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mercredi 1 avril 2015

LE SUICIDE VU D’AVION...

DU SUICIDE-homicide-désespéré, grégaire et sans justification pour l'ordre capitaliste...


Le suicide est un phénomène social plus qu’individuel nous disent Marx et Durkheim. Mais que penser d'un "zigoto" qui entraîne dans la mort ceux qui voulaient vivre/ou aimez la vie?  Lubitz a-t-il eu la lubie qu'il vaut mieux "monter au ciel" ou "descendre en enfer" à plusieurs? Ou pour un honneur narcissique pervers "ne pas crever seul dans sa misère sociale, psychologique et politique"?
Putain doublement pervers! Putain de dieu de merde, si on n'avait pas retrouvé la boite noire, personne n'en aurait jamais rien su! Andreas Lubitz le copilote fût-il un criminel ou un produit d’une société en décadence? Au moins des psychiatres sur le site du Monde ont le courage de rejeter l’explication dépressive et de faire valoir les contrariétés professionnelles. Ce qui n'explique pas tout, on ne flingue pas une centaine de personnes parce qu'on n'aura pas sa promo! Lubitz n’était pas non plus un anarchiste; un anarchiste romantique n’a pas vocation à massacrer des innocents, il vous objectera: «si tu te veux vraiment te suicider, fais-le avec une bombe au milieu d’un tas de généraux» ou de «patrons». Le cas Lubitz, après un long voyeurisme obscène des médias (Bild et BFM), n’est pas prêt de faire sécher l’encre ou le bruit du clavier des commentateurs et des spécialistes en psychologie appliquée. Spécialiste de l’embrouille un chef policier des fouilles macabres a fait courir le bruit que les pilotes se seraient évanouis; ceci fait partie de l’enfumage pour éviter de culpabiliser un capitalisme décadent, comme l’hypocrisie des patrons de la Lufthansa et de Germanwings - pas plus coupables que leur désir de rentabilité ne le permet - venus rendre une brève visite au Vernet, localité proche des lieux de la catastrophe; Carsten Spohr, et Thomas Winkelmann, se sont recueillis devant une stèle érigée à la mémoire des 150 victimes de la catastrophe.
 Suicide-homicide? Volonté de faire payer à la société son mal-être? Un célèbre surréaliste n’avait-il pas dit que le principal acte surréaliste était de descendre dans la rue avec un pétard et de tirer au hasard dans la foule, dans les années 30?
L’histoire du suicide est aussi ancienne que celle de l’humanité, et on y trouve bien d’autres suicides collectifs involontaires ou volontaires (organisés par des sectes au 19e comme au 20e siècles). L’extraordinaire étude de Durkheim de 1897 sur le suicide n’a pas pu prendre en compte la nature du suicide contemporain, mais nombre de ses réflexions aident à comprendre. Certains ont fait référence à ce qu’il nomme «suicide altruiste». Le suicide-crime du copilote est tout sauf altruiste. Je préfère parler de suicide-désespoir, lié à cet étrange sentiment, pratiquement pas développé par sociologues ou spécialistes divers - preuve que la société bourgeoise vit aussi dans une ignorance crasse de la vie, des motivations et des souffrances des prolétaires, tout en les humiliant au boulot, dans leur vie privée, et en détruisant toute réelle communication humaine.
Durkheim bien après le jeune Marx s’extirpe de l’accusation individuelle - comme dans ce drame où le jeune copilote a bon dos pour les esprits simples - et analyse diverses causes sociales du suicide sur des données du 19e siècle, beaucoup moins scientifiques que celles qui ont pu être recueillies par la suite, mais sa méthode est plus rigoureuse que son critique un peu délirant, Gabriel Tarde, avec sa théorie farfelue de l’imitation. Durkheim reste marqué par nombre de clichés réacs du 19e: les sociétés inférieures (et non pas primitives), les femmes plutôt simplettes (moins complexe que les hommes), la religion prophylactique. Or il faut bien le souligner, les religions dans la décadence capitaliste, pas seulement la plus montrée du doigt, la mahométane, mais aussi le bouddhisme, tout comme probablement la croyance chrétienne du copilote ne sont plus de simples consolatrices mais des apologistes du suicide et du meurtre, ou en tout cas on subit encore des guerres de religion même si elles sont en même temps les couvertures de rivalité impérialistes sordides.
Durkheim a accompli un travail sociologique fondateur remarquable, mais il ne pouvait expliquer déjà l’apparition et le développement d’une mode suicidaire kamikaze au monde entier, un niveau d’autodestruction plus gravissime avec les énormes machines modernes et des armes qui défient la logistique. Avec cette crainte que finalement G.Tarde n’ait raison: avec le facteur imitation! Vengeur ou religieux.
Vous lirez par après l’excellent article de M.Lowy paru sur le site «Espace contre ciment»: Un Marx inattendu. Que cela ne vous dispense pas d’une réflexion personnelle et/ou collective sur l’état de déliquescence de la société bourgeoise actuelle, et un niveau de désespérance qui bat des records!

NB: désolé pour ce texte en escalier, mais je ne possède pas de logiciel pour mettre au propre les récup de PDF.

EXTRAITS DU «SUICIDE" de Émile Durkheim (1897)(...)  Rapports du suicide avec les autres formes de l'immoralité. Le suicide et les atten-
tats contre la propriété; absence de tout rapport. Le suicide et l'homicide; théorie
d'après laquelle ils consisteraient tous deux en un même état organico-psychique,
mais dépendraient de conditions sociales antagonistes
III. Discussion de la première partie de la proposition. Que le sexe, l'âge, la température
n'agissent pas de la même manière sur les deux phénomènes.
IV. Discussion de la deuxième partie. Cas où l'antagonisme ne se vérifie pas. Cas, plus
nombreux, où il se vérifie. Explication de ces contradictions apparentes: existence
de types différents de suicides dont les uns excluent l'homicide tandis que les autres
dépendent des mêmes conditions sociales. Nature de ces types ; pourquoi les
premiers sont actuellement plus nombreux que les seconds. Comment ce qui précède éclaire la question des rapports historiques de l'égoïsme et de l'altruisme.


CONSÉQUENCES PRATIQUES (Chapitre III)

I. La solution du problème pratique varie selon qu'on attribue à l'état présent du
suicide un caractère normal ou anormal. Comment la question se pose malgré la
nature immorale du suicide. Raisons de croire que l'existence d'un taux modéré de
suicides n'a rien de morbide. Mais raisons de croire que le taux actuel chez les
peuples européens est l'indice d'un état pathologique

II. Moyens proposés pour conjurer le mal :
1º mesures répressives. Quelles sont celles qui seraient possibles. Pourquoi elles ne sauraient avoir qu'une efficacité restreinte ;
2º l'éducation. Elle ne peut réformer l'état moral de la société parce qu'elle n'en est
que le reflet. Nécessité d'atteindre en elles-mêmes les causes des courants suicido-
gènes ; qu'on peut toutefois négliger le suicide altruiste dont l'état n'a rien
d'anormal.
Le remède contre le suicide égoïste : rendre plus consistants les groupes qui
encadrent l'individu. Lesquels sont le plus propres à ce rôle ? Ce n'est ni la société
politique qui est trop loin de l'individu - ni la société religieuse qui ne le socialise
qu'en lui retirant la liberté de penser - ni la famille qui tend à se réduire au couple
conjugal. Les suicides des époux progressent comme ceux des célibataires

III. Du groupe professionnel. Pourquoi il est seul en état de remplir cette fonction. Ce
qu'il doit devenir pour cela. Comment il peut constituer un milieu moral. -
Comment il peut contenir aussi le suicide anomique. - Cas de l'anomie conjugale.
Position antinomique du problème : l'antagonisme des sexes. Moyens d'y remédier.

IV. Conclusion. L'état présent du suicide est l'indice d'une misère morale. Ce qu'il faut
entendre par une affection morale de la société. Comment la réforme proposée est
réclamée par l'ensemble de notre évolution historique. Disparition de tous les
groupes sociaux intermédiaires entre l'individu et l'État ; nécessité de les reconsti-
tuer. La décentralisation professionnelIe opposée à la décentralisation territoriale ;
comment elle est la base nécessaire de l'organisation sociale.

(...) C'est toujours un problème difficile que de préciser la cause d'un phénomène. Il faut au savant toute sorte d'observations et d'expériences pour résoudre une seule de ces questions. Or, de tous les phénomènes, les volitions humaines sont les plus complexes. On conçoit, dès lors, ce que peuvent valoir ces jugements improvisés qui, d'après quelques renseignements hâtivement recueillis, prétendent assigner une origine définie à chaque cas particulier. Aussitôt qu'on croit avoir découvert parmi les antécédents de la victime quelques-uns de ces faits qui passent communément pour mener au désespoir, on juge inutile de chercher davantage et, suivant que le sujet est réputé avoir récemment subi des pertes d'argent ou éprouvé des chagrins de famille ou avoir quelque goût pour la boisson, on incrimine ou son ivrognerie ou ses douleurs domestiques ou ses déceptions économiques. On ne saurait donner comme base à une explication des suicides des informations aussi
suspectes.
(...) Nous voyons donc sans regret certains pays comme l'Angleterre et l'Autriche renoncer à
recueillir ces prétendues causes de suicide. C'est d'un tout autre côté que doivent se porter les
efforts de la statistique. Au lieu de chercher à résoudre ces insolubles problèmes de
casuistique morale, qu'elle s'attache à noter avec plus de soin les concomitants sociaux du
suicide. En tout cas, pour nous, nous nous faisons une règle de ne pas faire intervenir dans
nos recherches des renseignements aussi douteux que faiblement instructifs ; en fait, les
suicidographes n'ont jamais réussi à en tirer aucune loi intéressante. Nous n'y recourrons
donc qu'accidentellement, quand ils nous paraîtront avoir une signification spéciale et présen-
ter des garanties particulières. Sans nous préoccuper de savoir sous quelles formes peuvent se
traduire chez les sujets particuliers les causes productrices du suicide, nous allons directe-
ment tâcher de déterminer ces dernières. Pour cela, laissant de côté, pour ainsi dire, l'individu
en tant qu'individu, ses mobiles et ses idées, nous nous demanderons immédiatement quels
sont les états des différents milieux sociaux (confessions religieuses, famille, société
politique, groupes professionnels, etc.), en fonction desquels varie le suicide. C'est seulement
ensuite que, revenant aux individus, nous chercherons comment ces causes générales
s'individualisent pour produire les effets homicides qu'elles impliquent.

