PAGES PROLETARIENNES

mercredi 9 janvier 2008

LA REVENDICATION ET LA GREVE POLITIQUE

(réponse à une critique à mon bilan des grèves de novembre 2007)

Le camarade qui rédige la Lettre internationaliste a fourni un effort d’analyse remarquable pour ce numéro 8. On peut y lire un éditorial très compact et percutant sur les exigences pour la lutte des classes, une analyse approfondie du krach qui vient qui s’appuie judicieusement sur la conscience partielle des observateurs bourgeois eux-mêmes, une autre réponse assez imparable aux facéties théoriques des anarchistes humanistes qui se nomment « communisateurs » et des documents historiques.

Je m’attacherai à répondre ici à deux critiques qu’il a portées dans son deuxième article « Où en est la classe ouvrière en 2008 ? » à mon texte bilan de la grève des transports en France de novembre 2007.

Michel Olivier a été enthousiasmé par ma critique de l’intervention des divers groupes politiques, disons surtout ceux qui peuvent avoir une prétention révolutionnaire. En me citant abondamment, il passe cependant à côté du fond de mon argumentation par deux critiques pour l’essentiel :

1) un dérapage où je sauterais des luttes défensives du prolétariat à la lutte politique, faisant de moi un pré ou pro-communisateur (espèce qui nie tout rôle révolutionnaire au prolétariat) ;

2) une velléité de rompre avec la « continuité organique », c'est-à-dire (mais c’est exprimé confusément) de se passer des « liens d’avec les organisations du passé (qui) sont très ténus mais c’est une raison supplémentaire pour ne pas les nier et même les combattre » ( !?). Il avait précisé en tête de paragraphe « nous ne pouvons pas nous passer des organisations révolutionnaires existantes actuellement.

Il ne s’agit pas d’un simple débat entre Michel et moi après-coup, et à froid une fois le tumulte gréviste passé, mais une injonction à s’en mêler pour tous ceux qui veulent aller plus loin en évitant au mouvement des chausse-trapes répétées.

Avant de répondre à ces deux critiques je tiens à préciser que je me situe fondamentalement du point de vue des besoins de la classe ouvrière au niveau de ses revendications immédiates aussi confuses et multiples soient-elles et surtout, inséparablement au niveau de ses besoins « politiques ». L’avis subjectif peut bien paraître dérisoire, ou si à la mode de nos jours, mais pour la plupart des sujets pensants normalement il n’existe plus de parti pour penser à la place de chaque individu d’une classe donnée. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, c’est un fait. Le parti-père comme la SD allemande ou parti-mère comme l’IC n’existent plus et ne sont pas prêts de renaître comme ils furent. Comme tout ancien militant, j’ai plutôt tendance à regretter toute disparition d’organisation de référence, même minoritaire. 40 années se sont écoulées depuis l’heureuse année 1968, et des dizaines de minuscules brûlots successifs qui ont joué au parti du prolétariat ont pour la plupart disparus, quand ceux qui ont subsistés n’en finissent jamais de s’étriper (par papiers interposés) et de s’exclure les uns les autres.

Comme tous les gens un peu plus informés, je jette évidemment un œil sur les prises de position des groupes existants et même sur celles des rigolos gauchistes et de l’élite rose. Les partis bourgeois eux-mêmes décadents n’ont plus un grand pouvoir de leurs mandants ; des groupes de pression minoritaires tirent les ficelles. La politique bourgeoise a même corrompu complètement le fonctionnement des néo-léninistes comme LO et LCR ; la personnalisation-pipolisation autour de figures de proue comme A.Laguillier et Besancenot rigidifie plus encore la hiérarchie de ces organismes. Dans l’ensemble, la politique est redevenue, par devers l’inquiétant mai 68, affaire d’experts, d’économistes patentés et de guignols de l’info. Est-ce à dire qu’il ne faudrait plus de parti et attendre un nouveau mai 68 spontanément révolutionnaire ?

Certainement pas. Il existe des tas de cercles actuels ou à venir, des minorités et des individus qui ne demandent qu’à retrouver ou à fonder un creuset commun de réflexion et d’orientation.

