PAGES PROLETARIENNES

lundi 9 décembre 2019

UN MOUVEMENT DE MECONTENTEMENT DE VIEUX SANS AVENIR


« Le management tue. La précarité tue. La pauvreté tue. Un étudiant, une lycéenne s'immole : être jeune n'épargne plus du désespoir d'être sans avenir  (…) On mesure mal aussi, dans la jeunesse surtout, la part de plus en plus sensible des trajectoires déviées, des refus de se conformer, des retours à la terre, des quêtes d'autres manières de vivre. La crise sans fin du capitalisme néo-libéral n'est pas seulement économique, elle est existentielle ». Laurent Jeanpierre (l'OBS)

« Il n'y a plus de vision politique, au plein sens du terme, capable de tracer une perspective d'avenir claire. D'où les réactions de colère, comme celle qui s'est exprimée l'hiver dernier avec les gilets jaunes, qui sont en train de se propager partout. Parce que la dimension psychologique signe l'échec de la politique à cerner les problèmes de la société et à proposer la manière d'y remédier. L'absence de perspective d'ensemble est saisissante ». Marcel Gauchet


Il me souvient qu'au début de l'année 1968, s'étaient déroulées des manifestations pour la défense de la retraite qui n'avaient passionné personne et qu'on avait vite oubliées avec l'explosion du mois de mai posant brutalement un problème d'alternative au capitalisme et pas une histoire d'agenda pour chacun et chacune en fin de carrière professionnelle ni de répartition des avantages corporatifs du système des retraites hiérarchisées capitalistes... Il me souvient qu'au début de tous les grands mouvements de révolte « révolutionnaire » et pas sans lendemain triste de paisible retraité, comme en 68, c'est la jeunesse qui portait le flambeau. Nos jeunes d'aujourd'hui ne se soucient plus de politique mais veulent un logement et un salaire pour réussir leurs études...
Cette focalisation soudaine et si bien organisée sur la retraite est aussi une dépolitisation de la lutte contre l'exploitation, comme l'explique si bien une spécialiste, Danièle Linhart1.
Avec nos deux « grèves générales» fictives – la grève générale a toujours été un mythe anarcho-syndicaliste et de plus quasi impossible en temps réel dans le monde moderne – ce sont des vieux syndicalistes, de vieux gauchistes blanchis sous le harnais qui mènent la danse. Quand on est jeune on se fiche de la retraite, on veut combattre pour la vie et surtout pour voir plus loin que la limite individuelle et sociale de la retraite. Que les vieux prolétaires, usés par le travail, la désirent, tant mieux, mais qu'ils se laissent berner par les spécialistes de l'encadrement politique « moral »2 et les bateleurs de foire syndicale qu'elle peut leur apporter bonheur et « bon niveau de vie », on a le droit de s'en moquer. Loin d'être un tremplin pour un mouvement collectif de classe, cette « colère organisée » surfe sur l'individualisme de la société de loisir et des besoins artificiels créés par le capitalisme décadent ; il faut lire là-dessus l'excellent Marcel Gauchet dans le dernier numéro de l'OBS3. La création des 35 heures a généré le besoin de plus de loisirs, comme pour les retraites longues, un moindre intérêt pour le travail tout en accroissant la souffrance sociale par une pression accrue pour la rentabilité des multiples tâches requises ». C'est Mitterrand comme je le redis plus loin qui a ouvert la boite de Pandore des déficits colossaux. L'âge pivot à 64 ans proposé par les sous-fifres macroniens n'est qu'un retour lent aux fatidiques 65 ans voir plus si affinités avec la longévité. Pratiquement aucune minorité politique ni aucun groupe n'a compris la manœuvre en cours, sauf Matière et Révolution4.