(...) Or, a seule différence essentielle qu'il y ait entre le catholicisme et le protestantisme,
c'est que le second admet le libre examen dans une bien plus large proportion que le premier.
Sans doute, le catholicisme, par cela seul qu'il est une religion idéaliste, fait déjà à la pensée
et à la réflexion une bien plus grande place que le polythéisme gréco-latin ou que le
monothéisme juif. Il ne se contente plus de manœuvres machinales, mais c'est sur les con-
sciences qu'il aspire à régner. C'est donc à elles qu'il s'adresse et, alors même qu'il demande à
la raison une aveugle soumission, c'est en lui parlant le langage de la raison. Il n'en est pas
moins vrai que le catholique reçoit sa foi toute faite, sans examen. Il ne peut même pas la
soumettre à un contrôle historique, puisque les textes originaux sur lesquels on l'appuie lui
sont interdits. Tout un système hiérarchique d'autorités est organisé, et avec un art merveil-
leux, pour rendre la tradition invariable. Tout ce qui est variation est en horreur à la pensée
catholique. Le protestant est davantage l'auteur de sa croyance. La Bible est mise entre ses
mains et nulle interprétation ne lui en est imposée. La structure même du culte réformé rend
sensible cet état d'individualisme religieux. Nulle part, sauf en Angleterre, le clergé protes-
tant n'est hiérarchisé ; le prêtre ne relève que de lui-même et de sa conscience, comme le
fidèle. C'est un guide plus instruit que le commun des croyants, mais sans autorité spéciale
pour fixer le dogme. Mais ce qui atteste le mieux que cette liberté d'examen, proclamée par
les fondateurs de la réforme, n'est pas restée à l'état d'affirmation platonique, c'est cette
multiplicité croissante de sectes de toute sorte qui contraste si énergiquement avec l'unité
indivisible de l'Église catholique. Nous arrivons donc à ce premier résultat que le penchant du protestantisme pour le
suicide doit être en rapport avec l'esprit de libre examen dont est animée cette religion.

Du même coup, la situation du judaïsme se trouve expliquée. En effet, la réprobation dont
le christianisme les a pendant longtemps poursuivis, a créé entre les juifs des sentiments de
solidarité d'une particulière énergie. La nécessité de lutter contre une animosité générale,
l'impossibilité même de communiquer librement avec le reste de la population les ont obligés
à se tenir étroitement serrés les uns contre les autres. Par suite, chaque communauté devint
une petite société, compacte et cohérente, qui avait d'elle-même et de son unité un très vif
sentiment. Tout le monde y pensait et y vivait de la même manière ; les divergences indivi-
duelles y étaient rendues à peu près impossibles à cause de la communauté de l'existence et
de l'étroite et incessante surveillance exercée par tous sur chacun. L'Église juive s'est ainsi
trouvée être plus fortement concentrée qu'aucune autre, rejetée qu'elle était sur elle-même par
l'intolérance dont elle était l'objet. Par conséquent, par analogie avec ce que nous venons
d'observer à propos du protestantisme, c'est à cette même cause que doit s'attribuer le faible
penchant des juifs pour le suicide, en dépit des circonstances de toute sorte qui devraient, au
contraire, les y incliner, Sans doute, en un sens, c'est à l'hostilité qui les entoure qu'ils doivent
ce privilège. Mais si elle a cette influence, ce n'est pas qu'elle leur impose une moralité plus
haute; c'est qu'elle les oblige à vivre étroitement unis. C'est parce que la société religieuse à
laquelle ils appartiennent est solidement cimentée qu'ils sont à ce point préservés. D'ailleurs,
l'ostracisme qui les frappe n'est que l'une des causes qui produisent ce résultat; la nature
même des croyances juives y doit contribuer pour une large part. Le judaïsme, en effet, com-
me toutes les religions inférieures, consiste essentiellement en un corps de pratiques qui
réglementent minutieusement tous les détails de l'existence et ne laissent que peu de place au
jugement individuel.
(...) Le goût du libre examen ne peut pas s'éveiller sans être accompagné du goût de l'instruc-
tion. La science, en effet, est le seul moyen dont la libre réflexion dispose pour arriver à ses
fins. Quand les croyances ou les pratiques irraisonnées ont perdu leur autorité, il faut bien,
pour en trouver d'autres, faire appel à la conscience éclairée dont la science n'est que la forme
la plus haute. Au fond, ces deux penchants n'en font qu'un et ils résultent de la même cause.
En général, les hommes n'aspirent à s'instruire que dans la mesure où ils sont affranchis du
joug de la tradition ; car tant que celle-ci est maîtresse des intelligences, elle suffit à tout et ne
tolère pas facilement de puissance rivale. Mais inversement, on recherche la lumière dès que
la coutume obscure ne répond plus aux nécessités nouvelles. Voilà pourquoi la philosophie,
cette forme première et synthétique de la science, apparaît dès que la religion a perdu de son
empire, mais à ce moment-là seulement ; et on la voit ensuite donner progressivement nais-
sance à la multitude des sciences particulières, à mesure que le besoin qui l'a suscitée va lui-
même en se développant. Si donc nous ne nous sommes pas mépris, si l'affaiblissement
progressif des préjugés collectifs et coutumiers incline au suicide et si c'est de là que vient la
prédisposition spéciale du protestantisme, on doit pouvoir constater les deux faits suivants :
1º le goût de l'instruction doit être plus vif chez les protestants que chez les catholiques ; 2º
en tant qu'il dénote un ébranlement des croyances communes, il doit, d'une manière générale,
varier comme le suicide.
(...)  La vie de famille a ainsi pour résultat de renverser le rapport. Tandis que, si l'association familiale ne faisait pas sentir son influence, les gens mariés devraient, en vertu de leur âge, se tuer moitié plus que les célibataires, ils se tuent sensiblement moins. (...) pour déterminer l'influence du veuvage sur le suicide, on s'est quelquefois contenté de comparer le taux propre aux veufs à celui des gens de tout état civil qui ont le même âge moyen, soit 65 ans environ. Or, un million de veufs, en 1863-68, produisait 628 suicides ; un million d'hommes de 65 ans (tout état civil réuni environ 461. On pouvait donc conclure de ces chiffres que, même à âge égal, les veufs se tuent sensiblement plus qu'aucune autre classe de la population. C'est ainsi que s'est accrédité le préjugé qui fait du veuvage la plus disgraciée de toutes les conditions au point de vue du suicide. En réalité, si la population de 65 ans ne donne pas plus de suicides, c'est  qu'elle est presque tout entière composée de mariés (997 198 contre 134 238 célibataires). Si donc ce rapprochement suffit à prouver que les veufs se tuent plus que les mariés
du même âge, on n'en peut rien inférer en ce qui concerne leur tendance au suicide comparée
à celle des célibataires.
(...)  Le veuvage diminue le coefficient des époux des deux sexes, mais, le plus souvent, il
ne le supprime pas complètement. Les veufs se tuent plus que les gens mariés, mais, en
général, moins que les célibataires. Leur coefficient s'élève même dans certains cas jusqu'à
1,60 et 1,66. Comme celui des époux, il change avec l'âge, mais suivant une évolution
irrégulière et dont il est impossible d'apercevoir la loi.
(...) Sans doute, il est assez vraisemblable que les gens mariés ont, en général, une constitu-
tion physique et morale plutôt meilleure que les célibataires. Il s'en faut, cependant, que la
sélection matrimoniale ne laisse arriver au mariage que l'élite de la population. Il est surtout
douteux que les gens sans fortune et sans position se marient sensiblement moins que les
autres. Ainsi qu'on l'a fait remarquer ils ont généralement plus d'enfants qu'on n'en a dans
les classes aisées. Si donc l'esprit de prévoyance ne met pas obstacle à ce qu'ils accroissent
leur famille au delà de toute prudence, pourquoi les empêcherait-il d'en fonder une ?
D'ailleurs, des faits répétés prouveront dans la suite que la misère n'est pas un des facteurs
dont dépend le taux social des suicides. Pour ce qui concerne les infirmes, outre que bien des
raisons font souvent passer sur leurs infirmités, il n'est pas du tout prouvé que ce soit dans
leurs rangs que se recrutent de préférence les suicidés. Le tempérament organico-psychique
qui prédispose le plus l'homme à se tuer est la neurasthénie sous toutes ses formes. Or,
aujourd'hui, la neurasthénie passe plutôt pour une marque de distinction que pour une tare.
Dans nos sociétés raffinées, éprises des choses de l'intelligence, les nerveux constituent pres-
que une noblesse.
(...) Ainsi, à chaque âge la part des épouses aux suicides des mariés est de beaucoup supérieure à la part des filles aux suicides des célibataires.
(...) Quant à la cause qui rend le veuvage relativement plus malfaisant quand le ménage a été
fécond, c'est dans la présence des enfants qu'il faut aller la chercher. Sans doute, en un sens,
les enfants rattachent le veuf à la vie, mais, en même temps, ils rendent plus aiguë la crise
qu'il traverse. Car les relations conjugales ne sont plus seules atteintes ; mais, précisément
parce qu'il existe cette fois une société domestique, le fonctionnement en est entravé. Un
rouage essentiel fait défaut et tout le mécanisme en est déconcerté. Pour rétablir l'équilibre
troublé, il faudrait que l'homme remplît une double tâche et s'acquittât de fonctions pour
lesquelles il n'est pas fait. Voilà pourquoi il perd tant des avantages dont il jouissait pendant
la durée du mariage. Ce n'est pas parce qu'il n'est plus marié c'est parce que la famille dont il est le chef est désorganisée. Ce n'est pas la disparition de l'épouse, mais de la mère qui cause ce désarroi.
Maisc'est surtout à propos de la femme que se manifeste avec éclat la faible efficacité du
mariage, quand il ne trouve pas dans les enfants son complément naturel. Un million
d'épouses sans enfants donne 221 suicides ; un million de filles du même âge (entre 42 et 43
ans) 150 seulement. Le premier de ces nombres est au second comme 100 est à 67 ; le coeffi-
cient de préservation tombe donc au-dessous de l'unité, il est égal à 0,67, c'est-à-dire qu'il y a,
en réalité, aggravation. Ainsi, en France, les femmes mariées sans enfants se tuent moitié plus
que les célibataires du même sexe et du même âge. D’une manière générale, l'épouse profite moins de la vie de famille que l'époux. Nous voyons mainte-nant quelle en est la cause ; c'est que, par elle-même, la société conjugale nuit à la femme et aggrave sa tendance au suicide.

