PAGES PROLETARIENNES

vendredi 27 novembre 2009

Eléments pour une histoire comparée de mai 68 en France et en Allemagne

Par Ingrid Gilcher-Holtey (de L’Université de Bielefeld)

Ce texte publié sur le site du GAP de Nanterre (groupe d’analyse politique) montre que de très intéressantes recherches sont menées par des écoles d’historiens. La comparaison du mai 68 français et du mai allemand (méconnu) nous a paru très judicieuse, moins la référence à ce brouillon de Bourdieu (qui n’est une référence en France que pour une minorité de bobos). Il y manque aussi la compréhension politique de ce que signifie mai 68 comme symbole « international » (et non limitativement hexagonal) : 1. fin de la reconstruction 2. réveil du prolétariat. En troisième lieu, il manque une appréciation historico-sociale de la particularité, faussement paradoxale de 68, la petite bourgeoisie (intellectuelle) y était tombée (provisoirement) dans le prolétariat ; notion importante que je suis un des rares à défendre et qui permet pourtant de comprendre pourquoi étudiants et manifestants se fichaient tant du sort de l’Université que du succès des grèves syndicales.

Il y manque aussi l’analyse du pourquoi la jonction étudiants-travailleurs n’a pu se faire en Allemagne, qui ne trouve sa raison d’être nullement dans la culpabilité supposée par les gauchistes bourgeois vis-à-vis du nazisme (la classe ouvrière allemande en fût la première victime) mais dans l’étau d’un pays sciemment divisé en deux par les puissances victorieuses pour empêcher son prolétariat de relever la tête ; étau aussi en une RFA plus luxueuse et cette infâme caserne de RDA (« socialisme de merde » avait dit Rudi Dutschke qui suivait le mai français de son lit d’hôpital et choisit alors comme référence… Prague et le démocratisme occidental. Le texte de la professeure Gilcher-Holtey a le mérite de poser en arrière-fond de grandes questions non abordées par les militants révolutionnaires maximalistes (qui ne se considèrent pas comme 68 tards) : la politique a-t-elle disparu après ces deux expériences « anti-autoritaires » ? Mais aussi il est curieux qu’elle n’imagine pas une simultanéité de mouvements similaires plus dangereux à l’avenir dans la crise systémique. C’est là le défaut des chercheurs en général, ils restent accrochés au passé, soucieux de le décortiquer, sans oser poser les problèmes politiques de fond. Mais s’ils font un bon travail d’historiens ils sont utiles au mouvement révolutionnaire car on ne joue pas avec la réalité et la vérité des classes.

JLR

Il est nécessaire d’abord de poser le problème qui se dissimule par delà le chiffre 68, c’est à dire d’expliciter - ce qu’on pourrait appeler en termes weberiens la problématique et l’enjeu de connaissance. La désignation d’un phénomène historique par une date est vide de tout contenu. Elle indique seulement l’acmé d’une vague de protestation, qui dans les années soixante, concerne presque tous les pays industriels occidentaux. Qu’est-ce qui caractérise ces révoltes, qui près de trente ans après, donnent encore lieu à des débats publics et qui en France, tout comme en Allemagne sont devenues des éléments de la mémoire collective ? Quels effets peut-on leur imputer ? Je voudrais soutenir ici que le pouvoir d’action de ces mouvements de protestation ne peut être défini qu’à partir de l’analyse de leur structure et de leurs perspectives. Et la description des suites de l’événement entendu au sens d’événement « historique » (au singulier) est impossible sans spécification des événements (au pluriel) d’où ces conséquence découlent.