UNE COLERE « organisée »5

Le gouvernement a programmé en toute connaissance de cause cette « colère organisée ». À aucun moment il n'a cherché à désamorcer ce mouvement syndical de protestation corporative. Il joue l'opinion depuis la veille de la programmation syndicale, et il n'a rien à craindre ni des résidus gilets jaunes ni de la « colère syndicale » feinte. Il compte bien tirer avantage d'un « conflit dur », envisagé et souhaité dans les couloirs ministériels, où, quoiqu'il arrive il posera au « réformateur courageux » ; avec une relative sérénité compte tenu de ce que les appareils syndicaux ne risquent pas, dans ce cadre pipé, d'être débordés par « leur base » (les couillons comme l'instillent les médias). Il a fait montre d'un culot provocateur en faisant déclencher sur commande syndicale un bordel gréviste reposant sur les privilégiés des transports publics, surtout sur décision et contrôle des généraux syndicaux, sans que son projet soit officiellement présenté, les sous-fifres ministres se permettant de narguer le public en considérant avec morgue « que les gens se mobilisent contre une réforme qu'ils ne connaissent pas ; le commis d'Etat à barbe dépeinte viendra siffler la fin de la récré mercredi.
Le « mouvement social » de rejet du « plan Macron » fabriqué de toute pièce, programmé et millimétré par les syndicats gouvernementaux est une vaste fumisterie qui vise à entraîner dans le mur de larges couches angoissées de la société plus que simplement mécontentes. Le petit rouquin bras droit de Mélenchon, ces amis des décoloniaux racistes, qui a décrété que la retraite était « la mère des batailles » se fout du monde comme de la réelle lutte des classes : le but de la lutte de classe n'est pas la retraite aménagée ou garantie mais la mise à bas du capitalisme. L'arbre de Noël de la « revanche des syndicats » sur les gilets jaunes (dixit les médias serviles) sent l'imbroglio fabriqué par ces domestiques de l'Etat bourgeois en complicité avec ses édiles du sommet. En général je me fie aussi en politique à mes sentiments, j'ai été enthousiaste au début de Mai 68, aussi au début du mouvement des gilets jaunes. Là ça pue, ça met mal à l'aise, ça sent le débat obscur de spécialistes. Il est fait référence à 1995, 2003, 2010 où à chaque fois les gouvernements auraient reculé face aux manifestations syndicales. Or on s'aperçoit que tel est pris qui croyait prendre. Les gouvernements successifs font passer petit à petit la pilule amère ; la plupart des lois sociales délétères pour encadrer plus le travail sont passées par morceaux. Les secteurs dits « privilégiésé ont tous été passés à la moulinette, EDF a été démantelé sans que les syndicrates mettent le feu à la plaine. Au printemps 2018, le statut de la SNCF a été cassé par l’Assemblée nationale. La SNCF sera éclatée en 2020 en plusieurs sociétés anonymes, le réseau ferroviaire ouvert à la concurrence avec la prévision de la suppression de milliers de kilomètres de lignes. Le statut des cheminots datant de plus d’un siècle sera supprimé pour les nouveaux embauchés au 1er janvier 2020. Plus grave que le projet en pointillé de retraite par points, la réforme de l'assurance chômage qui humilie un peu plus les chômeurs est passée à l'as il y a deux mois avec l'accord des collabos syndicaux, et les petites querelles autour des interrogations sur la retraite par points évitent soigneusement de traiter de la retraite amoindrie des chômeurs et chômeuses à partir de cinquante ans. Il est vrai que le cas des chômeurs mobilise peu la population salariée en confortable CDI attachée à ses prérogatives de corporation !6

Certes le grand responsable du chaos sur ce plan reste Mitterrand qui, en faisant passer la retraite de 65 à 60 ans, a certes ravi plusieurs générations de plusieurs classes – pour faire croire que la gauche était une amie sincère de la classe ouvrière contrairement à la droite au moins sur un point – et avec quelques nationalisations pour l'honneur, mais en négligeant l'inflation faramineuse et prévisible du nombre de retraités par rapport aux actifs pour les années à venir... eux par contre en diminution constante.

Certes les couches moyennes (la petite bourgeoisie salariée, les cadres supérieurs, médecins, avocats, etc.) est touchée et elles le font savoir sans pour autant s'associer à l'effort gréviste surtout concentré et limité au secteur public, et où les salariés du privé sont encore les dindons de la farce, coincés dans la paralysie des transports par une pseudo « grève générale » et exclus des avantages en faveur des « agents de l'Etat ». Avec l'enfoncement dans la crise mondiale (qui n'est pas une simple question de déficits) l'Etat bourgeois est certes amené à scier sur la branche sur laquelle il était assis depuis au moins cinquante ans, à mécontenter ces couches moyennes qui le soutenaient et tirent la langue désormais sans pour autant manifester la moindre solidarité avec les classes inférieures. C'est pourquoi le « tous ensemble contre une même attaque » est une esbrouffe ridicule des syndicalistes gauchistes et même de nos minorités dites anciennement « ultra-gauches »7. Les couches moyennes ne sont pas encore prêtes à « tomber dans le prolétariat » ni à renoncer à leurs privilèges et retraites supérieures ; leur programme restera pour longtemps la nunucherie écologique, une écologie qui n'est pas pour tout le monde mais pour ceux qui en ont les moyens.

La révolution c'est pas pour maintenant et ce ne sera pas une soirée de gala !

