PAGES PROLETARIENNES

vendredi 16 octobre 2009

VOLONTARISME, MAXIMALISME :

LE GROUPE OSBOZDENIE TRUDA

1883-1892

Par J.Frankel (Jérusalem, 1968)

Jusqu’à ces dernières années, le marxisme était présenté par la plupart des historiens occidentaux comme une doctrine radicale opposée au populisme révolutionnaire russe. On en donnait pour preuve que Plekhanov et son groupe Osbozdenie Truda (Libération du travail) avaient dû, en se ralliant au déterminisme économique de Marx, rejeter point par point l’idéologie de Zemlia i Volja et la Narodnaja Volja.

Pour les populistes – si l’on s’en tient à cette thèse courante, le capitalisme n’était encore en Russie qu’une faible plante à l’avenir incertain, tandis que pour les marxistes il était profondément enraciné. La commune paysanne, que les populistes considéraient comme le fondement de la future société socialiste, était décrite par les marxistes comme une communauté en voie de décomposition rapide, divisée irrémédiablement en riches et pauvres. Pour les populistes, la Russie était un cas d’exception, et son destin était de passer directement du féodalisme au socialisme, tandis que pour les marxistes elle n’était qu’un pays tard venu au stade capitaliste de l’histoire européenne. Le prolétariat dont l’importance était secondaire dans la pensée populiste, était présenté par les marxistes comme la seule véritable classe révolutionnaire. Les populistes, groupe fermé de « comploteurs », considéraient la terreur comme la principale arme révolutionnaire ; les marxistes, eux, persuadés que le prolétariat devait faire sa propre révolution, condamnaient la terreur et exigeait une patiente préparation d’une action consciente et organisée des masses. Les populistes rêvaient d’un coup d’Etat socialiste dans un très proche avenir ; les marxistes répliquaient avec force que s’emparer du pouvoir prématurément, c'est-à-dire au stade bourgeois du développement social et économique, serait un suicide pour les socialistes ; une étape prolongée de démocratie parlementaire était nécessaire avant la révolution socialiste.

En bref, les populistes croyaient profondément que l’histoire pouvait être modelée par la volonté humaine – ils étaient volontaristes -, et donc que la prochaine révolution serait socialiste – ils étaient maximalistes -, tandis que la doctrine marxiste s’appuyait sur les lois objectives de l’évolution sociale et économique, se fiait à leur efficacité malgré leur possible lenteur. Pour illustrer de façon frappante la manière dont les historiens occidentaux ont tendance à présenter cette opposition simpliste, on se réfèrera à l’analyse d’Isaac Dautscher dans son « Staline : une biographie politique » :

« Plekhanov fit le calcul optimiste que l’industrialisation capitalistes était sur le point d’envahir la Russie et de détruire ses structures patriarcales et féodales ainsi que les communes rurales rudimentaires sur lesquelles les narodniki voulaient asseoir leur socialisme. Une classe ouvrière industrielle et urbaine, pensait-il, était sur le point de se développer en Russie et y lutterait, de même qu’en Europe occidentale, pour un socialisme industriel. L’idée d’un socialisme rural typiquement slave qui sortirait directement du féodalisme était utopique (…) Au désaccord sur le fond s’ajoutait une controverses sur la tactique à suivre (…) Les marxistes récusaient toutes les méthodes terroristes (…) Ils plaçaient leurs espoirs dans le prolétariat industriel qui devait exercer contre l’autocratie une action de masse ; mais comme le prolétariat était encore numériquement beaucoup trop faible pour agir, ils n’avaient d’autre solution que d’attendre du développement de l’industrie la constitution de solides bataillons d’ouvriers. En attendant ils ne pouvaient que faire de la propagande, rallier de nouvelles recrues au socialisme, organiser des groupes décentralisés de gens de même opinion ».

