PAGES PROLETARIENNES

jeudi 5 avril 2012

Risques psychosociaux ? Il faut réhabiliter la colère !



la question immédiate du mal-être au travail

Extrait de : « Travail, les raisons de la colère » par Vincent de Gaulejac (ed du Seuil, mars 2011), le fameux auteur de « la lutte des places », qui intègre et rattache très logiquement aux vieilles revendications immédiates du mouvement ouvrier une revendication très « moderne », mais déjà appréhendée par le jeune Marx. Un à deux suicides quotidiens sur les lieux de travail en France et, au delà des usines, bureaux et chantiers, on compte en France 12.000 morts par suicide chaque année et 160 000 tentatives de suicide, ce qui fait du suicide une cause de mortalité supérieure à celle des accidents de la route. Hier un retraité grec s’est suicidé devant le siège du gouvernement, d’autres prolétaires aussi en Italie, comme on avait pu le déplorer au début de la révolte du fâné printemps arabe. Le suicide nous paraît être une abomination à nous les maximalistes qui prônons la vie, donc la colère vivifiante, donc le combat de classe. Le texte de Gaulejac est génial à ce point de vue. Contre le renoncement, contre l’autodestruction, vive notre colère impavide et rayonnante. En 1846, Karl Marx s’est intéressé à cette question sociale dans un article du Gesellschaftsspiegel”
« L’opinion est trop fractionnée par l’isolement des hommes, trop ignorante, trop corrompue, car chacun est étranger à lui-même et tous sont des étrangers les uns pour les autres. [...]Beaucoup de gens mettent fin à leurs jours sous l’emprise de cette obsession que la médecine, après les avoir inutilement tourmentés par des présomptions ruineuses, est impuissante à les délivrer de leurs maux ». (ce texte est bizarre et pas entièrement de la main de Marx, mes lecteurs esthètes pourront lire l’additif ci-après, un article de M.Lowy repris du site Espace et Ciment).

« …Parler en termes de « risques », c’est risquer d’occulter la violence, de ne pas reconnaître la souffrance, de nier les sources du malaise, de ne pas entendre la colère face à un pouvoir qui se présente comme parfaitement « innocent ». Le pouvoir managérial est passé maître dans l’art d’anesthésier la violence, d’aseptiser la souffrance, de renvoyer le mal-être à la personne. Les dirigeants confient aux managers la tâche de canaliser l’agressivité pour la rendre productive. Les symptômes de souffrance sont considérés comme des reliquats qu’il convient de minimiser, comme un coût marginal qui ne doit pas détourner l’attention de l’essentiel, une meilleure productivité. La souffrance est alors une question personnelle, psychologique, qui doit être traitée comme telle : un Numéro Vert pour recueillir les plaintes, une cellule psychologique pour soutenir les plus vulnérables, sont les « solutions » communément admises pour résoudre le problème. Le monde positiviste et pragmatique bannit toutes les formes d’expression qui n’apportent pas de solution concrète.
La notion de « mal-être » est plus précise. Elle permet de désigner clairement qu’il s’agit bien d’un « mal », de quelque chose de négatif et de destructeur qui est à l’œuvre, un mal qui touche à « l’être ». L’ « être » est une notion issue de la philosophie, développée par la phénoménologie, reprise par le Collège de sociologie puis par la sociologie clinique lorsqu’elle définit son objet comme l’étude des relations intimes entre « l’être de l’homme » et « l’être de la société » (Gaulejac, 2009). Car le mal-être se manifeste de façon indissociable au cœur des êtres humains, au fondement des organisations et dans la structure même de notre système socio-économique. C’est l’être de ce système qui est concerné au même titre que l’être des organisations et l’être des travailleurs. Les multiples symptômes du mal-être concernent ces trois registres et leurs rapports. Ce n’est pas un hasard si le symptôme le plus révélateur s’exprime par une vague de suicides. Détruire son existence pour arrêter le mal-être n’est sans doute pas une « solution » ni même un remède. Mais le suicide indique qu’il s’agit bien d’un problème existentiel, d’une question de vie ou de mort.
Poser les questions en termes de bien-être et de mal-être permet de remettre la subjectivité au cœur de la réflexion et de provoquer une rupture par rapport aux approches positivistes et objectivistes. Il convient de se départir de « l’approche solution » pour revenir à des questions existentielles sur le sens de la vie, les finalités de l’existence, la place du travail dans la société, la valeur et l’utilité des biens et services produits, les dimensions subjectives du rapport au travail. Il s’agit de sortir d’une conception gestionnaire et comptable du travail pour revenir à son essence même. Il s’agit de reconsidérer l’humain, non plus comme une ressource, mais comme un sujet qui cherche à advenir dans un monde pétri de conflits et de contradictions. L’avènement du sujet n’est pas un risque, mais une quête dans laquelle la souffrance et le désir sont omniprésents. La question n’est plus alors d’éradiquer la souffrance ni de rendre le désir productif, mais de cultiver le vivre ensemble dans tous les domaines, en particulier dans le travail. Le terme « mal-être » s’oppose à celui de « bien-être » qui devrait être l’objectif de toute organisation humaine, dans le travail comme hors du travail.
Le mal-être devrait susciter la colère. Mais dans l’univers policé des organisations, celle-ci est considérée comme inutile et même nuisible : elle ne sert à rien. C’est une débauche d’énergie improductive qui perturbe le fonctionnement normal. Dans l’ordre managérial, la colère est reconnue non pas comme une réaction saine face à l’insupportable, mais comme un manque de retenue, une absence de maîtrise de soi, l’indice d’une déficience de l’individu, un défaut d’adaptabilité, un manque de flexibilité. Pour une part, bon nombre des symptômes de la souffrance au travail sont la manifestation de ces colères rentrées. Faute de pouvoir exprimer un sentiment « juste » face à une situation intolérable, le sujet détourne sa colère contre lui sous forme de culpabilité, de ressentiment intérieur. La culpabilité est une agressivité que le sujet retourne contre lui-même. Faute de pouvoir exprimer son ressentiment face à l’injustice, ses indignations face aux tricheries, aux malversations dont il est le témoin et dont il risque de devenir le complice malgré lui, sa révolte face à la violence et à l’arbitraire, son exaspération face à la bêtise et à l’indigence de certaines  prescriptions, il ravale l’agressivité. Il est alors tiraillé dans un conflit interne entre révolte et soumission. Faute de pouvoir exprimer sa colère, il se sent mal à l’intérieur, partagé entre la montée de pulsions agressives qui expriment son refus et l’intériorisation des normes qui le conduisent à accepter la « réalité » telle qu’elle est, à s’adapter aux exigences de l’organisation.
Il est temps d’inverser ce processus et de libérer la colère, d’affirmer sa légitimité, de favoriser l’expression du mal-être sous d’autres formes que les troubles psychosomatiques. Si les salariés de France Télécom, de Renault ou d’ailleurs pouvaient se mettre en colère, individuellement et collectivement, il y aurait sans doute moins de suicides, moins de dépressions, moins de troubles somatiques et psychosomatiques. La colère est l’expression d’un refus. Elle est un chemin qui favorise l’expression de l’agressivité face au mal, le rejet de la destructivité dont ce mal est porteur. Elle est parfaitement justifiée et nécessaire lorsqu’il s’agit de dire non à la maltraitance, à la tricherie et au non-sens. Face à toutes les tentatives de neutralisation des « risques psychosociaux », il faut réhabiliter la colère, favoriser son expression, libérer le potentiel d’agressivité qu’elle contient, cultiver toutes les bonnes raisons de se mettre en colère contre toutes les pratiques qui ne relèvent pas du bien-être.
Mais pour pouvoir s’exprimer, la colère doit être partagée. L’expression individuelle de la colère est facilement renvoyée à celui qui l’exprime comme un manque de savoir-vivre. Si elle est psychologiquement utile pour exprimer l’agressivité, elle est socialement réprouvée. Ne dit-on pas qu’elle est « mauvaise conseillère » ? Pour être acceptée, la colère doit être le véhicule d’une indignation collective face à une situation jugée intolérable. Elle est alors tolérée parce qu’elle est considérée comme juste et nécessaire. La colère n’est pas toujours mauvaise conseillère. Elle exprime une indignation qui peut parfaitement être légitime. Elle est profondément humaine parce qu’elle est le signe d’un refus, le refus de la maltraitance, de la violence, de l’injustice et des inégalités dont le monde du travail est porteur.
Ces réflexions conduisent à évoquer quelques orientations centrales pour aborder, théoriquement et pratiquement, la question du mal-être au travail.
L’expression « souffrance sociale » est utile si elle permet de montrer le lien entre les violences sociales (injustice, pauvreté, chômage, exploitation, pression du travail, exclusion…) et leurs effets sur ceux qui les subissent. Mais elle est ambiguë. Ce n’est pas l’organisation qui souffre mais des individus. La souffrance renvoie d’une part au vécu d’individus et de groupes qui expriment un mal-être et, d’autre part, à l’origine sociale de ces souffrances individuelles et collectives. L’analyse des causes de la souffrance doit s’effectuer dans un va et vient entre le vécu des personnes concernées par ce mal-être et la façon dont eux-mêmes l’analysent, pour remonter aux sources du mal, c'est-à-dire aux mécanismes structurels qui le provoquent au niveau économique, organisationnel, politique et sociétal.
Dans un premier temps, il convient de rendre compte des articulations complexes entre les conditions concrètes de travail et ses répercussions subjectives. A l’encontre des approches qui considèrent qu’un problème ne peut être traité qu’à partir du moment où il a été objectivé, mesuré, décrit par des méthodes parfaitement neutres, nous pensons que la véritable objectivité consiste moins à neutraliser la subjectivité qu’à analyser en quoi elle intervient dans la production de la connaissance. En second lieu, il faut dépasser les cloisonnements disciplinaires qui empêchent de comprendre en profondeur la complexité des situations qui engendrent le mal-être. Cela permettrait d’éviter les réponses univoques qui « psychologisent » les problèmes sociaux ou qui nient la dimension sociopsychique de la souffrance. Enfin, il est essentiel de ne pas dissocier les actions sur les conditions objectives et les réponses sur les conséquences subjectives de ces situations. Il convient de se battre à la fois pour l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des rémunérations, mais également pour protéger la santé physique et mentale des salariés. Sur ce point, la notion de risques psychosociaux a, malgré toutes les critiques dont elle est l’objet, permis de mieux prendre en compte le problème du mal-être au travail dans le débat public.