Naguère notre vieil ami et camarade Marc Chirik ne cessait de nous dire que le problème pour la bourgeoisie ce n'était pas la dureté du pouvoir ou de savoir si tel président se prenait pour Napoléon ou De Gaulle, mais de disposer d'une opposition forte avec un projet un tant soit peu crédible. C'est bien là tout le problème des gouvernants actuels, et pas seulement en France. Comme on a pitié de voir les Corbyn, Mélenchon et autres Salvini, qui ne sont aucunement des recours crédibles ni sérieux à la crise politique grandissante de la fable démocratique bourgeoise. La soit disante lutte pour des retraites décentes vise en fin de compte à faire croire que dans le capitalisme une masse de privilégiés (encore au boulot) pourrait échapper à la misère qui se généralise. Il faut par contre dire la vérité aux prolétaires, comme le disait le jeune fondateur du CCI en Europe à a fin des années 1970, Raoul Victor : « le passage à une autre société supposera des sacrifices et la fin des besoins inutiles créés par le capitalisme, mais il n'y a pas d'autre chemin ». Les vrais révolutionnaires ne sont pas des vendeurs de rêves syndicrates, des gauchistes aux utopies plouques. Ils ont pour tâche de dénoncer les menteurs professionnels et d'affirmer qu'une autre société est possible sans concessions à l'écologie punitive des bobos ni aux moralistes d'un capitalisme propre.




NOTES


1« Même si de fortes mobilisations apparaissent chez les travailleurs de la santé (sans doute parce qu'ils savent que leur travail concerne tout un chacun) force est de constater que le travail s'estompe progressivement comme enjeu politique. La question de son organisation et de sa gestion n'est pas au centre des révoltes, ni des luttes. C'est que le patronat a réussi à le « dépolitiser » (…) le patronat à créé les conditions d'une insensibilisation du travail comme enjeu de société et enjeu politique laissant l'emploi et le salaire comme seules questions apparentes ». Danièle Linhart (Repolitiser le travail)
2Selon l'excellent Marcel Gauchet, l'extrême gauche : « … elle, en revanche, est en train de muter sous l'influence de la nébuleuse néoféministe, décoloniale, indigéniste, « minoritariste ». Elle n'est plus révolutionnaire au sens classique, mais morale. Cette nouvelle extrême gauche se complaît dans la dénonciation de tous ceux qui n'adhèrent pas à sa vision des choses, les renvoyant dans la catégorie des « ennemis du genre humain » ou des « salauds ». Et elle ne se contente pas de les poursuivre de sa vindicte, elle entend les empêcher de s'exprimer ».
3« Au fond, la retraite d'aujourd'hui réalise le rêve du socialisme utopique du XIXe siècle : un revenu et des loisirs ! Mais les actifs d'aujourd'hui craignent que cet état de grâce – qui ne concerne pas tous les retraités ! - ne se reproduise pas pour les nouvelles générations. C'est une dimension nouvelle qui n'était pas aussi présente en 1995, car, depuis, le sentiment de déclassement du pays, pour ne pas parler de déclin, s'est grandement accentué. On touche donc là à quelque chose de très lourd qui révèle la crise de l'identité française, au sens historique du terme ». Qui touche surtout à une politique de l'autruche où la retraite serait une sorte de club méditerranée permettant de remiser la société socialiste ou communiste future au rang de la hache et du rouet.

4Mention spéciale pour la lucidité de MATIERE ET REVOLUTION : « ...ils vont mettre en scène une mobilisation syndicale et un faux recul gouvernemental avec un Grenelle et une nouvelle réforme des retraites acceptée par certains syndicats. Tous crieront à la victoire partielle et en même temps toutes les autres attaques passeront en douce comme la privatisation du rail, la destruction de l’hôpital public, la guerre tous azimuts, les attaques des chômeurs et de la sécu, etc...En fait, les appareils syndicaux veulent seulement diriger le mouvement pour le limiter, pour le contrôler, pour éviter que la classe ouvrière ne s’auto-organise et pour ensuite la trahir en la vendant au pouvoir et au grand capital…En effet, secteur par secteur, ce n’est que les travailleurs que les syndicats organisent pour préparer la journée du 5 décembre et les suivantes, non, c’est les négociations avec le pouvoir qu’elles mettent en place ! Et on le voit dans tous les secteurs, dans toutes les catégories, pour tous les syndicats. Tous sont reçus. Tous négocient dans le dos des travailleurs. Tous trahissent dès maintenant ! https://www.matierevolution.fr/spip.php?breve1036

