PAGES PROLETARIENNES

mardi 21 janvier 2020

UNE FIN DE GREVE QUI RIT JAUNE

UNE DEFAITE DE LA LUTTE… SYNDICALE MAIS PAS DE LA CLASSE OUVRIERE

Les caisses de solidarité ne valent pas mieux
« ...Ce n'est plus le travailleur en fonction de son statut qui doit être protégé, mais chacun d'entre nous (…) Afin d'encourager les transitions, le système de retraite doit être plus simple et plus lisible (…) Je ne crois pas un instant que nous pourrons construire la prospérité de demain en réduisant de manière unilatérale les droits de tous les salariés ».
Macron (« Révolution », édité en 2016).

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ».
Lénine

Bien visible sur le site démosphère d'appel à tout ce qui manife, proteste ou projète, la convocation à la réunion publique du CCI (Révolution Internationale en France) pouvait laisser augurer un certain afflux de prolétaires soit encore enthousiasmés, soit déboussolés par le cours à la défaite des deux corporations des transports relativement isolées en fin de compte par ce qui s'avère être la plus longue grève (corporative) dans l'histoire sociale de la France. Dans ce genre de réunion on peut regretter que la majorité des présents soit constituée surtout par les militants et sympathisants proches.

Néanmoins, la présence incongrue d'au moins cinq étrangers au milieu maximaliste parmi la vingtaine de présents, allait permettre le déroulement d'une réunion très vivante et très sérieusement préoccupée par la défaite en cours d'une lutte plus interclassiste que réellement de classe ouvrière (selon moi)1. Il y eu surtout la présence et l'intervention impressionnante de ce conducteur (en grève) de la RATP qui fît honneur au mouvement gréviste dans ce qu'il a eu de plus prolétarien et de plus sincèrement révolté contre les attaques du gouvernement bourgeois ; et qui fît aussi honneur à un groupe qui, contre vent et marées, se targue de défendre encore et toujours le point de vue de la classe ouvrière.
Mes néophytes amazones venues pour la première fois, je le sais, s'imaginaient que ce genre de réunion se déroulait comme dans un champ de foire, où ça braille, ça criaille, ça menace et ça jacasse. Nullement, le débat permet la prise de parole de chacun, et à chacun de s'exprimer sans être interrompu et sans s'étendre en long monologue. Le niveau politique est évidemment bien supérieur aux hystériques meetings gauchistes et syndicaux. Ici on réfléchit ensemble, on ne vient pas pour brailler « à bas Macron ». On y entend une critique du système, sans haine ni excitation disproportionnée que l'on n'entend pas ailleurs.

Je coupe là les lauriers. Recommençons par le début. L'exposé est lu mais, chose nouvelle et intéressante, son contenu est distribué à tous les présents ; ce qui est d'ailleurs la façon de fonctionner en interne dans les réunions générales ou congrès. C'est très honnête, cela permet à chacun et chacune de bien suivre les détails, d'annoter exactement ce qui est bien ou pas. Le titre est bien celui de l'appel à la réunion que j'avais trouvé très critiquable : « Le mouvement contre la réforme des retraites n'est qu'un premier pas pour retrouver le chemin des luttes massives ».

Le groupe a loupé l'aspect hypercorporatif du « mouvement »2 , transcendé au moment de son déclin en « premier pas pour retrouver le chemin des luttes massives ». Aïe !
Très vite, je coche ce qui m'apparaît confus et opportuniste :
« Il y a un an, tout le terrain social était occupé par le mouvement interclassiste des gilets jaunes. Aujourd'hui, profitant des journées d'action organisées par les syndicats, les exploités de tous les secteurs et de toutes les générations sont descendus dans la rue, déterminés à lutter sur leur propre terrain de classe contre cette attaque frontale et massive du gouvernement. C'est là une nouvelle confirmation que la classe ouvrière existe et « qu'elle est bien là ».