Jusque là, donc, tout est net et tranché. Mais les rectifications, les réserves formulées ces dernières années ont conduit à nuancer une opposition aussi absolue. CE mouvement de réexamen eût sans doute pour point de départ la publication par Solomon Schwarz et par Richard Pipes d’études où chacun mettait en évidence le fait, jusqu’alors négligé, que Marx et Engels avaient d’un commun accord concédé aux populistes que la Russie pouvait passer directement du féodalisme à un ordre social communiste, que la commune paysanne pouvait servir de support à cette transformation fondamentales, que l’intelligentsia socialiste pouvait bien, à elle seule, renverser le tsarisme, et même s’emparer du pouvoir, sans conséquences fâcheuses. Bien entendu, l’attitude négative prise par Marx et par Engels à l’égard des marxistes russes des années 1880 ne suffit pas à remettre totalement en cause l’idée d’une opposition entre les idéologues marxistes et populistes en Russie. Que Marx ait encouragé Narodnaja Volja et qu’Engels ait critiqué le traité marxiste le plus important écrit par Plekhanov, « Nos divergences » (Nasi raznoglasija), pouvait signifier simplement qu’intéressés à la chute de tsarisme à n’importe quel prix, ils avaient choisi de rester neutres dans la querelle qui opposait les deux camps, ou même qu’ils avaient choisi de prendre parti pour les populistes contre leurs propres disciples. « Il est tout à fait impossible de décider, conclut Pipes, si – en ce qui concerne la Russie – Marx lui-même fut marxiste ou populiste ». Et Schwarz va encore plus loin : « Nous ne pouvons éviter de conclure que Marx prit parti pour les conceptions populistes (…) essentiellement d’après l’interprétation qu’en avait donné Cernysevskij ».

Le réexamen ne s’arrêta pas là. Dans des ouvrages récents, John Keep et Samuel Baron soulignent que le Groupe Osvobozdenie truda avait, au moins dans ses premières publications, défendu de nombreuses thèses considérées traditionnellement comme propres au populisme : direction du mouvement par l’intelligentsia révolutionnaire, organisation du Parti selon des principes de société secrète, adoption de méthodes « jacobines », idée qu’en Russie le prochain régime bourgeois serait renversé avant d’avoir pu se consolider ; tous ces principes avaient rejoint, tant bien que mal, dans le programme du Groupe les thèses marxistes qui lui étaient plus habituelles.

Les rapports entre le populisme et le marxisme en Russie apparaissent donc comme beaucoup plus complexes qu’on ne le prétend généralement. Et un examen des travaux sur les débuts du marxisme russe publiés en URSS dans les années 20 (aux beaux jours de l’historiographie soviétique) n’aide guère à dissiper les équivoques. Une école, par exemple, représentée par F.Bystryh et V.Rahmetov tendait alors, comme la plupart des historiens de l’Occident et de l’émigration, à reconnaître nettement dans le Groupe les précurseurs du menchévisme. Après tout, le Groupe avait considéré « la représentation populaire et le suffrage universel comme la voie la plus sûre vers le socialisme », et Axelrod en particulier était de toute évidence acquis à l’idée menchevique de la démocratie comme fin en soi. Par contre, Vaganjan a consacré une grande partie de sa longue biographie de Plekhanov à montrer, par de constantes références à ses écrits, qu’on trouve déjà chez Plekhanov tous les éléments « maximalistes » et « jacobins » de la pensée de Lénine. En résumé, si Marx, dans les affaires russes, n’était pas « marxiste », le Plekhanov décrit par Vagnajan et, à un moindre degré, par Baron et Keep n’était certainement pas « plekhanoviste » dans le sens habituel du terme.

Mais devons-nous accepter tel quel ce paradoxe ? Pouvons-nous nous contenter d’expliquer les déviations du Groupe et de l’idéologie de Plekhanov comme des inconséquences ? Ne devons-nous pas plutôt réviser complètement notre façon de comprendre ce que Plekhanov et ses disciples voulaient dire ? Sans aucun doute, ils ne donnèrent pas toujours la preuve de cette maîtrise logique et de cette acuité de réflexion dont ils se vantaient :

« Plekhanov – écrit John Keep – était engagé dans un conflit opposant sa tête et son cœur. Sa raison lui montrait que les travailleurs russes n’étaient pas à la veille de parvenir au niveau des travailleurs occidentaux, ni en nombre ni en expérience. Mais son cœur exigeait l’assurance que la terre promise du socialisme n’était peut-être pas, après tout, si éloignée ».