(...) Si les statistiques n'étaient pas aussi récentes, il serait facile de démontrer à l'aide de la
même méthode que cette loi s'applique aux sociétés politiques. L'histoire nous apprend, en
effet, que le suicide, qui est généralement rare dans les sociétés jeunes, en voie d'évolution
et de concentration, se multiplie au contraire à mesure qu'elles se désintègrent. En Grèce, à
Rome, il apparaît dès que la vieille organisation de la cité est ébranlée et les progrès qu'il y a
faits marquent les étapes successives de la décadence. On signale le même fait dans l'Empire
ottoman. En France, à la veille de la Révolution, le trouble dont était travaillée la société par
suite de la décomposition de l'ancien système social se traduisit par une brusque poussée de suicides dont nous parlent les auteurs du temps.
(...)On a parfois écrit que les grandes commotions politiques multipliaient les suicides. Mais
Morselli a bien montré que les faits contredisent cette opinion. Toutes les révolutions qui ont eu lieu en France au cours de ce siècle ont diminué le nombre des suicides au moment où elles se sont produites. En 1830, le total des cas tombe de 1904, en 1829, à 1756, soit une diminution brusque de près de 10 %. En 1848, la régression n'est pas moins importante ; le montant annuel passe de 3 647 à 3 301. Puis, pendant les années 1848-49, la crise qui vient d'agiter la France fait le tour de l'Europe ; partout, les suicides baissent, et la baisse est d'autant plus sensible que la crise a été plus grave et plus longue.
(...) De simples crises électorales, pour peu qu'elles aient d'intensité, ont parfois le même
résultat. C'est ainsi que, en France, le calendrier des suicides porte la trace visible du coup
d'État parlementaire du 16 mai 1877 et de l'effervescence qui en est résultée, ainsi que des
élections qui, en 1889, mirent fin à l’agitation boulangiste.
(...) C'est que les grandes commotions sociales comme les grandes guerres populaires avivent les sentiments collectifs, stimulent l'esprit de parti comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale et, concentrant les activités vers un même but, déterminent, au moins pour un temps, une intégration plus forte de la société. Ce n'est pas à la crise qu'est due la salutaire influence dont nous venons d'établir l'existence, mais aux luttes dont cette crise est la cause. Comme elles obligent les hommes à se rapprocher pour faire face au danger commun, l'individu pense moins à soi et davantage à la chose commune. On comprend, d'ailleurs, que cette intégration puisse n'être pas purement momentanée, mais survive parfois aux causes qui l'ont immédiatement suscitée, surtout quand elle est intense.
(...) Quand donc nous n'avons pas d'autre objectif que nous-mêmes, nous ne pouvons pas
échapper à cette idée que nos efforts sont finalement destinés à se perdre dans le néant,
puisque nous y devons rentrer. Mais l'anéantissement nous fait horreur. Dans ces conditions,
on ne saurait avoir de courage à vivre, c'est-à-dire à agir et à lutter, puisque, de toute cette
peine qu'on se donne, il ne doit rien rester. En un mot, l'état d'égoïsme serait en contradiction
avec la nature humaine, et, par suite, trop précaire pour avoir des chances de durer.
Mais, sous cette forme absolue, la proposition est très contestable. Si, vraiment, l'idée que
notre être doit finir nous était tellement odieuse, nous ne pourrions consentir à vivre qu'à
condition de nous aveugler nous-mêmes et de parti pris sur la valeur de la vie. Car s'il est
possible de nous masquer, dans une certaine mesure, la vue du néant, nous ne pouvons pas
l'empêcher d'être ; quoi que nous fassions, il est inévitable. Nous pouvons bien reculer la
limite de quelques générations, faire en sorte que notre nom dure quelques années ou quel-
ques siècles de plus que notre corps ; un moment vient toujours, très tôt pour le commun des
hommes, où il n'en restera plus rien. Car les groupes auxquels nous nous attachons ainsi afin de pouvoir, par leur intermédiaire, prolonger notre existence, sont eux-mêmes mortels ; ils sont, eux aussi, destinés à se dissoudre, emportant avec eux tout ce que nous y aurons mis de nous-mêmes.Ils sont infiniment rares ceux dont le souvenir est assez étroitement lié à l'histoire même de l'humanité pour être assuré de durer autant qu'elle. Si donc nous avions réellement une telle soif d'immortalité, ce ne sont pas des perspectives aussi courtes qui pourraient jamais servir à l'apaiser. D'ailleurs, qu'est-ce qui subsiste ainsi de nous ? Un mot, un son, une trace imperceptible et, le plus souvent, anonyme...
(...) En d'autres termes, si, comme on l'a dit souvent, l'homme est double, c'est qu'à l'homme
physique se surajoute l'homme social. Or ce dernier suppose nécessairement une société qu'il
exprime et qu'il serve. Qu'elle vienne, au contraire, à se désagréger, que nous ne la sentions
plus vivante et agissante autour et au-dessus de nous, et ce qu'il y a de social en nous se
trouve dépourvu de tout fondement objectif. Ce n'est plus qu'une combinaison artificielle
d'images illusoires, une fantasmagorie qu'un peu de réflexion suffit à faire évanouir; rien, par
conséquent, qui puisse servir de fin à nos actes. Et pourtant cet homme social est le tout de
l'homme civilisé ; c'est lui qui fait le prix de l'existence. Il en résulte que les raisons de vivre
nous manquent ; car la seule vie à laquelle nous puissions tenir ne répond plus à rien dans la
réalité, et la seule qui soit encore fondée dans le réel ne répond plus à nos besoins.
(...)
Émile Durkheim (1897), Le suicide. Étude de sociologie : livre II 65
En Allemagne, l'émotion a été beaucoup plus vive qu'en Danemark et la lutte plus longue
même qu'en France où, sur-le-champ, un gouvernement nouveau se constitua ; aussi la dimi-
nution, dans les États allemands, se prolonge-t-elle jusqu'en 1849. Elle est, par rapport à cette
dernière année de 13 % en Bavière, de 18 % en Prusse ; en Saxe, en une seule année, de 1848
à 1849, elle est de 18 % également.
En 1851, le même phénomène ne se reproduit pas en France, non plus qu'en 1852. Les
suicides restent stationnaires. Mais, à Paris, le coup d'État produit son effet accoutumé ;
quoiqu'il ait été accompli en décembre, le chiffre des suicides tombe de 483 en 1851 à 446 en
1852 (- 8 %) et, en 1853, ils restent encore à 463. Ce fait tendrait à prouver que cette révo-
lution gouvernementale a beaucoup plus ému Paris que la province, qu'elle semble avoir
laissée presque indifférente.D'ailleurs, d'une manière générale l'influence de ces crises est toujours plus sensible dans la capitale que dans les départements. En 1830, à Paris, la décroissance a été de 13 % (269 cas au lieu de 307 l'année précédente et de 359 l'année suivante) ; en 1848, de 32 % (481 cas au lieu de 698).
De simples crises électorales, pour peu qu'elles aient d'intensité, ont parfois le même
résultat. C'est ainsi que, en France, le calendrier des suicides porte la trace visible du coup
d'État parlementaire du 16 mai 1877 et de l'effervescence qui en est résultée, ainsi que des
élections qui, en 1889, mirent fin à l'agitation boulangiste. Pour en avoir la preuve, il suffit de
comparer la distribution mensuelle des suicides pendant ces deux années à celle des années
les plus voisines.
1876 1877 1878 1888 1889 1890

Pendant les premiers mois de 1877, les suicides sont supérieurs à ceux de 1876 (1945 cas
de janvier à avril au lieu de 1784) et la hausse persiste en mai et en juin. C'est seulement à la
fin de ce dernier mois que les Chambres sont dissoutes, la période électorale ouverte en fait,
sinon en droit ; c'est même vraisemblablement le moment où les passions politiques furent le
plus surexcitées, car elles durent se calmer un peu dans la suite par l'effet du temps et de la
fatigue. Aussi, en juillet, les suicides, au lieu de continuer à dépasser ceux de l'année
précédente, leur sont-ils inférieurs de 14 %. Sauf un léger arrêt en août, la baisse continue,
quoique à un moindre degré, jusqu'en octobre. C'est l'époque où la crise prend fin. Aussitôt
qu'elle est terminée, le mouvement ascensionnel, un instant suspendu, recommence. En
1889,
le phénomène est encore plus marqué. C'est au commencement d'août que la Chambre se
sépare ; l'agitation électorale commence aussitôt et dure jusqu'à la fin de septembre ; c'est
alors qu'eurent lieu les élections. Or, en août, il se produit, par rapport au mois correspondant
de1888, une brusque diminution de 12%, qui se maintient en septembre, mais cesse non
moins soudainement en octobre, c'est-à-dire dès que la lutte est close. Les grandes guerres nationales ont la même influence que les troubles politiques. En 1866 éclate la guerre entre l'Autriche et l'Italie, les suicides diminuent de 14% dans l'un et dans l'autre pays.1865 1866 1867 Italie, Autriche (...)  En1864, ç'avait été le tour du Danemark et de la Saxe. Dans ce dernier État, les suicides qui étaient à 643 en1863,tombent à 545 en 1864 (- 16%) pour revenir à  619 en1865. Pour ce qui est du Danemark, comme nous n'avons pas le nombre des suicides en
1863, nous ne pouvons pas lui comparer celui de 1864 ; mais nous savons que le montant de cette dernière année (411) est le plus bas qui ait été atteint depuis 1852. (...)
On pourrait peut-être croire que cette diminution est due à ce que, en temps de guerre,
une partie de la population civile est enrégimentée et que, dans une armée en campagne, il est
bien difficile de tenir compte des suicides. Mais les femmes contribuent tout comme les
hommes à cette diminution. En Italie, les suicides féminins passent de 130 en 1864 à 117 en
1866 ; en Saxe, de 133 en 1863 à 120 en 1864 et 114 en 1865 (- 15 %). Dans le même pays,
en 1870, la chute n'est pas moins sensible ; de 130 en 1869, ils descendent à 114 en 1870 et
restent à ce même niveau en 1871 ; la diminution est de 13 %, supérieure à celle que subis-
saient les suicides masculins au même moment. En Prusse, tandis que 616 femmes s'étaient
tuées en 1869, il n'y en eut plus que 540 en 1871 (- 13 %). On sait, d'ailleurs, que les jeunes
gens en état de porter les armes ne fournissent qu'un faible contingent au suicide. Six mois
seulement de 1870 ont été pris par la guerre ; à cette époque et en temps de paix, un million
de français de 25 à 30 ans eussent donné tout au plus une centaine de suicides, tandis
qu'entre 1870 et 1869 la différence en moins est de 1057 cas.
On s'est aussi demandé si ce recul momentané en temps de crise ne viendrait pas de ce
que, l'action de l'autorité administrative étant alors paralysée, la constatation des suicides se
fait avec moins d'exactitude. Mais de nombreux faits démontrent que cette cause accidentelle
ne suffit pas à rendre compte du phénomène. En premier lieu, il y a sa très grande généralité.
En effet, en 1889-91, le taux annuel, à cet âge, était seulement de 396; le taux semestriel de 200 environ. Or, de 1870 à 1890, le nombre des suicides à chaque âge a doublé.