Mais tout d’abord qu’est-ce qui se cache dans l’événement ? Comment peut-on concevoir ce phénomène historique ? Les événements qui retiennent notre attention ont tour à tour été définis comme : « nouveau conflit social » par Alain Touraine, comme « révolte d’une génération » par Edgar Morin, comme « crise des institutions » par Michel Crozier ou comme « moment critique » dans la dynamique de la société française par Pierre Bourdieu. Et de même que les constructions sociologiques divergent, de même manquons-nous d’une conception d’ensemble de ces événements. Ils ont été tour à tour qualifiés de « révolte » par Touraine, de « quasi-révolution » par Morin, de « révolution imaginaire » par Habermas, de « révolution dans le système mondial » par Wallerstein, de « crise culturelle » par Crozier, de « carnaval » par Aron, de « régression romantique » par Löwenthal, de « crise du mode de reproduction devenant crise généralisée » par Bourdieu. Au delà du procédé rhétorique qui consiste à réduire les thèses respectives de chacun de ces auteurs au terme qui les résume, il me semble que chacune de ces qualifications met l’accent sur certains des éléments de la protestation, mais qu’aucune ne parvient à rendre compte de la dynamique de la mobilisation et encore moins de ses conséquences.

Même si les agents moteurs du mouvement ont été les lycéens et les étudiants - en France il faut ajouter les jeunes ouvriers ou employés - cela ne veut pas dire - comme on le croit à partir d’une interprétation qu’on rencontre souvent - que le procès de mobilisation se réduise à n’être qu’une révolte de génération. Ce qu’on appelle « la génération de 68 » ne se constitue qu’en apparence à la faveur des événements et de leurs conséquences. De la même façon que la génération de 48 au 19ème siècle elle n’est pas un produit des mouvements de protestation, pas plus de leurs causes que de leurs conditions préalables. L’événement de 68 ne se laisse pas non plus définir comme un mouvement étudiant bien que la crise structurelle des universités et de l’appareil de formation reste l’arrière plan de l’agitation estudiantine. Quoique la réforme de l’université, et plus largement l’aspiration à une culture nouvelle demeure un enjeu central de leur engagement, l’horizon et les objectif des protestations dépassent ces questions en France aussi bien qu’en Allemagne ou même aux Etats Unis. Ce qui est décisif dans les protestations de 68 dans chaque pays est que plusieurs courants de protestation s’appuient les uns sur les autres : on trouve par exemple au coeur du mouvement de 68 aux Etats Unis, le mouvement étudiant proprement dit, l’opposition à la guerre du Viêt-nam et les mouvement pour les droits civiques ; en R.F.A. dans le cadre de l’opposition extraparlementaire la campagne en faveur du désarmement (ce qu’on appelle en termes indigènes la marche de Pâques), l’opposition contre la loi d’urgence et le mouvement étudiant lui même. C’est en France et en France seulement qu’il y a appui réciproque du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier et que l’étincelle de la protestation embrase les entreprises, devient une grève générale paralysant l’ensemble du pays, grâce à l’occupation parallèle des entreprises et des universités, pour culminer fin mai en crise politique qui ébranle le système gaulliste. On sait que le général de Gaulle quitte Paris en hélicoptère le 29 mai ; il est convaincu d’avoir perdu tout pouvoir politique et il envisage de se retirer en Irlande, au pays de ces ancêtres. Le développement de l’action parallèle des étudiants et du monde de travail s’est transformé en « moment critique » où tout est possible, en tout cas paraît tel, où le futur est indéterminé, l’avenir indistinct, les perspectives imprévues et imprévisibles.

On ne trouve pas de moment critique comparable en Allemagne, même si l’opposition extraparlementaire a cherché à créer une « situation à la française ». Malgré tout, le mouvement de 68 allemand met en échec l’ordre institutionnel, et met en question des valeurs établies, des façons de voir et des manières de faire propres à la société d’après-guerre. Tous ces mouvements témoignent donc de formes d’unité au delà des différences nationales qu’ils incarnent à travers leurs origines et leur déroulement, comme je voudrais le montrer maintenant.

Deux « événements critiques » de portée différente

Si on essaie d’analyser le mouvement de Mai en France et l’opposition extraparlementaire en Allemagne on peut y voir l’expression de mouvements sociaux. Ces mouvements articulent et médiatisent des contestations, ils traduisent les aspects structurels des crises en cours. Mais il faut se souvenir que les crises structurelles n’induisent pas automatiquement des mouvements sociaux et que les tensions structurales, les mécanismes des situations objectives de frustration ne se transforment pas nécessairement en protestations ou en crises politiques.

