"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

dimanche 25 septembre 2016

Le drôle de déracinement ouvrier de Simone


La jeune professeure mystique embrigadée dans la guerre d'Espagne
La douce complainte d'une anarchiste mystique


Il est intéressant de lire ou relire Simone Weil, non pas que cette femme à l'intelligence éblouissante soit un sérieux creuset de réflexion politique révolutionnaire – il suffit de voir comment le semi-identitaire Causeur la transforme en prophète de la décadence moderne et Gallimard qui ouvre son tiroir-caisse – mais parce qu'en frôlant souvent la vérité elle a des éclairs de génie. Sa pensée philosophique est datée, son « enracinement » est écrit à la veille de la fin de la Seconde Guerre mondiale, empreint des plus grands regrets pour la débâcle française en même temps que bizarre apologie de la nation (« le peuple français a ouvert la main et laissé la patrie tomber par terre »), moins bête certes que celle de Sarkozy avec l'invention originelle des gaulois (dont se moquait déjà Simone), mais regrettant que les ouvriers ne veuillent plus perdre leur sang pour celle-ci. Selon elle, la nation française ne remonte qu'au Moyen âge. Mais, par endroits, la réflexion semble faire écho à notre époque où la confusion règne en politique et où la lutte sociale semble liquéfiée dans la sociologie empirique moderniste, et la guerre un simple épisode de nouvelles guerres de religion.
En lisant les pensées philosophiques un peu décousues de l'ex-militante de la troupe de Durruti en Espagne je me suis demandé si, finalement, de nos jours elle ne se serait pas convertie elle aussi à l'islam, nouvelle religion des pauvres (toutes les religions sont en compétition au hit parade de celle qui sera la « vraie » religion des pauvres, cette partie inoffensive et invisible de l'humanité capitaliste. Pas du tout invraisemblable – elle en vient à se plaindre que la religion soit « dégradée au rang d'affaire privée » - sa pensée est complètement imbibée d'idéologie chrétienne, ce qui est aussi aliénant que l'islam pour toute compréhension rationnelle du passé et de l'avenir. Son soudain mysticisme ne peut s'expliquer que par un retour en arrière au culte du passé, typique des religions, au moins le passé c'est du béton : ces salauds de rois ont « déraciné » nos cultures provinciales, déraciné, pour ne pas dire éradiqués les coutmes de nos bretons et de nos berrichon. On a oublié que la Commune de Paris avait été au début une « explosion de chauvinisme aigu ». L'adjectif policier en France est une des insultes les plus sanglantes.La notion de classe sociale est indéterminée : « Marx, qui fait reposer sur elle tout son système, n'a jamais cherché à la définir, ni même simplement à l'étudier ». La vraie nation pour cette pauvre Weil, qui enthousiasma le nihiliste Camus... c'est le Christ. Et son petit Jésus, le grand Charles à Londres.

Dans nos conversations privées, nous avions parlé, Marc Chirik et moi, du cas Simone Weil, dont je disais mon étonnement de la qualité de quelques parties de son raisonnement confus et cureton charitable. Marc m'expliqua que, avant la guerre, le milieu politique trotskiste et anarchiste face aux staliniens était très étroit ; tout le monde se connaissait. Il se rappelait avoir vu Simone Weil venant assister aux réunions politiques des petits groupements de la Gauche communiste antistalinienne, où elle avait sans doute puisé quelques unes de ses considérations radicales, quoique en triturant les conceptions : elle nomme impérialisme ouvrier le faux internationalisme stalinien par exemple. Son ouvrage l'enracinement qui est une sorte de testament de la fin de sa croyance en la classe ouvrière est terminé peu de temps avant sa mort tragique monacale, au même moment (1943) où la classe ouvrière en Italie vient de faire chuter Mussolini !
au fond une anarchiste mystique. On rencontre toutes sortes de gens en politique maximaliste, et de drôles de personnage aussi parfois.A la fin de la guerre, Marc Chirik fait de l'auto-stop. Dans le véhicule qui s'arrête il aperçoit un homme à la longue barbe. L'homme qui l'embarque le fascine immédiatement par sa rectitude morale et une poigne de fer peu commune. C'était l'abbé Pierre.