ADDITIF concernant le texte de Marx sur le suicide.
Un Marx inattendu
L’article sur le suicide – « Peuchet : vom Selbstmord » – paru en janvier 1846 dans la revue Gesellschaftspiegel, « Le Miroir Social » (Zweiter Band, Heft VII, Elberfeld) , est un document inhabituel dans l’œuvre de Marx. Il se distingue à plusieurs égards du reste de sa production (1) ;
1) Ce n’est pas une pièce écrite par Marx lui-même, mais composée, en grande partie, d’extraits, traduits en allemand, d’un autre auteur. Marx avait l’habitude de remplir des cahiers de notes avec des extraits de ce genre, mais il ne les a jamais publiés, et encore moins sous sa propre signature.
2) L’auteur choisi, Jacques Peuchet, n’était ni un économiste, ni un historien, ni un philosophe, ni même un socialiste, mais l’ancien directeur des Archives de la Police sous la Restauration !
3) Le texte dont sont tirés les extraits n’était pas une œuvre scientifique, mais une collection informelle d’incidents et anecdotes, suivis de quelques commentaires.
4) Le thème de l’article ne concerne pas ce que l’on considère habituellement comme les sphères économiques et politiques, mais la vie privée : le suicide.
5) La principale question sociale discutée – en rapport avec le suicide – c’est l’oppression des femmes dans les sociétés modernes.
Chacun de ces traits est rare dans la bibliographie de Marx mais leur convergence dans ce texte est unique.
Considérant la nature de l’article – des extraits, traduits en allemand, de l’écrit de Peuchet « Du suicide et de ses causes » (un chapitre de ses Mémoires) – comment se fait-il qu’on le considère comme appartenant aux œuvres de Marx ? Outre le fait qu’il y ait mis sa signature, il a laissé son empreinte sur le document de plusieurs façons : par l’introduction qu’il a rédigée, par la sélection des extraits, par les modifications introduites par la traduction, et par les commentaires avec lesquels il a épicé le tout. Mais la principale raison pour laquelle cette pièce peut être considérée comme l’expression des idées de Marx, c’est qu’il n’introduit aucune espèce de distinction entre ses propres commentaires et les extraits de Peuchet, de sorte que l’ensemble du document apparaît comme un écrit homogène, signé par Karl Marx. La première question qu’on peut se poser c’est pourquoi Marx aurait-il choisi Jacques Peuchet ? Qu’est-ce que l’intéressait tellement dans ce chapitre de ces mémoires ?
Je crains ne pas pouvoir partager l’hypothèse suggérée par Phillippe Bourrinet, l’éditeur d’une version française de l’article en 1992, et reprise à son compte par Kevin Anderson dans son introduction – par ailleurs excellente – à l’édition anglaise de 1999 : le choix d’un auteur français serait une critique voilée au « vrai socialisme » allemand des éditeurs du Gesellschaftspiegel, tels que Moses Hess. (2) En fait, il n’y a pas un seul mot dans l’article qui suggère une telle orientation. Certes, Marx rend hommage à la supériorité des penseurs sociaux français, mais il ne les compare pas aux socialistes allemands, mais aux anglais. En outre, Engels – l’autre éditeur du Gesellschaftspiegel – et lui avaient d’excellentes relations avec Moses Hess pendant ces années (1845-46), au point de l’inviter à participer à leur œuvre polémique commune contre l’idéalisme néo-hégélien, L’Idéologie Allemande.
Un premier argument pour expliquer ce choix est suggérée par Marx lui-même dans l’introduction aux extraits : la valeur de la critique sociale française des conditions de vie modernes, et surtout celle des rapports privés de propriété et de famille – « en un mot, la vie privée ». Pour utiliser une expression actuelle inconnue de Marx, une critique sociale inspirée par la compréhension que le privé est politique. Pour le jeune Marx l’intérêt de cette critique n’était nullement réduit par le fait qu’elle s’exprimait sous une forme littéraire ou semi-littéraire : par exemple, des mémoires. Son enthousiasme pour Balzac est bien connu, ainsi que son aveu d’avoir appris beaucoup plus sur la société bourgeoise par ses romans que par des centaines de traités économiques. Bien sûr, Peuchet n’est pas Balzac, mais ses mémoires avaient une sorte de qualité littéraire : il suffit de rappeler qu’une de ses anecdotes a inspiré le Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas.
Ce qui a intéressé Marx dans le chapitre de Peuchet, c’est moins la question du suicide en tant que telle que sa critique radicale de la société bourgeoise comme forme de vie « anti-naturelle » (formule proposée par Marx lui-même dans son introduction). (3) Le suicide est, aussi bien pour Marx que pour Peuchet, significatif surtout comme symptôme d’une société malade, qui nécessite une transformation radicale. La société moderne, écrit Marx citant Peuchet, qui cite Rousseau, est un désert, habité par des bêtes sauvages. Chaque individu est isolé des autres, un entre millions, dans une sorte de solitude de masse. (4) Les gens se comportent les uns envers les autres comme des étrangers, dans un rapport d’hostilité mutuelle : dans cette société de lutte et compétition impitoyables, de guerre de tous contre tous, le seul choix qui reste pour l’individu c’est de devenir victime ou bourreau. Voici donc le contexte social qui explique le désespoir et le suicide.
La classification des causes de suicide est une classification des méfaits de la société bourgeoise moderne, qui ne peuvent pas être supprimés – ici c’est Marx qui parle – sans une refonte radicale de la structure sociale et économique.
Cette sorte de critique sociale et éthique de la modernité est évidemment d’inspiration romantique. La sympathie de Peuchet pour le romantisme est documentée non seulement par sa référence à Rousseau, mais aussi par sa féroce dénonciation du philistin bourgeois – dont sa boutique est l’âme, et Dieu, son commerce – qui n’a que du mépris pour les pauvres victimes qui se suicident, et pour les poèmes romantiques de désespoir qu’ils laissent en héritage.
