PAGES PROLETARIENNES

lundi 15 février 2010

UN TIERS-MONDISTE

DEUX TIERS-MONDAINS

Il ne fallait pas être déprimé, samedi, pour aller écouter les intervenants d'un colloque sur la crise, au sommet de la Grande Arche de la Défense. Philosophes, économistes ou agronomes : ils dressent tous un tableau apocalyptique. « Nous sommes au bord de l'abîme », résume Edgar Morin. Quel diagnostic formuler ? Comment en sortir ? Revue de propositions. Joseph Stiglitz est en retard. L'économiste américain, en tournée de promotion pour son dernier livre, a accepté l'invitation d'Eva Joly, figure de proue d'Europe Écologie. À condition que l'étendard du parti ne figure pas sur la tribune. Un drapeau européen le remplace. Au menu, deux questions :

o Crise : comment éviter la rechute ?

o Comment faire naître une nouvelle société ?

Pour Joseph Stiglitz, retour à un niveau d'emploi normal pas avant 2015: Stiglitz commence par un ballet de chiffres effrayants :

o 180 milliards de dollars pour renflouer AIG = un quart de siècle d'aide américaine à l'Afrique

o entre 2000 et 2008, les revenus des classes moyennes américaines ont baissé de 4%

o Un Américain sur cinq ne peut avoir un « full-time job » (emploi à temps plein)

Un constat : l'économie est en panne à cause des excès de la finance, de leurs conséquences sur l'emploi et les déficits budgétaires. Constat partagé par l'économiste Pierre Larrouturou, toujours adepte de la diminution du temps de travail : « Un débat qui a de l'avenir à gauche, notamment car les syndicats allemands sont en train de remettre la question à l'ordre du jour en réclamant la semaine de 4 jours. Joseph Stiglitz voit trois manières de régler le problème de l'endettement chronique et exponentiel des États occidentaux :

1. Laisser repartir l'inflation, mais « cela ne plaît pas aux créanciers » dit-il, car ils vont alors perdre de l'argent ; 2. Restructurer les dettes -publique et privée- y compris en ayant recours au mécanisme de la liquidation, mais « les banques n'aiment pas cela, car c'est une façon de reconnaître qu'elles ont mal fait leur travail » ; 3. « Passer au travers en fermant les yeux », comme cela s'est fait au Japon dans les années 90. Et prévoir un « retour à un niveau d'emploi normal en 2015, pas avant ». Pour le prix Nobel, cette troisième option est certainement celle que les politiques vont privilégier.

Nourrir les paysans du Sud: Après les chiffres, les inégalités. Marc Dufumier est inconnu du grand public, mais cet agronome est une référence en matière de rapports Nord-Sud. Et sa démonstration a quelque chose d'implacable : « Qui a faim ? Un milliard d'habitants. C'est à dire ceux qui n'ont pas 2 200 Kcal/jour, soit environ 200 kilos d'alimentation végétale par habitant et par an. Combien produit-on aujourd'hui ? 330 kilos/hab/an. Que fait-on de l'excédent ? On nourrit le bétail pour faire de la viande et on fabrique de l'essence pour les voitures. Qui a faim ? Quelques-uns dans les pays du Nord, beaucoup dans ceux du Sud et aux trois-quarts, ce sont des agriculteurs. » Sa proposition pour rétablir la valeur du travail des agriculteurs du Sud et les nourrir : remettre à plat le système du commerce mondial, quitte à rétablir les droits de douane.

La perte de culture chez les politiques: À 88 ans, Edgar Morin dresse un constat tout aussi sévère. Pour le sociologue : « Cette crise est une crise de la mondialisation, du développement et de l'occidentalisation. » « L'idée du “ toujours plus ” a créé un vide moral. » « Nous allons vers l'abîme, car les armes de destruction massive peuvent aujourd'hui être utilisées dans un conflit. » Comment voit-il la sortie de crise ? « La crise économique n'est qu'une des facettes d'une crise bien plus large, celle de la mondialisation. » Mais l'artisan de la pensée complexe a aussi cette faculté de renvoyer ses interlocuteurs à leurs propres turpitudes (la députée européenne Eva Joly est à la tribune, les Verts Cécile Duflot et Denis Baupin sont dans le public) : « Pourquoi cette impuissance de la politique à penser la crise ? J'y vois trois raisons : La perte de la culture chez les politiques, La réduction de la politique à l'économie, Le cloisonnement des savoirs dans l'éducation qui développe l'incapacité à penser la globalité. » Eva Joly est « très remotivée pour [sa] fonction politique ». Stiglitz est déjà parti. À l'applaudimètre, Dufumier et Morin l'emportent haut-la-main. Les spectateurs ont l'air moins déprimé.

David Servenay (« La fin de la crise économique ? Pas avant 2015 », sur Eco 89).