Il est une condition sociale entièrement et perpétuellement suspendue à l'argent, c'est le salariat, surtout depuis que le salaire aux pièces oblige chaque ouvrier à avoir l'attention toujours fixée sur le compte des sous. C'est dans cette condition sociale que la maladie du déracinement est la plus aiguë. Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand même pas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principale difficulté sociale de notre époque vient du fait qu'en un sens ils le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés, exilés et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disants faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s'ils essayent de l'assimiler.
Car le second facteur de déracinement est l'instruction telle qu'elle est conçue aujourd'hui. La Renaissance a partout provoqué une coupure entre les gens cultivés et la masse ; mais en séparant la culture de la tradition nationale, elle la plongeait du moins dans la tradition grecque. Depuis, les liens avec les traditions nationales n'ont pas été renoués, mais la Grèce a été oubliée. Il en est résulté une culture qui s'est développée dans un milieu très restreint, séparé du monde, dans une atmosphère très confinée, une culture considérablement orientée vers la technique et influencée par elle, très teintée de pragmatisme, extrêmement fragmentée par la spécialisation, tout à fait dénuée à la fois de contact avec cet univers-ci et d'ouverture vers l'autre monde.
De nos jours, un homme peut appartenir aux milieux dits cultivés, d'une part sans avoir aucune conception concernant la destinée humaine, d'autre part sans savoir, par exemple, que toutes les constellations ne sont pas visibles en toutes saisons. On croit couramment qu'un petit paysan d'aujourd'hui, élève de l'école primaire, en sait plus que Pythagore, parce qu'il répète docilement que la terre tourne autour du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles. Ce soleil dont on lui parle en classe n'a pour lui aucun rapport avec celui qu'il voit. On l'arrache à l'univers qui l'entoure, comme on arrache les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds ».
Ce qu'on appelle aujourd'hui instruire les masses, c'est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu'elle peut encore contenir d'or pur, opération qu'on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.
D'ailleurs le désir d'apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social, aussi bien chez le paysan qui rêve d'avoir un fils instituteur ou l'instituteur qui rêve d'avoir un fils normalien, que chez les gens du monde qui flagornent les savants et les écrivains réputés.
Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d'obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillaient aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s'il est paysan, c'est parce qu'il n'était pas assez intelligent pour devenir instituteur.
Le mélange d'idées confuses et plus ou moins fausses connu sous le nom de marxisme, mélange auquel depuis Marx il n'y a guère eu que des intellectuels bourgeois médiocres qui aient eu part, est aussi pour les ouvriers un apport complètement étranger, inassimilable, et d'ailleurs en soi dénué de valeur nutritive, car on l'a vidé de presque toute la vérité contenue dans les écrits de Marx. On y ajoute parfois une vulgarisation scientifique de qualité encore inférieure. Le tout ne peut que porter le déracinement des ouvriers à son comble.
Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n'ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l'âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l'Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu'en partie.
Les Romains étaient une poignée de fugitifs qui se sont agglomérés artificiellement en une cité ; et ils ont privé les populations méditerranéennes de leur vie propre, de leur patrie, de leur tradition, de leur passé, à un degré tel que la postérité les a pris, sur leur propre parole, pour les fondateurs de la civilisation sur ces territoires
Les hébreux étaient des esclaves évadés, et ils ont exterminé ou réduit en servitude toutes les populations de Palestine. Les Allemands, au moment où Hitler s'est emparé d'eux, étaient vraiment, comme il le répétait sans cesse, une nation de prolétaires, c'est à dire de déracinés ; l'humiliation de 1918, l'inflation, l'industrialisation à outrance et surtout l'extrême gravité de la crise de chômage avaient porté chez eux la maladie morale au degré d'acuité qui entraîne l'irresponsabilité.
Les espagnols et les anglais qui, à partir du XVIe siècle, ont massacré ou asservi des populations de couleur étaient des aventuriers presque sans contact avec la vie profonde de leur pays. Il en est de même pour une partie de l'Empire français, qui d'ailleurs a été constitué dans une période où la tradition française avait une vitalité affaiblie. Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas.
Sous le même nom de révolution, et souvent sous des mots d'ordre et des thèmes de propagande identiques, sont dissimulées deux conceptions absolument opposées. L'une consiste à transformer la société de manière que les ouvriers puissent y avoir des racines ; l'autre consiste à étendre à toute la société la maladie du déracinement qui a été infligée aux ouvriers. Il ne faut pas dire ou penser que la seconde opération puisse jamais être un prélude à la première ; cela est faux. Ce sont deux directions opposées, qui ne se rejoignent pas.