Ce mouvement était aussi interclassiste, même si l'aspect gréviste supplantait l'occupation des ronds-points. Alors que j'ai l'impression encore que la classe ouvrière « est bien lasse », tout en étant en effet toujours là et une grosse épine dans le pied pachydermique du système dominant, je n'y vois aucune affirmation de cette classe en tant que telle, mais une caricaturale somme de corporations « privilégiées », catégories exhibées comme « non universelles » - ni émanation déléguée par procuration par tous les non bénéficiaires de statuts particuliers - puisque composée de catégories différenciées et dans les transports voire pas du tout concernées dans l'industrie ; catégories fières qui se battent non pour tous les enfants de France, ni tous les enfants d'immigrés, mais pour les enfants des papas de la corporation. Je suis probablement victime de la propagande des journalistes bourgeois puisque les cris diversifiés autour de la vieille fable du « tous ensemble »3 et pour je ne sais quel monde meilleur, ne m'ont absolument pas ému ni fait changer d'avis. Je ne goûte pas les chansons syndicalistes rasoirs et égalitaires ni les discours romantiques et échevelés à la gloire du mythe de la grève générale ni à une Commune de 1871 nullement emblématique de ce qui est encore concevable pour une dictature du prolétariat au XXIe siècle.

La présentation écrite et lue continue en insistant sur la nouveauté de l'atmosphère dans la société civile face à une grève que tout destinait à être brève et impopulaire. Elle note immédiatement cette évidence qu'il n'a pas été possible de faire reculer le gouvernement, avec en face : syndicats pourris, journalistes pourris et flics ultra-violents. Oubliant au passage, deux éléments clés dans la parade du gouvernement : la dénonciation du corporatisme et un projet présenté comme « interclassiste »4. Suit ensuite une description de la réelle poussée antérieure de la classe ouvrière malgré les habituelles stratégies syndicales d'épuisement.
Je coche faux à la phrase qui dit que c'est une « attaque contre toute la classe ouvrière ». C'est en partie vrai, mais c'est faux dans la façon dont le gouvernement le présente ; il s'agit d'une réforme « qui nous concerne tous », dans le sabir du Macron. Ainsi la protestation sera « populaire » mais pas de classe, de la classe qui produit et fabrique l'essentiel, donc d'un « effort demandé à tout le monde ». Passez muscade !

La provocation gouvernementale « ne pouvait que déclencher une réaction d'indignation et de colère spontanée dans un secteur particulièrement combatif et affecté par la mesure celui des transports ». Prise de risque de la part du gouvernement, croit la présentation, risque d'extension... Or cette provocation est bien plus subtile qu'il n'y paraît. Comme son clone « Révolution guerre » le CCI imagine encore des secteurs « fer de lance » ou « exemplaires », mais exemplaires de quoi ? De l'opportunisme du CCI? De leur nombre ? De leurs avantages corporatifs ? De leur combativité parce qu'ils sont dans des secteurs stratégiques ? Sur ce plan il y a incontestablement une victoire des grévistes, même empapaoutés par les mafias syndicales, le gouvernement a failli à monter la population contre eux. Mais « exemplaires », pas du tout. Ils se sont battus pour leur pomme, pas pour tous les petits enfants de France ou du monde. Je n'ai entendu aucun gréviste dire : « même retraite que nous pour le privé » ni « vous voulez brader notre mort sociale et notre fin de vie mais nous savons nous qu'il faudra en finir avec le capitalisme » ! Ils auraient pu ajouter des revendications plus globales ou plus urgentes contre la précarisation des emplois au moment même où la SNCF se privatisait au nez et à la barbe des robustes syndicalistes criards. Exemplarité poil au nez !

On trouve ensuite cette phrase ubique et orbique : « C'est donc de concert avec les syndicats, ses « partenaires sociaux » que le gouvernement avait dès le début orchestré une stratégie pour faire passer l'attaque sur les retraites pour saboter une inévitable explosion de colère de l'ensemble des travailleurs ».

