PAGES PROLETARIENNES

lundi 28 juillet 2008

UN CAPORAL ANARCHISTE STALINIEN
(syndicaliste complice)

à la mémoire de Christian Lagant (de Noir et Rouge, suicidé en 1978)

"Toujours dans les mythes : le syndicalisme. Nous y reviendrons un jour plus longuement car la question est complexe : disons tout de suite que nous ne promettons nulle panacée, de ce côté-là non plus. Nous pouvons toutefois affirmer qu’en ce domaine également les anarchistes ont de quoi réfléchir, car entre le sacro-saint anarcho-syndicalisme et sa centrale (sic) qui-résoudront-tout et l’illusion consistant à se laisser doucement embrigader dans les appareils réformistes en place sous le prétexte classique d’y « défendre nos idées » alors que nous devrions savoir depuis longtemps que le boulot de tout appareil est justement d’absorber tout naïf qui s’y laisse prendre, entre ces deux choix, dis-je, nous prétendons que les anarchistes peuvent et doivent trouver une autre voie, et tant mieux s’ils ne s’y retrouvent pas seuls. Nous essaierons, péniblement, de trouver laquelle, en évitant toutefois de bâtir du neuf avec des matériaux usés, archi usés : une « nouvelle » centrale syndicale par exemple. Celles qui existent suffisent déjà à notre malheur et la religion syndicaliste ne nous tente guère, même si nous possédons parfois la carte de « fidèle »... En somme, et je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre, nous n’avons pas la foi, nous ne croyons en rien, pas même en l’Anarchie. Nous sommes malheureux car, pour nous, toutes les questions ne sont pas résolues, et ce ne sont pas de grands mots (le mot Révolution par exemple) qui nous donneront la bienheureuse béatitude. Il y a toutefois une nuance : on peut ne pas « croire » à la Révolution mais toujours faire comme « si « », c’est-à-dire envisager la possibilité de ne pas voir la Révolution de son vivant tout en restant disponible dans le cas de son déclenchement, cela évite les désillusions. C’est aussi meilleur pour les nerfs" (Christian Lagant, 1961)


En parcourant le Monde libertaire n°35, je suis tombé sur un article particulièrement affligeant du nommé René Berthier, phraseur d’importance en milieu anarchiste et syndicaliste ignorantin, avant-goût publicitaire pour la sortie de son livre sur la crise du « comité intersyndical du Livre parisien de 1993-2007 ». Dans mon ouvrage – Dans quel « Etat » est la révolution ? – sous-titré en réponse à ce même Berthier, j’avais démonté pas à pas les ficelles grossières de cet ennemi de la révolution bolchevique et sa propension à exalter la démocratie bourgeoise. Je pensais même parfois être trop dur, n’imaginant pas à quel point cet individu était mouillé dans les co-responsabilités à l’intérieur du syndicat CGT du Livre. Erreur, si l’anarchiste moyen n’est en général qu’un figurant ou un porteur de pancarte, on dénombre quelques sous-offs qui officient sans honte ni remord au sommet des bureaucraties anti-ouvrières. Berthier est de ceux-là, et s’en flatte ; j’étais encore trop bon avec sa criminalisation de la révolution en Russie.

Ce "représentant syndical" (ils aiment mieux qu'on les qualifie d' "élus du personnel"), sous couvert d’objectivité, veut nous faire avaler, comme n’importe quel syndicaliste stalinien ou trotskien, qu’il va nous faire des révélations sur « le mouvement ouvrier réel… loin des grands principes » : « Nous sommes dans un registre où le patronat de presse est loin d’être homogène et où se forgent de discrètes alliances que Marx et Bakounine auraient qualifiées de contre-nature. Nous sommes dans un registre où s’affrontent, entre couches sociales à l’intérieur de la classe ouvrière, des antagonismes d’intérêt et de pouvoir dont l’ampleur ne permet pas de les qualifier de « secondaires ». Autour du débat sur des formes d’organisation incompatibles se cristallise un combat pour l’hégémonie de certaines couches sociales – ou de catégories professionnelles – sur le Livre parisien ».

Il faut une sacrée dose de culot pour assimiler d’emblée (carrément à la manière trotskyste)
« mouvement ouvrier réel » et officines de l’Etat en milieu ouvrier qui chapeautent des corporations de salariés corrompus (et surtout de permanents qui n’ont jamais travaillé). Il faut être soi-même complice des flics syndicaux staliniens de leur belle époque des NMPP et du
« Parisien » (au point de regretter leur disparition) pour faire l’impasse sur leur rôle de flics des manifs avec la corpo des dockers et leur aptitude à cogner sur tout ce qui arborait un titre révolutionnaire !