La seconde conception est aujourd'hui beaucoup plus fréquente que la première, à la fois parmi les militants et dans la masse des ouvriers. Il va de soi qu'elle tend à l'emporter de plus en plus, à mesure que le déracinement se prolonge et augmente ses ravages. Il est facile de comprendre que, d'un jour à l'autre, le mal peut devenir irréparable.
Du côté des conservateurs, il y a une équivoque analogue. Un petit nombre désire réellement le réenracinement des ouvriers ; simplement leur désir s'accompagne d'images dont la plupart, au lieu d'être relatives à l'avenir, sont empruntées à un passé d'ailleurs en partie fictif. Les autres désirent purement et simplement maintenir ou aggraver la condition de matière humaine à laquelle le prolétariat est réduit. (… ) L'effondrement subit de la France, qui a surpris tout le monde partout, a simplement montré à quel point le pays était déraciné. Un arbre dont les racines sont presque entièrement rongées tombe au premier choc. Si la France a présenté un spectacle plus pénible qu'aucun autre pays d'Europe, c'est que la civilisation moderne avec ses poisons y était installée plus avant qu'ailleurs, à l'exception de l'Allemagne. Mais en Allemagne le déracinement avait pris la forme agressive, et en France il a pris celui de la léthargie et de la stupeur. La différence tient à des causes plus ou moins cachées, mais dont on pourrait trouver quelques unes, sans doute, si l'on cherchait. Inversement, le pays qui devant la première vague de terreur allemande s'est de loin le mieux tenu est celui où la tradition est la plus vivante et la mieux préservée, c'est à dire l'Angleterre.
En France, le déracinement de la condition prolétarienne avait réduit une grande partie des ouvriers à un état de stupeur inerte et jeté une autre partie dans une attitude de guerre à l'égard de la société. Le même argent qui avait brutalement coupé les racines dans les milieux ouvriers les avait rongées dans les milieux bourgeois, car la richesse est cosmopolite. ; le faible attachement au pays qui pouvait y demeurer intact était de bien loin dépassé, surtout depuis 1936, par la peur et la haine à l'égard des ouvriers. Les paysans étaient, eux aussi, presque déracinés depuis la guerre de 1914, démoralisés par le rôle de chair à canon qu'il y avaient joué, par l'argent qui prenait dans leur vie une part toujours croissante, et par des contacts beaucoup trop fréquents avec la corruption des villes. Quant à l'intelligence, elle était presque éteinte.
Cette maladie générale du pays a pris la forme d'une espèce de sommeil qui seul a empêché la guerre civile. La France a haï la guerre qui menaçait de l'empêcher de dormir. A moitié assommée par le coup terrible de mai et juin 1940, elle s'est jetée dans les bras de Pétain pour pouvoir continuer à dormir dans un semblant de sécurité. Depuis lors l'oppression ennemie a transformé ce sommeil en un cauchemar tellement douloureux qu'elle s'agite et attend anxieusement les secours extérieurs qui l'éveilleront.
Sous l'effet de la guerre, la maladie du déracinement a pris dans toute l'Europe une acuité telle qu'on peut légitimement en être épouvanté. La seule indication qui donne quelque espoir, c'est que la souffrance a rendu un certain degré de vie à des souvenirs naguère presque morts, comme en France ceux de 1789.
Quant aux pays d'Orient, où depuis quelques siècles, mais surtout depuis cinquante ans, les Blancs ont apporté la maladie du déracinement dont ils souffrent, le Japon montre suffisamment quelle acuité prend chez eux la forme acative de la maladie. L'Indochine est un exemple de la forme passive. L'Inde, où existe encore une tradition vivante, est assez contaminée pour que ceux mêmes qui parlent publiquement au nom de cette tradition rêvent d'établir sur leur territoire une nation du type occidental et moderne. La Chine est très mystérieuse. La Russie, qui est toujours mi-européenne, mi-orientale, l'est bien autant ; car on ne peut savoir si l'énergie qui la couvre de gloire procède, comme pour les Allemands, d'un déracinement du genre actif, ce que l'histoire des vingt cinq dernières années porterait d'abord à croire, ou s'il s'agit surtout de la vie profonde du peuple issue du fond des âges et demeurée souterrainement presque intacte.
Quant au continent américain, comme son peuplement, depuis plusieurs siècles, est fondé avant tout sur l'immigration, l'influence dominante qu'il va probablement exercer aggrave beaucoup le péril.
Dans cette situation presque désespérée, on ne peut trouver ici-bas de secours que dans les îlots du passé demeurés vivants sur la surface de la terre. Ce n'est pas qu'il faille approuver le tapage fait par Mussolini autour de l'Empire romain, et essayer d'utiliser de la même manière Louis XIV. Les conquêtes ne sont pas de la vie, elles sont de la mort au moment même où elles se produisent. Ce sont les gouttes de passé vivant qui sont à préserver jalousement, partout, à Paris ou à Tahiti indistinctement, car il n'y en a pas trop sur le globe entier.
Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu'à l'avenir. C'est une illusion dangereuse de croire qu'il y ait même là une possibilité. L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé.
L'amour du passé n'a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. Marx l'a si bien senti qu'il a tenu à faire remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de la lutte des classes l'unique principe d'explication historique. Au début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus près du Moyen Age que le syndicalisme français, unique reflet chez nous de l'esprit des corporations. Les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler.
Depuis plusieurs siècles, les hommes de race blanche ont détruit du passé partout, stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux. Si, à certains égards il y a eu néanmoins progrès véritable au cours de cette période, ce n'est pas à cause de cette rage, mais malgré elle, sous l'impulsion du peu de passé demeuré vivant.
Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd'hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. Il faut arrêter le déracinement terrible que produisnet toujours les méthodes coloniales des Européens, même sous leurs formes les moins cruelles. Il faut s'abstenir, après la victoire, de punir l'ennemi vaincu en le déracinant encore davantage ; dès lors qu'il n'est ni possible ni désirable de l'exterminer, aggraver sa folie serait peut-être plus fou que lui. Il faut aussi avoir en vue avant tout, dans toute innovation politique, juridique ou technique susceptible de répercussions sociales, un arrangement permettant aux êtres humains de reprendre des racines.
Cela ne signifie pas les confiner. Jamais au contraire l'aération n'a été plus indispensable. L'enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires. Par exemple, si, partout où la technique le permet – et au prix d'un léger effort dans cette direction elle le permettrait largement - , les ouvriers étaient dispersés et propriétaires chacun d'une maison, d'un coin de terre et d'une machine ; et si en revanche on ressuscitait pour les jeunes le Tour de France d'autrefois, au besoin à l'échelle internationale ; si les ouvriers avaient fréquemment l'occasion de faire des stages à l'atelier de montage où les pièces qu'ils fabriquent se combinent avec toutes les autres, ou d'aller aider à former des apprentis ; avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la condition prolétarienne disparaîtrait.
On ne détruira pas la condition prolétarienne avec des mesures juridiques, qu'il s'agisse de la nationalisation des industries-clefs, ou de la suppression de la propriété privée, ou de pouvoirs accordés aux syndicats pour la conclusion de conventions collectives, ou de délégués d'usines, ou du contrôle de l'embauche. Toutes les mesures qu'on propose, qu'elles aient l'étiquette révolutionnaire ou réformiste, sont purement juridiques, et ce n'est pas sur le plan juridique que se situent le malheur des ouvriers et le remède à ce malheur. Marx l'aurait parfaitement compris s'il avait eu de la probité à l'égard de sa propre pensée, car c'est une évidence qui éclate dans les meilleures pages du Capital.
On ne peut pas chercher dans les revendications des ouvriers le remède à leur malheur. Plongés dans le malheur corps et âme, y compris l'imagination, comment imagineraient-ils quelque chose qui n'en porte pas la marque ? S'ils font un violent effort pour s'en dégager, ils tombent dans des rêveries apocalyptiques, ou cherchent une compensation dans un impérialisme ouvrier qui n'est pas plus à encourager que l'impérialisme national.
(…) C'est pourquoi la France se sent mal à l'aise dans son patriotisme, et cela bien qu'elle-même, au XVIIIe siècle, ait inventé le patriotisme moderne. Il ne faut pas croire que ce qu'on a nommé la vocation universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme et les valeurs universelles plus facile aux français qu'à d'autres. C'est le contraire qui est vrai. La difficulté est plus grande pour les français, parce qu'ils ne peuvent pas complètement réussir, ni à supprimer le second terme de la contradiction, ni à séparer les deux termes par une cloison étanche. Ils trouvent la contradiction à l'intérieur de leur patriotisme même. Mais de ce fait ils sont comme obligés d'inventer un patriotisme nouveau. S'ils le font, ils rempliront ce qui a été jusqu'à un certain point, dans le passé, la fonction de la France, à savoir penser ce dont le monde a besoin. Le monde a besoin d'un patriotisme nouveau (…) Il est facile de se dire comme Lamartine : « Ma patrie est partout où rayonne la France... La vérité, c'est mon pays ». Malheureusement, cela n'aurait un sens que si France et vérité étaient des mots équivalents. Il est arrivé, il arrive, il arrivera que la France mente et soit injuste ; car la France n'est pas Dieu (sic!), il s'en faut de beaucoup. Le Christ seul a pu dire : « Je suis la vérité ». Cela n'est pas permis à rien d'autre sur terre, ni hommes, ni collectivités, mais bien moins encore aux collectivités. Car il est possible qu'un homme parvienne à un degré de sainteté tel que ce ne soit plus lui, mais le Christ qui vive en lui. Au lieu qu'il n'y a pas de nation sainte. »

Pauvre Marx qui n'était pas un saint ni immortel et qui meurt à 65 ans à peine.

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