Pierre Bourdieu développe dans son livre « Homo academicus » [1] un modèle qui donne aux « événements critiques » un rôle et une fonction créatrices dans le processus de synchronisation des crises latentes. Grâce à la notion « d’événement critique », l’auteur introduit dans l’analyse des conflits, un élément qui peut « comporter une part d’accident ». « L’événement critique », qui synchronise la perception de groupes socialement hétérogènes en France, est la nuit des barricades ( du 10 au 11 mai), au cours de laquelle des étudiants et des jeunes occupent une enclave dans le Quartier latin après une manifestation sans incidents. A la suite des événements de la nuit du 10 au 11 mai l968, le mouvement des étudiants français est gagné par un dynamisme qui, en peu de temps, dépasse les mouvements protestataires américains et ouest-allemands en terme de mobilisation. Les événements dramatiques de la nuit de barricades lient les mouvement étudiant et ouvrier dans une manifestation commune contre la répression et contre le gouvernement le 13 mai. Ils enclanchent ainsi un mouvement se solidarité qu’on pourrait appeller, en suivant Robert Musil, « la grande action parallèle. »

En Allemagne il y a deux événements critiques semblables à la nuit de barricades : c’est d’abord le 2 juin. l967, la mort de l’étudiant Benno Ohnesorg d’une balle tirée par un agent de police. La mort tragique de cet étudiant suscite un mouvement d’indignation dans tout le pays. Il s’étend du centre de Berlin à toutes les universités et il est à l’origine de prises de positions dans l’opinion publique libérale. Après la mort de Benno Ohnesorg, ce ne sont plus seulement les étudiants, mais également les « intellectuels » libéraux qui voient les actions de la police contre les étudiants comme l’expression du caractère répressif de l’ordre social de l’État et, dans le contexte allemand, comme la manifestation de tendances préfascistes. Mais le mouvement ouvrier n’a pas été mobilisé par les événements de Berlin. Ainsi, en l967, il n’y a pas eu de grèves parallèles aux protestations des étudiants, bien que la récession économique et le climat politique sous la "grande coalition" aient favorisé une attitude latente de protestation.

D’après Bourdieu, l’effet de synchronisation ne se produit « que s’il existe un rapport d’orchestration objective entre les agents en crise du champ parvenu à l’état critique et d’autres agents, dotés de dispositions semblables, parce que produits par des conditions sociales d’existence semblables (identité de condition) ». Mais le sens accordé à l’événement par les acteurs en situation joue un rôle important, à mon avis, au titre d’élément renforçant la synchronisation des perceptions d’acteurs sociaux hétérogènes. Il me semble en d’autres termes que la structure de sens activable dans les situations historiques extraordinaires est d’une importance décisive pour le processus de synchronisation et pour la transformation de « l’événement critique » en « moment critique ».

Deux dynamiques parallèles particulières

Revenons donc sur « l’expression » qui accompagne chacun des événements critiques », en France et en Allemagne. L’opposition extraparlementaire en Allemagne voyait les événements de Berlin du 2 juin comme une anticipation des mesures d’urgence et orientait la protestation contre l’adoption des lois d’urgence. Elle élargit et politisa la manifestation de 2 juin, connecta la protestation à un objectif politique immédiat, axé sur la sauvegarde de l’Etat et de l’ordre social. Elle avait l’appui, pour ce faire, de nombreux syndicats, parmi lesquels, IG-Metall, qui étaient décidés à empêcher la mise en cause de leur autonomie par des moyens extra-institutionels ainsi que par une loi de défense de la démocratie : ils se souvenaient manifestement de l’expérience qui avait autrefois conduit à l’effondrement de la République de Weimar. Les actions communes se diversifièrent après le 2 juin 67 ; des comités anti-législation d’urgence furent mis en place dans tout le pays. En même temps étaient organisées des campagnes contre la presse Springer, parce que l’information manipulée par celle-ci avait conduit selon l’opposition extraparlementaire, à un appel au pogrom contre les étudiants.