Je répète ce que je disais dans mon article : si un groupe politique existe pour le prolétariat, pour son émancipation, c’est avant tout, on en conviendra, pour l’aider de sa lucidité dans l’analyse du rapport des forces et pour lui éviter de gâcher son énergie. Alors un groupe politique pour l’ambitieuse transformation du monde moderne est-il possible et viable de nos jours ?

Si les groupes dont j’ai critiqué la prestation syndicaliste suiviste – hors des gauchistes qui ne s’adressent plus qu’à la « population » électorale – pensent représenter ledit prolétariat, ils le représentent bien mal et surtout ne lui donne aucune orientation crédible. Sur ces groupes (et j’y reviendrai) contrairement à Michel qui les enveloppe sous l’étiquette « gauche communiste », je ne pense pas qu’on puisse dire qu’ils sont en crise. Leur autisme « léniniste » les préserve de toute remise en cause et ils ne discutent pas chez eux non plus ; le CCI a exclu successivement tous ceux qui pensaient qu’on pouvait encore y débattre et le BIPR, dont Michel se fait le chantre, n’a jamais laisser briller le reflet de véritables discussions internes.

Chacun est le parti mondial unique de demain dans son village et on ne trouve aucune réflexion originale permettant de s’orienter dans le marasme théorique actuel ; or le centre de mon souci dans l’article était et reste la théorie, ce que Michel n’a que partiellement saisi et veut rattacher à la survivance de groupes stériles.

1) LES LUTTES IMMEDIATES CONDUISENT-ELLES AU RENFORCEMENT DU PROLETARIAT COMME CLASSE ?

Je préfère formater ainsi la question car je ne veux pas qu’on en revienne au vieux débat de l’après-68 entre petits bourgeois « modernistes » pour le saut révolutionnaire impatient contre la tradition marxiste du primat de l’économique dans la lutte.

On n’est plus au XIXe siècle bon sang ! Les revendications immédiates des grèves ne sont pas en soi et depuis belle lurette un gage de développement de la conscience de classe puis viaduc pour l’insurrection, ce que s’échinent à imaginer le moindre syndicaliste trotskien ou anarcoïde qui solutionne le rébus en déclarant qu’il faut toujours « accompagner les ouvriers même dans leurs illusions » (et dans le but de « se mettre à leur tête ») et de « nous prendre la tête ».

Le Capital a intégré à son fonctionnement la plupart des luttes corporatives en les chapeautant avec l’institution syndicale. Les grèves corporatives ne dérangent personne en général et ne sont aucunement vouées à se généraliser. Il y a toujours eu plusieurs types de grèves sans intérêt pour la majorité des exploités; grèves pour le salaire de telle usine, le temps de travail de telle entreprise, contre des licenciements dans une branche en déclin (que l’Etat restructure comme il l’a fait pour les mines, j’ai vu arriver à EDF d’anciens mineurs assez arriérés et peu solidaires), mais aussi pour la défense de statuts particuliers, etc.

La grève des transports a été engagée d’emblée dans l’impasse d’une grève de type corporatif (préservation de garanties de retraite précoce pour une catégorie de travailleurs) après que la majeure partie de la population ouvrière ait été « alignée » en une dizaine d’années sous le même régime. Au lieu de se poser la question de quel type d’action mener face à une telle grève ni de s’inquiéter du coup fourré du gouvernement, la plupart des groupes gauchistes et de la dite « gauche communiste », et Michel lui-même, ont embrayé à la suite des syndicats pour crier « retour aux 37,5 annuités pour tous ! ».

Parce que je me suis moqué depuis le début de cette galéjade je serais désormais à compter parmi ces horribles « communisateurs » qui nient « la valeur des luttes défensives de la classe » ! Toute lutte défensive n’a pourtant pas une valeur en soi ! Et, dans le piège tendu par gouvernement et syndicats complices, l’hameçon des 37,5 annuités est resté suspendu en l’air ! La dite revendication « unitaire » avait des allures d’archaïsme, dont la presse servile s’est bien gaussée auprès des autres ouvriers et employés !

