PAGES PROLETARIENNES

mardi 4 novembre 2014

DEUX POMMES BIENFAISANTES


par Lucien Febvre


... Il y avait alors à Paris un petit vieux à grosse tête, propret, méticuleux, cravaté de blanc, immuablement vêtu d'une redingote blanche, qui chaque jour à heure fixe sortait de son petit logement de la rue Montmartre, de son petit logement où il était rentré scrupuleusement à midi pour y recevoir le philanthrope puissant et riche qui venait lui apporter les fonds nécessaires à la réalisation de son système. Il y avait alors dans ce Paris de 1830, un vieux célibataire inoffensif, un peu maniaque, qui par la rue Notre-Dame-des-Victoires t la rue des Petits-Champs gagnait un café du Palais-Royal où il lisait les gazettes en buvant son café. Il s'appelait Charles Fourier. Il était né à Besançon en 1772. Il avait mené une vie errante de commis voyageur, parcouru le monde, vu la France, la Suisse, l'Allemagne, les Pays-Bas, poussé même jusqu'à la Russie; mais ce qu'il y avait de plus actif en lui, ce n'étaient pas ses jambes, c'était son esprit, son esprit en état de perpétuelle bougeotte, son esprit toujours bouillant d'invention et d'imagination. Et, brusquement, un jour, il avait fait une immense invention.
Un jour qu'il avait vu un voyageur payer 14 sous – on était en 1798, et c'étaient 14 sous de 1798: mais du reste peu nous importe, et nous sommes disposés à promener ces 14 sous sur toute l'échelle des valeurs avec l'indifférence d'hommes de 1944. On était alors en 1798, et il avait donc vu un voyageur payer 14 sous une pomme, dans un restaurant de Paris. Or il revenait d'un pays où les pommes, aussi belles, sinon plus, se vendaient 14 sous les cent. Il fut si frappé de cette différence exorbitante de prix qu'il commença à soupsçonner un désordre financier dans le mécanisme industriel, et en tout cas qu'il partit de là pour bâtir un vaste système de réforme sociale, une vaste et d'ailleurs puissant utopie qu'il allait porter dans sa tête, avec orgueil, pendant tout le reste de sa vie médiocre. Il avait découvert à lui seul, tout seul, sans le scours des savants ni des livres, la loi suprême dont les plus grands savants n'avaient encore découvert que des bribes, la loi d'attraction dont Newton n'avait jamais découvert que le quart. Newton, lui aussi, notait-il, fut mis sur le chemin de sa découverte par une pomme. De sorte que dans l'histoire, notait-il gravement, on pouvait compter quatre pommes célèbres: deux désastreuses, celle d'Adam et celle de Pâris, deux merveilleusement bienfaisantes, celle de Newton et celle de Fourier.
Or, dans ses écrits, le "Traité de l'association domestique agricole", 1822; la "Théorie de l'unité universelle", 1834 (qui est en réalité la seconde édition du "Traité de l'association"); "La Fausse industrie", 1835-1836, etc. (relisez les dates: 1822, 1834, 1835-1836), Fourier mène contre le concept de civilisation une attaque véhémente, et surtout clairvoyante. La civilisation, dit-il – et pour lui le mot est un peu synonyme de l'expression: la société capitaliste, que nous serions tenté d'employer à sa place -, la civilisation n'est pas "la destinée du genre humain"; elle est au contraire "la plus vile des sociétés industrielles qu'il peut former, car c'est la plus perfide eb tout cas, à tel point qu'elle excite le mépris des barbares eux-mêmes"! Non qu'elle n'eût rien créé. Elle a créé en fait la grande industrie, les hautes sciences et les beaux-arts. Mais qu'est-ce que cela: "Les éléments du bonheur et non pas du bonheur", des moyens pour s'élever plus haut... "Pour ne pas croupir dans cet abîme de misères et de ridicules nommé civilisation, qui, avec ses prouesses industrielles et ses torrents de fausse lumière, ne sait pas garantir au peuple du travail et du pain". Car l'excès d'industrie n'est pas un bien. C'est un mal. Il conduit la civilisation à de très grands malheurs, parce que nous avons beaucoup d' "industrie" pour une civilisation "si peu avancée".1
Je ne développe pas plus longtemps ces idées de Fourier. Je n'en recherche même pas le lien véritable et l'intérêt. Je note cependant que Franços Guizot, d'une voie élogieuse, développe en Sorbonne sa théorie de la civilisation et fait culminer l'histoire de l'humanité en 1830, au temps de la civilisation enfin réalisée, une fois pour toutes réalisée. Dans l'ombre, un homme, quelques hommes autour de lui, protestent et affirment: il n'est pas possible en civilisation de remédier à un mal inhérent à la civilisation, vouloir que cette société opère le bien sur un point quelconque, c'est vouloir que la ronce porte des roses. Ou encore: "Les réformes les plus sagement méditées n'aboutissent en civilisation qu'à verser des flots de sang".
Je dis: un homme, quelques hommes. Ce n'est pas tout à fait juste. Si, de 1830 à 1835, l'influence du fouriérisme est faible au regard de l'influence du saint-simonisme, à partir de 1836, les disciples de Fourier, Just Muiron, Considérant, Clarisse Vigoureux, fondent "La Phalange", et l'ère du fouriérisme commence en France. La diffusion par conséquent de violentes attaques contre la conception naïve de ceux qui, derrière Guizot, s'installent dans la civilisation de leur pays comme dans un fauteuil pour l'éternité glorifiant un état de choses qui, écrivait en 1826 déjà Fourier, ne présente toujours que l'antipode de la justice et de la raison:"une petite masse d'oisifs raillant la multitude condamnée à un travail ingrat, toujours le bonheur en exception, sept familles malheureuses pour une qui jouit du bien-être, toujours une politique oppressive par nécessité, obligée d'armer un petit nombre d'esclaves salariés pour contenir une multitude d'esclaves désarmés, toujours un concert des gouvernants pour arrêter le progrès des lumières".
Charles Fourier, celui dont Hugo écrivait dans Les Misérables: "En l'année 1817 il y avait à l'Académie des sciences un Fourier célèbre que la postérité a oublié – et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l'avenir se souviendra". Charles Fourier, mais Jules Michelet? Pourquoi, préoccupé d'articuler l'histoire, de faire de l'histoire une synthèse véritable, de lier dans son histoire en faisceau vivant toutes les activités humaines de diverses sortes que Guizot reconnait sous le concept de civilisation, et les activités politiques, et les activités religieuses, et les activités intellectuelles, et les activités économiques; il n'avait pas écrit lui, à son tour, l'histoire de la civilisation?
Pourquoi? Je réponds: parce que Michelet est un historien qui veut n'être qu'un historien. Parce que
l'histoire est tout pour lui sauf un marchepied du pouvoir.




1Dans sa recension des anti-progressistes révolutionnaires Christopher Lasch (Le seul et vrai paradis)  ignorait Fourier, s'il était encore vivant il aurait eu le plaisir de découvrir son génie grâce à la republication des cours de Lucien Febvre dans cet excellent ouvrage de la Librairie Vuibert.