Cette idée parut confirmée, lorsque le 11 avril 68 Rudi Dutschke fut victime d’un attentat, qui semblait armé par une campagne médiatique diffamatoire. Et cet « événement critique » joua le rôle d’un événement coordinateur des représentations collectives. Tout se noue autour du blocage de la « presse Springer » et des affrontements qui s’ensuivent. Ces affrontements font deux morts à Munich à la suite de l’intervention des forces de l’ordre. Il ne sort pourtant pas de cette confrontation de protestations coordonnées entre étudiants et travailleurs.

Le 11 mai 68, alors qu’en France étaient explorées les voies d’une manifestation commune, en Allemagne étudiants et travailleurs manifestent de façon séparée à l’occasion de la deuxième lecture des lois d’urgence. Pendant que l’opposition extraparlementaire organisait une marche de protestation convergeant sur Bonn, les syndicats se regroupaient à Düsseldorf à l’initiative du DGB. C’est seulement fin mai, à l’occasion de la troisième lecture des lois d’urgence que se mettent parallèlement en place les appels publics au boycott et les occupations de locaux dans presque toutes les universités et que s’organisent des arrêts du travail spontanés et des menaces de grève dans les entreprises. Si on cherche à dire les choses à façon synthétique, l’opposition extraparlementaire en Allemagne apparaît comme « une coalition négative » contre les lois d’urgence et la révision de la constitution. Elle avait par là même un objectif institutionnel prédéfini (lutter contre les menaces pesant sur la démocratie), cet objectif étant très différent - j’aurais envie de dire beaucoup moins ambitieux - qu’une perspective générale d’émancipation en opposition avec l’ordre établi. Réseau de mouvements hétérogènes - le mouvement étudiant, l’opposition contre les lois d’urgence et la campagne pour désarmement - la mobilisation en Allemagne ne réussit pas à transformer les insatisfactions et les protestations sectorielles en mot d’ordre concret et plus général, c’est à dire en perspective de transformation sociale.

Le mouvement français de Mai, à l’inverse, a réussi cela. En France l’action parallèle des étudiants et des travailleurs est unifiée, au moins pour un temps par un rapport aux valeurs commun, qui ouvre la protestation sur l’horizon de la transformation sociale : l’exigence d’autogestion. L’autogestion est ce que relie dans le mouvement de Mai en France la volonté de changement des centres de décisions et d’orientation, la contestation des formes de domination et de hiérarchie, la libération de la créativité autour de l’idée d’autodétermination et d’autoadministration dans les entreprises. Il est vrai que la question de savoir comment l’autogestion sera mise en oeuvre et développée institutionellement et concrètement reste obscure et en un sens ouverte. Mais les composantes libertaire, antihiérarchique, antibureaucratique et antiautoritaire n’en réussissent pas moins, pour quelques jours, à coordonner autour du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier la direction de l’action collective. La démocratisation des universités devait suivre la démocratisation des entreprises. C’était « une communauté d’aspiration » que le mouvement des étudiants et des travailleurs mettait en place en définissant un horizon ouvert de rénovation sociale, qui laissait miroiter la possibilité de l’effondrement des structures sociales et la subversion de l’ordre établi.

Cette perspective du mouvement de Mai n’est pas transposable dans le contexte allemand même si l’opposition extraparlementaire a souhaité créer « une situation à la française » : elle ne l’est pas premièrement, parce que l’autogestion est l’exact contraire de la « cogestion », qui inspire le mouvement syndical ; elle ne l’est pas, non plus, parce que l’opposition extraparlementaire manquait de relais organisés dans le mouvement syndical, ceux qu’on trouvait par exemple en France au sein de la CFDT ou bien parmi les anarcho-syndicalistes de Force Ouvrière. Il fut ainsi impossible de développer une perspective alternative à travers l’action directe et les occupations d’usines.