Il faudrait avoir présent à l’esprit que le Romantisme n’est pas seulement une école littéraire mais – comme Marx lui-même l’avait souvent suggéré – une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste moderne, au nom d’un passé idéalisé. Bien qu’il fut loin d’être lui-même un romantique, Marx admirait les critiques romantiques de la société bourgeoise – des écrivains comme Balzac ou Dickens, des penseurs politiques comme Carlyle, des économistes comme Sismondi – et intégrait souvent leurs intuitions dans ses propres écrits. (5)
La plupart d’entre eux, comme Peuchet, n’étaient pas socialistes. Mais, comme l’observe Marx dans son introduction à l’article, on n’a pas besoin d’être socialiste pour critiquer l’ordre établi. Des tropismes romantiques comme ceux présents dans les extraits de Peuchet – le caractère inhumain et bestial de la société bourgeoise, l’égoïsme et l’avidité de l’esprit bourgeois – sont souvent présents dans les écrits de jeunesse de Marx, mais ici, dans cette pièce, ils prennent un caractère inhabituel.
Tout en mentionnant les méfaits économiques du capitalisme, qui expliquent beaucoup de suicides – bas salaires, chômage, misère – Peuchet insiste plutôt sur des manifestations d’injustice sociale qui ne sont pas directement économiques, mais relèvent de la vie privée d’individus non-prolétaires.
S’agirait-il du point de vue de Peuchet, non partagé par Marx ? Ce n’est pas du tout le cas ! Marx lui-même, dans son introduction, se réfère sarcastiquement aux philanthropes bourgeois qui pensent – comme le célèbre Dr. Pangloss de Voltaire – que nous vivons dans le meilleur des mondes possible, et proposent, comme solution aux problèmes sociaux, de distribuer un peu de pain aux ouvriers, « comme si seulement les ouvriers souffraient des conditions sociales actuelles ».
En d’autres termes : pour Marx/Peuchet la critique de la société bourgeoise ne peut pas se limiter à la question de l’exploitation économique – quelle que soit son indéniable importance. Elle doit assumer un ample caractère social et éthique, incluant tous ses profondes et multiples aspects oppressifs. La nature inhumaine de la société capitaliste blesse des individus de diverses origines sociales.
Or – et ici nous arrivons à l’aspect le plus intéressant de l’essai – qui sont les victimes non-prolétariennes , poussées au désespoir et au suicide par la société bourgeoise ? Il existe une catégorie sociale qui prend une place centrale aussi bien dans les extraits que dans les commentaires de Marx : les femmes.
Cette pièce est, en effet, une des plus puissantes mises en accusation de l’oppression des femmes jamais publiée par Marx. Trois des quatre cas de suicide mentionnées dans les extraits concernent des femmes victimes du patriarcat, ou, dans les mots de Peuchet/Marx, la tyrannie familiale, une forme de pouvoir arbitraire qui n’a pas été renversée par la Révolution française. Deux d’entre elles étaient des femmes « bourgeoises », et la troisième, d’origine populaire (fille d’un tailleur). Mais leur destin a été scellé plutôt par leur genre que par leur classe sociale.
Le premier cas, une jeune fille poussée au suicide par ses parents, illustre la brutale autorité du pater – et de la mater – familias ; Marx dénonce avec véhémence la lâche vengeance d’individus habituellement forcés à la soumission dans la société bourgeoise, contre ceux qui sont plus faibles qu’eux.
Le deuxième exemple – une jeune femme de Martinique enfermée derrière les quatre murs de la maison par son mari jaloux jusqu’à ce qu’elle soit désespérée au point de se suicider – est de loin le plus important, aussi bien par son extension, que par les commentaires vitrioliques du jeune Marx. Il apparaît, à ses yeux, comme manifestation paradigmatique du pouvoir patriarcal absolu des hommes sur leurs épouses, et de leur attitude de possesseurs jaloux d’une propriété privée. Dans les remarques indignées de Marx, le mari tyrannique est comparé à un seigneur d’esclaves. Grâce aux conditions sociales qui ignorent l’amour vrai et libre, et la nature patriarcale aussi bien du Code Civil que des lois sur la propriété, l’oppresseur mâle a pu traiter sa femme comme un avare sa cassette d’or enfermée à double clé : comme une chose, comme « une part de son inventaire ». La réification capitaliste et la domination patriarcale sont associées par Marx dans ce réquisitoire radical contre les rapports de famille bourgeois modernes, fondés sur le pouvoir masculin.
Le troisième cas concerne un problème qui deviendra un des drapeaux du mouvement féministe après 1968 : le droit à l’avortement. Il s’agit d’une jeune femme devenue enceinte en contradiction avec les sacro-saintes règles de la famille patriarcale, et poussée au suicide par l’hypocrisie sociale, l’éthique réactionnaire et les lois bourgeoises qui interdisent l’interruption volontaire de grossesse.
Dans son traitement de ces cas, l’essai de Marx/Peuchet – c’est à dire, aussi bien les extraits sélectionnés que les commentaires du traducteur, inséparablement (parce que non séparés par Marx) – constituent une protestation virulente contre la patriarcat, l’asservissement des femmes – y compris « bourgeoises » – et la nature oppressive de la famille bourgeoise. Il a peu d’équivalents dans les écrits postérieurs de Marx, à quelques exceptions près. (7) Malgré ses évidentes limites, cet article petit et presque oublié du jeune Marx est une précieuse contribution à une compréhension plus riche des injustices de la société bourgeoise moderne, de la souffrance que ses structures familiales patriarcales infligent aux femmes, et de l’ample et universel objectif émancipateur du socialisme.