Ou encore, comme dit Baron :

« Il est évident que le système de Plekhanov comprenait à la fois des éléments de volontarisme et de déterminisme qu’il ne parvenait pas à concilier (…) ; bien qu’il en fût lui-même conscient, il n’était pas parvenu à soumettre sa volonté révolutionnaire aux exigences de l’évolution historique telle qu’il la concevait ».

On peut dire sans doute aucun que le populisme du Groupe correspond, avec ses faiblesses, à cette période de transition où Naorodnaja Volja continuait de représenter une force et où les marxistes en étaient encore à se chercher. Le principal historien du marxisme dans les années 20, V.I. Nevskij, a insisté sur cet aspect et expliqué qu’il fallut plusieurs années aux membres du Groupe qui avaient été populistes pour se libérer de leurs anciens préjugés. « Le Groupe – écrit-il – ne conçut pas son programme d’un seul et unique élan ». La même idée, avec une argumentation différente, a été développée par Plekhanov lui-même quelque trente ans après la fondation du Groupe. En 1883-1884, explique-t-il, le Groupe avait adopté explicitement certaines thèses populiste, auxquelles ses membres eux-mêmes ne croyaient pas, afin de gagner au marxisme tous ceux qui s’étaient ralliés à la Narodnaja Volja. « Pour pouvoir répandre nos idées – écrivait-il en 1910 -, nous nous sommes placés à leur pointe de vue ».

Toutefois, même en faisant la part du compromis et des inconséquences, ce serait assurément une erreur de ne pas retenir comme une explication au moins aussi importante l’engagement idéologique délibéré. David Riazanov estimait fort justement en 1903 que les idées populistes qui apparaissent dans les premiers travaux du Groupe, celles-là même qu’on a tendance à juger étrangères et contradictoires, devraient plutôt être considérées comme partie intégrante de la pensée marxiste russe à son apogée. Pendant les dix premières années de son existence, suggère cet auteur, le Groupe s’efforça avant tout d’adapter les catégories marxistes aux particularités de la vie russe, d’adapter les catégories marxistes aux particularités de la vie russe, et il en résulta que leur analyse ne fut jamais plus réaliste ni plus efficace ; lorsque plus tard ils tentèrent d’ « universaliser » le marxisme russe, ils affaiblirent le mouvement, lui faisant perdre de vue son environnement national.

Il faut, bien évidemment, poser ici un certain nombre de problèmes afin d’examiner dans quelle mesure la dualité d’inspiration du Groupe fut tout simplement forfuite, sans rapport avec son marxisme, et dans quelle mesure elle lui fut essentielle, nécessaire. Comment le Groupe put-il – s’il y réussit jamais – concilier les idées populistes avec les notions tirées d’une philosophie évolutionniste et déterministe ? Quelles idées furent rejetées, quelles autres retenues et développées ?

De tous les dogmes « volontaristes » qui trouvèrent place dans l’arsenal idéologique du Groupe, la défense du terorisme est à la fois le plus curieux et le plus accessoire. Plekhanov avait finalement rompu avec Zemlia i Volja en 1879 par suite de son opposition au terrorisme. L’extraordinaire succès de Narodnaja Volja et le lamentable échec de Cernyj Peredel l’amenèrent par al suite à modifier son intransigeance première, mais il ne put jamais considérer de gaieté de cœur l’attentat comme une arme politique. Et pourtant le premier programme du Groupe, présenté en 1884, déclarait qu’à propos de la campagne d’attentats il n’était pas en opposition de principe avec la Narodnaja Volja, et qu’il « voyait dans le terrorisme une arme essentielle contre l’absolutisme gouvernemental ». Cette déclaration laconique était loin d’exprimer l’enthousiasme, mais, même sous cette forme, elle allait bien plus loin dans le sens d’un accommodement avec Norodnaja Volja que le programme élaboré à Saint Pétersbourg à la fin de 1884 par le groupe de Blagoev, ou parti des sociaux-démocrates russes, qui condamnait l’attentat politique, le considérant comme tout à fait secondaire :