J'ai regretté de ne pas avoir demandé une explication sur cette affirmation bizarre qui défie même la stratégie suiviste du CCI par rapport à ce mouvement de grève. Il était inévitable qu'il fallait y participer comme toujours, sinon on n'aurait jamais l'occasion de faire grève ni d'imaginer déborder les organisateurs professionnels. Essayons tout de même de comprendre ce gouvernement qui a « orchestré une stratégie pour faire passer l'attaque sur les retraites (notez bien : les retraites!) » et « pour saboter une inévitable explosion de colère de l'ensemble des travailleurs ». Mais le mouvement de grève ne fut-il pas déjà une « explosion de colère » qui a duré plus longtemps que ne le souhaitaient gouvernement et mafias syndicales ?
Et si l'attaque sur les retraites n'avait été qu'un contre-feu, prématuré à dessein par les collabos gouvernementaux, et dans un cadre bien délimité corporativement, pour très précisément empêcher non la venue d'une quelconque « guerre civile » mais une explosion sociale d'une dimension réellement « de classe » et sans concessions d'âge ou de cotisations face à la crise économique, au chômage permanent et à la précarisation généralisée ?

Suit une remarque très pertinente, c'est vrai que, pour l'heure, la bourgeoisie ne peut déchaîner une violence aussi odieuse que celle subie par les vestes jaunes (yeux crevés et centaines d'emprisonnés) contre la classe ouvrière en lutte. Il eût fallu préciser que les gilets jaunes étaient majoritairement composés de précaires, de chômeurs et de vieux retraités pauvres (qui auraient mérité de ne pas être méprisés au début) et pas de méchants fachos selon le politiquement correct de la gauche et de l'extrême gauche bourgeoises. Par leur action désordonnée, certes sans conscience de classe claire ni perspective socialiste, ils ont un temps plus déstabilisé l'Etat que la lutte confuse pour la défense « des » retraites. Le "peuple" des vestes jaunes va désormais figurer en permanence la contestation impuissante, vecteur de divers mécontentements incapables de dégager une réelle alternative politique.
Mais les bavures et les coups policiers restent au programme de la terreur d'Etat. Partout où les flics syndicaux perdent le contrôle, la flicaille est toujours prête à commettre ses exactions autorisées.

Parvenu à la moitié de l'exposé lu, même si j'ai déjà fini de le lire et de le digérer, on saute dans LA recette vénérable, antique, érotique et transcendante : « il suffit que les travailleurs s'organisent eux-mêmes » ! Tout ce que débitent les divers clans syndicaux radicaux de la phrase tout en servant de rabatteurs syndicalistes sous telle ou telle étiquette.
On raisonne comme en 1995 en constatant que, en effet, les syndicats appellent à l'extension, COMME TOUJOURS, au moment où la lutte (bigarrée et hétéroclite) s'essouffle malgré les cris mensongers des jusqu'auboutistes.

Le CCI a bien compris que c'était fichu et ne va pas appeler comme tous les sous-fifres ministres « à cesser une grève foutue », aussi le formule-t-il subtilement mais honnêtement, les cheminots : »... ne peuvent pas poursuivre leur grève seuls sans que les autres secteurs n'engagent eux-mêmes la lutte avec eux (…) ils ne peuvent pas lutter « à la place » de toute la classe ouvrière ».

Mais personne ne s'est attendu, ni Macron ni moi, à ce qu'ils luttent à la place de toute la classe ouvrière ! Il n'y a que la CGT et les gauchistes pour avoir sorti cette imbécillité. Le raisonnement du discours lu et bien léché ne nous explique que très très vaguement pourquoi L'EXTENSION NE POUVAIT AVOIR LIEU DANS LE CADRE D'UNE GREVE POUR CE FRAUDULEUX « DROIT A LA RETRAITE ». Bien sûr on convient qu'il y avait des travailleurs (dispersés) de tous les secteurs notamment dans le gros des troupes sans banderoles syndicales en tête des cortèges, mais la mayonnaise n'a pas pris et ne pouvait pas prendre parce que la stratégie gouvernementale et syndicale a placé dès le départ et conditionné sur les rails tordus d'une lutte corporative et interclassiste pour « des » retraites en tout genre. Il est donc erroné de se contenter de dire « la classe ouvrière n'était pas prête », mais vrai et urgent « de ne pas s'épuiser et de déboucher sur l'amertume ».