5Je n'invente rien, c'est la consternante secte NPA, association de sergents recruteurs des syndicats gouvernementaux et sponsors des fachos décoloniaux qui rend compte des préparatifs de tous ces faux amis des ouvriers et des retraités : « L’organisation de la mobilisation des cheminots
Dès septembre, 5 syndicats de la RATP (FO, UNSA, CGC, SUD et Solidaires)  lançaient un appel à la grève reconductible à partir du 5 décembre. Désireux de ne pas subir une défaite de plus et tirant les leçons de l’échec de 2018, dès septembre 2019, SUD Rail et UNSA ferroviaire lançaient, eux aussi, un appel à la grève reconductible à partir du 5 décembre contre le projet Delevoye, suivi par FO et la CGT » (lu sur le site du NPA avec les mêmes lamentations pitoyables sur la « grève générale » qui va mettre à bas le capitalisme... en dansant derrière les syndicats gouvernementaux. Les chiffres sur le taux de grévistes chez les cheminots sont trafiqués, la grève n'y est pas suivie majoritairement, le taux élevé des conducteurs de train oublie de mentionner que c'est une minorité de l'effectif des cheminots. Le caméléonnisme bien connu de ce courant trotskien, qui se couche devant toutes les modes, adopte aussi la couleur jaune, l'éclectisme et l'interclassisme de nos pauvres gilets jaunes est ainsi exalté et intégré au « mouvement social » exemplaire ! Parmi ces caméléons islamophiles de tous les communautarismes un certain Léon Crémieux (chef d'une certaine 4e internationale, vous connaissez cette secte vous?) conclut une longue explication servile de la fabrique « colère syndicale », confondant la retraite avec l'avenir d'une société débarrassée du capitalisme, ce qui est le comble du réformisme radical: « Le mouvement pour les retraites pose directement la question de la société dans laquelle nous voulons vivre, débarrassée de l’exploitation et des oppressions, organisée démocratiquement pour la satisfaction des besoins sociaux. Faire avancer cette perspective dépendra dans les jours qui viennent de la force du mouvement social ». La messe est dite par ce vieux rigolo des « sphères dirigeantes » du trotskisme embaumé.
La secte ouvriériste LO est moins éclectique, plus critique vis à vis des « directions syndicales » mais tout aussi rabatteuse : «en 1995 Juppé s’était montré aussi arrogant que Macron l’est aujourd'hui, et il avait dû manger son chapeau face à la détermination des grévistes. Aujourd'hui, nous pouvons en faire autant, si nous reprenons confiance dans notre force collective.Beaucoup d’entre nous se méfient des confédérations syndicales et de leurs calculs d’appareils qui les ont régulièrement conduits à sacrifier les intérêts des travailleurs.Eh bien, il faut se battre avec la conviction que nous pouvons nous organiser pour contrôler et diriger notre mouvement de façon démocratique. Avec la conviction que nous pouvons décider et agir sans attendre les consignes des confédérations ».
6Secteur privé : 19 millions de salarié, secteur public : 4 millions ! (84 % des actifs). Je n'ai aucune admiration pour les corporations ni pour les ouvriers « corporatistes » idiots au souvenir des tristes mineurs roumains amis de Ceausescu, ni pour les exactions naguère de grévistes staliniens, ni pour ces grévistes suivistes des ordres syndicaux, minoritaires, pas très courageux et planqués au fond des hangars sans nulle considération pour la masse de prolétaires obligés de subir leur blocage égoïste et sans communication publique pour justifier de rester minoritaire sans souci de partager une expérience de lutte réelle. Le CCI résume bien l'aliénation de la notion de classe  : « « La bourgeoisie est parvenue à leur faire croire que la classe ouvrière n’existait plus, qu’ils n’étaient pas des ouvriers mais des cheminots, des urgentistes, des électriciens, des enseignants, des pilotes, des laborantins. Mieux encore, aux yeux de la classe dominante : des “citoyens”.
)
7Il est symptomatique que le courant de la « gauche communiste » (italienne et allemande) qui voit confirmé massivement ce qu'il avait justement dénoncé pendant un demi-siècle – l'implosion du système des partis politiques et des syndicats (sans voir l'implosion de leurs propres partis fictifs néo-léninistes) – soit incapable de s'orienter face à cette nouvelle donne politique et donc d'orienter autrement que par d'antédiluviens clichés : « tous ensemble pour faire reculer le gouvernement », ou « une même attaque contre les travailleurs ». Ce qui revient à encourager une collection de corporatismes et de privilèges de « grosses boites », en oubliant que des revendications unitaires ne sont pas une série de privilèges corporatifs, en oubliant aussi que toutes les révolutions ont été menées par la petite bourgeoisie (Robespierre et Lénine étaient avocats) et que les basses classes y ont toujours servi de masses de manœuvre, et que demain encore la petite bourgeoisie voudra mener en tête la lutte contre l'Etat mais en maintenant ses prérogatives de classe... arriviste.