« De la terreur politique comme moyen d’obtenir des concessions du gouvernement – lit-on dans le programme de Blagoev – nous devons dire qu’elle ne peut être considérée comme efficace dans les conditions actuelles, alors qu’il n’existe aucune organisation solide d’ouvriers pour revendiquer les coups portés ».

Sans doute fût-ce une heureuse surprise pour le Groupe de découvrir en Russie des formations révolutionnaires actives qui donnaient la priorité à la constitution d’un mouvement ouvrier puissant et rejetaient le terrorisme. Cela encouragea probablement Plekhanov, lorsqu’il composa un nouveau programme en 1885, à résoudre le problème en passant tout simplement sous silence la campagne d’attentats. Le programme de 1885 affirmait sans équivoque que l’arme de base des révolutionnaires était « l’agitation dans la classe ouvrière » ; le terrorisme n’était plus évoqué que comme un sous-produit accidentel de la révolution elle-même. Plus tard, Plekhanov dut expliquer que dans les mains des révolutionnaires l’attentat était une arme parfaitement légitime, mais dont on ne devait pas faire usage dans des conditions normales, de peur de détourner l’attention du but principal : l’organisation du prolétariat en une force révolutionnaire. Et en effet, la phase « terroriste » du Groupe était terminée en 1885.

Savoir quel rôle assigner à l’intelligentsia dans la préparation de la révolution à venir, était un problème beaucoup plus complexe. Le Groupe croyait fermement que l’intelligentsia était appelée à remplir dans le mouvement une fonction essentielle parce qu’elle pouvait saisir plus aisément que n’importe quel autre groupe social les principes du socialisme scientifique. De par sa nature même elle était toute désignée pour guider les ouvriers dans la voie qu’exigeaient les lois historiques. Dans le premier programme du Groupe, cette opinion était exprimée sans détours :

« A l’intelligentsia socialiste revient l’obligation d’organiser les ouvriers et de les préparer activement au combat (…) Le Groupe pour la libération du travail est convaincu que non seulement le succès, mais la possibilité même d’un mouvement concerté de la classe ouvrière russe dépendent des efforts qu’accomplira en son sein l’intelligentsia ».

En même temps, le Groupe ne pouvait ignorer que jusque là l’intelligentsia socialiste s’était montrée peu disposée à le suivre dans sa démarche marxiste, et c’est pourquoi le programme ajoutait une note prudente : « L’intelligentsia doit d’abord adopter le point de vue du socialisme scientifique contemporain ».

C’était là, bien sûr, le point crucial. Une intelligentsia prête à appliquer les principes marxistes pouvait accélérer considérablement la marche de la Russie vers ses deux révolutions à venir ; mais une intelligentsia qui refuserait ces principes ne pourrait que troubler les ouvriers et ferait donc perdre une avance naturelle fondée sur des éléments objectifs de l’évolution sociale et économique. Ainsi, il y avait dans l’attitude du Groupe à l’égard de la jeunesse révolutionnaire une profonde ambiguïté : cette jeunesse pouvait être une force potentielle, mais aussi un empêchement majeur, dans la marche de l’Histoire. Le Groupe avait souvent l’amère tentation de se passer des services de l’intelligentsia, velléitaire, capricieuse, peu sûre, et de s’en rapporter aux seules forces du prolétariat urbain, historiquement destiné à jouer un rôle révolutionnaire. Dans le second programme de 1885, le problème fut esquivé ; aucune allusion n’était faite à l’intelligentsia ; on ne précisait pas qui constituerait la direction du Parti. Et là encore les idées du cercle Blagoev influencèrent sans doute la pensée de Plekhanov, car le programme des Blagoevcy indiquait clairement qu’un « mouvement du peuple » spontané serait l’élément décisif et aurait une large action sans dépendre d’aucune haute instance révolutionnaire.