Il se produit chez les vainqueurs comme chez les vaincus, chez les envahisseurs comme chez
les envahis. De plus, quand la secousse a été très forte, les effets s'en font sentir même assez
longtemps après qu'elle est passée. Les suicides ne se relèvent que lentement ; quelques
années s'écoulent avant qu'ils ne soient revenus à leur point de départ ; il en est. ainsi même
dans des pays où, en temps normal, ils s'accroissent régulièrement chaque année. Quoique
des omissions partielles soient, d'ailleurs, possibles et même probables à ces moments de
perturbation, la diminution accusée par les statistiques a trop de constance pour qu'on puisse
l'attribuer à une distraction passagère de l'administration comme à sa cause principale. Mais
la meilleure preuve que nous sommes en présence, non d'une erreur de comptabilité, mais
d'un phénomène de psychologie sociale, c'est que toutes les crises politiques ou nationales
n'ont pas cette influence. Celles-là seulement agissent qui excitent les passions. Déjà nous
avons remarqué que nos révolutions ont toujours plus affecté les suicides de Paris que ceux
des départements ; et cependant, la perturbation administrative était la même en province et
dans la capitale. Seulement, ces sortes d'évènements ont toujours beaucoup moins intéressé
les provinciaux que les Parisiens dont ils étaient l’œuvre et qui y assistaient de plus près. De
même, tandis que les grandes guerres nationales, comme celle de 1870-71, ont eu, tant en
France qu'en Allemagne, une puissante action sur la marche des suicides, des guerres pure-
ment dynastiques comme celles de Crimée ou d'Italie, qui n'ont pas fortement ému les
masses, sont restées sans effet appréciable. Même, en 1854, il se produisit une hausse impor-
tante (3 700 cas au lieu de 3 415 en 1853). On observe le même fait en Prusse lors des
guerres de 1864 et de 1866. Les chiffres restent stationnaires en 1864 et montent un peu en
1866. C'est que ces guerres étaient dues tout entières à l'initiative des politiciens et n'avaient
pas soulevé les passions populaires comme celle de 1870.
De ce même point de vue, il est intéressant de remarquer que, en Bavière, l'année 1870
n'a pas produit les mêmes effets que sur les autres pays de l'Allemagne, surtout de
l'Allemagne du Nord. On y a compté plus de suicides en 1870 qu'en 1869 (452 au lieu de
425). C'est seulement en 1871 qu'une légère diminution se produit; elle s'accentue un peu en
1872 où il n'y a plus que 412 cas, ce qui ne fait, d'ailleurs, qu'une baisse de 9 % par rapport à
1869 et de 4 % par rapport à 1870. Cependant, la Bavière a pris aux événements militaires la
même part matérielle que la Prusse ; elle a également mobilisé toute son armée et il n'y a pas
de raison pour que le désarroi administratif y ait été moindre. Seulement, elle n'a pas pris aux
événements la même part morale. On sait, en effet, que la catholique Bavière est, de toute
l'Allemagne, le pays qui a toujours le plus vécu de sa vie propre et s'est montré le plus jaloux
de son autonomie. Il a participé à la guerre par la volonté de son roi, mais sans entrain. Il a
donc résisté beaucoup plus que les autres peuples alliés au grand mouvement social qui
agitait alors l'Allemagne; c'est pourquoi le contrecoup ne s'y est fait sentir que plus tard et
plus faiblement. L'enthousiasme ne vint qu'après et il fut modéré. Il fallut le vent de gloire
qui s'éleva sur l'Allemagne au lendemain des succès de 1870 pour échauffer un peu la
Bavière, jusque-là froide et récalcitrante.
De ce fait, on peut rapprocher le suivant qui a la même signification. En France, pendant
les années 1870-71, c'est seulement dans les villes que le suicide a diminué :
Et encore n'est-il pas bien sûr que cette diminution de 1872 ait eu pour cause les événements de 1870. En effet, en dehors de la Prusse, la dépression des suicides ne s'est guère fait sentir au delà de la période même de la guerre. En Saxe, la baisse de 1870, qui n'est, d'ailleurs, que de 8 %, ne s'accentue pas en 1871 et cesse en 1872 presque complètement. Dans le duché de Bade la diminution est limitée à 1870 ; 1871, avec 244 cas, dépasse 1869 de 10 %. Il semble donc que la Prusse ait été seule atteinte d'une sorte d'euphorie collective au lendemain de la victoire. Les autres États furent moins sensibles au gain de gloire et de puissance qui résulta de la guerre et, une fois la grande angoisse nationale passée, les passions sociales rentrèrent dans le repos.
Les constatations devaient pourtant être encore plus difficiles dans les campagnes que
dans les villes. La vraie raison de cette différence est donc ailleurs. C'est que la guerre n'a
produit toute son action morale que sur la population urbaine, plus sensible, plus impression-
nable et, aussi, mieux au courant des événements que la population rurale.
Ces faits ne comportent donc qu'une explication. C'est que les grandes commotions
sociales comme les grandes guerres populaires avivent les sentiments collectifs, stimulent
l'esprit de parti comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale et, concentrant
les activités vers un même but, déterminent, au moins pour un temps, une intégration plus
forte de la société. Ce n'est pas à la crise qu'est due la salutaire influence dont nous venons
d'établir l'existence, mais aux luttes dont cette crise est la cause. Comme elles obligent les
hom mes à se rapprocher pour faire face au danger commun, l'individu pense moins à soi et
davantage à la chose commune. On comprend, d'ailleurs, que cette intégration puisse n'être
pas purement momentanée, mais survive parfois aux causes qui l'ont immédiatement
suscitée, surtout quand elle est intense. Nous avons donc établi successivement les trois propositions suivantes :
Le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration de la société religieuse,
domestique, politique.
Ce rapprochement démontre que, si ces différentes sociétés ont sur le suicide une
influence modératrice, ce n'est pas par suite de caractères particuliers à chacune d'elles, mais
en vertu d'une cause qui leur est commune à toutes. Ce n'est pas à la nature spéciale des
sentiments religieux que la religion doit son efficacité, puisque les sociétés domestiques et les
sociétés politiques, quand elles sont fortement intégrées, produisent les mêmes effets ; c'est,
d'ailleurs, ce que nous avons déjà prouvé en étudiant directement la manière dont les
différentes religions agissent sur le suicide. Inversement, ce n'est pas ce qu'ont de spécifique
le lien domestique ou le lien politique qui peut expliquer l'immunité qu'ils confèrent ; car la
société religieuse a le même privilège. La cause ne peut s'en trouver que dans une même
propriété que tous ces groupes sociaux possèdent, quoique, peut-être, à des degrés différents.
Or, la seule qui satisfasse à cette condition, c'est qu'ils sont tous des groupes sociaux,
fortement intégrés. Nous arrivons donc à cette conclusion générale : Le suicide varie en
raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu.
Mais la société ne peut se désintégrer sans que, dans la même mesure, l'individu ne soit
dégagé de la vie sociale, sans que ses fins propres ne deviennent prépondérantes sur les fins
communes, sans que sa personnalité, en un mot, ne tende à se mettre au-dessus de la
personnalité collective. Plus les groupes auxquels il appartient sont affaiblis, moins il en
dépend, plus, par suite, il ne relève que de lui-même pour ne reconnaître d'autres règles de
conduite que celles qui sont fondées dans ses intérêts privés. Si donc on convient d'appeler
égoïsme cet état où le moi individuel s'affirme avec excès en face du moi social et aux
dépens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d'égoïste au type particulier de suicide
qui résulte d'une individuation démesurée.
Mais comment le suicide peut-il avoir une telle origine ?
Tout d'abord, on pourrait faire remarquer que, la force collective étant un des obstacles
qui peuvent le mieux le contenir, elle ne peut s'affaiblir sans qu'il se développe. Quand la
société est fortement intégrée, elle tient les individus sous sa dépendance, considère qu'ils
sont à son service et, par conséquent, ne leur permet pas de disposer d'eux-mêmes à leur
fantaisie. Elle s'oppose donc à ce qu'ils se dérobent par la mort aux devoirs qu'ils ont envers
elle. Mais, quand ils refusent d'accepter comme légitime cette subordination, comment
pourrait-elle imposer sa suprématie ? Elle n'a plus alors l'autorité nécessaire pour les retenir à
leur poste, s'ils veulent le déserter, et, consciente de sa faiblesse, elle va jusqu'à leur recon-
naître le droit de faire librement, ce qu'elle ne peut plus empêcher, Dans la mesure où il est
admis qu'ils sont les maîtres de leurs destinées, il leur appartient d'en marquer le terme. De
leur côté, une raison leur manque pour supporter avec patience les misères de l'existence.
Car, quand ils sont solidaires d'un groupe qu'ils aiment, pour ne pas manquer à des intérêts
devant lesquels ils sont habitués à incliner les leurs, ils mettent à vivre plus d'obstination. Le
lien qui les attache à leur cause commune les rattache à la vie et, d'ailleurs, le but élevé sur
lequel ils ont les yeux fixés les empêche de sentir aussi vivement les contrariétés privées.
Enfin, dans une société cohérente et vivace, 1 1 y a de tous à chacun et de chacun à tous un
continuel échange d'idées et de sentiments et comme une mutuelle assistance morale, qui fait
que l'individu, au lieu d'être réduit à ses seules forces, participe à l'énergie collective et vient
y réconforter la sienne quand elle est à bout.
Mais ces raisons ne sont que secondaires. L'individualisme excessif n'a pas seulement
pour résultat de favoriser l'action des causes suicidogènes, il est, par lui-même, une cause de ce genre. Non seulement il débarrasse d'un obstacle utilement gênant le penchant qui pousse les hommes à se tuer, mais il crée ce penchant de toutes pièces et donne ainsi naissance à un suicide spécial qu'il marque de son empreinte. C'est ce qu'il importe de bien comprendre, car c'est cela qui fait la nature propre du type de suicide qui vient d'être distingué et c'est par là que se justifie le nom que nous lui avons donné. Qu'y a-t-il donc dans l'individualisme qui puisse expliquer ce résultat ?
On a dit quelquefois que, en vertu de sa constitution psychologique, l'homme ne peut
vivre s'il ne s'attache à un objet qui le dépasse et qui lui survive, et on a donné pour raison de
cette nécessité un besoin que nous aurions de ne pas périr tout entiers. La vie, dit-on, n'est
tolérable que si on lui aperçoit quelque raison d'être, que si elle a un but et qui en vaille la
peine. Or l'individu, à lui seul, n'est pas une fin suffisante pour son activité. Il est trop peu de
chose. Il n'est pas seulement borné dans l'espace, il est étroitement limité dans le temps.
Quand donc nous n'avons pas d'autre objectif que nous-mêmes, nous ne pouvons pas
échapper à cette idée que nos efforts sont finalement destinés à se perdre dans le néant,
puisque nous y devons rentrer. Mais l'anéantissement nous fait horreur. Dans ces conditions, on ne saurait avoir de courage à vivre, c'est-à-dire à agir et à lutter, puisque, de toute cette peine qu'on se donne, il ne doit rien rester. En un mot, l'état d'égoïsme serait en contradiction
avec la nature humaine, et, par suite, trop précaire pour avoir des chances de durer.
Mais, sous cette forme absolue, la proposition est très contestable. Si, vraiment, l'idée que
notre être doit finir nous était tellement odieuse, nous ne pourrions consentir à vivre qu'à
condition de nous aveugler nous-mêmes et de parti pris sur la valeur de la vie. Car s'il est
possible de nous masquer, dans une certaine mesure, la vue du néant, nous ne pouvons pas
l'empêcher d'être ; quoi que nous fassions, il est inévitable. Nous pouvons bien reculer la
limite de quelques générations, faire en sorte que notre nom dure quelques années ou quel-
ques siècles de plus que notre corps ; un moment vient toujours, très tôt pour le commun des
hommes, où il n'en restera plus rien. Car les groupes auxquels nous nous attachons ainsi afin
de pouvoir, par leur intermédiaire, prolonger notre existence, sont eux-mêmes mortels ; ils
sont, eux aussi, destinés à se dissoudre, emportant avec eux tout ce que nous y aurons mis de