La défaite déguisée en « pause » avec coupures de courant CGT pour épater la galerie gauchiste jusqu'auboutiste et réinventer une "résistance de gauche"? Il faut comprendre le souci de cette présentation, malgré des carences dans l'analyse : en soi la colère a bien été massive, réelle et vraiment populaire. On peut dire qu'elle a fait du bien face à des années de renoncement apparent, de soumission à des attaques répétées, indirectes, voilées, mais constantes car c'est toujours une « lutte des classes ».

Il manque une vision réelle de ce qui s'est déroulé. En voyant tout en noir et blanc et monochrome, le groupe met en scène « la classe ouvrière » alors qu'il s'agissait d'une somme, même pas entière, de corporations et de corporations dirigées comme masse de manœuvre par des généraux syndicaux peu scrupuleux qui, eux, prétendaient parler au nom de la classe ouvrière, corporations jaugées et calculées dans le même sac de couches petits bourgeoises (avocats, médecins, paysans, commerçants, etc.) où chacun et chacune défendait son bout de gras mais pas la classe ouvrière ni les chômeurs ni les femmes prolétaires (les islamo-gauchistes n'ont pas osé parler de la retraite des sans papiers). Ce foutoir généralisé, voulu par le gouvernement ne peut donc pas être représenté comme une défaite de la classe ouvrière puisqu'elle n'y est apparue que comme des corporations diverses mais pas majoritaires et dans une problématique de sauver l'Etat national de la faillite.

Mais le plus grave outre l'incapacité à dénoncer l'enfermement corporatif – et cette inconséquence de s'aligner sur le gauchisme syndical qui paraît ces corporatismes des vertus d'une (fausse) lutte d'ensemble – comme le leur dira dans le débat une de mes amazones : « il n'y a même pas eu un débat d'idées dans ce mouvement ». Seule alternative selon les médias : se soumettre à la « retraite universelle » gouvernementale ou la guerre civile ! Rien entre les deux !

Le discours lu comporte 50 fois le mot lutte, et nous n'avons assisté qu'à une lutte économique de milieux corporatifs et à des joutes vaseuses entre commis d'Etat et commis syndicaux. Ils peuvent conclure par ce triste : « ce mouvement social est déjà une première victoire ». Ils ne s'étaient pas prononcés sur leur site jusque là de façon plus nuancée et critique, poussant et soufflant dans le sens du vent gauchiste, mais là sans attendre même que les prolétaires concernés, (pas les avocats ou cadres dont je me fous), réfléchisse, tirent eux-mêmes le bilan, ils décrètent une « victoire » plutôt de mauvais goût où la classe ouvrière a pourtant été incapable de s'affirmer comme telle, sauf à considérer que certaines aristocraties ouvrières5 ont maintenues des garanties, quand sur le fond les mêmes inégalités de retraites qu'avant sont maintenues et même aggravées pour la plus grande partie de la classe ouvrière.