On m’objectera que les grévistes ne pouvaient pas se laisser faire sans réagir et qu’ils n’avaient pour espoir que la surenchère : puisque le gouvernement croit nous ficeler, on va appeler les autres, tous les autres travailleurs à réclamer la même chose que nous ! En réalité, la grève est restée probablement minoritaire tout le long même parmi les premiers concernés et les pauvres grévistes sont restés, eux-mêmes, dubitatifs sur une lutte de derniers des Mohicans. C’est pour cela que, même piégée et provoquée par le gouvernement, on peut dire qu’elle fût une grève politique, au sens où les ouvriers anticipaient sur leur défaite mais voulaient montrer leur force. Elle fût politique par sa résonance, par la détermination des grévistes, par leur capacité à se replier face au piège en ne se laissant pas enfermer dans une durée préjudiciable. Elle fût politique parce qu’elle révéla toute la haine de classe de la bourgeoisie contre les prolétaires en lutte. D’ordinaire le mépris total des ouvriers est de mise, mais en novembre la presse veule s’est déchaînées, l’artificialité et la manipulation des sondages n’ont jamais été aussi patents.

La grève n’a pas pu prendre l’ampleur de 1995. Et pourquoi ?

En 1993, Balladur avait fait passer le privé à 37,5 annuités, grâce à Mitterrand et à ses amis syndicalistes des nationalisations (flattés dans leurs forteresses). Fort de ce premier succès obtenu sans peine (le privé ne fait que peu grève car il n’en a pas les moyens, excepté au moment de la fermeture !), l’aile droite de la bourgeoisie, débarrassée de la pénible cohabitation, croit pouvoir aligner tout le monde avec Juppé-Chirac, mais ne mesure pas assez combien l’affaiblissement de la gauche au pouvoir a libéré l’énergie des masses. Le mouvement prend une ampleur plus politique que syndicale, réouvrant les vannes en partie comme en 68 du gouffre entre ceux qui « savent » et le peuple « incapable » - on se rappelle des discours assommants sur l’intérêt général, le franc fort, les impératifs économiques pour « sauver les retraites », etc. Le fusible Juppé saute mais pas le fond de la réforme qui est dès lors découpée en tranches. En 2003 Raffarin aligne les fonctionnaires à 40 annuités sans riposte. Son successeur Fillon, déjà maître d’œuvre sur le même sujet, parfait la continuité en 2007 pour le dernier carré sur les rails de la défaite annoncée.

Bien sûr, rien n’est resté très clair des « négociations », qui ont repris leur habituel ronron secret, on se doute des multiples arrangements et dérogations par corporations pour calmer les ouvriers (dont nombre ont eu l’envie légitime de faire péter les rails et pas seulement de menacer à plusieurs reprises les chefs syndicaux comme Thibault, qui sort toujours accompagné de gardes du corps).

Mieux, on se souvient avoir été « informé » que le gouvernement comptait peaufiner son avantage en poussant le bouchon jusqu’à 41 années en 2008 pour tous. C’est gentil une année supplémentaire (qui protesterait serait taxé de goujaterie n’est-ce pas ?) alors qu’il faudra ajouter deux, trois, voire cinq années supplémentaires ; la question du paiement des retraites est un puits sans fond…

Ce n’est pas une simple provocation verbale, c’est la volonté de la bourgeoisie. Quand une première attaque a connu le succès, une deuxième a toutes les chances de passer, surtout si le fer de lance des principaux secteurs paralyseurs de l’économie a été émoussé. Mais, dirions-nous bien haut, si nous étions un parti du prolétariat avec pignon sur rue : qu’il essaye maintenant que tout le monde est aligné sur le même régime, et alors on ripostera sans hésitation « tous ensemble » !

Facile à dire, mais « tous ensemble » pour quoi ?

Est-ce qu’il n’y a pas risque à nouveau d’immobilisme :

- parce que tous les travailleurs auront été convaincus que la « sauvegarde de la retraite pour tous » serait l’objectif de l’Etat bourgeois en vue de « combler les déficits »?

- parce qu’il n’y a aucun syndicat ni parti politique pour proposer une alternative à la crise ou à « la situation en France » ? (la faiblesse de la gauche en opposition ne joue plus en faveur d’une lutte décidée comme en 1995, elle peut même illusionner en donnant espoir en sa réanimation ou cure de vitamines de jeunesse évanouie…).