Notes:

(1) Je renvoie à l’introduction de Kevin Anderson et Eric Plaut à la traduction anglaise de l’essai, publiée en 1999 sous forme de livre (Marx on Suicide, Evanston, Northwest University) ou certaines – mais pas toutes – de ces particularités sont mentionnées.
(2) Philippe Bourrinet, “Présentation”, in Marx/Peuchet, A propos du suicide, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 1992, pp. 9-27.
(3) L’hypothèse d’Eric Plaut dans son introduction à l’édition anglaise, sur une fascination « inconsciente » de Marx pour le suicide, ne me semble pas fondée.
(4) Pour un intéressant essai marxiste sur cette problématique, telle qu’elle apparaît dans la littérature française, voir Robert Sayre, Solitude in Society. A sociological study in French Literature, Harvard University Press, 1978.
(5) Sur Marx et le romantisme, je renvoie à mon livre, avec Robert Sayre, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contrecourant de la modernité, Paris, Payot, 1996.
(6) Une seule des histoires de suicide sélectionnées par Marx concerne un homme – un chômeur, ancien membre de la Garde Royale.
(7) Par exemple, son article de 1858 sur Lady Bullwer-Lytton, enfermée dans un asyle par son mari, un éminent répresentant du patriarcat Tory .

LOWY Michael

* Paru dans Actuel Marx, n° 34, 2003.







mercredi 4 avril 2012

UN NOUVEAU FILM POUR MASQUER LES CAUSES DE L’HOLOCAUSTE CAPITALISTE DE 1945



(mais qui révèle l’absence de la prétendue solidarité universelle de la diaspora juive, ce cache-sexe du nationalisme juif)

« Killing Kasztner », documentaire de Gaylen Ross (2H09, réalisé en 2008), Etats Unis, Le Juif qui négocia avec les nazis, sortie en France ce 4 avril 2012.

Cette contribution sera une synthèse documentaire à l’intention des révolutionnaires maximalistes (et des militants ignorantins) qui seront d’abord interloqués par une nouvelle histoire ambiguë concernant le sauvetage des juifs européens – il faudrait dire plutôt des juifs de diverses nationalités (car comme le révèle ledit documentaire, la plupart des juifs concernés étaient avant tout des patriotes des pays où ils vivaient, tout comme l’immense majorité des juifs arrêtés dans les pays de l’Est étaient des prolétaires avant d’être des juifs ; mais ce constat les propagandes réciproques nazis/démocraties l’ont toujours refusé). Nos amis maximalistes se demanderont aussi où classifier cette nouvelle histoire de sauvetage mi-ratée, ambiguë d’un « Schindler juif » et qui se termine étrangement par l’assassinat du « sauveur » après même qu’il soit passé en jugement en Israël après-guerre. Collabo ou sauveur, la presse française qui lance le film s’efforce d’allécher le spectateur potentiel en individualisant le problème par une fixette sur la personnalité du seul Kasztner et contribue encore et toujours à faire passer sous la table la perversité du capitalisme en guerre mondiale. Une petite frange de militants, d’anciens ou nouveaux, et des étudiants éveillés se rappellent de la négociation avec le juif hongrois Joël Brand (qui n’était qu’un second de Kasztner) quand la masse des endoctrinés citoyens spectateurs du monde et des mensonges à la tonne sur l’histoire passée se contente de sa connaissance hollywoodienne de la « liste de Schindler » - une liste limitative pourtant elle aussi un peu comme on le verra avec celle de Kasztner…  Schindler reste un patron efficace, qui protège « ses juifs », c'est-à-dire ses ouvriers, lesquels ne sont pas rétribués. La bonne cause antifasciste appliquée à l’industrie par un ponte nazi, même s’il demeure un exploiteur âpre au profit, servira à consacrer comme un « juste » un homme incontestablement courageux et honorable, mais qui permit la continuation du capitalisme dans les usines libérées… M’enfin le big cinéaste Spielberg aura donné bonne conscience à cette masse terrienne de spectateurs superficiels pour penser qu’il y eût de bons patrons allemands, et nazis ; et que l’essentiel, concernant cette chose monstrueuse que fût l’holocauste capitaliste, est qu’il reste perpétuellement une source d’inspiration pour synopsis démocratique truqué. Spielberg a refusé d’être payé pour son film, estimant qu’il n’avait pas à profiter de la « dette du sang »; pour la propagande de leurs maîtres politiques, les artistes savent toujours qu'il y va de leur intérêt de de leur gagne-pain futur de travailler gratis.

1.      L’épisode le plus connu… cinématographiquement.

Oskar Schindler (1908-1974) était un industriel allemand qui a sauvé durant l'Holocauste plus de 1100 personnes en les faisant travailler dans sa fabrique d'émail et de munitions située en Pologne (actuellement en République tchèque). Sa vie a été le sujet d'un roman de Thomas Keneally et d'un film de Steven Spielberg. Il est enterré au cimetière chrétien du Mont Sion à Jérusalem. Industriel allemand sudète, membre du parti Nazi, Oskar Schindler a fait fortune dans la fabrication de batteries de cuisine en émail à Cracovie en profitant du travail obligatoire des Juifs en dirigeant la Deutsch Emailwaren Fabrik. Bourgeois irrité par les abus de la hiérarchie nazie à son égard, il finit par compatir pour le sort de ses employés juifs mais strictement dans le cadre de la marche de son entreprise.
A la demande de ses amis de l'Inspection, Schindler s’était lancé dans la fabrication d'obus antichars dans une aile de l'usine. Poussé par le comptable Itzhak Stern, qui a su gagner sa confiance, il avait commencé à recruter des travailleurs juifs par l'entremise d'Abraham Bankier et sous le contrôle du bureau de placement du Judenrat (conseil juif). Ces derniers ne percevaient aucun salaire, leurs employeurs versant quant à eux une dîme au quartier général SS de Cracovie : 7,5 Reichsmark par jour pour un travailleur qualifié, 5 pour un manoeuvre ou un jeune. Mais Schindler inspirait confiance à ses recrues – en tant que patron social modèle -  en les assurant qu'ils seraient, chez lui, à l'abri des persécutions et survivraient à la guerre.
Alors que le camp dirigé par Amon Göth reçoit l'ordre de fermer et que des milliers de Juifs doivent alors être transférés à Auschwitz, Schindler décide d'acheter 1 100 de ces hommes pour les « abriter » en les embauchant dans la nouvelle usine d'armes qu'il a ouverte. Il rédige alors la liste contenant les noms de ceux qui seront sauvés. Mais un train de femmes destinées à partir à son usine est détourné vers Auschwitz. Elles échappent de peu à la mort et vont enfin à l'usine de Schindler. Dans cette usine, il interdit aux gardiens tout méfait sur les employés et ira même jusqu'à saboter sa propre marchandise pour qu'elle ne puisse être tirée par les canons. Aidé de sa femme Émilie, ainsi que de son comptable juif Itzhak Stern, il sauve ainsi la vie de plus de 1 100 d'entre eux en les rachetant et en les amenant en Tchécoslovaquie pour les faire travailler dans une usine d'armement à Brněnec (Zwittau-Brinnlitz). Il « achète » ses employés juifs non pas pour les libérer mais pour les ramener et les garder pour la production…
Sa légende assure qu’il orchestre ensuite la faillite de l’usine d’armement de Brnenec, notamment (notamment  seulement) pour sauver « ses » travailleurs juifs (liste strictement exhaustive pour la postérité démocratique)et ne pas ralentir l'avancée alliée par sa production d'armes (qu’on nomme généralement « retournement de veste). Il se rend également jusqu'à Auschwitz pour récupérer ses ouvrières juives dirigées vers le camp par l'administration nazie (ce qui est tout à son honneur). Il joua parfaitement de son charisme, de son savoir-faire pour mener à bien ses actions de sauvetage et il y consacra aussi ses biens personnels. Ce « juste » apparaît pourtant, dans le film de Spielberg, qui n’occulte pas les travers du personnage, typique du bourgeois ambigu tirant un profit matériel de la situation.
Lorsque Amon Goeth, commandant du camp de travaux forcés de Plaszow, situé à dix kilomètres de Cracovie, propose aux industriels allemands employant du personnel juif d'installer leurs usines dans l'enceinte même du camp, Schindler soutient que les machines de la DEF (Deutsche Emaillewaren-Fabrik) ne peuvent être déplacées sans dommages ni perte de temps. En contrepartie, et en gage de sa bonne volonté, il rachète à un vieux couple un terrain dont il fait un camp annexe, en payant lui-même les frais d'installation (barrières, miradors, latrines, bains-douches, lavoir, salon de coiffure, cabinet dentaire, magasin d'alimentation, baraquements, etc.), pour un montant total de 300 000 Reichsmark. Le projet est agréé avec enthousiasme par les autorités. Deux ateliers seront construits, l'un destiné à la fabrication de marmites, l'autre à celle d'obus. Cette année-là, la DEF présentera un bénéfice de 15, 8 millions de Reichsmarks...  Fidèle à ses engagements, Schindler protège son personnel en maintenant les gardes SS et ukrainiens à l'extérieur de l'usine, les officiers tant seuls autorisés à y pénétrer pour inspection. Il veille à l'hygiène en faisant bouillir le linge pour écarter le risque de typhus, et assure à tous une alimentation meilleure et plus abondante qu'à Plaszow. Bien que les journées de travail soient longues (sic), personne ne mourra d'épuisement dans son usine. Quelques mois plus tard, la guerre se termine. Oskar Schindler et sa femme quittent le pays car ils sont pourchassés comme criminels de guerre par les alliés (c’est du moins ce que prétend la légende car les occupants US et russes ont pour l’heure d’autres chats à fouetter que les industriels allemands), mais pas avant d'avoir dit adieu aux 1100 Juifs qu'ils ont sauvés et de s'être vu offrir par ces derniers une bague portant la maxime tirée du Talmud : « Celui qui sauve une vie sauve l'humanité tout entière ». Une belle connerie du Talmud, comme grand final de la légende Schindler, qui conclut de cette façon minable un film à la gloire de l’industrie capitaliste en paix, marquée du sceau de la religion rédemptrice.