Qu’est-ce qui compose le « mouvement ouvrier réel » ? Certainement pas une masse compacte d’ouvriers innocents et de purs grévistes désintéressés. Lorsque Marx et Engels ou Lénine et Rosa déploraient la division en temps normal des prolétaires, soumis à la concurrence entre eux pour les salaires, ils voyaient très clairement aussi l’existence de petites rivalités et mesquineries entre corporations, certaines plus avantagées que d’autres qu’ils qualifièrent d’aristocratie ouvrière. Loin donc d’imaginer une classe ouvrière pure ils ne faisaient qu’insister sur la nécessité de la lutte collective contre les nuisances sociales et politiques de la bourgeoisie, pour dépasser la guerre de tous contre tous. Historiquement d’ailleurs la classe ouvrière est bien la seule, intrinsèquement, à être apte à dépasser les mesquines divisions dans le sens d’un combat pour la transformation de la société. Souvent, dans les sales périodes, le combat de corporations égoïstes vient desservir la cause de l’ensemble, mais loin d’être le propre de la classe exploitée, cette situation est planifiée par les forces bourgeoises elles-mêmes. Au levier de commande en permanence pour surveiller et miner le terrain de la lutte sociale, sont placés de nombreux lieutenants de la bourgeoisie en milieu ouvrier. Qu’ils aient porté casquette de métallo ou nœud papillon de bonze-chef, qu’ils perçoivent un salaire au même titre que les autres prolétaires, que certains soient l’objet de poursuites judiciaires pour les légitimer, ne change rien à l’affaire : ces lieutenants sont les flics de base de l’ordre bourgeois.

Hier, pour les soit disant partis ouvriers qui soutenaient le colonialisme, Lénine définissaient ces gens ainsi : « C’est la politique des agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier (labor lieutenants of the capitalist class) » (cf. Les tâches de la IIIe Internationale); puis il en vint à qualifier ainsi aussi les dirigeants trade-unionistes...

Aujourd'hui, les diverses corporations syndicales trotskystes et de la CNT ont été de plus en plus intégrées aux appareils syndicaux de la FSU, de SUD, de la CGT ou de FO, à mesure que l’influence du PCF régressait. Quand les travailleurs entrent en lutte, les militants de LO, de la LCR et les anarchistes syndicalistes recourent à la « grève reconductible » pour faire porter la responsabilité des échecs aux travailleurs, sans jamais mettre en cause les négociations, les « journées d’action », ni la participation et la cogestion, qu’ils vont jusqu’à pratiquer eux-mêmes. Dans son pamphlet faible et opportuniste - La maladie infantile - Lénine reprenait la caractérisation de « lieutenants bourgeois » à l’intérieur des syndicats, sans s'en prendre à la forme des appareils syndicaux, comme s'il pouvait y avoir des sous-offs sans corps armé... Dans la phase d'échec et de recul de la révolution mondiale, Lénine pensait pouvoir temporiser et conserver à la classe ouvrière la barque vermoulue des syndicats. Il n'était pas à son aise pour contredire l’orientation lucide des communistes allemands et hollandais. Au nom de la nécessité (valable naguère) de ne pas laisser les organismes de défense immédiate des prolétaires aux mains de chefs retors et corrompus, il persistait à maintenir une position dépassée à une époque où les syndicats, devenus de grands appareils ficelés par l’Etat bourgeois ne sont plus réformables ni amendables. Il opposait une étrange lutte contre une soit disant « aristocratie ouvrière » (quintessence des couches moyennes de l’époque ?) qui aurait permis à la « masse ouvrière » de se débarrasser « des milieux de dirigeants syndicaux contre-révolutionnaires », oubliant la maîtrise totale des appareils par ces mêmes « lieutenants de la bourgeoisie » !

« Mais nous luttons contre "l'aristocratie ouvrière" au nom de la masse ouvrière et pour la gagner à nous; nous combattons les leaders opportunistes et social-chauvins pour gagner à nous la classe ouvrière. Il serait absurde de méconnaître cette vérité élémentaire et évidente entre toutes. Or, c'est précisément la faute que commettent les communistes allemands "de gauche" qui, de l'esprit réactionnaire et contre-révolutionnaire des milieux dirigeants syndicaux, concluent à . . . la sortie des communistes des syndicats ! Au refus d'y travailler! et voudraient créer de nouvelles formes d'organisation ouvrière qu'ils inventent ! Bêtise impardonnable qui équivaut à un immense service rendu par les communistes à la bourgeoisie. Car nos mencheviks, de même que tous les leaders opportunistes, social-chauvins et kautskistes des syndicats, ne sont pas autre chose que des "agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier" (ce que nous avons toujours dit des mencheviks) ou "les commis ouvriers de la classe capitaliste" (labour lieutenants of the capitalist class), selon la belle expression, profondément juste, des disciples américains de Daniel De Leon. Ne pas travailler dans les syndicats réactionnaires, c'est abandonner les masses ouvrières insuffisamment développées ou arriérées à l'influence des leaders réactionnaires, des agents de la bourgeoisie, des aristocrates ouvriers ou des "ouvriers embourgeoisés" (cf. à ce sujet la lettre d'Engels à Marx sur les ouvriers anglais, 1858) ».

Or c’est Lénine qui avait tout faux en reprenant la vieille tactique valable au temps de Marx où les syndicats n’étaient pas encore inféodés à l’Etat. On notera au passage ironiquement le
« léninisme » de Berthier en tout point comparable au trotskysme dégénéré, sur la question syndicale, en l’opposant à ses furieuses diatribes contre Lénine et les bolcheviques au moment de la révolution portées par les Conseils ouvriers, mais surtout contre les syndicats substitutionnistes et conservateurs, surtout en Allemagne ! Jamais le travail dans les syndicats officiels n’a permis depuis un siècle un pas vers soit la généralisation des luttes soit vers l’assaut révolutionnaire !

