PAGES PROLETARIENNES

samedi 28 septembre 2013

Abbeville (reportage) Monument élevé par le prolétariat à l'émancipation intégrale



En juillet 1766, le Chevalier de La Barre, accusé d'avoir, un an plus tôt, manqué au respect dû à une procession religieuse en refusant d'ôter son chapeau et d'avoir chanté des chansons impies, fut exécuté sur la place du Grand-Marché pour blasphème. Soumis à la question, ses jambes furent broyées. La main droite et la langue tranchée, son corps décapité fut finalement livré aux flammes, avec le Dictionnaire philosophique de Voltaire, sur ce même lieu. Aujourd'hui, un pavé, gravé de son nom et de la date de son exécution, est visible sur la place de l'exécution (place Max-Lejeune), près de l'hôtel de ville et près du canal de la Somme un monument a été érigé en son souvenir « au nom du prolétariat ». La formulation n’est pas commune et vous paraîtra bizarre, démodée ou fantasmatique. Pourtant c’étaient de vrais socialistes au début du siècle dernier qui formulaient les choses comme cela. Le martyre du chevalier de la Barre qui devint la bannière du combat de Voltaire contre le fanatisme religieux, était ainsi repris des mains de Voltaire comme flambeau du prolétariat.
L’érection de ce monument fût l’objet d’un long combat. En 1902, deux professeurs et deux élèves du lycée d'Abbeville fondent le Groupe La Barre et décident de faire revivre la mémoire du chevalier. Ils déposent le 14 juillet un bouquet à l'endroit du supplice. La municipalité le fait enlever aussitôt. Cette initiative sera poursuivie les années suivantes et culminera le 7 juillet 1907 avec l'inauguration du Monument La Barre, par 15 000 manifestants venus à Abbeville par trains entiers, monument financé par une souscription volontaire de 100 000 billets de tombola à 25 centimes. Le monument a la forme d'une colonne biseautée, sur laquelle est gravée l'inscription suivante : "Monument élevé par le Prolétariat à l'Emancipation intégrale de la Pensée humaine". Une plaque de bronze y est insérée et représente les tortures infligées au chevalier. Sous cette plaque, on peut lire "En commémoration du Martyre du Chevalier de La Barre supplicié à Abbeville le 1er Juillet 1766 à l'âge de 19 ans pour avoir omis de saluer une procession." À la base est inscrite la date de l'inauguration : « 7 Juillet 1907 ». Pendant la Première Guerre mondiale, la plaque de bronze fut enlevée, chargée dans un train pour être fondue. Mais un cheminot la cacha dans un ruisseau, où elle fut récupérée après la guerre.
Mon appareil photo ne peut s’empêcher de photographier les restes de l’usine Saint Frères juste à côté du monument, bombardée pendant la Première Guerre mondiale et où une stèle affiche les noms des ouvrières et ouvriers tués sous les bombes en février 1943.
L’entreprise Saint Frères furent le principal empire industriel en Val de Nièvre. Les usines textiles des Saint-Frères furent la source d'inspiration de l'écrivain Hector Malot pour son roman « En famille ». Ces fabriques étaient spécialement consacrées à la fabrication de fils et de tissus grossiers en quantité considérable ; la production par jour de la maison atteignait quatre-vingt-quinze mille mètres de tissus, la confection journalière des sacs à trente mille et le personnel ouvrier à six mille quatre cent. La maison de Paris fondée en 1838, prit vite de l’extension avec les Jean-baptiste et de Charles Saint, qui sont venus rejoindre leur frère Victor en 1839 et 1841.  A la toile d’emballage, les Saint Frères joignirent, vers 1845, la fabrication de toile à sacs, puis un peu plus tard, la confection de sacs.
En 1856, ils firent à Paris, un essai pratique au moyen de machines et de métiers spéciaux du tissage mécanique des toiles communes de jute pour sac qui se tissaient jusque là à la main en raison du peu de solidité de la matière employée.
Les aménagements du paysage avaient jadis été d’abord liés à la présence de l’abbaye de Berteaucourt-les-Dames et du prieuré de Moreaucourt, puis, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à celle des nombreux châteaux de plaisance. Les grandes mutations de la vallée résulteront de son industrialisation progressive par la famille Saint : à partir de 1857, l’ancien peignage de laine de Flixecourt devient la première manufacture française de tissage mécanique du jute. Cette innovation assure le succès immédiat de l’entreprise, et marque à la fois le début d’un véritable empire industriel et l’expansion de la vallée de la Nièvre, dont la population ouvrière double en trente ans. L’entreprise Saint Frères ne se contente pas de développer ses sites de production : routes et voie ferrée relient les usines entre elles, et de nombreuses cités ouvrières se déploient au sein des villages et bourgs désormais marqués par l’industrie.
Durant plus d’un siècle, l’activité industrielle du premier employeur de la Somme a contribué à façonner et à enrichir ce territoire rural. C’est pourquoi cet ouvrage fait également une large part aux châteaux, aux églises et à leur mobilier ou encore à l’habitat et aux édifices publics des villages qui témoignent de la richesse de l’histoire du Val de Nièvre depuis l’Antiquité.
A la fin de la Première Guerre Mondiale, la Picardie fût une région particulièrement dévastée. Il fallu pratiquement tout reconstruire, remettre les terres en culture, refaire fonctionner les usines...
La filature de jute avait été construite pour la société Saint frères entre 1896 et 1903. Après les bombardements de la Seconde guerre mondiale, un tissage (bâcherie et emballages plastiques) y a été installé. Le 20 mai 1940, Tout comme au début de la Première Guerre mondiale c’est la rivière Somme qui, en 1940, est le point de mire des troupes allemandes. Cette modeste rivière redevient une ligne critique pour la France, une nouvelle étape à franchir pour ses ennemis. En bombardant Abbeville et Amiens, Hitler avait espéré avec succès y attirer le maximum de troupes françaises. Ainsi il put détacher plus facilement des éléments entre ces deux villes, à tous les ponts de la Somme, puis prendre les troupes françaises à revers, notamment sur Abbeville, et disposer ainsi d’un accès vers la mer. Comme des milliers d'autres pioupious, après la débandade des officiers, mon père est fait prisonnier non loin de là, à Peronne, et déporté en Allemagne (à pied...).
En février 1943 les ouvriers de l’usine près du monument au souvenir du Chevalier de la Barre sont massacrés sous les bombardements nazis, autrement dit l’intolérance moderne du capitalisme décadent…