A mon sens, le gouvernement reste prudent des risques que peut quand même faire peser l’alignement de tous sur 41 annuités, et il ne peut plus recommencer à découper en tranches l’attaque-réforme. Il prend le risque de confronter des grèves « politiques », non pas sans revendication économique, ni potentiellement insurrectionnelle, mais comme en 68 comme un ras le bol du mépris institutionnel et de la faconde des corps de répression sociale. ICO est le seul groupe en 1968, à voir clairement que la révolution est une question de besoins, non du simple besoin de pain que le Capital satisfait mais en vue d’une production « qui donne satisfaction totale aux besoins de l’homme et d’une société où l’individu ne soit pas constamment frustré dans son activité » (p.88, reprint ed. Spartacus 2007). La classe ouvrière en mai 68 ne réclamait pas en soi des augmentations de salaires – augmentations dérisoires accordées et présentées comme immense victoire par la CGT – mais un changement du mode de production (cf. les larmes de l’ouvrière de Wonder).

On ne peut pas séparer le souci du pain du souci de la vie mensuelle, comme on ne peut pas séparer dans la protestation contre l’Etat bourgeois les grèves des émeutes de 2006 et 2007 dans une « société qui n’a plus de rêves » comme l’a dit une jeune étudiante. Chaque événement va poser, on l’espère , de plus en plus le problème au niveau de la société en général ; c’est pour cela que la bourgeoisie a pour cheval de bataille dérisoire et accessoire l’écologie et les selles de vélos.

L’agitation personnalisée sur Sarkozy reflète surtout l’énervement de toute la bourgeoisie. Elle est poussée au cul par les craquements de son système. Son gouvernement lance en piste début janvier de cette nouvelle année, Chérèque, le principal toutou. Chérèque teste : « tant que le niveau d’emploi des seniors reste si faible, le passage à 41 ans ne sert à rien » (le 8/01). Pourquoi n’a-t-il pas dit la même chose pour les 40 annuités ? Il se prépare à nouveau à jouer le croque-mort de la grève suivante ?

Après l’échec du dernier carré des services publics, avec le lourd matraquage des « experts » sur la conduite des finances de la nation, des efforts requis pour toutes les catégories (excepté pour le monarque président et ses ouailles politiques et industrielles), la question qui se pose n’est pas simplement de dire qu’on ne va pas encore laisser passer cela (et de se préparer à une nouvelle comédie syndicale) mais de poser les questions politiques : que signifient ces attaques renouvelées et de plus en plus rapprochées, quelle riposte, dans quel état est la société, va-t-on se laisser enfermer petit à petit dans la misère face à l’arrogance des « spécialistes », va-t-on être encore les moutons de Panurge de la compétition pour le poste de PDG des PME municipales ? Cirque qui bafoue les stupides citoyens électeurs à sa guise et au même titre que le traité de Lisbonne où la bourgeoisie européenne s’assoit peinarde sur le référendum noniste français.

LA QUESTION DES RETRAITES est au cœur de la crise du système capitaliste. Elle véhicule sa vérité dérangeante mais autant de contre-vérités. Entité multiforme et spongiforme, la retraite est le serpent de mer de tous les égoïsmes de castes, promesse de havre de paix dans le turbulent capitalisme tout autant que terre d’ennui et remise avant le cimetière. Les capitalistes au sommet des hiérarchies managériales sont sur le sujet plus émancipés que nos révolutionnaires amateurs modernes : ils la méprisent. Un Lagardère est mort à 75 ans en pleine fonction managériale. Journalistes, personnel politique bourgeois et syndicalistes permanents ne cessent jamais leurs activités. En face, la retraite est légitime au plus tôt pour en finir avec des boulots de merde, pour en finir avec le mépris hiérarchique et la théorie fasciste de la jeunesse ou de la génération montante. Mais qu’on ne me dise pas qu’elle est le but de l’existence ! Ou le but de la société ! Dans l’Antiquité les vieux n’étaient pas jetés hors de la société, mais, s’ils n’étaient pas tout à fait considérés comme des dieux, ils devenaient les sages de la cité. Aujourd’hui encore il existe des contrées où les vieux sont respectés : en Asie et dans les pays musulmans on ne les parque pas dans des maisons de retraite, on ne les laisse pas crever dans la solitude.

