation de la nature est la voie pour apporter le bien-être, éliminer la pauvreté et évacuer les agressions. Si l’on prend en considération sa formation d’ingénieur, il n’est guère surprenant qu’il ait aussi admiré les projets importants comme étant des expressions du génie humain. Néanmoins, il ne partageait pas le soutien de Saint-Simon au colonialisme ou encore l’exploitation du monde non-européen. (Le fait que sa colonie au Texas n’ait guère transformé quelque chose est fidèle à cette théorie, mais ce n’était pas volontaire). À cet égard, il a été plus anticolonialiste que Marx et Engels dont le Manifeste a tendance à considérer ces développements comme progressistes.
Considerant a proposé une fédération des nations européennes qui utiliserait une loi et une conciliation internationales afin de préserver la paix ; son pacifisme représentait aussi une protection importante de l’environnement. Un commentateur des “armées industrielles” de Fourier (brigades internationales de travail) faisait remarquer :

« La dépense, soulignait-il avec la logique du voyageur de commerce, serait beaucoup plus faible pour une armée productrice ; et en plus de l’économie effectuée en terme d’hommes massacrés, de villes incendiées, de champs dévastés, nous aurions l’économie du coût de l’équipement, et le bénéfice du travail accompli »49.

Considerant est devenu un socialiste chrétien, ce qui n’était pas une prise de position inhabituelle au milieu du XIX° siècle, quand le déisme parmi les radicaux et les socialistes a commencé à être remplacé par quelque chose qui ressemblait à la théologie de la libération. Il s’est mis à identifier de plus en plus le socialisme à l’“esprit de Jésus” et, bien que cela ait été probablement une conversion sincère, cela rendait aussi ses théories beaucoup plus séduisantes à la fois pour la classe ouvrière et pour la classe moyenne. Engels s’est plaint que même des communistes (c'est-à-dire les icariens) en France aient été des chrétiens qui assuraient que « le christianisme, c’est le communisme »50

Les conséquences de la théorie de la “troisième voie”

Qu’est-ce que des gens d’aujourd'hui qui cherchent des alternatives au marxisme, au capitalisme et au mondialisme, peuvent apprendre du Manifeste de Considerant, et plus généralement des débuts du socialisme français ?

A-. La démocratie économique et la démocratie politique ne sont pas nécessairement alignées ; le suffrage universel peut coexister avec la ploutocratie, l’aventurisme militaire, l’impérialisme et la démagogie. Il est possible que l’expérience de la démocratie athénienne soit toujours valable. Un impérialisme s’appuyant sur la démocratie peut exploiter les ressources du monde pour le bénéfice des capitalistes et des prolétaires dans les nations plus riches.
Considerant était préoccupé par le fait que les électeurs détruiraient la démocratie sans pour cela résoudre la crise économique ; l’élection de Louis Napoléon a confirmé ses craintes.

B-. Le prolétariat en tant qu’agent de la révolution communiste s’est contracté dans les nations capitalistes. Cela est arrivé non seulement à cause de l’automatisation, mais également parce que, dans une certaine mesure, la révolution communiste de Marx était une prophétie d’auto-renonciation. Le chômage était considéré comme dangereux, et par conséquent le travail a été assuré par des emplois gouvernementaux (comme Roberto Michels l’a suggéré), y compris ceux de soldats recrutés directement et ceux relevant d’un contrat de sous-traitance, et par un vaste secteur à but non-lucratif (tout particulièrement aux USA où beaucoup de services sociaux étaient privatisés depuis longtemps). Même dans les industries manufacturières, de nombreux postes de cols bleus ont été supplantés par des emplois de service : relations avec le gouvernement, relations publiques, directeur sportif pour le personnel, agent immobilier, directeur artistique pour l’immeuble du siège social, gestionnaire de l’environnement, responsable de la formation psychosociale, etc. Ceux qui n’ont vraiment pas d’emploi peuvent être amadoués par des allocations gouvernementales ou par l’aide du secteur sans but lucratif ; ils peuvent également entreprendre de faire de petites affaires, légales ou illégales, le plus souvent non déclarées. Et donc où sont les troupes pour la révolution de la classe ouvrière ?