Entrons à présent dans les arcanes de ce « mouvement ouvrier réel » (mais impur) auquel nous convie le caporal syndicaliste Berthier : « Les ouvriers des NMPP sont (étaient) dans l’ensemble des ouvriers non qualifiés qui ont bénéficié pendant longtemps d’un phénomène « d’aspiration » vers le haut grâce à la puissance globale de la CGT du Livre ». Etre non qualifié est le lot de nombre de prolétaires et une faiblesse sur le marché de l’emploi. Ce n’est pas une garantie de conscience ni de capacité à lutter en tant que classe. C’est un moyen pour une composante de la bourgeoisie, le patronat, pour fidéliser, attacher, ficeler à telle corporation – mettons dans des secteurs stratégiques comme le Livre ou l’énergie – des ouvriers plus fragiles face au chômage en leur donnant l’illusion de leur force locale, avec des « garanties » pour mieux les séparer de l’ensemble de la classe, voir les opposer à elle. Tant de grèves, au niveau international, ne se sont-elles pas déroulées CONTRE l’intérêt de l’ensemble du mouvement ouvrier ou pour mieux éteindre préventivement tout incendie d’ampleur ? Nous n’avons pas oublié l’utilisation des mineurs roumains contre la population à l’époque de la chute de Ceausescu, ni les blocages ad hoc et ponctuels des appareils obscurs (et souterrains...) de la RATP en France, ni ces multiples grèves fonctionnariales programmées et conclues d’avance, ni la façon dont les appareils avec leurs lieutenants et sous-offs gauchistes de base ont cassé le mouvement de l’an passé pour les retraites, ou, comme je l’évoquerai tout à l'heure dans le cas de la privatisation de l’EDF !

De plus, car la masse des prolétaires de ces corporations n’est pas responsable ni de son incarcération corporative ni de sa mise en bière, les « avantages » particuliers ont été ou sont supprimés les uns après les autres, grâce à la case retraite pour les années passée mais désormais de plus en plus vers la case chômage à petit feu. La disparition de corporations relativement privilégiées n’est pas un affaiblissement cependant pour l’ensemble de la classe, mais trotskystes et anarchistes participent de la mystification en déplorant ce qu’ils qualifient de combats perdus du « mouvement ouvrier réel ». Berthier nous promène dans les sous-corporations des correcteurs et des rotativistes en reprochant aux divers cénacles syndicaux en compétition, non pas de s’être comportés en « lieutenants de la bourgeoisie » pour mieux diviser et affaiblir les prolétaires, mais leurs « carences », voire un « syndicat qui a les qualités de ses défauts » ! (p.14) Si les appareils font des « erreurs » c’est donc qu’ils ne sont pas des ennemis ! Plus confondant, Berthier esquive la criminalité de la cogestion « le contrôle de l’embauche » ou l’amenuise, c’est « un effet pervers » concède-t-il, quoique « Placé entre de mauvaises mains, celui-ci peut conduire à de réelles pratiques mafieuses » (sic).

Pour protéger encore le « mouvement ouvrier réel » (comprenez le syndicalisme), le caporal Berthier déplore l’affaissement de la corporation du livre, non à cause de l’ancien et persistant travail de sabotage officiel des lieutenants dont se sent partie prenante, mais va jusqu’à regretter que les prolétaires de cette catégorie soient dorénavant qualifiés, c’est-à-dire… petits bourgeois :

« La composition sociale des équipes de correcteurs en presse est maintenant principalement constituée d’éléments qu’on pourrait qualifier d’intellectuels petits bourgeois, individualistes, pour qui les idéaux de solidarité du syndicalisme, à de trop rares exception près, sont incompréhensibles. La génération qui a vécu Mai 68 et le conflit du Parisien libéré a pratiquement disparu. Il devient aujourd’hui presque impossible chez les correcteurs de trouver des candidats pour assumer des mandats syndicaux. Une fois casé en presse, de plus en plus de correcteurs cessent de payer leurs cotisations. Cracher dans la soupe devient une pratique courante. C’est littéralement la fin d’un monde ».

La fin de votre monde: ce syndicalisme de collaboration mis en musique si longtemps par le stalinisme tout au long de la pénible reconstruction! Et tant mieux pauvre Berthier !

Nulle volonté de ma part d’agréer à une telle situation, d’un extrême l’autre, le suivisme des ouvriers non qualifiés remplacé par l’individualisme des qualifiés n’est pas un progrès. Mais une véritable politique de classe n’a pas le droit de faire regretter l’ancien enrégimentement syndical au prétexte de la passivité des héritiers sans laisse. L’anti-révolutionnaire Berthier ne veut pas qu’on lâche les rênes des anciens appareils (pour maintenir les mêmes colliers autour du cou des nouveaux prolétaires "petits bourgeois": « Pourtant, il reste encore des forces vives dans le syndicat. La question est de savoir si elles seront capables de lui faire remonter la pente » ! Laissons-le continuer à se ridiculiser soi-même pour présenter son livre :

« Cette histoire, j’en ai bien conscience, a le défaut de n’aborder que le point de vue des directions syndicales (même un trotkien n’oserait pas dire ça !) ; en sont pratiquement absents les syndiqués « de base ». Bien souvent, les conflits qui opposaient leurs directions restaient incompréhensibles pour les syndiqués mais n’empêchaient pas l’activité militante dans les entreprises, ni la fraternité ni les « A la ... santé de» (tradition des typographes staliniens de sortir la bouteille de Ricard pour aplanir les divergences !).