Enfin j'ai souligné, toujours avec mon feutre sur le papier du discours, cette incongruité d'une classe ouvrière (mise dans un seul paquet » qui par ce mouvement complètement téléguidé et ficelé par les mafias syndicales, aurait « fait l'expérience des manœuvres de la bourgeoisie pour faire passer cette attaque ». Dans le débat un vieux stalinien badgé de pied en casquette confirmera le niveau de compréhension des manœuvres de la bourgeoise en disant que « heureusement Martinez a appelé à la généralisation ». La leçon pour l'instant est magnifique : « sus à la CFDT qui a trahi » ! La dénonciation de tous les syndicats comme étrangers à la lutte de classe est effacée par la confrontation entre syndicat « traître » et syndicat « jusqu'auboutiste ».
Résumé des courses en forme de coup de clairon : « Ce n'est que par la lutte et dans la lutte que le prolétariat pourra prendre conscience qu'il est la seule force de la société capable d'abolir l'exploitation capitaliste pour construire un monde nouveau ». Quelle lutte ? Certes ils on raison d'en appeler à la formation de comités de lutte pour tirer le bilan mais j'ai mis un gros point d'interrogation. La lutte écroulée au bout d'un mois et demi, la plus longue grève corporative de l'histoire de France n'a pas dérangé la conscience des manifestants dans leur croyance à l'Etat nounou et dans l'idée pépère qu'on peut faire durer le plaisir en attendant un éventuel monde nouveau ou nouveau monde.

Après avoir rédigé et expliqué ces annotations post festum, je m'aperçois que j'ai été bien gentil finalement avec la section provinciale du CCI. Certes le débat a été courtois. Il n'y avait pas une milice pour surveiller l'entrée. Le tour de parole fût respecté. J'ai initié la discussion par ma position dubitative sur l'organisation de la grève par la « radicalité syndicale », sur l'appel des factions gauchistes à élargir une lutte hétéroclite, sans mot d'ordre unitaire (avant il y avait eu la retraite à 60 ans pour tous, ce qui n'était déjà pas révolutionnaire du tout) mais dans un combat en ordre dispersé pour des retraites à la carte. Cette grève défaite n'est pas, selon votre formule, une voie ouverte vers la lutte de masse, ni non plus vers la guerre civile comme le menacent les journalistes bourgeois.

En gros j'ai reproché au groupe d'avoir suivi les jusqu'auboutistes gauchistes sans se prononcer plus tôt sur la nécessité de limiter les dégâts, sans voir que cela était ridicule de prétendre en appeler au privé, et sans moquer la fumisterie du slogan « grève générale », enfin sans être capable de poser les problèmes plus politiques plus loin que la simple question des retraites6.

Peter, un des principaux fondateurs du courant, toujours aussi brillant dans ses démonstrations oratoires, expliqua longuement la différence d'ambiance qui est apparue au sein de ce mouvement. Malgré le contrôle syndical et des défauts évidents, de nombreux témoignages montraient qu'il existait un questionnement plus large. On redemandait des tracts distribués par les militants. On posait les questions concernant la solidarité... Il s'attacha surtout à démontrer qu'un mouvement, même initié par les syndicats, même avec un caractère prématuré pouvait être une expérience intéressante pour la classe ouvrière. Ne pas lutter quand on est resté longtemps sans bouger pourrait être une défaite pire encore. Il prit pour exemple la Commune de Paris, qui, considérée comme prématurée par Marx ne l'empêcha pas d'en souligner l'importance politique et historique. La grève se termine et les réformes contre les retraites passeront mais cela n'empêchera pas qu'une période réflexion s'ouvre pour la classe ouvrière. Il conclut son intervention par : « La question est « pourquoi cela a eu lieu maintenant ? ». Question qui ne fut pas relevée outre mesure, il me semble, dans la suite de la discussion.
Sa démonstration des « nouveautés » sociologiques dans la classe ouvrière où l'infirmière représente en quelque sorte l'ancien ouvrier tourneur, mais sans être immédiatement consciente de faire partie de la classe ouvrière, fît mouche du côté de mes deux amazones, cadre au chômage et infirmière ; en aparté l'une me dit : « c'est vrai on fait partie de cette même classe, et on nous a fait trop longtemps croire que les cadres n'en faisaient pas partie, que la notion de classe cela était réservé au XIX e siècle ».