2. L’épisode moins connu…

Le glossaire de l’Histoire d’Auschwitz mentionne à la date de mai-juillet 1944 (soit au même moment que l’épisode précédent): Les Nazis envoient en mission le juif hongrois Joël Brand pour essayer de marchander l’échange auprès des Alliés de un million de juifs contre 10.000 camions. Les anglais refusèrent l’offre.
Cette notation était inconnue dans les livres d’histoire avant l’an 2000. Ce n’est qu’une petite brochure du parti bordiguiste « Auschwitz le grand alibi » (rédigée d’ailleurs par un militant juif révolutionnaire décédé il y a peu) qui nous informait depuis la fin des années 1960 qu’un infâme marchandage avait eu lieu, qui n’était pas plus honorable du côté des négociateurs juifs que du côté des criminels nazis. Pendant plusieurs années, le CCI, dans chaque article consacré à la Seconde Guerre mondiale, a, très honorablement, déchiré l’hypocrisie qui avait présidé à ces quelques marchandages « privés » et secrets (en fait je n’en ai dénombré que deux : celui des Brand/Kasztner et celui de Schnidler) ; voici à peu près ce que RI explique à chaque fois :
A la conférence des Alliés aux Bermudes en 1943, les Alliés avaient même décidé de ne rien faire pour les juifs d’Europe, laissant ainsi faire extermination (comme en Syrie aujourd’hui quoique à une échelle moindre et dans une même opacité, nota de jlr) à l'immense exode qu'ils auraient eu à charge si les nazis avaient choisi l’expulsion ou le troc humain. Plusieurs marchandages incroyables eurent lieu depuis la Roumanie et la Hongrie. Tous essuyèrent le refus poli de Roosevelt sous prétexte de ne pas fournir des subsides à l'ennemi. La proposition la plus connue, masquée aujourd'hui par la mafia d’Hollywood derrière l'action humaniste très limitée du seul Schindler, mit en présence des représentants de la bourgeoisie alliée avec Eichmann pour l'échange de 100 000 Juifs contre 10 000 camions, échange que les Alliés refusèrent : « transporter tant de monde risquerait de nuire à l'effort de guerre », arguèrent les militaires britanniques. 
UN SOUS-FIFRE DE KASZTNER 
Joël Brand (1906-1964) était un juif hongrois, membre du Comité d'Aide et de Secours d'Israël Kasztner. Il déménage avec sa famille en 1910 en Allemagne, pays où il devient communiste. Matelot, il fut brièvement arrêté en Allemagne en 1934 après l'incendie du Reichstag, puis émigra à Budapest. Devenu sioniste, il rejoignit le Mapai. En 1941, son frère fut déporté. Sa belle-sœur fut aussi déportée lors de la rafle de Kamianets-Podilskyï (juillet 1941). Toutes les légendes sur le secours ou l’aide automatique entre coreligionnaires s’écroulent si on observe de près la trajectoire des uns et des autres ; dans la guerre, c’est généralement le chacun pour soi qui prédomine comme l’illustre l’itinéraire de Brand ; mais aussi celui de Kasztner, dans sa dimension « hongroise » qui lui sera reprochée par l’Etat sioniste, et qui armera ainsi la main de son meurtrier, au fond… parce qu’il aura attenté au sacro-saint mythe de la solidarité indéfectible en diaspora nationaliste…(cf. voir plus loin).
Brand donna de l'argent à un espion hongrois, Josezf Krem, afin de sauver sa belle-sœur d'une mort certaine, puis de faire exfiltrer sa belle-famille. Il s'impliqua ensuite dans la contrebande et dans l'aide aux réfugiés polonais et slovaques qui tentaient de passer la frontière hongroise, alors encore refuge relatif contre les persécutions. Après l'occupation de la Hongrie en mars 1944, le Comité d'Aide et de Secours de Kasztner fut impliqué dans des négociations avec le représentant du RSHA IV, chargé des « affaires juives », à Budapest, Adolf Eichmann, pour sauver des « juifs hongrois ». Le 17 mai 1944, Brand fut renvoyé à Istanbul par les « barbares nazis », afin de proposer à l'Agence juive d'échanger « un million de Juifs contre dix mille camions » (ainsi que du thé, du café, du savon, etc) qui seraient fournis par les Alliés. Le point de savoir si le Reichsführer Himmler était informé de cette proposition, qui visait aussi à préparer une éventuelle paix séparée, reste débattu. Aux côtés de Brand, les Allemands avaient envoyé Bandi Grosz, un espion juif ( ? source wikipédia non indiquée), chargé par le Sicherheitsdienst (SD) de négocier une paix séparée avec les Américains ou les Britanniques, qui aurait exclu l'URSS et peut-être aussi Hitler (wikipédia ne donne aucune source précise à cet endroit). Certaines sources, dont Brand lui-même lors du procès Eichmann, affirment que Grosz était en fait un agent double travaillant également pour les Alliés. De toute manière on ne saura jamais précisément ce qui s’est passé dans ce bourbier, comme toujours on ne peut vraiment savoir ce qui s’est dit lors de négociations secrètes et même les historiens se laissent abuser quand les plus intelligents prennent des pincettes. La réalité de la proposition demeure controversée à ce jour. L'historien Raoul Hilberg affirme qu'on ne peut que spéculer à son sujet. L'historien Miroslav Kárný  estime que contrairement à la parole donnée Eichmann a ordonné des déportations au lendemain de l'offre faite, et qu'en outre il ne restait déjà plus « un million de Juifs » dans le Reich, et considère qu'il s'agit sans aucun doute d'un leurre.
Lorsque Brand aurait demandé à Eichmann comment être assuré que la proposition soit honorée, Eichmann aurait répondu non seulement que les « escrocs » étaient les Juifs, pas les Allemands, et qu'il était prêt à « dissoudre Auschwitz » (acte qui dépassait sa compétence) et délivrerait progressivement les Juifs promis en fonction des camions et du matériel fourni. Les représentants du comité d’aide de Kasztner se rendirent en Syrie, où ils furent arrêtés et menés au Caire pour être interrogés par les Alliés. Si la proposition fut refusée, Brand fut relâché et envoyé en Palestine. Il meurt en Israël en 1964, quelques années après le procès Kasztner et son assassinat1. Son rôle est subjectivement décrit dans L'histoire de Joël Brand (Die Geschichte von Joel Brand), un récit pseudo-autobiographique écrit par Alex Weissberg et par lui-même.
LE CAS KASZTNER
Rudolf (Rezső) Kasztner, aussi dénommé Israel (Yisrael) Kasztner, (190612 mars 1957) était donc le dirigeant du Va'adat Ezrah Vehatzalah (Vaada), ou Comité d'Aide et de Secours, pendant l'occupation de la Hongrie par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale chargé de négocier avec les SS l'autorisation pour 1684 Juifs de quitter la Hongrie pour la Suisse, en échange d'argent, d'or et de diamants, dans ce qui sera appelé le "train de Kasztner".
Kasztner émigre en Israël après la guerre et devient en 1952 le porte-parole du Ministre du Commerce et de l'Industrie. Son rôle dans les négociations avec les SS est contesté en 1953, quand il est accusé dans un pamphlet auto-publié de Malchiel Greenwald d'avoir été un collaborateur des nazis pour avoir entre autres fourni des témoignages à décharge aux Alliés sur l'officier SS Kurt Becher en évitant à ce dernier d'être jugé au procès de Nuremberg. Rattrapé par son histoire « légendaire » à lui aussi, il intente un procès à ce chroniqueur qui l’accuse ne quelque sorte d’avoir collaboré. Greenwald est poursuivi en justice par le gouvernement israélien au nom de Kasztner, ce qui conduit à un procès qui dure deux ans et qui se termine par une décision du juge, stipulant qu'en effet Kasztner « avait vendu son âme au diable », c'est-à-dire qu’il aurait non seulement semé des illusions sur les négociéteurs nazis mais ne se serait préoccupé à des fins personnelles que des juifs « hongrois ». La Cour suprême d'Israël annule ce jugement en 1958, mais entre temps, Kasztner a été assassiné par Zeev Eckstein. En 1957, Kasztner avait été abattu par ce membre d’un groupuscule israélien d’extrême droite, quelques mois avant que le jugement soit infirmé en appel.