nous-mêmes. Ils sont infiniment rares ceux dont le souvenir est assez étroitement lié à
l'histoire même de l'humanité pour être assuré de durer autant qu'elle. Si donc nous avions
réellement une telle soif d'immortalité, ce ne sont pas des perspectives aussi courtes qui
pourraient jamais servir à l'apaiser. D'ailleurs, qu'est-ce qui subsiste ainsi de nous ? Un mot,
un son, une trace imperceptible et, le plus souvent, anonyme, rien, par conséquent qui soit.
Nous ne parlons pas du prolongement idéal d'existence qu'apporte avec elle la croyance à l'immortalité de l'âme, car : 1º ce n'est pas là ce qui Peut expliquer pourquoi la famille ou l'attachement à la société politique nous préservent du suicide ; 2º ce n'est même pas cette croyance qui fait l'influence prophylactique de la religion; nous l'avons montré plus haut.
en rapport avec l'intensité de nos efforts et qui puisse les justifier à nos yeux. En fait, quoique
l'enfant soit naturellement égoïste, qu'il n'éprouve pas le moindre besoin de se survivre, et
que le vieillard, à cet égard comme à tant d'autres, soit très souvent un enfant, l'un et l'autre
ne laissent pas de tenir à l'existence autant et même plus que l'adulte ; nous avons vu, en
effet, que le suicide est très rare pendant les quinze premières années et qu'il tend à décroître
pendant l'extrême période de la vie. Il en est de même de l'animal dont la constitution
psychologique ne diffère pourtant qu'en degrés de celle de l'homme. Il est donc faux que la
vie ne soit jamais possible qu'à condition d'avoir en dehors d'elle-même sa raison d'être.
Et en effet, il y a tout un ordre de fonctions qui n'intéressent que l'individu ; ce sont celles
qui sont nécessaires à l'entretien de la vie physique. Puisqu'elles sont faite uniquement pour
ce but, elles sont tout ce qu'elles doivent être quand il est atteint. Par conséquent, dans tout ce
qui les concerne, l'homme peut agir raisonnablement sans avoir à se proposer de fins qui le
dépassent. Elles servent à quelque chose par cela seul qu'elles lui servent. C'est pourquoi,
dans la mesure où il n'a pas d'autres besoins, il se suffit à lui-même et peut vivre heureux sans
avoir d'autre objectif que de vivre. Seulement, ce n'est pas le cas du civilisé qui est parvenu à
l'âge adulte. Chez lui, il y a une multitude d'idées, de sentiments, de pratiques qui sont sans
aucun rapport avec les nécessité organiques. L'art, la morale, la religion, la foi politique, la
science elle-même n'ont pas pour rôle de réparer l'usure des organes ni d'en -entretenir le bon
fonctionnement. Ce n'est pas sur les sollicitations du milieu cosmique que toute cette vie
supra-physique s'est éveillée et développée, mais sur celle du milieu social. C'est l'action de
la société qui a suscité en nous ces sentiments de sympathie et de solidarité qui nous inclinent
vers autrui ; c'est elle qui, nous façonnant à son image, nous a pénétrés de ces croyances
religieuses, politiques, morales qui gouvernent notre conduite ; c'est pour pouvoir jouer notre
rôle social que nous avons travaillé à étendre notre intelligence et c'est encore la société qui,
en nous transmettant la science dont elle a le dépôt, nous a fourni les instruments de ce
développement.
Par cela même que ces formes supérieures de l'activité humaine ont une origine collec-
tive, elles ont une fin de même nature. Comme c'est de la société qu'elles dérivent, c'est à elle
aussi qu'elles se rapportent ; ou plutôt elles sont la société elle-même incarnée et individua-
lisée en chacun de nous. Mais alors, pour qu'elles aient une raison d'être à nos yeux, il faut
que l'objet qu'elles visent ne nous soit pas indifférent. Nous ne pouvons donc tenir aux unes
que dans la mesure où nous tenons à l'autre, c'est-à-dire à la société. Au contraire, plus nous
nous sentons détachés de cette dernière, plus aussi nous nous détachons de cette vie dont elle
est à la fois la source et le but. Pourquoi ces règles de la morale, ces préceptes du droit qui
nous astreignent à toutes sortes de sacrifices, ces dogmes qui nous gênent, s'il n'y a pas en
dehors de nous quelque être à qui ils servent et dont nous soyons solidaires ? Pourquoi la
science elle-même ? Si elle n'a pas d'autre utilité que d'accroître nos chances de survie, elle
ne vaut pas la peine qu'elle coûte. L'instinct s'acquitte mieux encore de ce rôle ; les animaux
en sont la preuve. Qu'était-il donc besoin de lui substituer une réflexion plus hésitante et plus
sujette à l'erreur ? Mais pourquoi surtout la souffrance ? Mal positif pour l'individu, si c'est
par rapport à lui seul que doit s'estimer la valeur des choses, elle est sans compensation et
devient inintelligible. Pour le fidèle fermement attaché à sa foi, pour l'homme fortement
engagé dans les liens d'une société familiale ou politique, le problème n'existe pas. D'eux-
mêmes et sans réfléchir, ils rapportent ce qu'ils sont et ce qu'ils font, l'un à son Église ou à
son Dieu, symbole vivant de cette même Église, l'autre à sa famille, l'autre à sa patrie ou à
son parti. Dans leurs souffrances mêmes, ils ne voient que des moyens de servir à la
glorification du groupe auquel ils appartiennent et ils lui en font hommage. C'est ainsi que le
chrétien en arrive à aimer et à rechercher la douleur pour mieux témoigner de son mépris de
la chair et se rapprocher davantage de son divin modèle. Mais, dans la mesure où le croyant
doute, c'est-à-dire se sent moins solidaire de la confession religieuse dont il fait partie et s'en
Émile Durkheim (1897), Le suicide. Étude de sociologie : livre II 72
émancipe, dans la mesure où famille et cité deviennent étrangères à l'individu, il devient pour
lui-même un mystère, et alors il ne peut échapper à l'irritante et angoissante question : à quoi
bon ?
En d'autres termes, si, comme on l'a dit souvent, l'homme est double, c'est qu'à l'homme
physique se surajoute l'homme social. Or ce dernier suppose nécessairement une société qu'il
exprime et qu'il serve. Qu'elle vienne, au contraire, à se désagréger, que nous ne la sentions
plus vivante et agissante autour et au-dessus de nous, et ce qu'il y a de social en nous se
trouve dépourvu de tout fondement objectif. Ce n'est plus qu'une combinaison artificielle
d'images illusoires, une fantasmagorie qu'un peu de réflexion suffit à faire évanouir; rien, par
conséquent, qui puisse servir de fin à nos actes. Et pourtant cet homme social est le tout de
l'homme civilisé ; c'est lui qui fait le prix de l'existence. Il en résulte que les raisons de vivre
nous manquent ; car la seule vie à laquelle nous puissions tenir ne répond plus à rien dans la
réalité, et la seule qui soit encore fondée dans le réel ne répond plus à nos besoins. Parce que
nous avons été initiés à une existence plus relevée, celle dont se contentent l'enfant et
l'animal ne peut plus nous satisfaire et voilà que la première elle-même nous échappe et nous
laisse désemparés. Il n'y a donc plus rien à quoi puissent se prendre nos efforts et nous avons
la sensation qu'ils se perdent dans le vide. Voilà en quel sens il est vrai de dire qu'il faut à
notre activité un objet qui la dépasse. Ce n'est pas qu'il nous soit nécessaire pour nous entre-
tenir dans l'illusion d'une immortalité impossible ; c'est qu'il est impliqué dans notre consti-
tution morale et qu'il ne peut se dérober, même en partie, sans que, dans la même mesure,
elle perde ses raisons d'être. Il n'est pas besoin de montrer que, dans un tel état d'ébranlement,
les moindres causes de découragement peuvent aisément donner naissance aux résolutions
désespérées. Si la vie ne vaut pas la peine qu'on la vive, tout devient prétexte à s'en
débarrasser.
Mais ce n'est pas tout. Ce détachement ne se produit pas seulement chez les individus
isolés. Un des éléments constitutifs de tout tempérament national consiste dans une certaine
façon d'estimer la valeur de l'existence. Il y a une humeur collective, comme il y a une
humeur individuelle, qui incline les peuples à la tristesse ou à la gaieté, qui leur fait voir les
choses sous des couleurs riantes ou sombres. Même, la société est seule en état de porter sur
ce que vaut la vie humaine un jugement d'ensemble pour lequel l'individu n'est pas compé-
tent. Car il ne connaît que lui-même et son petit horizon ; son expérience est donc trop
restreinte pour pouvoir servir de base à une appréciation générale. Il peut bien juger que sa
vie n'a pas de but ; il ne peut rien dire qui s'applique aux autres. La société, au contraire, peut,
sans sophisme, généraliser le sentiment qu'elle a d'elle-même, de son état de santé et de
maladie. Car les individus participent trop étroitement à sa vie pour qu'elle puisse être malade
sans qu'ils soient atteints. Sa souffrance devient nécessairement leur souffrance. Parce qu'elle
est le tout, le mal qu'elle ressent se communique aux parties dont elle est faite. Mais alors,
elle ne peut se désintégrer sans avoir conscience que les conditions régulières de la vie
générale sont troublées dans la même mesure. Parce qu'elle est la fin à laquelle est suspendue
la meilleure partie de nous-mêmes, elle ne peut pas sentir que nous lui échappons sans se
rendre compte en même temps que notre activité reste sans but. Puisque nous sommes son
oeuvre, elle ne peut pas avoir le sentiment de sa déchéance sans éprouver que, désormais,
cette oeuvre ne sert plus à rien. Ainsi se forment des courants de dépression et de désen-
chantement qui n'émanent d'aucun individu en particulier, mais qui expriment l'état de désagrégation où se trouve la société. Ce qu'ils traduisent, c'est le relâchement des liens sociaux, c'est une sorte d'asthénie collective, de malaise social comme la tristesse individuelle, quand elle est chronique, traduit à sa façon le mauvais état organique de l'individu. Alors apparaissent ces systèmes métaphysiques et religieux qui, réduisant en formules ces sentiments obscurs, entreprennent de démontrer aux hommes que la vie n'a pas de sens et que c'est se tromper soi-même que de lui en attribuer. Alors se constituent des morales nouvelles qui, érigeant le fait en droit, recommandent le suicide ou, tout au moins y acheminent, en recommandant de vivre le moins possible. Au moment où elles se produisent, il semble qu'elles aient été inventées de toutes pièces par leurs auteurs et on s'en prend parfois à ces derniers du découragement qu'ils prêchent. En réalité, elles sont un effet plutôt qu'une cause ; elles ne font que symboliser, en un langage abstrait et sous une forme systématique, la misère physiologique du corps social.
(...) 
Voilà enfin pourquoi il se fait que la femme peut, plus facilement que l'homme, vivre
isolée. Quand on voit la veuve supporter sa condition beaucoup mieux que le veuf et recher-
cher le mariage avec une moindre passion, on est porté à croire que cette aptitude à se passer
de la famille est une marque de supériorité ; on dit que les facultés affectives de la femme,
étant très intenses, trouvent aisément leur emploi en dehors du cercle domestique, tandis que
son dévouement nous est indispensable pour nous aider à supporter la vie. En réalité, si elle a
ce privilège, c'est que sa sensibilité est plutôt rudimentaire que très développée. Comme elle
vit plus que l'homme en dehors de la vie commune, la vie commune la pénètre moins : la
société lui est moins nécessaire parce qu'elle est moins imprégnée de sociabilité. Elle n'a que
peu de besoins qui soient tournés de ce côté, et elle les contente à peu de frais. Avec quelques
pratiques de dévotion, quelques animaux à soigner, la vieille fille a sa vie remplie. Si elle
reste si fidèlement attachée aux traditions religieuses et si, par suite, elle y trouve contre le suicide un utile abri, c'est que ces formes sociales très simples suffisent à toutes ses exigen-
ces. L'homme, au contraire, y est maintenant à l'étroit. Sa pensée et son activité, à mesure
qu'elles se développent, débordent de plus en plus ces cadres archaïques. Mais alors, il lui en
faut d'autres. Parce qu'il est un être social plus complexe, il ne peut se maintenir en équilibre
que s'il trouve au-dehors plus de points d'appui, et c'est parce que son assiette morale dépend
de plus de conditions qu'elle se trouble aussi plus facilement.
(...)