Il n’en reste pas moins que le mouvement allemand libère un potentiel antiautoritaire et anti-hiérarchique analogue au mouvement de Mai français. Celui ci prit forme dans les actions de protestation de l’aile antiautoritaire des étudiants socialistes du SDS. La stratégie antiautoritaire partait de l’individu, son objectif était la destruction de la structure de la personnalité autoritaire qui avait contribué de façon décisive, selon Adorno, à développer la domination fasciste. Toute transformation durable de l’individu supposait ainsi la transformation des institutions qui le façonnaient. « Le fascisme aujourd’hui », disait Rudi Dutscke, « est moins présent dans la personne ou dans le parti qu’il ne tient à l’éducation ». Partout l’objectif devenait donc de briser les attentes des autorités et d’instaurer de nouveaux rapports de face à face : de la crèche à l’université ; de la famille jusque dans la presse et par delà dans l’Etat. La diversité des formes de l’autorité - entendue comme l’ensemble des traits de caractère de chacun et la représentation de soi qui en résulte, comme l’élément constituant des relations inter-individuelles, comme l’aspect central du rapport aux institutionset à l’Etat et enfin comme composante « culturelle » de la propagande, de la publicité et du journalisme - ouvrait ainsi un boulevard à l’action, à la protestation placée sous le signe de l’antiautoritarisme.

Cette protestation pouvait être investie dans la vie quotidienne et par exemple dans la critique de le génération national-socialiste des parents ; elle pouvait être testée expérimentalement dans l’enseignement (à travers séminaires critiques ou boycotts de cours), ou bien contre les institutions culturelles (le théâtre, l’église, les médias) ; elle pouvait même être portée devant les cours de justice comme le montre le procès contre le membre de la Commune I, Fritz Teufel. Elle pouvait encore être élargie au terrain politique. La multiplicité des actions envisageables a dynamisé l’extension de la stratégie d’émancipation antiautoritaire, qui s’en est trouvé fortifiée et légitimée par l’action. Chaque acte de provocation destiné à démasquer l’autorité en s’exposant à ses sanctions, chaque geste de provocation engendrant la répression ou même tout simplement toute provocation visant à mettre les rieurs de son côté pouvait être compris comme une épreuve forçant l’Etat autoritaire ou la société autoritaire à jeter bas le masque.

Pourtant, la dynamique spécifique de la stratégie antiautoritaire, transformée en militantisme actif, ne peut être considérée simplement comme un emprunt à la tradition du surréalisme, revue et corrigée par l’Internationale situationniste. La construction « de l’action », au sens situationniste, visait non seulement à démasquer la structure de la domination, mais également à libérer l’individu, en l’invitant à se redéfinir par ses gestes d’opposition. L’action antiautoritaire joue ainsi constamment coup double : critiquer les structures d’autorité et changer l’individu par l’action, révéler la toute puissance du moi et libérer de l’oppression de l’Etat fasciste. « Parce que nous sommes nés dans une société autoritaire, nous avons la chance de pouvoir venir à bout de ce qu’elle a fait de chacun de nous, disait Rudi Dutschke. A une seule condition : que nous sachions devenir des hommes dans une société qui nous appartient, quoiqu’elle nous maintienne sous le joug de sa domination et de son pouvoir ». Le lien entre abolition de la domination et destruction du caractère autoritaire correspond ainsi à une particularité de l’histoire allemande : l’action anti-autoritaire, au sens de procès d’éducation permanente, devenait du même coup critique d’un régime politique et d’un passé, demeurés jusqu’alors tabous.

Deux postérités limitées homologues

L’ordre établi s’est défendu en France et en Allemagne contre les mouvements de 68 simultanément :c’est au même moment, le 30 mai, que s’affirme l’effort pour réinstitutionaliser le conflit. En Allemagne avec l’adoption de la loi sur l’état d’urgence par la « grande coalition », en France avec la fixation de l’échéance électorale. Dans les deux pays commence alors la démobilisation. La dynamique du mouvement a été stoppée en France par l’organisation des élections : le principe de la démocratie directe expérimenté dans les entreprises et les institutions occupées est remis en cause au nom du principe de la démocratie représentative. La grève est ramenée à un conflit classique de salaire négocié branche par branche en même temps que le rétablissement du monopole des organisations syndicales représentatives disqualifie la participation directe des travailleurs. Aucun parti ne met en avant la conception de l’autogestion dans sa campagne électorale et les gaullistes sortent renforcés de l’issue du scrutin.