vendredi 27 septembre 2013

LA VOCATION D’UN BIEN PENSANT


«Nous avons mis l’argent sur la table. Il pourrait servir aux maires et je vois que cet argent n’est pas utilisé», a déploré Mme Viviane  Reding regrettant l’absence de «projet d’insertion».
 
"Les chômeurs, ils n'ont pas vocation à travailler !" Ce jugement tranchant, entendu au détour d'une rue parisienne, est d'autant plus éloquent que de prime abord, il ne semble pas avoir de sens : on a vocation (ou pas) à quelque chose. D'ordinaire, la vocation, c'est être appelé quelque part par quelqu'un. Or les chômeurs "n'ont pas vocation" ; autrement dit, ils n'ont vocation à rien, et personne ne les appelle. Bien entendu, ce n'est pas notre faute, ni même de notre fait : c'est ainsi. Ces gens-là sont comme ça. C'est, sinon dans leur nature (nous ne sommes pas racistes !), du moins dans leur culture.
Eric Fassin, sociologue de Paris 8, le déplorait déjà le 27 septembre dans Le Monde, le travail "ne peut concerner qu'une minorité car, hélas, les occupants des banlieues ne souhaitent pas s'intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu'ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution".
Si la flemme est leur vocation, comment les chômeurs pourraient-ils vivre au pays des droits de l'homme ? Ne les détournons pas de leur vocation ! La misère, c'est leur culture ; comprenons qu'ils y soient attachés, et ne les en détachons surtout pas. C'est d'ailleurs ce qui fait la différence entre "eux" et "nous" : pour notre part, nous n'aimerions pas vivre dans les ordures et les excréments, parmi les rats, au bord des routes ; ce n'est pas dans notre culture. Mais c'est la leur – la culture de la pauvreté. Ils y sont chez eux.

UNE RUMEUR MÉDIATICO-POLITIQUE QUI ENFLE 

Eric Fassin en tirait les conséquences le 24 septembre sur Médiapart : "Ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres, et qui sont évidemment en confrontation." C'est donc pour leur bien que nous les harcelons et les licencions – mieux, par respect pour eux et pour leur culture.
De fait, qu'entend-on, presque chaque jour, comme une rumeur médiatico-politique qui enfle à l'approche des élections municipales ? Les professeurs de sociologie ne cessent de marteler, depuis des mois, que les chômeurs ont vocation à demeurer dans le cocon de l’assistanat. Ils disent mieux : "Nous partageons les propos de l’ancien président Sarkozy quand ce dernier disait 'Les chômeurs ont vocation à rester en Assistanie, ou à y retourner'."
C'est donc que le chef du gouvernement parle à Florange comme le ministre de l'intérieur à Paris, qui lui-même emprunte l'expression à l'ancien président de la République française, Nicolas Sarkozy, et à ses ministres successivement en charge de la répression et de la défense du Medef – Brice Hortefeux, Éric Besson, Claude Guéant. Et c'est le mot, venu d'en haut, qui descend désormais dans la rue.

QUELLE EST LA VOCATION DE LA GAUCHE AU POUVOIR ?

