PAGES PROLETARIENNES

mercredi 3 novembre 2010

VILE MULTITUDE


M. Thiers. […] Maintenant, ces hommes que nous avons exclus, sont-ce les pauvres ? non. Ce n’est pas le pauvre, c’est le vagabond, qui souvent, par des moyens licites ou illicites, gagne des salaires considérables, mais qui ne vit pas dans un domicile à lui appartenant ; qui se hâte, quand il est sorti de l’atelier, d’aller au cabaret, qui ne met aucun intérêt à son domicile, aucun. Savez-vous pourquoi ? Qui ne met aucun intérêt à son domicile parce que souvent il n’a pas de famille, ou quelquefois, quand il en a, il ne l’intéresse pas à l’asile qu’il habite.
Il y a une quantité de ces vagabonds qui ont des salaires considérables ; d’autres qui, par des moyens illicites, gagnent suffisamment pour avoir un domicile, qui n’en veulent pas avoir. Ce sont des hommes qui forment, non pas le fond, mais la partie dangereuse des grandes populations agglomérées ; ce sont ces hommes qui méritent ce titre, l’un des plus flétris de l’histoire, entendez-vous, le titre de multitude. Oui, je comprends que certains hommes y regardent beaucoup avant de se priver de cet instrument ; mais des amis de la vraie liberté, je dirai les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques. Je comprends que des tyrans s’en accommodent, parce qu’ils la nourrissent, la châtient et la méprisent (Vive approbation et bravos à droite). Mais des républicains chérir la multitude et la défendre, ce sont de faux républicains, ce sont de mauvais républicains. (Même mouvement). Ce sont des républicains qui peuvent connaître toutes les profondeurs du socialisme, mais qui ne connaissent pas l’histoire. Voyez-la à ses premières pages, elle vous dira que cette misérable multitude a livré à tous les tyrans la liberté de toutes les républiques. C’est cette multitude qui a livré à César la liberté de Rome pour du pain et des cirques. (Très-bien ! très-bien !)
C’est cette multitude qui, après avoir accepté en échange de la liberté romaine du pain et des cirques, égorgeait les empereurs ; qui tantôt voulait du misérable Néron, et l’égorgeait quelque temps après, par les caprices aussi changeants sous le despotisme qu’ils l’avaient été sous la république ; qui prenait Galba, et l’égorgeait quelques jours après parce qu’elle le trouvait trop sévère ; qui voulait débaucher Othon ; qui prenait l’ignoble Vitellius, et qui, n’ayant plus le courage même des combats, livra Rome aux barbares. (Applaudissements à droite. – Agitation.)
C’est cette vile multitude qui a livré aux Médicis la liberté de Florence ; qui a, en Hollande, dans la sage Hollande, égorgé les Witt, qui étaient, comme vous le savez, les vrais amis de la liberté ; c’est cette vile multitude qui a égorgé Bailly, a applaudi au supplice, qui n’était qu’un abominable assassinat, des Girondins ; qui a applaudi ensuite au supplice mérité de Robespierre ; qui applaudirait au vôtre, au nôtre ; qui a accepté le despotisme du grand homme, qui la connaissait et savait la soumettre ; qui a ensuite applaudi à sa chute, et qui, en 1815, a mis une corde à sa statue pour la faire tomber dans la boue. (Applaudissements et bravos répétés sur tous les bancs de la majorité.)
M. Bixio. Ce sont des mouchoirs brodés qu’on lui avait attachés au cou.
M. Napoléon Bonaparte, de sa place. Ce sont les royalistes (Vive agitation.)
M. Thiers. C’est cette multitude… (Interruption.)
M. Napoléon Bonaparte. Je demande la parole…
De toutes parts, à droite. A l’ordre ! à l’ordre !
M. Napoléon Bonaparte. Je demande…
M. le président. M. Napoléon Bonaparte, je vous rappelle à l’ordre.
M. Thiers, se retournant vers M. Napoléon Bonaparte. Et vous, qui m’interrompez, et à qui…
M. Napoléon Bonaparte, de sa place. Voulez-vous me permettre…
Au centre et à droite, avec force. Non ! non !

[La querelle s’envenime, Thiers s’en prend aux choix politiques de Bonaparte, qui demande de nouveau la parole, est rappelé à l’ordre avec inscription ; la censure est votée contre lui à une grande majorité, le tumulte augmente, les membres de l’extrême-gauche font de très vives réclamations et quittent l’hémicycle, puis reviennent… le silence finit par se rétablir]

[…]
M. Napoléon Bonaparte. J’ai été rappelé à l’ordre, et même un vote de censure a été proposé. Avant qu’il ne soit prononcé, j’ai le droit, aux termes du règlement, de m’expliquer. Je me suis permis d’interrompre M. Thiers ; j’ai été, je l’avoue, emporté par un vif sentiment, que je n’ai pu maîtriser, quand j’ai entendu M. Thiers dire… (Interruption) que c’était le peuple.
De toutes parts, à droite. Non ! non ! la multitude !
M. Thiers. Non ! non ! j’ai dit : la multitude.

[Bonaparte réagit ensuite contre l’attaque personnelle dont il a été victime. « Vous n’avez pas plus le droit de me demander pourquoi je siège de ce côté, que moi je n’ai celui de vous demander pourquoi vous siégez de l’autre ». La censure est votée une nouvelle fois contre lui]

[…]
M. Thiers. En France, Messieurs, quoi qu’en dise la calomnie, il n’y a partout, sur tous les bancs, dans tout le pays, que des vaincus de Waterloo, et je suis sûr que je ne serai démenti par personne. (Marques très-vives d’approbation à droite). Ce n’est pas le nom du peuple que j’ai prononcé ; je sais que la calomnie est toute prête ; je vais la déjouer d’avance ; j’ai dit c’est la vile multitude ; ce n’est pas là le peuple, ce n’est pas le vrai peuple.
Eh bien, écoutez, la France nous juge, elle sait la langue française, quoiqu’on la défigure bien indignement, elle sait ce que veut dire le peuple et ce que veut dire la multitude, elle comprendra mes paroles. Tant pis pour ceux qui veulent défendre la multitude, je leur laisse cet honneur, quelque nom qu’ils portent.
Je leur laisse ce triste honneur ; ce n’est pas le peuple, le vrai peuple qui incendie les palais, les statues, égorge à Paris, qui verse le sang…
A droite. C’est vrai ! c’est vrai !
M. Labrousse. Ce n’est pas la multitude qui a assassiné le maréchal Ney.
M. Thiers. Le peuple, le vrai peuple, celui que nous voulons appeler dans les comices, ce vrai peuple, il souffre des crimes de ce que j’appelle la multitude. Quand vous avez troublé le pays, que vous l’avez troublé sous prétexte de le rendre heureux et de le faire marcher plus vite dans la voie de la liberté, c’est ce vrai peuple, répandu dans vos campagnes, qui souffre, qui travaille, qui paye vos fautes, vous qui vous dites ses amis. (A droite. Très-bien !)
[…]
Moniteur universel, 25 mai 1850