Bien qu’en cette occasion le Groupe ait éludé la question, le problème revenait constamment se savoir qui organiserait et dirigerait le mouvement révolutionnaire. De plus en plus déçu par l’apathie de la jeunesse étudiante, le Groupe se tourna fréquemment à la fin des années 1880, vers « l’intelligentsia ouvrière », espérant découvrir et gagner une nouvelle génération de Halturin et d’Obnorskij. Les œuvres composées entre 1885 et 1892 sont souvent d’un ton franchement hostile à l’intelligentsia :

« Parmi les révolutionnaires venus de la ‘jeunesse intellectuelle’ – expliquait Plekhanov aux ouvriers en 1889 – il y a beaucoup de ‘messieurs’ qui vont jusqu’à faire des déclarations contre la classe ouvrière. Quelques-uns affirment purement et simplement qu’elle n’existe pas ; d’autres conviennent de son existence, mais disent que tous les ouvriers sont trop bêtes et trop incultes pour qu’il vaille la peine de s’occuper d’eux ».

A suivre…

jeudi 15 octobre 2009

LA REVOLUTION SARKOZIENNE

A COMMENCé

(de l’antifascisme de bordel à l’Aiglon II)

« Sans rancune contre aucune individualité, comme contre aucun parti, j’ai laissé arriver aux affaires les hommes d’opinions les plus diverses, mais sans obtenir les heureux résultats que j’attendais de ce rapprochement ».

Louis Napoléon Bonaparte (message du 31 octobre 1849 à l’assemblée législative)

En Angleterre il est de tradition d’offrir le titre de comte aux premiers ministres après leur départ du pouvoir. Près de la moitié des anoblissements décidés entre 1945 et 1986 ont correspondu à des services politiques rendus à l’Etat britannique, des corps de l’élite industrielle aux corps de l’armée et des syndicalistes. Le système de récompenses de la bourgeoisie la plus vieille et encore la plus intelligente du monde ne s’est jamais contenté de congratuler en médailles les élites de la noblesse, de la bourgeoisie d’affaires et sa cour d’universitaires diplômés. Tout homme de quelque extraction qu’il soit, qui se met au service non de son honorable majesté figurante mais des intérêts de la Perfide Albion capitaliste a droit aux honneurs. Cela, les Napoléon I, puis Badinguet et De Gaulle l’ont parfaitement compris. La « révolution thatchérienne » aussi. Le pouvoir d’Etat capitaliste gardera toujours l’aspect dynastique hérité du féodalisme jusqu’à ce qu’on le renverse, si nous sommes capables, avec le prolétariat universel, de ne pas reproduire le même népotisme des Ceaucescu, Brejnev et Cie.

D’abord, il y a ces jours-ci une étonnante naïveté (ou jalousie mal placée des médias aux ordres) à se focaliser sur des querelles entre bourgeois libidineux autour des frasques des Polanski et Fred Mitterrand. Dont nous n’avons rien à foutre, tous les députés vont aux putes, et le viagra est étrangement gratuit pour cette espèce européenne de vieux barbons Cohn-Bendit le lâche et De Villiers le neuneu. La saillie de Mlle Le Pen, assez portée sur la chose de source sûre, a d’ailleurs servi étrangement à provoquer un retournement général (« anti-fasciste » de bordel) en faveur d’un ministre culturel, par ailleurs talentueux et « bonne prise » pour Sarkoléon.

Ensuite, la promotion annoncée d’un gentil petit Dauphin au milieu des requins de l’EPAD (Nanterre la folie financière, principale mafia financière française) a soulevé l’ire de tous les donneurs de leçon de la gauche caviar aux hebdos satiriques bien pensant : quoi ce merdeux sans diplôme serait porté à la tête de cette louable mafia à la place d’un vieux plus expérimenté ! Scandale et boules de gomme. Mais qu’est-ce qu’on s’en tape là aussi.