Du point de vue de la démobilisation, le Mai 68 allemand ressemble au Mai 68 français. Quoi qu’il soit proclamé à cors et à cris « la loi d’urgence ne passera pas », après le retrait des syndicats du réseau de l’opposition extraparlementaire, le mouvement éclate entre groupes rivaux, partis, sectes, « cellules rouges » et « fraction armée rouge ». Le souffle de la provocation, c’ est à dire la faiblesse structurelle des mouvements mobilisés dans l’action, favorise la victoire des cadres organisés. Le SDS et la campagne pour le désarmement se dissolvent formellement en 1970. L’agitation étudiante se poursuit dans l’enseignement supérieur, mais elle n’a plus d’écho favorable comparable à celui des années 68. La formulation de règles du jeu alternatives dans la législation de l’enseignement supérieur n’intéresse plus l’opinion.

La force institutionnelle établie canalise les mouvements vers de nouvelles formes de vie et de culture, que viennent hanter les façons de voir instituées. L’effondrement de 68 mène ainsi à la définition de formes de vie alternatives sous l’espèce de communautés urbaines ou campagnardes. Ce qui apparaît comme un repli politique sur le privé marque le début d’une nouvelle définition de la politique : relations entre les sexes, question du rapport au nature etc. La formule « tout ce qui est privé est politique » est topique de la manière dont se reconstruit la relation entre la sphère privée et la sphère publique. On pouvait imaginer le mouvement de mai français plus « visionnaire » que l’opposition extraparlementaire allemande : les changements effectifs qu’ils induisent, se limitent à une allergie anti-institutionnelle récurrentes, de part et d’autre.

Hostiles à l’autorité et individualistes, libertaires et socialisants, méfiants vis-à-vis des institutions et pourtant démocrates, les mouvements tournent alors à la critique systématique de l’emprise bureaucratique aliénante à laquelle est assujetti l’individu dans tous les secteurs de la vie moderne. Ils font valoir contre l’ordre établi des sociétés industrielles, les projets « alternatifs » porteurs, à leurs yeux, d’émancipation par les voies de l’autodétermination et de l’auto-organisation. Pour un temps, la perspective d’un changement social qui trouve son principal appui dans les expériences « contre-culturelles » et dans les formes de résistance au pouvoir politique, parait triompher par delà la fascination qu’elle semble exercer. Et, avec elle, dans la mise en question de bien des évidences, les comportements nouveaux et les transformations institutionnelles qu’elle entraîne, dans le sillage des bouleversements sensibles que connaissent alors la France et l’Allemagne. C’est la fin de ce qu’on appelle, de l’autre côté du Rhin, « l’après-guerre ». Bien d’autres éléments que la libération de l’imagination par les mouvements de 68 contribuent à ce renouvellement, sans qu’on doive mettre en doute leur influence propre. Et on trouve un écho affaibli, de ce charisme de l’imagination, de l’autre côté du Rhin, dans le slogan de F. Mitterrand en 1981 : changer la vie.

Aucun des mouvements sociaux qui ont vu le jour, par la suite, (le mouvement des femmes, le mouvement pour la paix ou le mouvement écologiste) n’ont eu une vision de l’avenir comparable aux utopies en actes de 68. L’énergie utopique parait, après coup, à bout de souffle et comme épuisée. « L’avenir, note Jürgen Habermas, est maintenant négativement défini ». Ce sont sans doute ces perspectives que la fascination pour 68 fait durer. Comme rejet, pour un temps refoulé, de ce que Max Weber appelait « la cage de fer de la domination » qui enferme tout un chacun dans le cercle de la soumission à la hiérarchie et à la bureaucratie. Ou, si l’on préfère, comme espoir d’échapper aux tendances séculaires du procès de rationalisation des sociétés occidentales sous son double aspect d’organisation collective imposant un style de vie.