Avec l’invocation du frelaté et oecuménique « culte de l’unité » (stalinien), Berthier nous joue du violon « léniniste-trotskien : « Peut-être revient-il aujourd’hui aux militants de forcer leurs directions respectives à renouer le dialogue. Car l’une des causes de la longueur de la crise se trouve sans doute dans la carence de l’information sur ces enjeux ». La comédie n’a pas assez durée ? Berthier propose un cautère sur une jambe de bois, des « tribunes libres dans les bulletins syndicaux », et la rotation des mandats dans les appareils ficelés par la bourgeoisie :
« Elle éviterait en particulier aux permanents à vie et qui n’ont parfois pratiquement jamais travaillé, d’élaborer des stratégies syndicales visant moins la défense de leurs mandants que leur survie perpétuelle en tant que permanents… ».

Le PCF est mort, et la CGT gravement handicapée, le docteur Berthier au chevet lance de l’eau bénite : « Ce que j’affirme est valable en particulier pour les correcteurs : leur syndicat, petit par la taille, a été un grand syndicat dont ils peuvent être fiers. Il leur appartient de se le réapproprier et de faire en sorte que son esprit ne disparaisse pas. La CGT du livre dispose d’une réserve exceptionnelle de militants dévoués, infatigables, qui se battent sur tous les terrains pour défendre les travailleurs : dans les entreprises, dans les institutions sociales, dans les associations… C’est à eux que je dédie ce travail ».

L’ESPRIT INFATIGABLE DE DESTRUCTION DE LA LUTTE DE CLASSE PAR LES DEVOUES MILITANTS (l’exemple de l’EDF)

Il ne servirait à rien de continuer à polémiquer dans les méandres de la corporation du Livre pour des intérêts particuliers et nullement d’un quelconque intérêt pour l’ensemble des prolétaires. Avec le cas de la privatisation de l’EDF on va mieux démonter encore les ficelles du berger néo-stalinien Berthier.

Dans la revue trotskyste « Variations » (printemps 2006) titrée ésotériquement : « Mouvement social et politiques de la transgression », on retrouve le même raisonnement servile que celui de Berthier. On dénonce des trahisons ou des mafias mais on leur trouve toujours des circonstances atténuantes. Prenons un certain Adrien Thomas – « En apesanteur, la CGT face à la privatisation d’EDF-GDF » - qui va nous décrire les saloperies fort méconnues (à l’extérieur ) par la plupart des prolétaires et même des petites orgas qui s’en réclament. J’ai décrit moi-même, dans l’isolement et l’autisme éditorial du monde hexagonal, la manière dont la CGT a accompagné et favorisé la casse d’EDF (cf. Des hommes au service d’une entreprise, ed du pavé). A.Thomas m’en a appris pourtant des vertes et des pas mûres dans son article. Ce trotskien ne part pas pourtant du point de vue du prolétariat et barbote dans un langage œcuménique fraternel avec les ordures du syndicalisme officiel : « Le constat est unanime : le syndicalisme hexagonal ne va pas bien. Les indicateurs de la crise sont connus (…) le syndicalisme français s’est toujours davantage retranché dans ses bastions du secteur public. Ce qui a eu pour effet d’aggraver ses difficultés (pas celle des prolétaires ? JLR) (…) Il a aussi renforcé la dépendance d’arrangements corporatistes, hérités du passé, dans lesquels la forte institutionnalisation du syndicalisme et des rapports de coopération étroits avec le management posent des limites à la mobilisation des salariés par les syndicats ».

Que les choses sont dites diplomatiquement ! Voici que le serpent se mord la queue :

« Le processus de privatisation des deux bastions cégétistes EDF-GDF illustre bien les tiraillements du syndicalisme de bastions entre accords de sommets et mobilisation des salariés. Le compromis historique entre management et CGT qui a été à la base du fameux « modèle EDF », a enfermé le syndicalisme dans des routines et structures institutionnelles dépassées. La volonté de perpétuation du communautarisme d’entreprise EDF-GDF n’a pas seulement posé des frontières au déploiement de la solidarité vers l’extérieur, mais aussi au développement de la solidarité interne, renforçant la fragmentation du syndicalisme et du salariat dans les entreprise». J’arrête là un discours eunuque comparable à celui de Berthier où toute la crapulerie des appareils est confondue avec le « mouvement ouvrier réel », où les prolétaires sont destinés à demeurer éternellement les cocus non de l’histoire mais de la dépossession de toute décision quant à leur avenir immédiat, local ou corporatiste.

Passons sur les poncifs bien connus sur le barnum EDF. A.Thomas nous rappelle que l’accompagnement de la casse de la nationalisation n’a été qu’un parcours de santé pour les bonzes Frédéric Imbrecht et Denis Cohen. Ils se sont moqués ouvertement et de leurs syndicalistes de base et des personnels en serrant la paluche aux ministres. Ce qui fût trahison pour les plus énervés des syndicalistes de base, ou vente aux enchères pour l’agent moyen, devient apesanteur pour notre délicat trotskien : « La déconnexion de l’équipe dirigeante de la CGT de l’énergie la rend perméable (la pauvre ! JLR) aux références et finalités des directions d’entreprise. Elle menace de placer le « sommet » de l’organisation syndicale en apesanteur par rapport à sa « base » dans les entreprises ». On compatit :