Journalistes, caricaturistes, politiciens, gauchistes vous prenez donc le prolétariat pour une masse de crétins lobotomisés en focalisant votre lorgnette sur un aspect tout à fait secondaire d’une quelconque promotion au sein de l’oligarchie. Vous croyez que le « vieux » Devedjian était un Monsieur propre ? Du fait de sa longue expérience en barbouzeries ?

Eh bien bernique, cela nous fait plutôt plaisir nous les sans grandes qu’un petit mec, même fils à papa, même marié à une fille de milliardaire, sans diplôme de merde, sans parcours politique électoral notable, sans rond de jambe, soit nominé grand caïd. Les diplômes nous on s’en branle, les parcours initiatiques aussi. Dans toutes les révolutions du passé, bourgeoises ou prolétariennes, se placent à la tête de l’insurrection des « jeunes » sans diplômes, sans médailles, sans passé, sans adoubement par une clique ou un parti. Un bon dictateur « révolutionnaire », s’il veut l’oreille des masses soumises, doit apparaître au-dessus des partis et ferrailler contre eux. Sarkoléon a dû peiner, c’est évident contre les vieux caciques, comme il avait peiné lui-même à supplanter le vieux tordu Pasqua à Neuilly. Tel père tel fils, sauf que, hélas, le blondinet aura besoin sans cesse du père, sauf à le tuer un jour.

Le père aurait tort de se gêner, il sait que non seulement la valeur n’attend pas le nombre des années mais que le système politique bourgeois a besoin de « jeunes ». Nous assistons du même coup sans que vous vous en rendiez compte à une superbe opération anti-Besancenot. Jusque là le postier de nulle part ailleurs était notre seul « jeune » sur les plateaux de télévision. Sarkoléon lui a trouvé un concurrent plus jeune encore !

La « révolution sarkozienne » a commencé. Seul le corrompu Julien Dray a compris la manœuvre en se ralliant à la promo népotiste, histoire de se racheter de son premier refus ministériel. Les méthodes expéditives et peu cavalières de Sarkoléon ne sont pas choquantes, comme au temps du bonapartisme et du gaullisme triomphant ; certes elles indisposent toute l’intelligentsia des refoulés et des mal-aimés, mais pas le peuple en général qui aime bien voir malmené notables et puissants. Les frasques de Rachida Dati, sa morgue et son « cabinet conseils » ne choquent absolument pas les couches de prolétaires immigrés qui y voient une revanche sur les colonisateurs, une reconnaissance et un respect des « quotas » dans la mafia bourgeoise!

LE MODELE DE LA GENTRYFICATION

Les pleureuses du népostisme sarkozien se fichent du monde et de l’histoire de la bourgeoisie. L’histoire de la bourgeoisie montre qu’elle n’est pas une classe figée comme la noblesse, même si elle en conserve les attributs les plus arriérés et les escroqueries. De première ou d’ancienne origine, les familles de la haute bourgeoisie ne sont pas constituées en ploutocratie : par leur mode de vie et leurs stratégies matrimoniales, les formes d’éducation et leurs activités extra-professionnelles, elles participent depuis le 17e siècle au processus de gentryfication (dont j’ai déjà parlé lors de mon voyage à Londres en début d’années). Les représentants de la bourgeoisie ne se trouvent plus depuis belle lurette dans les milieux de la City, mais dans les élites politiques, culturelles, judiciaires, syndicales et gauchistes, sorties du trottoir sociologique. En France, de nombreux liens unissent ces milieux entre eux, Finkielkraut peut boire un thé froid aussi bien avec Mélenchon qu’avec Bernard Thibault. De nombreux membres des couches inférieures peuvent parvenir, par la voie méritocratique, aux strates supérieures du pouvoir, formant à leur tour une couche de provenance privilégiée pour leurs propres descendants. C’est essentiellement dans ces milieux que se recrutent les « hommes nouveaux » (souvenez-vous du fils d’ouvrier Lecanuet !), favorisés par la mobilité sociale ascendante dont les vecteurs privilégiés sont le talent, pas les diplômes, la réussite (réussites industrielles et militaires), ou le sens du pouvoir (politiciens et syndicalistes). Chez ces « upwardly mobile » le critère éducatif a toujours prédominé sur les critères universitaires que seule admire la petite bourgeoisie flouée. Cette couche « d’heureux élus » reste toujours minoritaire mais sa capacité d’intégration au système le renforce et conforte sa légitimité. Cette corrélation entre implication dans l’économie, rôle social et politique, Marx en avait déjà analysé la complexité au milieu du XIXe siècle.