C-. Il n’est pas facile d’intéresser la classe ouvrière industrielle au socialisme. Comme à l’époque de Considerant, la propriété privée demeure séduisante pour beaucoup, non seulement sous la forme de la propriété de la maison (comme aux États-Unis), mais aussi sous celle des petites entreprises et fermes, bien qu’elles soient alors inefficaces et oppressives. Même dans l’enclave la plus solidement communiste dans le monde capitaliste, Bologne, les électeurs communistes loyaux depuis des décennies sont les heureux propriétaires de petites entreprises, telles que celles qui opèrent dans la transformation et l’équipement alimentaires, lesquelles ont peut-être impliqué des poivrons qui n’ont été cependant ni verts ni rouges.

D-. Les mouvements socialiste et communiste ont été des composantes importantes des luttes de libération nationale, mais, dans l’Occident développé, ils ont été faibles en ce qui concerne la sociologie et la psychologie politiques. Les socialistes de la classe ouvrière européenne ont souvent été motivés par le désir d’une vie décente, et lorsque des mesures keynésiennes ont semblé fournir de la sécurité, ils sont devenus moins intéressés par l’abolition du capitalisme. D’autre part, les socialistes de la classe moyenne étaient souvent attirés par les aspects “romantiques” ou “utopiques” du socialisme, poussés par le besoin d’une vision du monde générale destinée à remplacer le christianisme, ou par le désir d’un système économique juste, rationnel et plus écologique. Ils étaient mal à l’aise avec une prospérité qui était dépendante de l’exploitation internationale ou qui risquait de provoquer la guerre mondiale, et il n’agissaient pas afin d’améliorer leur statut économique, même si un statut social inférieur aurait pu être un stimulant – comme pour les femmes, les juifs, les handicapés et les intellectuels au chômage.
Une trop grande foi a été placée dans les hypothèses marxistes à propos du pouvoir de l’action, et trop peu de critique a été adressée aux prescriptions marxistes de transformation de la terre ou à sa suggestion selon laquelle l’impérialisme est progressiste (c'est-à-dire qu’il aide à faire avancer les nations vers la révolution finale). Non seulement il est peu probable que la révolution violente réussisse dans les démocraties capitalistes puissamment fortifiées, mais ses conséquences pourraient être désastreuses. La victoire du prolétariat au moyen des élections est maintenant quasi impossible ; dans tous les cas, la fuite des capitaux aurait lieu dès qu’un tel développement deviendrait une possibilité. Il se peut que la seule façon d’accomplir un changement quelconque de système soit de passer par la négociation et le compromis entre toutes les classes, et/ou au moyen d’entreprises coopératives à petite échelle qui pourraient peut-être survivre dans un monde de méga-entreprises.