« Le caractère non public des discussions entre l’équipe dirigeante de la fédération et le management d’EDF-GDF, ainsi que la non-révélation des contre-parties en termes d’institutionnalisation syndicale (gestion de la CCAS) obtenues dans l’échange politique contribuent aux difficultés des équipes militantes au plan local à évaluer les avantages et les désavantages de l’échange politique ». On assiste ensuite à la fragmentation de l’appareil CGT suite à la compromission des « camarades-Judas », mais laquelle fragmentation ne se transcende ni en force de lutte ou de remise en cause et n’accouche même pas d’une souris berthieriste anti-mafia ! On gueule bien de ci de là dans les « unités » de production (mais il ya des « A là » comme chez les correcteurs, les permanents ressortent le Ricard et pleurent sur l’épaule des forts en gueule dépités et égarés de chagrin (Thomas décrit comment ces égarés reviennent manger dans la main des bonzes : « La menace de sanctions peut aussi amener des équipes militantes locales en rupture de ban à rechercher le soutien de la direction fédérale, qui peut faciliter des « arrangements » avec le management ou fournir un soutien juridique » (sic)

Quelques zozos, les « Robin des bois » mènent bien des "actions" indépendantes (maigres coupures ou démontages de compteurs de députés, mais l’appareil syndical est une enceinte de commissariat : « Contrairement au mouvement de 1995, où elle avait laissé faire les équipes militantes les plus radicales, la direction CGT de l’énergie surveille étroitement les formes de la conflictualité ». A.Thomas ne sait pas que des gros bras CGT se partagent le travail avec des vigiles recrutés par la direction pour garder les postes de coupure les plus importants. Comme à la SNCF en novembre dernier, quelques nigauds seront même sanctionnés.

Pour aviver la colère du lecteur et lui laisser soupeser le degré de pourriture du raisonnement complice de ce genre d’analyse des échecs du « vrai ouvrier » confondu avec le lieutenant de l’Etat bourgeois, je me contenterai de livrer sa conclusion, à la Berthier :

« …les dirigeants de la CGT de l’énergie ont fini par glisser vers un accompagnement résigné des évolutions sans vouloir – et sans pouvoir – l’assumer vis-à-vis de leur base militante et d’une partie de leur appareil. Au risque d’une fragmentation (bof !) de l’organisation syndicale mettant en question le ressort même du syndicalisme : la capacité à produire de la solidarité et à agir en commun (…) Le combat perdu d’EDF-GDF montre en tout cas les limites de l’institutionnalisation sans mobilisation ( !?) et de la négociation sans mandat, mais aussi de l’enfermement de l’action syndicale dans des frontières d’entreprise ou de branche ».

En tout cas, la nationalisation avait du bon comparée à la privatisation qui génère une bureaucratie et un cynisme qui furent moindres au temps du "service public": les employés sont de plus en plus précarisés et les "clients" traités comme des débiles dans un univers autiste. Il faudrait écrire un livre là-dessus (pour la plupart des anciens services publics, la téléphonie en vogue et internet cette vaste esbrouffe) mais la fin des services publics ne signifie pas en soi un affaiblissement du prolétariat. On dorlotait ce dernier avec de "prétendus bastions" qui ne protégèrent en rien contre les vagues d'attaques successives de l'Etat bourgeois, au contraire, et ne furent que des radeaux emportés par le courant. Le capitalisme, d'autre part, est bien son propre fossoyeur, il travaille pour nous en supprimant de soit disant privilèges de "bastions fonctionnaires", et en précarisant toujours plus des masses grandissantes de prolétaires, en "unifiant" les conditions d'exploitation!

NB : Aux côtés des syndicalistes anarchistes veufs du syndicalisme stalinien triomphant, qui ne peut plus apparaître sous un faux nez, on trouve moult ouvrages qui se penchent sur cette pauvre classe ouvrière, des auteurs qui sortent la loupe pour scruter ou retrouver de vieux schémas rassurants pour leurs maîtres. Citons « Sociologie des mouvements sociaux » de Erik Neveu et « Les classes sociales dans la mondialisation » de Anne-Catherine Wagner (ed la découverte). Ces savants ouvrages me font marrer et restent incapables de saisir le réel mouvement ouvrier qui n'a pas changé sur le fond depuis 1848, surtout quand ils tentent de lui attribuer une infériorité culturelle, par ex dans le domaine des langues étrangères, par ce dernier auteur :

« Les classes populaires, à l’inverse, sont fragilisées par l’éloignement des lieux de pouvoir et de décision. Les ouvriers, les employés non qualifiés, une grande partie des petits indépendants et des techniciens ont en commun d’être relativement peu pourvus des ressources linguistiques et sociales qui donnent accès à l’étranger (…) Que sont devenues les internationales socialistes et ouvrières ? ». Marrant non ? Or justement avec l’immigration incessante, la classe ouvrière a toujours une propension plus grande que la petite bourgeoisie à parler plusieurs langues. Les dits sous-développés, eux-mêmes, pratiquent, outre leur langue maternelle, mieux la langue dominante du capitalisme, l’anglais, que les autochtones Et je réponds à cette auteure académique qu’à ma connaissance, même minimes, la plupart des organisations révolutionnaires qui ont été fondées depuis au moins un demi-siècle se sont toujours données une base inter-nationale et ont eu à cœur d’être composées de militants de plusieurs pays ! Et qu'il en sera ainsi à l'avenir pour toutes celles qui voudront prétendre être les linéaments du parti de classe pour foutre en l'air le système.