En soi, depuis les géniaux écrits de Marx, la bourgeoisie n'a pas inventé d'autres moyens pour extorquer la plus-value que l'augmentation de la durée du travail et la baisse des salaires, comme le rappelle Rosa Luxemburg dans "Introduction à l'économie politique". La plupart des prolétaires ont compris cela de Thiers à Sarkozy. Mais cela ne les renforce pas pour autant dans le sens de renverser le capitalisme. On attend la retraite comme on attend la paye, comme un dû et tant que cela vient, bon an mal an comme une sorte de tranquille acquis, bon vent. Hélas nous ne sommes plus dans l'épopée du XIXe siècle, plus aucun progrès ni aucune sécurité ne sont visibles à l'horizon.

En ce début de XXIe siècle, comme le chômage, la retraite est devenue endémique, ambiguë et incertaine. Généralement, et au cours des discussions avec les jeunes prolétaires grévistes, on a tous entendu : « la retraite nous on l’aura pas » ! Grave non ? Mais aucun de ces jeunes prolétaires ne va jusqu’à en tirer les conclusions qui sont claires : si le capitalisme nous jette massivement, jeunes ou vieux, dans une situation de SDF, de sans-ressources, on va le faire exploser ! Pas si simple pourtant, ce n’est pas au niveau N du seuil de misère généralisée que peut surgir une révolution. Le capitalisme expulse de plus en plus de la production dans les pays riches et s’avère incapable d’assurer le lendemain aux prolétaires démunis. Insensiblement le capitalisme reproduit ses propres fossoyeurs en générant la conscience de l’identité de classe, disons l’être de classe (non une conscience désincarnée), c'est-à-dire « la peur du lendemain » comme l’a dit un jour lointain Babeuf. Dans le même ordre d’idée, les prolétaires se battent par conséquent pour des lendemains qui ne fassent plus peur. Sur ce chemin ils retrouveront inévitablement la théorie communiste flambant neuve.

REEDITION DES MEMES ECHECS OU SORTIE DE SECOURS ?

Il faut se résoudre à se démarquer enfin de ce trade-unionisme bien-pensant, complaisant pour l’ouvrier borné, et oser dire enfin que jamais les révolutions ne sont sorties de la lutte syndicale ni des revendications en soi. La grève en soi fait l’objet d’un sacro saint respect pour la plupart des minorités qui se prétendent révolutionnaires. Naguère, Proudhon et Weston, révolutionnaires petits bourgeois cosidéraient les grèves inutiles, considérant que toute augmentation des salaires entraînait une hausse correspondante des prix. Marx avait raison contre Proudhon, la lutte gréviste permit jusqu'en 1914 une importante amélioration des salaires réels. Avec la fumisterie de l'action syndicale moderne et sa cogestion de la misère sociale, Proudhon aurait à présent plutôt raison. En tout cas, Pour Marx (en faveur des grèves renforçant l’expérience prolétarienne), à toute époque, il ne faut pas se mettre à genoux derrière les ouvriers ; en septembre 1850, au sein de la Ligue des Communistes, il vitupère contre la conception idéaliste (« la simple volonté comme moteur de la révolution ») , il enjoint aux ouvriers « de se transformer eux-mêmes » et « pour se rendre aptes au pouvoir politique ». Marx s’indigne qu’on flatte le « caractère primitif » du prolétariat allemand, qu’on flatte « outrageusement le sentiment national et les préjugés corporatifs », ce qui rend « populaire ». Hélas : « De même que les démocrates font du mot « peuple » une entité sacro-sainte, vous sanctifiez le mot « prolétariat ». Si on est révolutionnaire, on n’est pas là pour flatter le prolétariat (ou une de ses parties) quoiqu’il fasse.