Fut-il héros ou traître ? 

Qu’a donc négocié cet homme qui, dès 1943 à Bucarest, avait mis en place un comité de salut et de secours (la Vaada ) pour venir en aide aux siens ? Fut-il héros ou traître ? Intriguée par cette figure et les faits qui lui sont associés, l’Américaine Gaylen Ross a entrepris une longue enquête qui débute sur le lieu du crime, en présence de l’assassin, libéré après une courte peine de prison. Cette présence doit moins à un goût malsain du spectaculaire qu’au cheminement du film lui-même, débutant dans le doute et le malaise, s’achevant dans une impressionnante catharsis individuelle, familiale et collective. Au long de ces deux heures intenses, l’auteure éclaire peu à peu la démarche de Kasztner qui, avec quelques autres, tenta de soustraire les Juifs « hongrois » de la déportation en échange de livraisons de matériel (principalement des camions) à l’Allemagne, mais sa démarche « hongroise » remet en cause le nationalisme juif, ce qu’un critique de cinéma enrobe sous cette suave phrase : « Le film interroge les fondements de la société israélienne »…
Les livraisons n’eurent jamais lieu, mais le versement d’une forte rançon permit au premier convoi organisé par Kasztner d’arriver jusqu’en Suisse, après avoir stationné plusieurs mois à Bergen Belsen. Poursuivant ses efforts, le « négociateur » serait parvenu à éviter le pire à des milliers d’autres internés, réorientés des camps de la mort vers des camps de travail. La cinéaste Gaylen Ross montre la culpabilité des survivants du convoi aujourd’hui très âgés, qui durent vivre avec les questions : « Pourquoi vous ? » et « En échange de quoi ? ».
Bien que Kasztner ait été présenté, lors du procès en Israël, comme un représentant des notables juifs et des Judenräte, il provenait en fait d'un milieu différent que celui des notables de la communauté juive hongroise. D'origine roumaine, il fut contraint d'abandonner le journalisme après l'application des lois antisémites du régime Horthy. Sioniste et socialiste, ces deux traits le distinguent des notables juifs hongrois lesquels, orthodoxes ou libéraux, prônent plutôt l'assimilation et se considèrent comme des « hongrois juifs », méfiants à l'égard de juifs venus d'ailleurs, et par son action Kasztner n’avait-il pas souhaité être assimilé lui aussi comme « hongrois juif » ? Il vivait modestement à Budapest, travaillant pour de petits organismes sionistes tels que le Keren Kayemet.
En décembre 1941, Kasztner avertit ses amis juifs de l'extermination menée sur le front de l'Est par les Einsatzgruppen et co-fonde en janvier 1943 le Comité d'assistance, avec Joël Brand, Ottó Komoly  (qui le préside, avec Kasztner comme vice-président mais qui en devient de fait le dirigeant), Samuel Springmann (trésorier), deux Juifs orthodoxes sionistes et Ernst Szilagyi, de l'Hachomer Hatzaïr (gauche). Celui-ci, allant à l'encontre des sentiments des notables juifs hongrois, aident à traverser la frontière aux réfugiés polonais et slovaques.
Pendant l'été 1944, Kasztner rencontre donc Adolf Eichmann, chargé de la déportation des 800 000 Juifs de Hongrie vers le camp d'extermination d'Auschwitz en Pologne. Pendant cette rencontre, le comité d'assistance voulait aboutir à cet échange horrible de 10 000 camions fournis à l'armée allemande via l'Agence juive par les Britanniques en échange du sauvetage d'un million de juifs. Finalement, un accord aurait été trouvé pour sauver 1685 Juifs moyennant le versement d'une somme de 1000 dollars par personne sauvée (sic !). La plupart des passagers ne peuvent pas se procurer une telle somme. Aussi Kasztner aurait-il mis aux enchères 150 places pour des Juifs fortunés de façon à payer les places pour les autres. En plus, l'officier SS Kurt Becher (en), l'envoyé d'Heinrich Himmler, insistait pour que 50 sièges soient réservés aux familles de personnes qui lui avaient versé de l'argent personnellement afin d'obtenir de sa part certaines faveurs, moyennant la somme de 25 000 dollars par personne. Becher lors des négociations réussit aussi à augmenter le prix de la place de 1 000 à 2 000 dollars. Le montant total de la rançon est estimée par la communauté juive à 8 600 000 francs suisses, bien que Becher lui-même la chiffre à seulement 3 000 000 de francs suisses.
Le 30 juin 1944, le train partit de Budapest mais, contrairement à la parole donnée à Kasztner, il est dirigé vers le camp de Bergen-Belsen, où il arrive le 9 juillet avec 1 684 Juifs à bord. Les passagers furent gardés pendant quelques semaines dans une section spéciale du camp de concentration. En août, 318 furent admis à partir pour la Suisse, pays resté neutre. En décembre 1944, le reste des passagers, à part 17 qui furent contraints de rester à Bergen-Belsen sous différents prétextes, furent autorisés à partir pour la Suisse dans le même train. 