LE SUICIDE ALTRUISTE

(...) On a dit quelquefois que le suicide était inconnu des sociétés inférieures. En ces termes,
l'assertion est inexacte. Il est vrai que le suicide égoïste, tel que nous venons de le constituer,
ne paraît pas y être fréquent. Mais il en est un autre qui s'y trouve à l'état endémique.
Bartholin, dans son livre De causis contemptae mortis a Danis, rapporte que les guerriers
danois regardaient comme une honte de mourir dans leur lit, de vieillesse ou de maladie, et se
suicidaient pour échapper à cette ignominie. Les Goths croyaient de même que ceux qui
meurent de mort naturelle sont destinés à croupir éternellement dans des antres remplis
d'animaux venimeux. Sur les limites des terres des Wisigoths, il y avait un rocher élevé, dit
La Roche des Aïeux, du haut duquel les vieillards se précipitaient quand ils étaient las de la
vie. On retrouve la même coutume chez les Thraces, les Hérules, etc. Silvius Italicus dit des
Celtes Espagnols : « C'est une nation prodigue de son sang et très portée à hâter la mort. Dès
que le Celte a franchi les années de la force florissante, il supporte impatiemment le cours du
temps et dédaigne de connaître la vieillesse ; le terme de son destin est dans sa main. »
Aussi assignaient-ils un séjour de délices à ceux qui se donnaient la mort et un souterrain
affreux à ceux qui mouraient de maladie ou de décrépitude. Le même usage s'est longtemps
maintenu dans l'Inde. Peut-être cette complaisance pour le suicide n'était-elle pas dans les
Védas, mais elle était certainement très ancienne. A propos du suicide du brahmane Calanus,
Plutarque dit : « Il se sacrifia lui-même ainsi que le portait la coutume des sages du pays»;
et Quinte-Curce : « Il existe parmi eux une espèce d'hommes sauvages et grossiers auxquels
on donne le nom de sages. A leurs yeux, c'est une gloire de prévenir le jour de la mort, et ils
se font brûler vivants dès que la longueur de l'âge ou de la maladie commence à les
tourmenter. La mort, quand on l'attend, est, selon eux, le déshonneur de la vie ; aussi ne
rendent-ils aucun honneur aux corps qu'a détruits la vieillesse. Le feu serait souillé s'il ne
recevait l'homme respirant encore. » Des faits semblables sont signalés à Fidji, aux Nouvelles-Hébrides, à Manga, etc. A Céos, les hommes qui avaient dépassé un certain âge
se réunissaient en un festin solennel où, la tête couronnée de fleurs, ils buvaient joyeusement
la ciguë. Mêmes pratiques chez les Troglodytes et chez les Sères, renommés pourtant pour
leur moralité.
En dehors des vieillards, on sait que, chez ces mêmes peuples, les veuves sont souvent
tenues de se tuer à la mort de leurs maris. Cette pratique barbare est tellement invétérée dans
les mœurs indoues qu'elle persiste malgré les efforts des Anglais. En 1817, 706 veuves se
suicidèrent dans la seule province de Bengale et, en 1821, on en compta 2366 dabs l'Inde
entière. Ailleurs, quand un prince ou un chef meurt, ses serviteurs sont obligés de ne pas lui
survivre. C'était le cas en Gaule. Les funérailles des chefs, dit Henri Martin, étaient de san-
glantes hécatombes, on y brûlait solennellement leurs habits, leurs armes, leurs chevaux,
leurs esclaves favoris, auxquels se joignaient les dévoués qui n'étaient pas morts au dernier
combat. Jamais un dévoué ne devait survivre à son chef. Chez les Achantis, à la mort du roi,
c'est une obligation pour ses officiers de mourir. Des observateurs ont rencontré le même
usage à Hawaï. Le suicide est donc certainement très fréquent chez les peuples primitifs. Mais il y présente des caractères très particuliers. Tous les faits qui viennent d'être rapportés rentrent, en effet, dans l'une des trois catégories suivantes :
1º Suicides d'hommes arrivés au seuil de la vieillesse ou atteints de maladie.
2º Suicides de femmes à la mort de leur mari.
3º Suicides de clients ou de serviteurs à la mort de le leurs chefs.
(...)
Or, dans tous ces cas, si l'homme se tue, ce n'est pas parce qu'il s'en arroge le droit, mais,
ce qui est bien différent, parce qu'il en a le devoir. S'il manque à cette obligation, il est puni
par le déshonneur et aussi, le plus souvent, par des châtiments religieux. Sans doute, quand
on nous parle de vieillards qui se donnent la mort, nous sommes, au premier abord, portés à
croire que la cause en est dans la lassitude ou dans les souffrances ordinaires à cet âge. Mais
si, vraiment, ces suicides n'avaient pas d'autre origine, si l'individu se tuait uniquement pour
se débarrasser d'une vie insupportable, il ne serait pas tenu de le faire ; on n'est jamais obligé
de jouir d'un privilège. Or, nous avons vu que, s'il persiste à vivre, l'estime publique se retire
de lui : ici, les honneurs ordinaires des funérailles lui sont refusés, là, une vie affreuse est
censée l'attendre au delà du tombeau. La société pèse donc sur lui pour l'amener à se détruire.
Sans doute, elle intervient aussi dans le suicide égoïste ; mais son intervention ne se fait pas
de la même manière dans les deux cas. Dans l'un, elle se contente de tenir à l'homme un
langage qui le détache de l'existence ; dans l'autre, elle lui prescrit formellement d'en sortir.
Là, elle suggère ou conseille tout au plus ; ici, elle oblige et c'est par elle que sont détermi-
nées les conditions et les circonstances qui rendent exigible cette obligation.
Aussi, est-ce en vue de fins sociales qu'elle impose ce sacrifice. Si le client ne doit pas
survivre à son chef ou le serviteur à son prince, c'est que la constitution de la société implique
entre les dévoués et leur patron, entre les officiers et le roi une dépendance tellement étroite
qu'elle exclut toute idée de séparation. Il faut que la destinée de l'un soit celle des autres. Les
sujets doivent suivre leur maître partout où il va, même au delà du tombeau, aussi bien que
ses vêtements et que ses armes ; si l'on pouvait concevoir qu'il en fût autrement, la subordi-
nation sociale ne serait pas tout ce qu'elle doit être. Il en est de même de la femme par
rapport au mari. Quant aux vieillards, s'ils sont obligés de ne pas attendre la mort, c'est vrai-
semblablement, au moins dans un très grand nombre de cas, pour des raisons religieuses. En
effet, c'est dans le chef de la famille qu'est censé résider l'esprit qui la protège. D'autre part, il
est admis qu'un Dieu qui habite un corps étranger participe à la vie de ce dernier, passe par
les mêmes phases de santé et de maladie et vieillit en même temps. L'âge ne peut donc
diminuer les forces de l'un sans que l'autre soit affaibli du même coup, sans que le groupe,
par suite, soit menacé dans son existence puis,qu'il ne serait plus protégé que par une divinité
sans vigueur. Voilà pourquoi, dans l'intérêt commun, le père est tenu de ne pas attendre
l'extrême limite de la vie pour transmettre à ses successeurs le dépôt précieux dont il a la
garde.
Cette description suffit à déterminer de quoi dépendent ces suicides. Pour que la société
puisse ainsi contraindre certains de ses membres à se tuer, il faut que la personnalité
individuelle compte alors pour bien peu de chose. Car, dès qu'elle commence à se constituer,
le droit de vivre est le premier qui lui soit reconnu ; du moins, il n'est suspendu que dans des
circonstances très exceptionnelles, comme la guerre. Mais cette faible individuation ne peut
elle-même avoir qu'une seule cause. Pour que l'individu tienne si peu de place dans la vie
collective, il faut qu'il soit presque totalement absorbé dans le groupe et, par conséquent, que
celui-ci soit très fortement intégré.
(...) La réunion de ces deux adjectifs est nécessaire pour le définir ; car tout suicide altruiste
n'est pas nécessairement obligatoire. Il en est qui ne sont pas aussi expressément imposés par
la société, mais qui ont un caractère plus facultatif. Autrement dit, le suicide altruiste est une