* * *


NOTES

(*)(*) Joan Roelofs est professeur émérite en sciences politiques à Keene State College, New Hampshire ; elle est activiste dans des organisations écologiques et pacifistes ; et elle a publié : Capitalism, Nature, Socialism [Capitalisme, nature, socialisme]. Ses larges intérêts incluent la pensée socialiste française et britannique, ainsi que les alternatives pratiques décentralisées à la mondialisation. Elle est l’auteur de : Greening Cities : Building Just and Sustainable Communities [Villes verdissantes : construction de communautés justes et durables] (Bootstrap Press, 1996) et Foundations and Public Policy : The Mask of Pluralism [Fondations et politique publique : le masque du pluralisme] (State University of New York Press, 2003).
1 Parmi ceux qui ont proféré de telles accusations, l’on trouve Georges Sorel et W. Tcherkesoff. Ceci est signalé dans Rondel V. Davidson, “Reform versus Revolution : Victor Considerant and the Communist Manifesto”[Réforme contre révolution : Victor Considerant et le Manifeste communiste], Social Science Quarterly 58 (1) : 74-85, 1977. [Réforme contre révolution : Victor Considerant et le Manifeste communiste], Social Science Quarterly 58 (1) : 74-85, 1977.
2 Le Manifeste mentionné dans la citation concerne l’édition de 1843 qui a été publiée comme une introduction au nouveau journal de Considerant : Démocratie pacifique. Jonathan Beecher, Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism [Victor Considerant et l’essor et le déclin du socialisme romantique français] (Berkeley : University of California Press, 2001), 163.
3 Davidson, “Reform”.
4 Il y a eu une traduction en italien, et il existe une traduction espagnole en ligne : http://www.antorcha.net/ biblioteca_virtual/politica/manifiesto/caratula.html
5 Disponible sur http://gallica.bnf.fr/. Naturellement, pour une évaluation précise, c’est le Manifeste français qui devrait être comparé à l’original en allemand du Manifeste communiste.
6 Voir par exemple l’ouvrage d’André Gorz., Farewell to the Working Class [Adieux au prolétariat] (Boston : South End Press, 1982); Laclau/Mouffe, “Post-Marxism without Apologies” [Post-marxisme sans excuses] New Left Review No. 166, Nov/Dec 1987 : 79-106.
7 Voir Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l'utopie : Essai sur le politique au XIXe siècle (Paris: Albin Michel, 1998) ; Louis Ucciani, “Un Regard moderne sur la philosophie de Fourier” (Revue de François Dagognet, Trois philosophies revisitées : Saint-Simon, Proudhon, Fourier [Hildesheim : Georg Olms, 1997]), Cahiers Charles Fourier n° 8, 1997 : 91-101.
8 Karl Marx et Friedrich Engels, The Communist Mainifesto [Le manifeste communiste] (New York : International Publishers, 1948), 31.
9 “An introduction to the Situationist International”, NB! #6, 1984. Disponible : http://www.notbored. org/intro.htm.
10 Beecher, Victor Considerant, 150.
11 Pamela Pilbeam, French Socialists Before Marx [Les socialistes français avant Marx] (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 2000), 6.
12 Beecher, Victor Considerant, 2.
13 James H. Billington, Fire in the Minds of Men : Origins of the Revolutionary Faith [Le feu dans les esprits des hommes : les origines de la foi révolutionaire] (New York : Basic, 1980), 74-5.
14 Manifeste des Plébéiens, in Le Tribune du Peuple, 1795, p. 256, disponible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr.
15 Billington, Fire, 7.
16 Billington, Fire, 87.
17 Billington, Fire, 211.
18 Henri-Claude de Saint-Simon, L'Organisateur, 1819-1820, in : Œuvres de Saint-Simon, Vol. XX, (Paris, 1869), 119. Disponible sur  http://gallica.bnf.fr.
19 Saint-Simon, 80.
20 Des faits nouveaux dans l’édition et le monde érudit ont également encouragé une nouvelle appréciation de Fourier. Entre 1966-8, les Éditions Anthropos, Paris, ont publié les Œuvres complètes de Fourier en 12 volumes, qui comprenaient la première édition du Nouveau monde amoureux, maintenant disponible en livre de poche séparé, édité par Simone Debout-Oleszkiewicz (Paris : Éditions Stock, 1999). Des sélections de ces volumes ont été traduits et préfacés dans The Utopian Vision of Charles Fourier : Selected Texts on Work, Love, and Passionate Attraction [La vision utopique de Charles Fourier : textes choisi sur le travail, l’amour et l’attraction passionnée], par Jonathan Beecher et Richard Bienvenu (Boston : Beacon, 1971). Beecher a poursuivi en écrivant une biographie magistrale de Fourier, Charles Fourier : The Visionary and His World [Charles Fourier : le visionnaire et son monde] (Berkeley : University of California Press, 1986) ; and ensuite de Considerant, Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism [Victor Considerant et l’essor et le déclin du socialisme romantique] (Berkeley : University of California Press, 2001). Une autre sélection des Œuvres complètes a été traduite par Susan Hanson and éditée par Mark Poster, Harmonian Man : Selected