Collaboration supposée

La réunion entre Kasztner et Eichmann aura des répercussions à très long terme en Israël, et surtout parmi la communauté juive d'origine hongroise. Un des points reprochés à Kasztner, est qu'il participe lui-même à l'établissement de la liste de ceux qui seront autorisés à quitter la Hongrie par train. De nombreux Juifs sauvés sont des parents, des amis personnels de Kasztner ou des Juifs hongrois fortunés pouvant payer pour ceux qui n'en ont pas les moyens, ainsi que les responsables sionistes et de la communauté. Même pendant les négociations, des milliers de Juifs hongrois continuent d'être déportés vers le camp d'Auschwitz.
La plupart des Juifs sauvés par Kasztner le considèrent comme un héros qui a risqué sa vie en négociant avec Eichmann. Cependant d'autres Juifs hongrois s'interrogent pour savoir si Kasztner devait négocier avec Eichmann et si Kasztner, au lieu d'un héros, ne serait pas plutôt un collaborateur. En 1960, seize ans après sa rencontre avec Kasztner, Eichmann raconte au magazine Life que Kasztner « avait accepté de faire tout son possible pour que les Juifs n'opposent aucune résistance à leur déportation, et même qu'ils se comportent correctement dans les camps de regroupement, si je fermais les yeux et laissais quelques centaines ou quelques milliers de jeunes Juifs émigrer vers la Palestine. C'était une bonne affaire. »
En mai 1944, Kasztner et beaucoup d'autres responsables juifs savent, après avoir reçu fin avril 1944, le rapport Vrba-Wetzler, que les Juifs sont envoyés à la mort. Ce rapport est communiqué aux responsables des organisations juives dans l'espoir que les Juifs hongrois soient avertis qu'ils sont envoyés dans des camps de la mort et non dans des camps de regroupement, comme on le leur fait croire. Cependant, ce rapport n'est pas rendu public par Kasztner et les autres responsables de la communauté juive hongroise.
En particulier, le 3 mai 1944, lorsque Kasztner se rend à Cluj, douze jours avant le début des déportations, il omet d'informer la communauté juive, mis à part les notables à qui il offrait des places sur le train vers la Suisse, du sort qui les attend. Les notables [avertis par Kasztner, lui-même venant d'un milieu différent des notables de la communauté juive hongroise] furent dès lors acculés à collaborer « objectivement » avec les nazis, puisque ceux-ci, par l'entremise de Kasztner, leur promettaient la vie sauve, à la condition formulée seulement de façon implicite mais sans qu'il y ait de doute sur le sens du marché, qu'ils diffusent des nouvelles rassurantes auprès du vaste public qui leur faisait confiance, endorment toute vigilance, et donnent la consigne d'obéir sans broncher aux ordres des autorités, hongroises ou allemandes. Opération de mystification répétée à plus grande échelle, lorsque la liste des passagers du train de la survie, dont le départ eut lieu effectivement le 30 juin 1944, fut élargie pour inclure non seulement les Juifs de Cluj, à l'origine pris en compte en priorité, mais les membres d'organisations juives de toutes sortes sur l'ensemble de la Hongrie (...) Et Kasztner n'oublia pas d'inscrire sa famille et ses amis sur la liste qui assurait le salut. »
À la fin de la guerre, 450 000 Juifs hongrois auront été assassinés. Les détracteurs de Kasztner prétendent qu'il s'est mis d'accord avec Eichmann pour ne pas avertir les Juifs hongrois de la menace qui pèse sur eux, afin de ne pas mettre en danger les négociations pour sauver les Juifs qui s'échapperont par le « train de Kasztner ». Les défenseurs contemporains de Kasztner soutiennent que cet accord sur le train faisait partie du projet beaucoup plus important de négociations que de sauver tous les Juifs hongrois, le fameux « un million de Juifs hongrois contre 10 000 camions » ou l’affaire Joël Brand, que j’ai évoquée ci-dessus.

La défense de l'officier SS Kurt Becher

Renvoi d’ascenseur naturel… Au début de 1945, Kasztner voyage en Allemagne avec Kurt Becher (en), qui a reçu l'argent et les objets de valeur payés pour sauver les Juifs du train. Himmler a ordonné à Becher d'accélérer la destruction des camps de concentration, alors que les alliés gagnent du terrain, dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale. Bien que Kasztner soit un Juif hongrois et Becher un officier SS, il semble qu'ils aient travaillé correctement ensemble. Après la guerre, Becher est jugé à Nuremberg pour crimes de guerre. Kasztner témoigne en sa faveur, déclarant que Becher est « taillé dans un bois différent de ceux des meurtriers de masse professionnels de la SS politique ». Sa défense d'un officier SS met en colère la communauté juive hongroise, même plus que ses négociations avec Eichmann. En tout, Kasztner témoigne cinq fois, de 1946 à 1948, en faveur de Becher et des autres SS impliqués dans les négociations sur le train et la rançon.