Plusieurs interventions sont allées dans le sens de l'expression très visible de la solidarité interprofessionnelle (même si certains militants avaient le ton sentencieux et rébarbatif qui est un défaut de jeunesse), soit pour rappeler l'existence de grèves dès avant le mois de décembre, soit pour témoigner des discussions dans les manifestations tout en soulignant que les appareils syndicaux n'ont nulle part favorisé des AG en collusion avec la police qui avait pour fonction de les empêcher dans la rue.
Pour ma part j'intervins à nouveau pour dire que de toute façon, avec ou contre mon avis, ou l'avis des syndicats, prématurée ou pas, la grève aurait eu lieu, et dans le cadre voulu par les envoyés spéciaux de la bourgeoisie. Qu'une grève prématurée ou piégée par les bonzes syndicaux n'ait pas lieu ne signifie pas une défaite pire encore puisque les enjeux peuvent être refoulés mais exploser plus tard plus violemment. Si la Commune de 1871 n'avait pas eu lieu, Octobre 1917 aurait quand même eu lieu. Le problème est lorsqu'une grève se met à piétiner et qu'on est à une retombée de la dynamique d'extension, d'arrêter les frais et de pousser à tirer les leçons politiques. Mais personne n'a eu ce genre d'initiative. On suivait. On restait spectateur. Comme en 95, les travailleurs des transports n'étaient visibles qu'en rang serré de corporations dans les manifs. Depuis la fin décembre le mouvement ou plutôt la pression derrière les mafias syndicales se relâchait et le découragement montait sans que personne ne dise « ça suffit ».
L'intervention la plus marquante fût celle du conducteur de la RATP qui, après avoir dit sa satisfaction du niveau du débat et des questions sociales posées, témoigna de la réelle fraternité et solidarité avec ses collègues. Il dit aussi sa conviction : « on va continuer », et ne semblait pas du tout gêné par la perte énorme de salaire que représente un mois et demi de grève.
L'absence de la moindre illusion sur le rôle et la fonction des syndicats ainsi que sur la démocratie bourgeoise, qui transparaissaient dans chaque prise de parole, et qui n'a rien à voir avec les critiques pâlichonnes et néanmoins complices et concurrentes des cliques syndicales radicales, ni avec les appels à l'action militaire ou émeutière des demeurés black blocs, tout cela le jeune employé de la RATP l'a pris dans la figure, mais comme une caresse. Il ne s'attendait pas à une telle tenue, à un tel respect pour l'expérience du mouvement ouvrier, à une telle volonté de comprendre avant de déblatérer ou de cracher à la figure du moindre policier. Il l'a dit. Il a dit sa surprise d'un tel calme, d'une telle détermination à réfléchir sans s'emporter. Avant il ne pensait pas à ces mots : capitalisme, exploitation, conflit des classes, syndicats collaborationnistes... Bien sûr il a entendu ces mots pendant la grève, mais les entendre à nouveau dans ce cadre, sans s'agiter outre mesure, sans rouler des mécaniques, mais quelle heureuse surprise ! Il a montré les limites de la réflexion dans sa corporation en se demandant pourquoi le privé ne les avait pas rejoint.

Tout en saluant sa présence et son enthousiasme je lui ai dit qu'il se trompait en pensant pouvoir continuer, et qu'il faut se méfier du jusqu'auboutisme syndical ou gauchiste, qui sert la soupe aux fins de grève difficiles. J'ai insisté sur la stratégie de pourrissement voulue par le gouvernement, et enfin sur les retenues sur salaire qui, monnayées pour être étalées sur plusieurs serviront aux syndicats (réformistes ou dits radicaux) de vade-mecum pour garder la main sur les grévistes les plus outrés par un final en eau de boudin et désespérant.

La discussion a continué à se dérouler dans l'esprit de « victoire » de ce nouveau « réveil de classe » selon le CCI. Elle ne s'est pas élevée comme je le souhaitais au niveau historique : pourquoi aussi peu de discussions voire pas du tout sur le plan politique, risque que cette défaite indirecte d'une partie de la classe ouvrière paralyse à nouveau pour 25 ans la lutte des classes, pourquoi aucune analyse sur le rôle et l'action de la petite bourgeoisie, n'y avait-il pas des Conseils d'avocats, des Conseils de paysans dans les deux révolutions russes, y-a-t-il une véritable simultanéité internationale en ce moment, pourquoi la Commune de Paris ne peut pas être un exemple, qu'est-ce qu'une guerre civile, pourquoi les organisations révolutionnaires ont-elles un rôle de « mémoire », pourquoi n'est jamais évoqué la nécessité d'un parti révolutionnaire face à la pourriture incontestable et incontestée de tous les partis de droite à gauche, etc.