espèce qui comprend plusieurs variétés. Nous venons d'en déterminer une ; voyons les autres.
Dans ces mêmes sociétés dont nous venons de parler ou dans d'autres du même genre, on
observe fréquemment des suicides dont le mobile immédiat et apparent est des plus futiles.
Tite-Live, César, Valère-Maxime nous parlent, non sans un étonnement mêlé d'admiration,
de la tranquillité avec laquelle les barbares de la Gaule et de la Germanie se donnaient la
mort. Il y avait des Celtes qui s'engageaient à se laisser tuer pour du vin ou de l'argent.
D'autres affectaient de ne se retirer ni devant les flammes de l'incendie ni devant les flots de
la mer. Les voyageurs modernes ont observé des pratiques semblables dans une multitude
de sociétés inférieures. En Polynésie, une légère offense suffit très souvent à déterminer un
homme au suicide.Il en est de même chez les Indiens de l'Amérique du Nord ; c'est assez
d'une querelle conjugale ou d'un mouvement de jalousie pour qu'un homme ou une femme se tuent. Chez les Dacotahs, chez les Creeks, le moindre désappointement entraîne souvent
aux résolutions désespérées. On connaît la facilité avec laquelle les Japonais s'ouvrent le
ventre pour la raison la plus insignifiante. On rapporte même qu'il s'y pratique une sorte de
duel étrange où les adversaires luttent, non d'habileté à s'atteindre mutuellement, mais de
dextérité à s'ouvrir le ventre de leurs propres mains. On signale des faits analogues en
Chine, en Cochinchine, au Thibet et dans le royaume de Siam. Dans tous ces cas, l'homme se tue sans être expressément tenu de se tuer. Cependant, ces suicides ne sont pas d'une autre nature que le suicide obligatoire. Si l'opinion ne les impose pas formellement, elle ne laisse pas de leur être favorable. Comme c'est alors une vertu, et même la vertu par excellence, que de ne pas tenir à l'existence, on loue celui qui y renonce à la moindre sollicitation des circonstances ou même par simple bravade. Une prime sociale est ainsi attachée au suicide qui est par cela même encouragé, et le refus de cette récompense a, quoique à un moindre degré, les mêmes effets qu'un châtiment proprement dit. Ce qu'on fait dans un cas pour échapper à une flétrissure, on le fait dans l'autre pour conquérir plus d'estime. Quand on est habitué dès l'enfance à ne pas faire cas de la vie et à mépriser ceux qui y tiennent avec excès, il est inévitable qu'on s'en défasse pour le plus léger prétexte. On se décide sans peine à un sacrifice qui coûte si peu. Ces pratiques se rattachent donc, tout comme le suicide obligatoire, à ce qu'il y a de plus fondamental dans la morale des sociétés inférieures.
(...) Dans nos sociétés contemporaines, comme la personnalité individuelle est de plus en plus
affranchie de la personnalité collective, de pareils suicides ne sauraient être très répandus. On
peut bien dire, sans doute, soit des soldats qui préfèrent la mort à l'humiliation de la défaite,
comme le commandant Beaurepaire et l'amiral Villeneuve, soit des malheureux qui se tuent
pour éviter une honte à leur famille, qu'ils cèdent à des mobiles altruistes. Car si les uns et les
autres renoncent à la vie, c'est qu'il y a quelque chose qu'ils aiment mieux qu'eux mêmes.
Mais ce sont des cas isolés qui ne se produisent qu'exceptionnellement. Cependant aujourd'hui encore, il existe parmi nous un milieu spécial où le suicide altruiste est à l'état
chronique : c'est l'armée....».

Passionnant non? A vous de lire la suite sur le web: ans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.http

Un Marx inattendu
L’article sur le suicide – « Peuchet : vom Selbstmord » – paru en janvier 1846 dans la revue Gesellschaftspiegel, « Le Miroir Social » (Zweiter Band, Heft VII, Elberfeld) , est un document inhabituel dans l’œuvre de Marx. Il se distingue à plusieurs égards du reste de sa production (1) ;

1) Ce n’est pas une pièce écrite par Marx lui-même, mais composée, en grande partie, d’extraits, traduits en allemand, d’un autre auteur. Marx avait l’habitude de remplir des cahiers de notes avec des extraits de ce genre, mais il ne les a jamais publiés, et encore moins sous sa propre signature.

2) L’auteur choisi, Jacques Peuchet, n’était ni un économiste, ni un historien, ni un philosophe, ni même un socialiste, mais l’ancien directeur des Archives de la Police sous la Restauration !

3) Le texte dont sont tirés les extraits n’était pas une œuvre scientifique, mais une collection informelle d’incidents et anecdotes, suivis de quelques commentaires.

4) Le thème de l’article ne concerne pas ce que l’on considère habituellement comme les sphères économiques et politiques, mais la vie privée : le suicide.

5) La principale question sociale discutée – en rapport avec le suicide – c’est l’oppression des femmes dans les sociétés modernes.

Chacun de ces traits est rare dans la bibliographie de Marx mais leur convergence dans ce texte est unique.

Considérant la nature de l’article – des extraits, traduits en allemand, de l’écrit de Peuchet « Du suicide et de ses causes » (un chapitre de ses Mémoires) – comment se fait-il qu’on le considère comme appartenant aux œuvres de Marx ? Outre le fait qu’il y ait mis sa signature, il a laissé son empreinte sur le document de plusieures façons : par l’introduction qu’il a rédigée, par la sélection des extraits, par les modifications introduites par la traduction, et par les commentaires avec lesquels il a épicé le tout. Mais la principale raison pour laquelle cette pièce peut être considérée comme l’expression des idées de Marx, c’est qu’il n’introduit aucune espèce de distinction entre ses propres commentaires et les extraits de Peuchet, de sorte que l’ensemble du document apparaît comme un écrit homogène, signé par Karl Marx. La première question qu’on peut se poser c’est pourquoi Marx aurait-il choisi Jacques Peuchet ? Qu’est-ce que l’intéressait tellement dans ce chapitre de ces mémoires ?

Je crains ne pas pouvoir partager l’hypothèse suggérée par Phillippe Bourrinet, l’éditeur d’une version française de l’article en 1992, et reprise à son compte par Kevin Anderson dans son introduction – par ailleurs excellente – à l’édition anglaise de 1999 : le choix d’un auteur français serait une critique voilée au « vrai socialisme » allemand des éditeurs du Gesellschaftspiegel, tels que Moses Hess. (2) En fait, il n’y a pas un seul mot dans l’article qui suggère une telle orientation. Certes, Marx rend hommage à la supériorité des penseurs sociaux français, mais il ne les compare pas aux socialistes allemands, mais aux anglais. En outre, Engels – l’autre éditeur du Gesellschaftspiegel – et lui avaient d’excellentes relations avec Moses Hess pendant ces années (1845-46), au point de l’inviter à participer à leur œuvre polémique commune contre l’idéalisme néo-hégélien, L’Idéologie Allemande.

Un premier argument pour expliquer ce choix est suggérée par Marx lui-même dans l’introduction aux extraits : la valeur de la critique sociale française des conditions de vie modernes, et surtout celle des rapports privés de propriété et de famille – « en un mot, la vie privée ». Pour utiliser une expression actuelle inconnue de Marx, une critique sociale inspirée par la compréhension que le privé est politique. Pour le jeune Marx l’intérêt de cette critique n’était nullement réduit par le fait qu’elle s’exprimait sous une forme littéraire ou semi-littéraire : par exemple, des mémoires. Son enthousiasme pour Balzac est bien connu, ainsi que son aveu d’avoir appris beaucoup plus sur la société bourgeoise par ses romans que par des centaines de traités économiques. Bien sûr, Peuchet n’est pas Balzac, mais ses mémoires avaient une sorte de qualité littéraire : il suffit de rappeler qu’une de ses anecdotes a inspiré le Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas.