Le Procès Kasztner ou la surenchère nationaliste juive

Kasztner émigre en Israël après la guerre, et devient actif au sein du Mapaï (centre-gauche). Il est candidat deux fois mais ne réussit pas à être élu à la Knesset (Parlement israélien), et est nommé porte-parole du Ministre du Commerce et de l'Industrie en 1952. Son rôle dans les négociations avec les SS pour sauver des Juifs hongrois fait la une du journal de droite Hérout (en) en 1953, quand il fut accusé par Malchiel Gruenwald (en), écrivain amateur et pamphlétaire activiste d'extrême droite :
  1. de collaboration avec les nazis ;
  2. d'avoir favorisé le meurtre des Juifs hongrois ;
  3. d'être complice avec l'officier nazi Kurt Becher (en) du vol de biens juifs ;
  4. d'avoir, après la guerre, évité à Becher le châtiment qui lui était réservé.
Ironiquement, Gruenwald lui-même fut plus tard accusé d'avoir demandé aux autorités britanniques d'empêcher un navire de réfugiés, le SS Patria (en), d'accoster en Palestine. Gruenwald accusait entre autres Kasztner d'avoir été placé en bonne position sur la liste législative du Mapaï, alors qu'en fait il avait été placé suffisamment bas pour que le Mapai soit sûr qu'il ne soit pas élu. Haim Cohen, procureur général d'Israël et ministre de la Justice, décide alors que les accusations de Gruenwald doivent soit faire l'objet de réparations lors d'un procès en diffamation, soit admises par Kasztner qui devrait alors démissionner, le nouvel Etat d'Israël ne pouvant se permettre, selon ses termes, qu'un homme sur lequel pèserait un soupçon sérieux de collaboration avec les nazis ne soit investi de fonctions officielles.
Gruenwald fut poursuivi en justice pour diffamation par le gouvernement de centre-gauche pour le compte de Kasztner. Son avocat, Shmuel Tamir , est un ancien membre de l'Irgoun, ex-chef du service des renseignements de l'Irgoun à Jérusalem, et un partisan de l'aile droite du parti d'opposition Hérout conduit par Menahem Begin. Tamir fait du procès en calomnie contre son client un procès politique contre Kasztner et par ricochet contre le Parti travailliste. Appelée à la barre le 14 juin 1954, la mère de l'héroïne juive hongroise Hannah Szenes accuse aussi Kasztner d'avoir refusé de la recevoir après l'arrestation de sa fille et de ne lui avoir fourni aucune aide. Après deux ans de procès, dans son jugement, le juge Benjamin Halevi, du tribunal de grande instance, acquitte Gruenwald de calomnie pour le premier, second et quatrième chef d'accusations. Il écrit :
« Le parrainage nazi de Kasztner et leur accord pour lui laisser sauver six cents Juifs importants, faisaient partie du plan d'extermination des Juifs. Kasztner avait une chance d'en ajouter quelques uns à ce nombre. La tentation l'a séduit. L'opportunité de sauver des gens importants lui plaisait énormément. Il considérait le sauvetage des Juifs les plus importants comme un grand succès personnel et un succès pour le sionisme. C'était un succès qui justifierait aussi sa conduite – ses négociations politiques avec les nazis et le parrainage nazi de son comité. Quand Kasztner recevait son cadeau des nazis, Kasztner vendait son âme au satan allemand ». La décision du gouvernement israélien de faire appel au nom de Kasztner conduit à sa chute et à de nouvelles élections. Kasztner devient alors le symbole du « parvenu » ou du « notable juif » qui aurait préféré négocier avec les nazis afin de protéger ses proches en sacrifiant les plus modestes de la communauté juive, figure diamétralement opposée à celle du héros résistant figurée par Hannah Szenes ou par les insurgés du ghetto de Varsovie.
Le 3 mars 1957, Zeev Eckstein, jeune homme d'extrême droite alors âgé de 24 ans, et qui n'a aucun lien avec l'Holocauste, lui tire dessus. Kasztner meurt de ses blessures neuf jours plus tard. En se basant sur des rapports de la Cour israélienne, le journaliste et écrivain Ben Hecht écrit qu'Eckstein était, quelques mois avant l'assassinat, un indicateur payé par les services de renseignements du gouvernement israélien.
La Cour Suprême d'Israël annule la plus grande partie du jugement et innocente Kasztner en 1958. La décision est justifiée dans son rapport par :
  1. Pendant cette période, Kasztner n'était motivé que par son désir de sauver des Juifs hongrois, dans leur ensemble, c'est-à-dire le plus grand nombre possible qu'il estimait pouvoir sauver dans les circonstances de l'époque.
  2. Ce motif était conforme au devoir moral de secours auquel il était soumis en tant que responsable du Comité d'Aide et de Secours de Budapest.
  3. Influencé par ce motif, il adopta la méthode de négociation financière ou économique avec les nazis.
  4. Le comportement de Kasztner semble à la fois plausible et raisonnable.
  5. Son comportement lors de sa visite à Cluj-Napoca (le 3 mai) et ultérieurement, aussi bien son aspect actif (le plan des « juifs importants ») et son aspect passif (cacher les « nouvelles d'Auschwitz » et le manque d'encouragement pour des actes de résistance et d'évasion sur une large échelle) est conforme avec sa loyauté à la méthode qu'il considérait, pendant les moments cruciaux de la négociation, comme étant la seule chance de sauvetage.
  6. En conséquence, on ne peut pas trouver de faute morale dans son comportement, on ne peut pas trouver de lien entre son comportement et la facilité du transport et de la déportation des Juifs hongrois, on ne peut pas considérer son comportement comme une collaboration avec les nazis.
Contrairement aux années 1950, le procès de Kasztner représente aujourd'hui en Israël, selon l'historien M. Kriegel, « avant tout l'incapacité du jeune Etat (...) à saisir la nature des dilemmes qu'affrontaient les membres des conseils juifs, et sa tendance à resserrer toute la distribution, sur le théâtre de la Shoah, sur les deux seuls rôles du héros et du traître. Une société qui (...) considère dorénavant le procès de 1954 comme l'un des symptômes les plus problématiques de la maladie infantile de son nationalisme (je souligne, jlr). » Cette perception tranche cependant avec l'arrêt de la Cour, qui ne reprochait pas à Kasztner de n'avoir pas mené une révolte, mais surtout de n'avoir pas averti les juifs de Cluj du destin qui les attendait dans les camps, ainsi que de ne pas avoir aidé les parachutistes juifs, dont Hannah Szenes, voire d'avoir « quasiment obligé » deux d'entre eux de se livrer à la Gestapo, et d'avoir témoigné en faveur du SS Becher.
Des questions posent problème aux journalistes naïfs :  pourquoi Kasztner a-t-il démenti, lors de son procès, qu'il avait témoigné en faveur des officiers nazis ? Ce mensonge couvrait-il l'aval des autorités sionistes et leur implication dans ces négociations ? Quant à son assassin, agent infiltré des services secrets au sein de l'extrême droite, libéré de prison dès 1964, faut-il le croire lorsqu'il prétend avoir été retourné par l'idéologie qu'il était censé combattre ? Faut-il porter davantage crédit à sa version de l'assassinat, selon laquelle la balle qui a tué Kasztner provenait d'un tireur embusqué ?
«  Ces questions, dit l’un, jalonnent le film très documenté de Gaylen Ross, mais n'en épuisent pas la substance. Car la réalisatrice ne se contente ni de son travail d'enquête, ni des supputations qu'elle suscite. Elle fait de son film un acteur de l'Histoire, en convainquant à la fois la fille et la petite-fille de Kasztner, mais aussi bien son assassin, non seulement d'y témoigner, mais de se rencontrer pour la première fois. Ce "scoop" qui confine à la télé-réalité est le point d'orgue d'une mise en scène qui ne lésine pas sur les moyens de captiver le spectateur, depuis le suspense qui gouverne son récit jusqu'à la reconstitution du crime sur fond musical emphatique, en passant par un happy end tiré par les cheveux. L'affaire Kasztner, suffisamment tragique, n'en demandait pas tant. Reste une enquête impressionnante et une histoire forte, dont on aurait aimé que les nombreuses hypothèses, ainsi que les implications politiques, soient davantage passées au filtre de l'expertise historienne ».
Voilà c’est tout. Vous êtes documenté. Vous pouvez aller voir le film. Mais que cela ne vous empêche pas de réfléchir à la grande histoire, celle de la lutte des classes, et de bien considérer que la victimologie juive persiste à voiler les causes et conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Sous le masque du nationalisme juif, à prétention universaliste.

PS : Pour réfléchir sur le nazisme en tant que « modernisme », «avant-gardiste du capitalisme décadent » et sa perpétuation… sarkozienne, je suggère de lire Franz Neumann, ami de Marcuse, décédé accidentellement en 1954), Behemoth, grand classique et « Notes on the theory of Dictatorship » où il énumère cinq facteur qui caractérisent le totalitarisme moderne : passage de l’Etat de droit (Rechtstat) à l’Etat policier ; concentration du pouvoir ; existence d’un parti monopolisant le pouvoir d’Etat ; contrôle par l’Etat de tous les aspects de la société ; enfin, instauration de la terreur. Ce totalitarisme étatique est typiquement un produit de la société industrielle ou même post-industrielle, à la fois en raison du besoin d’organisation que celle-ci engendre, et en raison des masses désorganisées et des groupes déclassés qui lui fournissent ses troupes.