Les révolutions mêlent toujours le politique et l’économique, mais c’est bien les questions politiques (guerre, répression, catastrophes, chômage de masse) qui sont décisives et favorisent l’unité de la classe ouvrière. La révolution est le point de rencontre entre la crise du capitalisme à son sommet (krach ou guerre) et la théorie révolutionnaire dont les masses s’emparent. Michel Olivier découpe en deux tranches la conscience de classe :

- pour la partie basse des « travailleurs ont énormément régressé » (ils votent à nouveau et suivent les syndicats) qui peut aller jusqu’à la création d’organes autonomes,

- -pour la partie haute des « organisations doivent donner du contenu à la conscience de classe » et éventuellement créer le parti politique révolutionnaire.

Ce clivage me gêne vraiment car il recoupe en gros, et confusément, la séparation bourgeoise économie/politique, qui, à toute époque, vise à confisquer le contrôle de la politique par les masses ouvrières. Les révolutionnaires ont de tout temps tendance à se substituer et à confisquer des idées qu’ils n’avaient pas imaginées (cf. Les Conseils ouvriers en Russie) ; il faut aussi se méfier maintenant des prétendus révolutionnaires, les puristes, les moralistes, les qui se trompent jamais, les qui on va voir ce qu’on va voir, etc.

Les ouvriers ont toujours une tête politique et pas seulement les mains dans leurs poches. Nous, ex-militants ou militants, ne sommes pas différents d’eux sur le plan de notre impuissance politique actuelle. Nous sommes différents parce que nous croyons une autre société possible et savons comment les meilleurs révolutionnaires des années 1920 ont été éliminés (après avoir trempés eux aussi les mains dans le cambouis), et surtout parce que nous avons la passion de l’histoire car nous avons appris qu’aucune société n’est éternelle.

Sur le fond, ce n’est pas vrai que la classe ouvrière régresse à notre époque - les conditions qui lui sont faites, dignes du XIXe siècle, vont la pousser à de grandes choses - et il faut toujours se méfier de l’eau qui dort. La classe ouvrière continue à s’abstenir massivement et les syndicats ont toujours des effectifs ridicules. La bourgeoisie sait fort bien qu’en cas de brusque montée des eaux, les barrages machiavéliques sont très fragiles.

En mai 68 (événement spontané) les clivages sociaux sautent dans la rue, on n’est plus ouvrier ou étudiant mais un des millions « d’enragés » ou des millions de la « pègre » et culpabilité de l’ignorance (événement non spontané) on recherche partout dans Paris des livres sur la Commune de Paris et la révolution russe, et on n’en trouve pas ou peu. On chercha à adhérer à un parti représentatif du mouvement, mais il n’y en avait pas parce que les partis ne peuvent représenter vraiment un mouvement de masse. Ce qui était frappant était le déclin du PCF, signifiant la fin du parti unique, même version léniniste pure et certifiée. Le comblement du vide par une myriade de groupuscules gauchistes confirmait aussi l’inanité de la multiplicité. Ni parti unique ni partis multiples ne peuvent suppléer à la création d’organismes de masse. Les comités d’action, produit de ce mai bigarré et mal débarbouillé, n’arrivèrent pas à la cheville des Conseils ouvriers des années 1920, et c’était bien naturel : ce n’était qu’un début… Les tracts des groupes étaient lus avec avidité. L’intérêt était goguenard pour les discours des groupuscules. Les situationnistes n’ont eu qu’une réputation d’esthètes et sont restés invisibles pour la plupart. Les groupes historiques de la « gauche communiste » ont brillé par leur absence ou leur modestie. RI n’existait pas encore ni les Cahiers du communisme de Conseils, etc. Des individus qui commençaient leur apprentissage politique ont ensuite romancé leur activité réelle. Les plus actifs des cercles révolutionnaires à Censier et dans quelques villes provenaient du tronc Socialisme ou Barbarie, comme Pouvoir Ouvrier (déclinant), ICO (lieu de rencontre intéressant qui a permis la fécondation des nouveaux groupes) ; et rien n’était cloisonné, on pouvait aller participer aux réunions des Cahiers de mai avec Daniel Anselme, aux AG des facs, dans la rue. Rien à voir avec notre époque où chacun est frileusement replié sur soi, où les groupes cherchent à confisquer politiquement le moindre pet du prolétariat ou un rot d’étudiant.