Toutefois, à l'époque, on distinguait encore, parmi les chômeurs, ceux qui avaient vocation à rester chez eux, et ceux qui avaient vocation à s’en sortir. Rappelons-nous aussi la distinction, qui choquait tant sous Nicolas Sarkozy, entre "chômage choisi" et "chômage subi", héréditaire et (pour l'essentiel) familial. Sous Arnaud Montebourg, les chômeurs basculent entièrement du côté du chômage subi – d'ailleurs, on les empêche de travailler, pour mieux le leur reprocher ensuite. Aujourd'hui, 25 septembre, sur BFM TV, Arnaud Montebourg est clair : l'insertion est "illusoire" ; "c'est une minorité", cela concerne seulement "quelques familles". Bref, "les chômeurs ont vocation à rester dans leur merde, et à rester – dans leur trou."
En parlant ainsi, Arnaud Montebourg ne désigne pas seulement la vocation des "autres" (les chômeurs), mais aussi la "nôtre" (sociologues et journalistes) : "Nous ne sommes pas là pour recueillir ces populations." Mais pourquoi sommes-nous là – et qui est ce "nous", dès lors que c'est le ministre d'un gouvernement élu par la gauche qui s'exprime ? Quelle est la vocation de la gauche au pouvoir ? "Etre de gauche, c'est refuser la misère. Etre de gauche, c'est refuser les HLM où s'entassent des familles. [...] être de gauche, c'est refuser l'exploitation de la misère et de gamins [...] par des mafias patronales."  La gauche française refuse donc la misère, les bidonvilles, l'exploitation – en France ; elle les renvoie "dans leur trou".
Et l'Europe ? Car ne l'oublions pas, nous aurons au printemps 2014, après les élections municipales, les européennes. En 2010, dans le sillage du discours de Grenoble, Viviane Reding, commissaire européenne à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté humanitaire avait fait scandale en se déclarant outrée par une directive française visant spécifiquement les chômeurs, soit un groupe qui n'est pas défini par la nationalité, mais (fût-ce implicitement) par la classe : "j'ai été personnellement interpellée par des circonstances qui donnent l'impression que des personnes sont licenciées des entreprises juste parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité prolétarienne de fainéants. Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après nos Trente glorieuses."

 LA VÉRITÉ ASSUMÉE D'UNE EUROPE DES MARCHÉS

Ironie des choses : c'est elle qu'on accusait alors de "déraper" (le président français n'hésitait d'ailleurs pas à renvoyer cette commissaire européenne à sa nationalité luxembourgeoise...). On n'entend plus guère l'Union européenne sur ce sujet, qui concerne pourtant sa définition bourgeoise même. La même Viviane Reding l'a pourtant répété sur France Info – même si c'est avec davantage de prudence : "Nous avons des règles européennes qui ont été signées par la France, des règles sur la libre circulation des exploités européens. Et ce ne sont pas des chômeurs, mais des individus. C'est sur décision d'un juge qu'ils peuvent être incarcérés, s'ils ont fait quelque chose qui va contre les lois de leur entreprise."
En France, au moment même où la majorité veut effacer le mot classe du droit, voire de la Constitution, le gouvernement mène donc une politique de classe à l'encontre des populations au chômage. La preuve ? Ces déclarations de Arnaud Montebourg, le 24 septembre sur France Inter, qui se veut rassurant à propos de l'ouverture imminente du travail pour tous, au 1er janvier 2014, aux chômeurs et aux assistés : "Ce qui est actuellement en discussion, et pas décidé, c'est seulement une ouverture partielle limitée aux seuls services. C'est une mesure qui faciliterait la vie des hommes d'affaires, sans autres conséquences."
Le plus remarquable est que de tels propos passent inaperçus, ou presque. À l'approche des élections municipales, l'émulation avec l'UMP de Jean-François Copé et le FN de Marine Le Pen joue à plein. Le résultat, c'est la fin de l'Europe de la gentry de Mme Duflot – ou plutôt, la fin d'une Europe construite après la seconde guerre mondiale contre la "classe", et la vérité assumée d'une Europe des marchés. Oui aux hommes d'affaires agioteurs, non aux prolétaires. Et c'est la gauche gouvernementale qui porte actuellement cette responsabilité historique. Telle est la vocation de Arnaud Montebourg : liberté pour les Roms et chômage pour tous !
Tous les chemins ne mènent pas aux Roms. Si ce n'est du cynisme, drapé dans un langage de "vérité", c'est une faute lourde. Politique autant que morale. Depuis des semaines, sans même que l'extrême droite ait besoin de s'y employer, la droite a délibérément choisi de faire de la "menace" que constitueraient les chômeurs un thème explosif des prochaines élections municipales et, au-delà, européennes. En apportant de l'eau à son moulin, M. Montebourg donne crédit à cette campagne qui joue, sans vergogne, sur la peur du prolétaire et fait des chômeurs des boucs émissaires parfaits.

Éric Taquin (plombier zingueur, Plomberie & Co, Argenteuil)