Nous nous sommes retrouvés au café du coin avec mes deux amazones et avec un jeune sympathisant du CCI très perspicace ; il ira loin avec sa tête de Gramsci. Tous ravis sans chipoter par le déroulement de la réunion. J'ai conseillé au jeune homme de continuer à y assister bien que le groupe n'ait plus une existence formelle à Paris. Dans une génération les guerres internes et picrocholines au groupe seront oubliées ; le groupe CCI aura disparu pour se fondre dans une entité qui sera, il faut l'espérer, un nouveau parti dépassant la vie de secte. Sauf à végéter éternellement comme le SPGB britannique qui existe depuis plus d'un siècle et est à placer dans les flacons de formol des groupuscules morts de vieillesse. Le CCI n'est pas parfait, mais il a le mérite d'exister.





notes

1Le CCI s'abuse en se figurant un mouvement touchant tous les secteurs, alors que la grève est restée minoritaire et centrée dans le secteur des transports parisiens et ne pouvait pas s'étendre du fait de la diversité des revendications propres à chaque caisse de retraite : « Depuis début décembre, venant de tous les secteurs et issus de toutes les générations, des centaines de milliers de manifestants descendent dans la rue contre la “réforme” des retraites. Dans les cortèges, la colère et la combativité sont évidentes ».(cf. appel à la réunion publique)
2V.Serge du cercle « Matière et révolution » que j'avais invité à venir à cette réunion du CCI, devait venir. Il a fait cette prise de position sur FB mais croit qu'on pourra sauter la phase « corporative » par « l'action directe » !? :

« Si les travailleurs font le bilan de cette lutte, elle n’aura pas été menée pour rien :
Pas d’action corporative mais une action directe, à la fois sociale et politique
Programme de revendication et d’action discuté et décidé à la base
Auto-organisation par des assemblées générales décisionnelles et interprofessionnelles partout
Election de comités de grève révocables et réélus par les AG
Liaison entre les comités de grève et comité central de grève
Aucune obéissance aux intersyndicales qui ne sont en aucun cas chargées des négociations
Aucune négociation dans le dos des grévistes
Refus du réformisme en général car toute réforme en période d’effondrement du capitalisme ne peut qu’être une contre-réforme
PS : c'est du 2nd degré si certain-e-s n'avaient pas compris ».

3Un militant du CCI interviendra dans le débat pour nous assurer que c'était une lutte « tous secteurs confondus », ou mélangés ?
4Miracle de perversion, Macron a donné le la la veille du début : « je crains que nous allions vers une grève corporative ». Dans la citation que j'ai placé en exergue, Macron dit « plus de statut réservé » mais sauver un système « pour chacun d'entre nous ».
5Même si le mot déplaît à ces « conseillistes » en AG et en réunions purement hors syndicat, il a une histoire et une réalité. Les secteurs les plus déterminants pour l'économie bourgeoise ont toujours fait l'objet de traitements de faveur... Et lorsque le privé a vu l'âge de la retraite allongé, personne de l'aristocratie du public n'a bougé ni songé à l'avenir de « leurs enfants ».
6Ni répondre au plan historique sur la menace bourgeoise d'un risque de guerre civile, caricature du projet de révolution au sens où celle-ci signifierait le chaos (j'ai cité dans le précédent article le début du mémoire d'Elysée Reclus sur la Commune de 1871 où il se moque des bourgeois imaginant le chaos dans le territoire conquis par la révolution, or une véritable révolution n'entraîne pas le chaos ni la guerre civile dans les espaces contrôlés par le prolétariat et ses partis.