Ce qui a intéressé Marx dans le chapitre de Peuchet, c’est moins la question du suicide en tant que telle que sa critique radicale de la société bourgeoise comme forme de vie « anti-naturelle » (formule proposée par Marx lui-même dans son introduction). (3) Le suicide est, aussi bien pour Marx que pour Peuchet, significatif surtout comme symptôme d’une société malade, qui nécessite une transformation radicale. La société moderne, écrit Marx citant Peuchet, qui cite Rousseau, est un désert, habité par des bêtes sauvages. Chaque individu est isolé des autres, un entre millions, dans une sorte de solitude de masse. (4) Les gens se comportent les uns envers les autres comme des étrangers, dans un rapport d’hostilité mutuelle : dans cette société de lutte et compétition impitoyables, de guerre de tous contre tous, le seul choix qui reste pour l’individu c’est de devenir victime ou bourreau. Voici donc le contexte social qui explique le désespoir et le suicide.

La classification des causes de suicide est une classification des méfaits de la société bourgeoise moderne, qui ne peuvent pas être supprimés – ici c’est Marx qui parle – sans une refonte radicale de la structure sociale et économique.

Cette sorte de critique sociale et éthique de la modernité est évidemment d’inspiration romantique. La sympathie de Peuchet pour le romantisme est documentée non seulement par sa référence à Rousseau, mais aussi par sa féroce dénonciation du philistin bourgeois – dont sa boutique est l’âme, et Dieu, son commerce – qui n’a que du mépris pour les pauvres victimes qui se suicident, et pour les poèmes romantiques de désespoir qu’ils laissent en héritage.

Il faudrait avoir présent à l’esprit que le Romantisme n’est pas seulement une école littéraire mais – comme Marx lui-même l’avait souvent suggéré – une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste moderne, au nom d’un passé idéalisé. Bien qu’il fut loin d’être lui-même un romantique, Marx admirait les critiques romantiques de la société bourgeoise – des écrivains comme Balzac ou Dickens, des penseurs politiques comme Carlyle, des économistes comme Sismondi – et intégrait souvent leurs intuitions dans ses propres écrits. (5)

La plupart d’entre eux, comme Peuchet, n’étaient pas socialistes. Mais, comme l’observe Marx dans son introduction à l’article, on n’a pas besoin d’être socialiste pour critiquer l’ordre établi. Des tropismes romantiques comme ceux présents dans les extraits de Peuchet – le caractère inhumain et bestial de la société bourgeoise, l’égoïsme et l’avidité de l’esprit bourgeois – sont souvent présents dans les écrits de jeunesse de Marx, mais ici, dans cette pièce, ils prennent un caractère inhabituel.

Tout en mentionnant les méfaits économiques du capitalisme, qui expliquent beaucoup de suicides – bas salaires, chômage, misère – Peuchet insiste plutôt sur des manifestations d’injustice sociale qui ne sont pas directement économiques, mais relèvent de la vie privée d’individus non-prolétaires.

S’agirait-il du point de vue de Peuchet, non partagé par Marx ? Ce n’est pas du tout le cas ! Marx lui-même, dans son introduction, se réfère sarcastiquement aux philanthropes bourgeois qui pensent – comme le célèbre Dr. Pangloss de Voltaire – que nous vivons dans le meilleur des mondes possible, et proposent, comme solution aux problèmes sociaux, de distribuer un peu de pain aux ouvriers, « comme si seulement les ouvriers souffraient des conditions sociales actuelles ».

En d’autres termes : pour Marx/Peuchet la critique de la société bourgeoise ne peut pas se limiter à la question de l’exploitation économique – quelle que soit son indéniable importance. Elle doit assumer un ample caractère social et éthique, incluant tous ses profondes et multiples aspects oppressifs. La nature inhumaine de la société capitaliste blesse des individus de diverses origines sociales.

Or – et ici nous arrivons à l’aspect le plus intéressant de l’essai – qui sont les victimes non-prolétariennes , poussées au désespoir et au suicide par la société bourgeoise ? Il existe une catégorie sociale qui prend une place centrale aussi bien dans les extraits que dans les commentaires de Marx : les femmes.

Cette pièce est, en effet, une des plus puissantes mises en accusation de l’oppression des femmes jamais publiée par Marx. Trois des quatre cas de suicide mentionnées dans les extraits concernent des femmes victimes du patriarcat, ou, dans les mots de Peuchet/Marx, la tyrannie familiale, une forme de pouvoir arbitraire qui n’a pas été renversée par la Révolution française. Deux d’entre elles étaient des femmes « bourgeoises », et la troisième, d’origine populaire (fille d’un tailleur). Mais leur destin a été scellé plutôt par leur genre que par leur classe sociale.

Le premier cas, une jeune fille poussée au suicide par ses parents, illustre la brutale autorité du pater – et de la mater – familias ; Marx dénonce avec véhémence la lâche vengeance d’individus habituellement forcés à la soumission dans la société bourgeoise, contre ceux qui sont plus faibles qu’eux.

Le deuxième exemple – une jeune femme de Martinique enfermée derrière les quatre murs de la maison par son mari jaloux jusqu’à ce qu’elle soit désespérée au point de se suicider – est de loin le plus important, aussi bien par son extension, que par les commentaires vitrioliques du jeune Marx. Il apparaît, à ses yeux, comme manifestation paradigmatique du pouvoir patriarcal absolu des hommes sur leurs épouses, et de leur attitude de possesseurs jaloux d’une propriété privée. Dans les remarques indignées de Marx, le mari tyrannique est comparé à un seigneur d’esclaves. Grâce aux conditions sociales qui ignorent l’amour vrai et libre, et la nature patriarcale aussi bien du Code Civil que des lois sur la propriété, l’oppresseur mâle a pu traiter sa femme comme un avare sa cassette d’or enfermée à double clé : comme une chose, comme « une part de son inventaire ». La réification capitaliste et la domination patriarcale sont associées par Marx dans ce réquisitoire radical contre les rapports de famille bourgeois modernes, fondés sur le pouvoir masculin.

Le troisième cas concerne un problème qui deviendra un des drapeaux du mouvement féministe après 1968 : le droit à l’avortement. Il s’agit d’une jeune femme devenue enceinte en contradiction avec les sacro-saintes règles de la famille patriarcale, et poussée au suicide par l’hypocrisie sociale, l’éthique réactionnaire et les lois bourgeoises qui interdisent l’interruption volontaire de grossesse.

Dans son traitement de ces cas, l’essai de Marx/Peuchet – c’est à dire, aussi bien les extraits séléctionnés que les commentaires du traducteur, inséparablement (parce que non séparés par Marx) – constituent une protestation virulente contre la patriarcat, l’asservissement des femmes – y compris « bourgeoises » – et la nature oppressive de la famille bourgeoise. Il a peu d’équivalents dans les écrits postérieurs de Marx, à quelques exceptions près. (7) Malgré ses évidentes limites, cet article petit et presque oublié du jeune Marx est une précieuse contribution à une compréhension plus riche des injustices de la société bourgeoise moderne, de la souffrance que ses structures familiales patriarcales infligent aux femmes, et de l’ample et universel objectif émancipateur du socialisme.

Notes
(1) Je renvoie à l’introduction de Kevin Anderson et Eric Plaut à la traduction anglaise de l’essai, publiée en 1999 sous forme de livre (Marx on Suicide, Evanston, Northwest University) ou certaines – mais pas toutes – de ces particularités sont mentionnées.

(2) Philippe Bourrinet, “Présentation”, in Marx/Peuchet, A propos du suicide, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 1992, pp. 9-27.

(3) L’hypothèse d’Eric Plaut dans son introduction à l’édition anglaise, sur une fascination « inconsciente » de Marx pour le suicide, ne me semble pas fondée.

(4) Pour un intéressant essai marxiste sur cette problématique, telle qu’elle apparaît dans la littérature française, voir Robert Sayre, Solitude in Society. A sociological study in French Literature, Harvard University Press, 1978.

(5) Sur Marx et le romantisme, je renvoie à mon livre, avec Robert Sayre, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contrecourant de la modernité, Paris, Payot, 1996.

(6) Une seule des histoires de suicide sélectionnées par Marx concerne un homme – un chômeur, ancien membre de la Garde Royale.

(7) Par exemple, son article de 1858 sur Lady Bullwer-Lytton, enfermée dans un asile par son mari, un éminent réprésentant du patriarcat Tory .


LOWY Michael

* Paru dans Actuel Marx, n° 34, 2003.
L’article de Marx est lisible sur plusieurs sites du web, et celui-ci: http://www.communisme-bolchevisme.net/marxisme_leninisme_problemes_de_societe.htm
Paul Lafargue a laissé un court message : « Sain de corps et d'esprit, je me tue avant que l'impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres ».

Au sujet du suicide de Paul et de Laura (rien n’indique que la fille de Marx ait eu envie de se suicider elle aussi...), Louis Aragon écrit, et sur ce sujet je suis OK avec ce vieux stalinien pourtant:

« Ils se l'étaient promis depuis de longues années. Ils avaient vécu avec cette assurance mutuelle contre la décrépitude, la déchéance des vieux jours. Ils s'étaient fixé le soixante-dixième anniversaire de Lafargue comme terme de leur vie. Quelques fussent alors leur santé à tous deux [...]. À travers les années, ils avaient vécu avec cette certitude entre eux, cette conspiration contre la vieillesse. [...] Vous trouvez ça très beau, très grand, et patati et patata. Moi, pas. Je trouve ça simplement lamentable : pourquoi faut-il que la fille de Marx ait fait cela? [...] J'ai tout le respect qu'on voudra pour Lafargue: ça a été un militant du mouvement ouvrier, qui a donné toute sa vie à notre classe, et qui ne l'a jamais trahie. Mais il ne nous a pas donné sa mort. Sa mort n'a rien à voir avec la lutte des ouvriers » (Les cloches de Bâle [1934], III, 2, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 286-330 (parsim, cité par Jean Salem, Le bonheur ou l'art d'être heureux par gros temps, Champs, essais, 2011, p. 128)