LA DOCTRINE DU DIABLE

AU CORPS

(Bordiga, 1951)

Ces extraits nous ont été suggérés par le site Bellaciao, qui reprend certains articles de PU sans demander la permission, et tant mieux ; le Mouvement socialiste mondial du Canada a fait la même chose en référençant la critique du dernier livre de Bitot, tant mieux aussi, mais on ne saurait trop conseiller du même coup, en version Gutenberg, la critique percutante de Robert Camoin à la dérive anti-marxiste de C.Bitot (cf. supplément à la revue Présence Marxiste n°69, août-septembre 2008)

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Hier

Avec la disparition des personnes privées qui organisent la production en qualité de propriétaires d'entreprise, la forme fondamentale du capitalisme ne disparaît donc pas ? Voilà, dans le domaine économique, l'objection qui arrête beaucoup de gens.

Marx nomme cent fois " le capitaliste ". D'autre part, le mot " capital " vient de caput signifiant tête, et donc, traditionnellement, est capital toute richesse liée à, mise au nom [3] de tout propriétaire en titre. Pourtant, la thèse (à laquelle nous consacrons depuis longtemps des exposés qui n'apportent rien de neuf mais ne font qu'expliquer) affirmant que l'analyse marxiste du capitalisme ne comporte pas nécessairement la personne de l'entrepreneur, reste vraie.

Les citations de Marx seraient innombrables. Nous conclurons par une seule.

Prenons le prétendu capitalisme " classique " de la " libre " entreprise. Marx met toujours ces adjectifs entre guillemets. Ils n'appartiennent qu'à l'école économique bourgeoise qu'il combat et détruit par ses thèses. Voilà le point qu'on oublie toujours.

On suppose naturellement qu'il existe, aux mains de Monsieur X, premier capitaliste en date, une masse de monnaie. Bien. Des sections entières de l'œuvre de Marx répondent à la question : comment est-ce possible ? Les réponses sont variées : vol, pillage, usure, marché noir et, comme on l'a souvent vu : ordre du roi ou loi de l'État.

Alors X, au lieu de garder sa bourse pleine de pièces d'or et de les faire glisser chaque nuit entre ses doigts, agit en citoyen imbu des idées de civilisation, de libéralisme et d'humanisme : il fait noblement affronter à son capital les risques de la circulation.

Donc, premier élément : argent accumulé.

Second élément : achat de matières premières, les classiques balles de coton brut rencontrées en tant de chapitres et de paragraphes.

Troisième élément : achat d'un immeuble où installer la fabrique et des métiers pour filer et tisser.

Quatrième élément : organisation et direction techniques et administratives ; le capitaliste classique y pourvoit ; il a étudié, circulé, voyagé et imaginé les nouveaux systèmes qui, en façonnant les balles et en fabriquant les filets en masse, les rendront moins coûteux ; il habillera à bon marché les loqueteux d'hier et même les Noirs d'Afrique centrale habitués à aller nus.

Cinquième élément : les ouvriers qui actionnent les métiers. Ils ne seront pas obligés de fournir une once de coton brut ou ne serait-ce qu'une petite canette de rechange, ce qui arrivait aux temps semi-barbares de la production individuelle. Mais gare, en même temps, s'ils emportent un seul bout de coton pour repriser leur pantalon. Ils touchent une compensation, juste équivalent du temps de travail.

Une fois ces éléments combinés, il en résulte ce qui est le mobile et le but de tout le procès : la masse des filés ou des tissus. Le fait essentiel est que le capitaliste seul peut la porter au marché ; et la totalité du gain monétaire lui revient.

Toujours cette vieille histoire. C'est vrai. Vous connaissez la petite comptabilité. Sortie : le coût du coton brut - la somme compensant l'usure des bâtiments et des machines - les salaires des ouvriers. Entrée : le prix de la vente du produit. Cette partie dépasse la somme des autres et la différence constitue le bénéfice, le profit de l'entreprise.

Que le capitaliste fasse ce qu'il veut de l'argent récupéré est de peu d'importance. Il pourrait aussi bien disposer de la somme initiale sans rien fabriquer. L'important est qu'après avoir tout racheté et reconstitué tous les stocks, de valeur égale au premier investissement, il détient une nouvelle quantité de valeur. Il est sûr qu'il peut la consommer individuellement. Mais socialement, il ne le peut pas et quelque chose le contraint à l'investir en grande partie, à la ramener à l'état de nouveau capital.

Marx dit que la vie du capital ne consiste qu'en son mouvement comme valeur en voie de multiplication permanente. La volonté personnelle du capitaliste n'y est d'aucune nécessité et ne pourrait s'y opposer. Le déterminisme économique n'oblige pas seulement le travailleur à vendre son temps de travail, mais également le capital à s'investir et à s'accumuler. Notre critique du libéralisme ne consiste pas à dire qu'il existe une classe libre et une, esclave : l'une est exploitée et l'autre profiteuse, mais toutes deux sont liées aux lois du type historique de production capitaliste.

Ce procès n'est donc pas interne à l'entreprise, mais social, et ne peut être compris qu'ainsi. On trouve déjà chez Marx les hypothèses selon lesquelles les divers éléments se détachent de la personne de l'entrepreneur et sont tous remplacés par la participation à une quote-part du bénéfice réalisé dans l'entreprise productive. Premier élément : l'argent peut être celui d'un préteur, d'une banque et fournir un intérêt périodique. Second élément : de ce fait, les matériaux acquis avec cet argent ne sont pas au fond propriété de l'entrepreneur, mais celle du financier. Troisième élément : en Angleterre, le propriétaire d'un édifice, d'une habitation ou d'une fabrique peut ne pas l'être du sol qu'il occupe ; quoi qu'il en soit, habitation et fabrique peuvent être loués. Rien n'interdit que le soient également les métiers et toutes les machines et outils. Quatrième élément : il se peut que l'entrepreneur n'ait pas les connaissances techniques et administratives de direction ; il loue alors les services d'ingénieurs et de comptables. Cinquième élément : les salaires des travailleurs ; évidemment, leur versement s'effectue aussi à partir des avances du financier.