Quelques groupes, issus de mai, ont réussi à se développer et même à reconstituer un travail théorique appréciable sur une vingtaine d’années (RI-CCI quasiment seul) quand les vieux groupes de la « gauche italienne » se rabougrirent en gardant quelques beaux restes. Aucun de ces groupes n’a été capable de percer ou de peser dans les luttes ouvrières depuis 40 années.

L’initiative de rencontre de regroupement (Milan 1977) lancée par Battaglia Comunista et surtout prise en main par le CCI a été une vanité de plus ; depuis 30 ans il n’y a plus eu de conférences entre fotuti et fotenti (enculés et enculeurs). Comme les ancêtres de l’immédiat après-guerre, l’histoire de ces groupes n’est qu’une suite ininterrompue de procès mutuels, de divisions, d’anathèmes, d’exclusions, de scissions… Dans leurs querelles, CCI et BIPR se sont ridiculisés mutuellement pour leur prétention à construire le « squelette » du parti futur : le BIPR se riait du CCI « créant des sections nationales par le bourgeonnement d’une organisation préexistante (…) avec un centre de publication rédigées ailleurs » ; mais ce même BIPR se ridiculisait aussitôt en faisant dépendre l’apparition de sections internationalistes « des réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui-même ». En gros, pour la caricature, le CCI planait comme archange d’une IC bis (suiviste et bureaucratisée depuis Paris) et le BIPR pour un remake de la SD allemande (sur bases nationales et aussi bureaucratisée depuis Milan).

Le CCI, dans les années 1980, a couru derrière le syndicalisme radical sans parvenir à le dépasser. Michel nous confie « Seul le BIPR fait un grand effort pour réévaluer et suivre la situation mouvante au niveau international », et on s’en fiche ! L’idée de continuité organisationnelle que défend Michel (en roulant pour le BIPR, vieux groupuscule italien qui s’est nommé « bureau » pour faire pièce à l’extension d’une poignée de correspondants multilingues du CCI pompeusement nommés « section du CCI » du pays où ils se trouvent) est fausse historiquement et ne correspond pas à la vision et à l’activité de Marx. Comme le CCI il croit dépasser les critères artificiels bordiguistes (parti historique et parti formel) en fusionnant les deux ; ainsi le ou les futurs partis de l’insurrection anticapitaliste ne pourraient apparaître que du corpus de ces deux sectes pithécanthropes ! Ces organismes gériatriques sont devenus un obstacle à l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes par leur sectarisme, les mensonges répétés sur leur propre histoire et leur propre impuissance à renouveler la théorie marxiste.

Démissionnant du PCI en 1971, notre ami Goupil écrivait :

« Rappelons simplement que Marx a toujours souligné le danger de vouloir maintenir une continuité organisationnelle. Conscient de la nouvelle phase de prospérité qui allait s'étendre en 1850, il affirme "l'impossibilité d'une véritable révolution" et proclame la dissolution de la Ligue des Communistes. C'est la seule façon de détruire une ambiguïté dangereuse. Dans une lettre à Sorge en 1874 il précise : « lorsque les circonstances ne permettent plus à une association d'agir efficacement, lorsqu'il s'agit d'abord de maintenir le lien d'union pour qu'à l'occasion, il puisse être utilisé encore, il se trouve toujours des gens incapables de s'accommoder de cette situation, qui veulent absolument "qu'on fasse quelque chose", lequel quelque chose ne saurait être ensuite qu'une bêtise. Et quand ces gens réussissent à obtenir la majorité, ils obligent tous ceux qui ne veulent pas assurer la responsabilité de cette bêtise à s'en aller ».

Goupil, comme d’anciens valeureux membres du PCI, était conscient que la plupart des petits groupes depuis 1968 étaient trustés par les petits bourgeois radicaux, les petits profs mal récompensés et les intellectuels ratés. Les conditions de paupérisation, d’expulsion et de soumission aux hiérarchies diverses du capitalisme actuel, ne remplissent-elles pas les conditions où pourront se réaliser les fulgurantes lignes du Manifeste communiste de 1948,

« Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toutes les couches superposées qui constituent la société officielle ». Fort et étonnant, non?

A suivre…