L’HERITAGE DE LA REVOLUTION THATCHERIENNE

En mai 1989, lors du dixième anniversaire de l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, des journalistes s’étaient plu à souligner ses critiques à « l’Establishment ». Thatcher avait porté de sévères critiques à l’ancienne ruling class, accusée d’avoir, par paternalisme et laxisme, affaibli les forces et le prestige du pays. Pourtant Thatcher ne remettait pas en cause la permanence de l’ancienne élite dominante – qui continue en Angleterre comme en France à contrôler les principaux centres vitaux de décision et d’influence - elle représentait une variante « extrémiste » d’un pouvoir se revendiquant de la légitimité démocratique face aux luttes déstabilisantes des ouvriers anglais. Thatcher incarna le « nouvel establishment » bonapartiste qui, par le biais de la philosophie méritocratique et une pédagogie de la réussite « ouverte à tous », valorisait en retour toujours le même gouvernement des élites au sens « aristocratique » : les « meilleurs au pouvoir ». Le « nouvel establishment » mobilisa les ressources de l’Etat corporatif : relais sociaux et associatifs, liens plus étroits avec les appareils syndicaux, etc. Ce type de pouvoir marginalise par contre systématiquement la contre-élite de gauche et ses suiveurs gauchistes. Il évite les rigidités de l’ancien establishment en s’ouvrant systématiquement aux nouveaux « aspirants élitaires ». En valorisant la méritocratie de la compétence dans la procédure d’accès aux fonctions dirigeantes, la nouvelle élite dominante draine de nouvelles recrues tout en échappant à toute contestation de sa légitimité. La circulation rapide et le rajeunissement des élites ridiculisent le pantouflage des hauts fonctionnaires. Le cumul des fonctions au sein du monde des affaires et des politiciens (cf. Dati) et du « directoire culturel » (télévisions, maisons d’édition, grands groupes de presse, etc.) atteste de l’émergence d’une structure élitaire solide et souple. Il s’en est suivi en effet une « révolution financière » au sein de la City qui a ouvert le circuit des capitaux et assuré le succès des privatisations (Sarkoléon tu peux rêver !). Il s’en est suivi aussi un remodelage en profondeur du paysage politique national britannique.

Margaret Thatcher, « femme » venue de la petite bourgeoisie, appuyée par les classes moyennes, les nouveaux cadres et une bonne part de la classe ouvrière, a prouvé la capacité de réenracinement et résistance de la haute bourgeoisie. La Dame de Fer a su allier tradition et modernité, populisme et élitisme, même si, destin tragique, elle a été fort mal récompensée de ses efforts, atteinte finalement de la terrible maladie d’Alzheimer, comme son ami Reagan. Si elle a été virée comme une malpropre, les mécanismes de l’Etat corporatif modernisé auxquels elle a procédé, subsistent : renforcement du rôle de l’Etat et du Premier ministre (en France renforcement de la charge présidentielle), utilisation systématique de la loi et des forces de répression, et surtout recours systématique au relais du pouvoir médiatique. La ruling class britannique confirme qu’il existe bien dans le système élitaire un centre de décision de nature politico-capitaliste, et une périphérie plus composite très servile. Le système parachève sa domination intellectuelle dans le domaine de la culture mais aussi en jouant habilement de la fausse contestation des syndicats et des organismes secondaires de type gauchiste.