La fonction stricte d'entrepreneur se réduit à flairer si on recherche sur le marché certaines quantités de produit dont les prix de vente dépassent le coût total de tout ce que nous venons d'énumérer. Ici la classe capitaliste prend les traits plus précis de celle des entrepreneurs, qui est une force sociale et politique, base principale de l'État bourgeois. Mais la couche des entrepreneurs ne se confond pas avec celle des propriétaires d'argent, du sol, des immeubles, fabriques, stocks de marchandises, machines etc.

Deux formes et points sont fondamentaux pour reconnaître le capitalisme. L'un est que ne soit pas entamé ni ne puisse l'être le droit de l'entreprise de production à disposer des produits et du gain tiré de ces produits (prix forcés ou réquisitions de marchandises n'entament pas ce droit au gain). Ce qui protège ce droit essentiel dans l'actuelle société est, dès l'origine, un monopole de classe, une structure de pouvoir, d'où il résulte que ceux qui transgressent la loi sont frappés par l'État, la magistrature et la police. Telle est la condition d'une production par entreprises. L'autre point est que les classes sociales " n'aient pas de frontières fermées ". Elles ne sont plus historiquement ni des castes ni des ordres. Appartenir à l'aristocratie foncière durait au-delà de la vie puisque le titre se transmettait d'une génération à l'autre. La propriété en titre de biens immeubles ou de grands établissements financiers a, au moins en moyenne, la durée d'une vie humaine. La " durée moyenne d'appartenance personnelle d'un individu donné à la classe dominante " tend à devenir de plus en plus courte. C'est pourquoi ce qui nous intéresse dans les formes extrêmement développées n'est plus le capitaliste mais le Capital. Ce metteur en scène n'a pas besoin d'acteurs stables. Il les trouve et les recrute où il veut et les remplace à tour de rôle de manière toujours plus dévastatrice.


Aujourd'hui

Nous ne pouvons démontrer ici que le capitalisme " parasitaire " de Lénine ne doit pas être compris au sens où le pouvoir serait davantage aux mains des capitalistes financiers que des industriels. Le capitalisme ne pouvait se répandre et s'accroître sans se différencier et sans séparer toujours plus les divers éléments qui contribuent au gain spéculatif : finance, technique, outillage, administration. La tendance est à ce que la plus grande part de bénéfice et de contrôle social échappe toujours plus aux mains des éléments positifs et actifs et se concentre dans celles des spéculateurs et du banditisme affairiste.

Nous allons donc voler de Marx à… Don Sturzo [4].

Celui-ci, avec sa prudence habituelle, s'est occupé du scandale de l'Institut National des Assurances. Ses propos sont intéressants : je ne peux pas dire ce qui se passait à l'époque fasciste car j'étais en Amérique et là, ces choses sont à l'ordre du jour et d'une tout autre ampleur ! Nous en étions sûrs. Le parasitisme capitaliste de l'Italie contemporaine surpasse celui de l'Italie mussolinienne et tous deux sont des jeux d'enfant en comparaison des manœuvres de l'affairisme états-unien.

L'INA dispose de fonds colossaux puisqu'il centralise tous les versements des travailleurs aux assurances sociales, comme d'autres instituts paraétatiques apparentés dont les sigles sont connus. Ils paient avec lenteur et une masse énorme de numéraire circule donc dans ses caisses. Il a par conséquent le droit (tout en n'ayant ni tête, ni corps, ni âme : ce n'est pas pour rien que nous sommes dans la civilisation de l'habeas corpus !) de ne pas laisser dormir une si grande richesse ; par conséquent, il place et investit. Quelle aubaine pour l'entrepreneur moderne ! Il est le capitaliste sans capital, de même que, dialectiquement, le capital moderne est le capital sans patron, acéphale.

Le mal, nous dit le sage prêtre sicilien (dont ceux de son bord aspirent tant à faire au plus tôt un éloge funèbre dithyrambique), est la formation, à l'ombre de l'INA, de trop nombreuses sociétés de complaisance.

Que sont, Kaiser, les sociétés de complaisance ? Quelques types versés dans les affaires, qui ont des bureaux luxueux et sont introduits dans les antichambres économiques et politiques, qui n'ont pourtant pas un sou à eux, ni de titre à leur nom ou d'immeubles cadastrés (ni même le loyer d'une maison : ils vivent dans les grands hôtels, connaissent à fond Vanoni [5], mais Vanoni ne les connaît pas), font le " plan " d'une affaire donnée et fondent une société dont le seul patrimoine est ce même plan. L'argent, c'est l'INA ou quelque autre organisme similaire qui le donnera en s'appuyant, s'il le faut, sur une petite " loi spéciale ", disons pour le développement de l'élevage des crabes sur les épaves de navires coulés ; problème qu'on s'empresse de mettre au rang des problèmes nationaux de premier plan, surtout si un parlementaire d'opposition fait un puissant discours contre l'inaptitude du gouvernement.