Writings of Charles Fourier [L’homme harmonien : écrits choisis de Charles Fourier] (Garden City : Anchor Books, 1971). En 1996, Gareth Stedman Jones et Ian Patterson ont produit une nouvelle édition et traduction de The Theory of the Four Movements [La théorie des quatre mouvements] de Fourier (Cambridge : Cambridge University Press, 1996). Cahiers Charles Fourier (une revue annuelle) a commence sa publication en 1990. Éditée à Besançon, le lieu de naissance de Fourier, cette publication réunit le petit groupe international qui poursuit les études sur Fourier. Une courte présentation du fouriérisme dans une perspective rouge-verte est parue dans Joan Roelofs, “Charles Fourier : Proto-red-green,” [Charles Fourier : un proto rouge-vert] in David Macauley (éditions), Minding Nature: The Philosophers of Ecology [Ceux qui font attention à la nature : les philosophes de l’écologie] (New York : Guilford, 1996). Actuellement, les écrits de Fourier and de Considerant sont disponibles et peuvent être enregistrés gratuitement sur le site web Gallica de la BNF.
21 Frederick Engels, “A Fragment of Fourier’s on Trade” [Un fragment de Fourier sur le commerce] : Marx Engels Collected Works, vol. 4, 613, 1846.
22 Charles Fourier, The Theory of the Four Movements, traduit et édité par Gareth Stedman Jones et Ian Patterson (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), 264.
(*)(*) En français dans le texte. (NdT).
23 Charles Fourier, Le Nouveau Monde Amoureux, éditions Simone Debout-Oleszkiewicz (Paris : Éditions Stock, 1999), 347 sqq.
24 Billington, Fire, 217.
25 Bernard Desmars, “Être fouriériste en province : Nicolas Lemoyne, propagandiste du phalanstère », Cahiers Charles Fourier¸ n° 7, 1996, 59.
26 Beecher, Victor Considerant, 108.
27 Davidson, “Reform”, 76.
28 Carl Guarneri, The Utopian Alternative : Fourierism in Nineteenth-Century America [L’alternative utopique : le fouriérisme dans l’Amérique du XIX° siècle] (Ithaca : Cornell University Press, 1991), 60, 76. Voir cet ouvrage pour davantage d’informations sur les motivations aux États-Unis.
29 Desmars, “Être fouriériste”, 48.
30 Guameri, Utopian, 88.
31 Guameri, Utopian.
32 Beecher, Victor Considerant, 105.
33 Le New Deal des États-Unis a eu lui aussi ses aspects phalanstériens. La Resettlement Administration a créé des communautés pour les personnes déplacées et au chômage, encadrées par des médecins salariés et des instructeurs professionnels traditionnels. Le plus connu était le Jersey Homesteads (renommé plus tard Roosevelt, NJ), qui était certainement rempli de combinaisons et de passions. Voir Paul ConkinTomorrow a New World : The New Deal Community Program [Demain sera un nouveau monde : le programme de la communauté du New Deal] (Ithaca : Cornell University Press, 1959).
34 Billington, Fire, 261.
35 Voir Mary Ann Clawson, Constructing Brotherhood : Class, Gender and Fraternalism [La construction de la confrérie : classe, genre et fraternité] (Princeton : Princeton University Press, 1989).
36 Pour une description de la maçonnerie androgyne des XVIII° et XIX° siècles, voir Charles William Heckethorn, The Secret Societies of All Ages and Countries [Les sociétés secrètes de toutes les époques et de tous les pays], Vol. II (New Hyde Park : University Books, 1965), 84-90.
(*)(*) En français dans le texte. (NdT).
37 Avner Halpern, The Democratisation of France (Londres : Minerva, 1999). Disponible sur :  http://www.geocities.com/ SoHo/Den/2479/.
38 Philip Nord “Republicanism and the Utopian Vision : French Freemasonry in the 1860s and 1870” [Républicanisme et vision utopique : la franc-maçonnerie française dans les années 1860 et 1870],  Journal of Modern History 63, 1991: 213-29.
39 Correspondance personnelle, e-mail du 26 novembres 2003 d’Avner Halpern.
40 La théorie des quatre mouvements, 197.
41 Laura S. Laura S. Strumingher, “ ‘A Bas les Prêtres! A Bas les Couvents!’ : The Church and the Workers in 19th Century Lyon,” [À bas les prêtres ! À bas les Couvents! : L’Église et les ouvriers à Lyon au XIX° siècle], Journal of Social History 11 (4), 1978 : 546-553.
42 Nord, “Republicanism” [Républicanisme], 229.
43 Victor Considerant, Le Socialisme devant le vieux monde, ou les vivants devant les morts (Paris : Librairie Phalanstérienne, 1848), 113. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr.
44  Considerant, Le Socialisme devant, 73.
(*)(*) En français dans le texte. (NdT).
45 Considerant, Destinée sociale, Vol. 1 (Paris : Bureau de la Phalange, 1838), 214-216. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr.
46 Beecher, Victor Considerant, 157.
47  La théorie des quatre mouvements, 11.
48 La théorie des quatre mouvements, 123.
49  David Zeldin, The Educational Ideas of Charles Fourier [Les idées éducatives de Charles Fourier] (New York : Kelley, 1969), 109.
50  Frederick Engels, “Progress of social Reform on the Continent” [Le progrès de la réforme sociale sur le continent], 18.