EN France UNE COPIE FAIBLE DE L’ORIGINAL…

Tout étudiant de Sciences-Po sait l’intérêt d’étudier les méthodes de pouvoir paternaliste et novateur socialement de Louis-Napoléon Bonaparte, lequel est toujours une source profitable pour tous les aspirants au pouvoir moderne: « La France veut un gouvernement assez juste pour appeler à lui tous les honnêtes gens (sic) quels que soient leurs antécédents politiques, un pouvoir national qui, par sa stabilité et la conscience de sa force, fût exempt de passions, et pût donner protection à tous les partis, sans rien perdre de son caractère populaire » (cf. Des idées napoléoniennes, chap. II). Comme Napoléon III, comme De Gaulle, Sarkoléon se refuse à « inaugurer les chrysanthèmes » (cf. conférence de presse du Général 9 sept 1965), car la fonction qu’il occupe tire incontestablement vers cette tendance somnifère. De Gaulle n’a jamais conduit un coup d’Etat, contrairement aux pleureuses de la gauche molletiste et aux trotskiens d’époque, mais gouverné par une série de coups, plus ou moins heureux, coups de force ou coups de génie, dont Sarkoléon peut raisonnablement s’inspirer. Napoléon comme De Gaulle n’avaient pas d’idéologie propre mais étaient guidés avant tout par le souci de leur destin. Napoléon n’eût qu’un Aiglon de carnaval, et De Gaulle un vulgaire amiral et une pauvre fille trisomique. Ce souci, naturel, de tout dictateur, de pérenniser son sang ne se réalise jamais. Les fils des grands hommes restent en général des incapables ou des tarés. Pourquoi donc s’en faire avec l’Aiglon de Neuilly. Les montagnes n’accouchent jamais que de souris, et celles-ci ont bien le droit de grignoter au fromage généreux de l’Etat bourgeois. Cela, Sarkoléon le sait mieux que ses pires cire-pompes. Il rêve bien entendu comme De Gaulle à sa propre postérité égoïste : « Ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeur nouvelle après que j’aurai disparu » (Mémoires de Guerre, dernières pages). A condition d’imaginer un romantisme tragique de sa propre fin…

Ou des traversées du désert… en se faisant souffler la place un jour comme De Gaulle. Celui-ci, avec les ordonnances sociales prises aux élections de 1967, avec le référendum préconisé en 1968 puis appliqué en 1969, qui comportaient des ambitions de réformes du salariat et d’introduction au sénat des représentants syndicaux, espéra séduire la gauche pendant que la droite le lâchait. Manque de pot, Mendès-France et le nouveau parti socialiste de Mitterrand rompirent avec le socialisme bourgeois et récupérèrent les aspirations de mai 68 aux lieu et place du Général. Bonapartisme, gaullisme et sarkozysme ne peuvent jamais réussir à acquérir une crédibilité sociale suffisante pour leur permettre de compter sur la neutralité bienveillante de la classe ouvrière.

LA PERSISTANCE DU COURANT LIBERAL DYNASTIQUE

Sous l’Empire comme sous la république gaullienne a toujours existé un courant « libéral dynastique » dont l’appui était indispensable et qui pouvait soit attirer dans la majorité gouvernementale l’opposition libérale conservatrice, soit la rejoindre pour abattre le gouvernement en disposant pour cela de la bienveillante opposition démocrate-socialiste peuplée de francs-maçons. Le poids de ce libéralisme « libéral dynastique » mit fin au bonapartisme comme au gaullisme. Pompidou sût se plier à ce courant après l’élimination du "vieux cacique", ce en quoi il est le vrai maître de Sarkoléon, ce pourquoi le régime actuel lui a rendu un hommage appuyé récemment. Les régimes bonapartistes et gaullistes ne triomphèrent un temps que grâce à la division de la droite et de la gauche bourgeoises, qu’ils avaient successivement éliminés après les avoir courtisés. Badinguet et le Grand Charles tombèrent face à l’union de leurs adversaires au nom de la défense des libertés et du régime parlementaire face au pouvoir personnel et plébiscitaire, en des époques où la France n’était pas une puissance de second ordre ni bousculée par une grave crise systémique…