Naguère, en effet, l'entrepreneur ordinaire allait à la banque chercher des fonds à placer dans l'affaire en projet. Le banquier disait : Bon voilà, quelles sont tes garanties ? Montre tes propriétés, titres ou autres... Mais un organisme paraétatique n'a pas de ces basses exigences : le but national lui suffit et il sort ses sous. Le reste de l'histoire va de soi. Si l'entrepreneur à l'ancienne mangeait la grenouille [6] dans le cadre de son plan et de son projet de production, il était fini : son argent ne rentrait plus et il quittait, tout penaud, la classe patronale.

Notre société de complaisance, avec son brillant état-major, n'a pas ce souci : si elle attrape des grenouilles qui sont achetées par des gourmets à des prix rémunérateurs, c'est de l'argent gagné. Si par hasard elle n'en attrape pas, ou si personne n'en mange, pas de problème : des jetons de présence, des indemnités, des participations ont été encaissés et c'est l'INA qui paie pour la faillite du plan-grenouilles.

Avec ce petit exemple banal, nous avons expliqué ce qu'est le capitalisme d'État ou l'économie centralisée dans l'État : il faut préciser que la perte de l'INA est celle de tous les pauvres malheureux qui laissent dans ses caisses une nouvelle fraction du salaire quotidien.

Le capitalisme d'État est la centralisation de la finance par l'État, mise ainsi à disposition de ceux qui, momentanément, manœuvrent l'initiative des entrepreneurs. Jamais l'initiative privée n'a été aussi libre que depuis qu'elle conserve le profit et que tout risque de perte lui a été épargné en le reportant sur la collectivité.

Seul l'État peut battre autant de monnaie qu'il le veut tout en châtiant les faussaires. C'est sur ce premier principe de force que repose, dans les formes historiques successives, le procès progressif d'expropriation des petits propriétaires et de concentration capitaliste. Nous avons bien souvent dit, à juste titre, que toute économie où les entreprises ont des bilans, et où les échanges se mesurent en monnaie, ne peut échapper à ces lois.

Le pouvoir d'État prend donc appui sur les intérêts convergents de ces bénéficiaires profiteurs de plans spéculatifs d'entreprises et de leur réseau à forte liaison internationale.

Comment ces États ne prêteraient-ils pas de capitaux à ces bandes qui ne paient jamais leurs dettes envers eux mais la font payer de force aux classes exploitées en les réduisant à la famine ?

La preuve, ou si vous voulez la nouvelle preuve, que de tels États " capitalisateurs " se trouvent dans cette position de débiteurs chroniques de la classe bourgeoise, est qu'ils sont contraints d'émettre des prêts en continuant à accepter son argent et en versant des intérêts.

Une administration socialiste d'" économie centralisée " ne donnerait son aval à aucun " plan " venant de l'extérieur, de même que, d'autre part, elle ne verserait aucun intérêt. Et d'ailleurs, elle ne manipulerait pas d'argent.

Le capital centralisé dans l'État ne l'est que pour rendre plus aisée la conduite de la production en vue de la survaleur et du profit, qui reste " à la portée de tous ", c'est-à-dire à celle des représentants de la classe des entrepreneurs, lesquels ne sont plus de simples capitaines d'industrie mais des brasseurs d'affaires déclarés ; on ne produit plus de marchandises, disait déjà Marx, on produit de la survaleur.

Le capitaliste en chair et en os ne nous sert plus à rien : le capital vit sans lui, avec la même fonction mais centuplée. Le sujet humain est devenu inutile. Une classe privée des individus qui la composent ? L'État au service non plus d'un groupe social mais d'une force impalpable, oeuvre de l'esprit saint ou du diable ? Nous manions l'ironie à la manière de notre vieux Maître Karl. Nous vous offrons la citation promise :

" Le capitaliste, en transformant l'argent en marchandises qui servent d'éléments matériels pour un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivante, transforme la valeur - du travail passé, mort, devenu chose - en capital, en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à " travailler " comme s'il avait le diable au corps. " [7]

Il faut prendre le capital par ses cornes.

Notes

[3] It. : intestata, verbe dont la racine est " testa ", tête.

[4] Luigi Sturzo, prêtre sicilien, fondateur en 1919 d'un parti catholique, le parti populaire italien.

[5] Politicien démo-chrétien. Il fut commissaire gouvernemental de la banque régionale d'agriculture.

[6] It. : prendere granchi, litt. : " attraper des crabes " (voir plus haut), c'est-à-dire : faire des bêtises.

[7] Souligné par Bordiga. Le passage original est le suivant : " Indem der Kapitalist Geld in Waren verwandelt, die als Stoffbildner eines neuen Produkts oder als Faktoren des Arbeitsprozesses dienen, indem er ihrer toten Gegenständlichkeit lebendige Arbeitskraft einverleibt, verwandelt er Wert, vergangne, vergegenständlichte, tote Arbeit in Kapital, sich selbst verwertenden Wert, ein beseeltes Ungeheuer, das zu "arbeiten" beginnt, als hätt'es Lieb' im Leibe. " En transformant la monnaie en marchandises qui servent de matériaux à la formation d'un nouveau produit ou de facteurs du procès de travail, en incorporant à la choséité morte de ces dernières de la force de travail vivante, le capitaliste transforme de la valeur, travail passé, réifié, mort, en capital, valeur se valorisant elle-même, monstre animé qui se met à " travailler " comme s'il avait le diable au corps. "